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Dossier spécial électionsLee Kuan Yew, Taiwan et la Chine

by  Mary Lee /

Le dragon chinois vient de cracher du feu sur le détroit de Taiwan, et les “petits dragons” du Sud-Est asiatique de se conduire comme des autruches. Pourquoi les gouvernements de ces pays aux économies en pleine expansion ont-ils choisi d’enfouir leur tête dans le sable au moment où la Chine se faisait de plus en plus belliqueuse vis-à-vis de Taiwan ?

En fait, il n’y a qu’un seul homme politique d’Asie du Sud-Est à avoir décrit les conséquences d’un conflit armé dans le détroit de Taiwan sur une région qui semble engagée de façon irréversible sur la voie de la prospérité : Lee Kuan Yew.

Certes, Lee Kuan Yew n’exerce plus aucune fonction officielle, et les jugements qu’il porte sont ceux d’un homme d’Etat à la retraite : ils expriment davantage sa forte personnalité que la position de de la minuscule république de Singapour dans la politique mondiale. Mais de tous les hommes politiques de la région, Lee Kuan Yew est celui qui a eu les rapports les plus suivis à la fois avec Pékin et avec Taipei, et c’est ce qui rend son point de vue original et pragmatique. Il est intéressant de constater qu’il se situe à contre-courant des sympathies occidentales traditionnelles à l’égard des mouvements pour la démocratie en Chine, à Taiwan et à Hong Kong.

En dépit de la rebuffade qu’il rapporte avoir essuyée de la part du secrétaire général du Parti communiste chinois, Jiang Zemin — “Il s’agit d’une histoire de famille, et vous n’en êtes pas”, lui aurait dit Jiang — Lee déclarait en mars dernier devant une assemblée d’électeurs :

“ Je m’exprime comme une tierce partie, à l’écart du conflit entre les deux autres, mais profondément concerné par leur bien commun [...] Les dirigeants chinois m’ont souvent cité comme un vieil ami. Je suis un plus vieil ami encore de Taiwan. Si l’un des deux subit des revers, Singapour en pâtira. Et si les deux subissent des revers, Singapour en pâtira doublement. Que les deux prospèrent, et Singapour en bénéficiera.” (1)

Tous les autres membres de l’ASEAN (2) profitent semblablement de la croissance économique du monde chinois. Pourtant leurs dirigeants respectifs ont choisi de s’aligner derrière la position de Pékin, selon laquelle la question de Taiwan est une affaire intérieure chinoise, tout en espérant que la tension baissera dans le détroit grâce à un simple simulacre américain de diplomatie de la canonnière, version années 90.

Or la tension dans le détroit de Taiwan, outre qu’elle chauffe à blanc le nationalisme de Pékin et renforce son obsession d’“unité” plus que n’ont pu le faire dans le passé toutes les ventes d’armes de pays occidentaux à Taipei, jette une ombre sur la croissance économique, supposée irréversible, de la région Asie-Pacifique.

La République populaire de Chine semble prête en effet à compromettre son propre développement économique pour donner à cette “autre Chine”, plus prospère et démocratique, située au large de la province du Fujian, une leçon inoubliable : que tout espoir d’indépendance de sa part est futile.

Le silence de l’ASEAN ne signifie pas qu’elle est indifférente à ce problème, comme le montrent les réunions du Forum régional de l’ASEAN, créé en 1994, et qui a pour fonction notamment d’aborder les problèmes de sécurité communs avec des “partenaires de dialogue”, en particulier la Chine, la Russie, le Japon et les Etats-Unis. Un universitaire indonésien, Rizal Sukma, a fort bien résumé cette préoccupation :

“Le conflit entre la Chine et Taiwan est un défi lancé à l’ASEAN et à sa crédibilité d’acteur principal du Forum régional. L’ASEAN ne s’est pas encore montrée capable d’assumer un tel rôle. La tenue du deuxième Forum, en juillet 1995, a fait apparaître clairement son inaptitude à aborder la question taiwanaise et à discuter de ses implications pour la paix dans la région Asie-Pacifique. Le Forum doit gagner en maturité avant de pouvoir se lancer dans la ‘diplomatie préventive’ et l’‘élaboration de stratégies face à d’éventuels conflits’ — qui constituent en principe sa raison d’être. L’ASEAN devrait cesser de rayer systématiquement la question taiwanaise de l’agenda du Forum régional sous prétexte de s’attirer les bonnes grâces de Pékin. Le détroit de Taiwan fait se rejoindre le problème de la sécurité en Asie du Sud-Est et celui de l’Asie du Nord-Est” (3).

Dans ces conditions, et tant que les pays membres de l’ASEAN ne se sentiront pas assez sûrs d’eux-mêmes pour mettre Taiwan à l’ordre du jour d’une session du Forum régional, il ne reste que Lee Kuan Yew pour nous fournir une vision d’ensemble, dans une perspective du Sud-Est asiatique, sur les risques économiques et en matière de sécurité que la région devra affronter toutes les fois que le dragon chinois crachera du feu.

Supposons en effet que, du fait de manoeuvres militaires chinoises, une partie de Taiwan s’embrase ou qu’un bâtiment de guerre américain soit pris “sous un déluge de feu”, comme le menaçait un journal communiste de Hong Kong au mois de mars : c’en serait terminé du “siècle de la région Asie-Pacifique” que beaucoup s’accordent à nous annoncer avant même qu’il ait commencé. “La stabilité et la prospérité régionales pâtiraient d’un conflit armé où les Etats-Unis se trouveraient impliqués”, avertit Lee Kuan Yew. S’il a pu et peut encore adopter des attitudes si contradictoires en apparence vis-à-vis de la Chine et des Etats-Unis, c’est peut-être en raison de l’exiguïté de Singapour. Il veut courtiser à la fois la nation la plus peuplée du monde et la nation la plus puissante. Tenant pour acquis que la Chine est appelée à devenir le géant économique de l’Asie dans les trente années à venir, il met tout en oeuvre pour faire participer Singapour aux grands projets chinois de développement

“Nous avons un rôle à jouer”, dit-il. “D’abord contribuer à l’éducation [des Chinois]; ensuite servir d’intermédiaire pour les Occidentaux en leur disant : ‘Ecoutez, vous allez m’accompagner, quand j’aurai bien débroussaillé le terrain [de la bureaucratie chinoise] pour vous’. Nous pouvons jouer ce rôle-là pendant dix, quinze ans... Les Chinois apprennent vite. Malheureusement pour eux, ils ont un certain nombre d’idées fausses sur beaucoup de choses et un système qui les handicappe. C’est pourquoi ils auront besoin de nous pendant quelque temps encore” (4).

Lee assure la promotion de Singapour en Asie, mais aussi celle de la Chine dans le reste du monde, aussi désapprouve-t-il hautement les dénonciations américaines des atteintes aux droits de l’Homme commises par Pékin. Il s’en prend aussi aux médias occidentaux (surtout américains), qu’il accuse de promouvoir des valeurs — la démocratie, la protection sociale — qui sont, à l’en croire, opposées aux intérêts économiques de Singapour et du reste de l’Asie.

Cela ne l’empêche pas d’être, dans toute l’Asie, l’avocat le plus éloquent d’une présence militaire des Etats-Unis pour faire contrepoids à la puissance grandissante de la Chine. La paix et la stabilité nécessaires à la prospérité de la région dépendent d’une telle présence, affirme-t-il. Pour lui, le départ des Américains de leur base philippine de Subic Bay représente un sérieux revers; et s’ils devaient quitter leur base japonaise d’Okinawa, c’est tout l’équilibre de la région Asie-Pacifique qui s’en trouverait menacé. “L’avenir [de l’Asie] dépend pour une bonne part du maintien de la présence américaine dans la région”, a-t-il déclaré dans une interview accordée à Handelsblatt en novembre dernier (5).

En outre, Lee est allé jusqu’à qualifier la transformation de la Chine en une puissance mondiale économique et militaire de “menace pour l’environnement, pour l’humanité toute entière”, une assertion qu’il justifie par le fait que l’environnement de la planète est à présent “très fragile”. Mais plus généralement, ce qui le préoccupe dans l’ascension de la Chine, c’est que “toute politique de containment vis-à-vis de la Chine est vouée à l’échec [...], n’aura aucune influence sur la façon dont la Chine se développera, sur son attitude vis-à-vis du monde extérieur. [La Chine] sera xénophobe et hostile dans ses rapports avec l’Occident, et cela est mauvais pour nous autres, pays du Sud-Est asiatique, parce que nous sommes liés à l’Occident. Mais la question de savoir à quel genre de Chine nous aurons affaire nous préoccupe. Les Chinois prétendent qu’ils ne recherchent pas l’hégémonie. Qu’est-ce que cela signifie au juste ?” (6)

Lee se dit “un vieil ami” de Taiwan. Mais son comportement a tout de même de quoi intriguer Taipei. Une quinzaine d’années avant d’établir des relations diplomatiques avec Pékin, Singapour a commencé à envoyer des troupes s’entraîner à Taiwan, dans le cadre d’un programme baptisé “Starlight”. Mais en pleine campagne du parti officiel (People’s Action Party) contre les agissements de “communistes” vrais ou supposés à l’intérieur, Singapour votait, en 1971, pour l’admission de la Chine populaire aux Nations-Unies, contribuant ainsi à l’isolement diplomatique de Taiwan pour les deux décennies à venir.

Aujourd’hui Taipei n’en revient toujours pas de l’admiration mutuelle que semblent se vouer Lee Kuan Yew et les dirigeants chinois. Pékin considère Singapour comme un modèle dans sa façon de traiter tout à la fois ses dissidents, les médias occidentaux et les critiques visant ses violations des droits de l’Homme. Le crédit dont Lee jouit auprès des dirigeants chinois est tel que l’entraînement de soldats singapouriens à Taiwan, considéré par Pékin comme une province rénégate, n’a suscité aucune critique de leur part.

La piètre estime dans laquelle Lee tient les valeurs occidentales l’a conduit à embrasser la cause du confucianisme et de la culture chinoise. Le fait que le Parti communiste chinois a, jusqu’à une époque récente, systématiquement rejeté la pensée de Confucius en lui accolant l’épithète infâmante “féodale” ne lui a apparemment jamais posé de problème, pas plus que le fait que, dans la Chine de Deng Xiaoping, Confucius, ou en tout cas sa ville natale, n’a jamais servi qu’à attirer les touristes.

Lee semble se satisfaire du fait que, en dépit de leur appartenance au Parti communiste, les dirigeants chinois “ne sont plus communistes”. Pour lui, “leur philosophie est à présent le nationalisme et la démocratisation sociale (sic) [...] Ils gèrent une méritocratie [qui est à la vérité la seule idéologie en vigueur à Singapour, avec le pragmatisme] [...] La majorité des Chinois désirent simplement rattraper leur retard sur le reste du monde et ne se soucient nullement d’idéologie ou de système.” (7)

C’est dans cette optique que Lee pourfend les groupes qui, à Hong Kong, luttent pour une démocratie à l’occidentale et le respect des droits civiques. Il est convaincu que la Chine a besoin de Hong Kong uniquement en tant que centre financier et réservoir de ressources humaines. Dans ces conditions, les Hongkongais feraient mieux de consacrer l’essentiel de leur temps et de leur énergie à s’enrichir. Les Martin Lee et autres Christine Loh perdent le leur à réclamer à grands cris un système qui non seulement n’a pas fait ses preuves mais suscitera presque certainement l’ire de Pékin. A ses yeux, seuls comptent à Hong Kong les hommes d’affaires et les capacités, car ce sont eux qui ont fait du territoire un centre commercial et de services international.

“Exercer des pressions sur la Chine par le biais de groupes de défense de droits de l’Homme aux Etats-Unis, de commissions du Sénat ou de la Chambre des représentants constitue une méthode combative qui appelle une riposte tout aussi combative [...] Contrairement aux questions litigieuses des élections à Hong Kong, de la législation sur la Déclaration des droits, des libertés concernant, elles, essentiellement l’économie et la circulation des informations [...] ne constitueront pas une menace pour le système politique chinois, particulièrement dans la province du Guangdong.” (8) Ces libertés-là, Lee en est sûr, la Chine les accordera à Hong Kong. Et il s’aligne complètement sur les positions de Pékin lorsqu’il s’interroge sur la logique qui préside à l’action du gouverneur Christopher Patten visant à instaurer davantage de démocratie à Hong Kong : pourquoi maintenant ? Pourquoi juste avant le retour de la colonie sous souveraineté chinoise ?

Lee a plus d’estime pour les dirigeants taiwanais. Certes, il se déclare opposé à toute politique visant à faire rentrer Taiwan aux Nations-Unies, une telle statégie étant, selon lui, vouée à l’échec (elle n’aura jamais le soutien des Etats-Unis et Pékin y mettra son véto) et risquant en outre de renforcer l’obsession unitaire de la Chine continentale. Mais Taiwan devrait, selon lui, avoir une marge de manoeuvre suffisante pour développer des liens économiques et culturels avec le reste du monde. Il estime que Pékin et Taipei devraient inclure, dans le cadre de négociations d’ensemble sur une éventuelle réunification, une définition de ce que Taiwan pourrait légitimement faire pour maintenir et développer sa présence sur la scène internationale. Lee s’est toujours fait l’avocat d’une réunification lente. Il l’a rappelé dans une interview accordée à Time Magazine en février dernier : “J’ai dit un jour à Jiang Zemin : ‘Si vous aviez pris Taiwan en 1958, l’année où vous vous tiriez dessus à Quemoy et à Matsu, la Chine serait aujourd’hui bien moins prospère’. [Jiang] est tombé d’accord. J’ai poursuivi : ‘Si vous repreniez Taiwan trop tôt au lieu de la réabsorber en douceur, vous y perdriez; la richesse, la technologie, l’expérience en matière de gestion et d’ingénierie de Taiwan vous échapperaient’. Jiang a hoché la tête. Il ne voyait pas où était le problème.” (9)

Il est difficile de savoir l’impact véritable qu’ont les opinions de Lee Kuan Yew à Pékin et à Taipei. Il est en tout cas, dans le monde anglophone, et particulièrement pour les médias américains contre lesquels il ne cesse de déblatérer, la voix asiatique de référence. S’il est aussi fréquemment interviewé, c’est notamment parce qu’il a accès à la fois aux dirigeants chinois et à ceux de Taiwan, et que ses jugements sont le fruit de discussions avec ces derniers.

Sa vision stratégique, la détermination pragmatique avec laquelle il a poussé Singapour aux premiers rangs des économies à fort taux de croissance ont le mérite de la clarté et forment un singulier contraste avec ceux des dirigeants occidentaux qu’embarrassent les idéologies traditionnelles. Lee peut se permettre de dire ce qu’il pense parce qu’il n’a de comptes à rendre qu’à lui-même. Ses problèmes de santé, survenus récemment, l’empêcheront probablement de se rendre en Chine aussi fréquemment que par le passé. Ce serait une perte pour la connaissance que nous pouvons avoir de l’opinion des dirigeants chinois, s’il renonçait à garder le contact avec eux.

Tout de même, Lee Kuan Yew sait bien que les manifestations de la place Tian’anmen et leur répression sanglante en 1989, les progrès de la démocratie en Corée du Sud, à Taiwan, le mouvement pro-démocratique de Hong Kong, cadrent mal avec le caractère prétendûment “asiatique” qu’il attribue à ces sociétés. Comment intègre-t-il ces contradictions ? En les imputant aux médias occidentaux, et particulièrement aux américains. Il est en effet convaincu qu’il s’agit là de l’effet de l’importation de valeurs occidentales, et non de manifestations spontanées d’opposition ou de contestation face aux régimes en place. Pour lui, ces valeurs “étrangères” sont cultivées par les médias occidentaux dans le cadre d’une stratégie de “Coca-colanisation” du monde consistant notamment à faire parler à tort et à travers des politiciens occidentaux sur la démocratie et les droits de l’homme.

Avec les années, la position dure de Lee sur les dissidents et les partisans de la démocratie et des droits civiques s’est quelque peu affinée. Il met en avant l’impressionnante croissance économique de Singapour, puis il demande en substance : “Peuvent-ils (les Philippines, la Corée du Sud) atteindre notre niveau de vie ? Si c’est le cas, je serais plus enclin que je ne le suis à reconnaître que leur système est meilleur que celui de Singapour.” Un journaliste occidental réussira-t-il un jour, statistiques à l’appui, à lui prouver que plus de démocratie ne peut endommager le tissu social d’un pays ni faire chuter son PIB ?