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Rapport de l’équipe chinoise de Gao Ming Xuang : Vers des principes internationaux de droit pénal : le cadre juridique interne (II)

by  Jérôme Bourgon /

On découvrira sous ce titre quelque peu austère un document d’un grand intérêt sur l’évolution du système juridique en Chine. Il s’agit d’un rapport d’experts chinois, qui fait pendant à celui d’une équipe européenne (1) comprenant des juristes et des sinologues. Ces deux équipes ont travaillé parallèlement pour dégager des “principes directeurs internationaux” à partir de ce “droit commun que constituent les textes internationaux relatifs aux droits de l’homme” comme le dit Mireille Delmas-Marty dans son avant-propos (p. 5). Couper court aux controverses idéologiques sur les droits de l’homme en donnant le contenu le plus concret et le plus précis possible à ces principes est une idée intéressante en elle-même. Les juristes qui prendront soin de comparer les deux rapports y trouveront matière à réflexion sur l’écart qui sépare encore l’ordre juridique chinois de celui de l’Europe. Ce rapport intéressera non moins les sinologues. Les “principes directeurs” ayant pour domaine d’application privilégié la criminalité économique et les atteintes à la personne humaine, le rapport de l’équipe chinoise éclaire sous un jour original quelques problèmes majeurs de la Chine d’aujourd’hui.

Un document sur l’état de la Chine et l’esprit de sa législation

C’est d’ailleurs la relative faiblesse du rapport sur le plan de la doctrine juridique qui en fait l’intérêt pour le sinologue, les auteurs ayant compensé leurs difficultés à synthétiser par la profusion de la documentation (2). Ce qui se présente comme un patchwork de données statistiques, de cas judiciaires, de commentaires de textes de lois chinois, étrangers ou internationaux, agrémenté de quelques échantillons, heureusement assez rares, de pure langue de bois, apparaît vite à qui fait l’effort de passer sur ces défauts formels comme une bonne source de renseignements sur les phénomènes sociaux et un précieux document de psychologie répressive.

Le premier intérêt du rapport est de nature documentaire et statistique. Chiffres officiels, certes, mais il n’est pas indifférent que l’actuel régime s’avoue à lui même que les affaires de criminalité économique se sont accrues de 17,57% par an entre 1982 et 1992, la corruption représentant à elle seule les 2/3 des crimes économiques (p. 27) — pour le moment, puisqu’un taux de croissance de 60 à 70% par an accroît sans cesse sa part du total. La partie consacrée aux atteintes à la personne humaine révèle que les affaires d’enlèvement et de traites de femmes ou d’enfants ont quintuplé au cours de la même période, pour dépasser les 26 000 en 1991 (p. 180). Les affaires de prostitution ont connu l’augmentation la plus massive, avec une moyenne désormais bien établie de deux millions d’arrestations par an, soit près de 10 millions entre 1989 et 1992. Les auteurs ne méconnaissent pas l’écart entre ces données officielles et le “chiffre noir” de la criminalité réelle, et laissent même supposer que ce chiffre est plus “noir” — inconnu et alarmant — que dans bien d’autres pays.

Les informations les plus suggestives ne sont pas forcément chiffrées: savoir s’il convient de n’inculper que les prostituées et les proxénètes avérés en épargnant le personnel et la direction des grands hôtels — où ont lieu près de la moitié des faits de prostitution incriminés (p. 234) — soulève bien des problèmes: préconiser dans un avis du Comité central le “contrôle renforcé de la gestion des hôtels appartenant aux organes gouvernementaux, politiques et militaires”, à supposer que cela soit suivi d’effet, n’est-ce pas favoriser une dispersion et une “privatisation” de la prostitution dans les “soi-disant cafés, salons de coiffure, dancings, au détriment du “secteur public”, en quelque sorte. Surtout, “l’interdiction stricte de la prostitution” ne risque-t-elle pas d’influer “sur les investissements étrangers, et par conséquent sur le développement économique de la région” (p. 266)? En matière de criminalité économique, puisqu’environ la moitié des unités de travail fraudent le fisc, chiffre qui s’élève à 70-80% dans certaines régions (p. 26), comment s’étonner qu’une bonne part d’entre elles soient dans certaines provinces engagées dans des activités de contrefaçon sous l’œil bienveillant des autorités locales (pp. 88 et 92)? Prostitution et contrefaçon font figure de spécialisations locales et régionales, alimentées par des réseaux transprovinciaux et transnationaux, laissant l’impression d’une restructuration en profondeur de certaines régions sur un mode mafieux (le Guangdong étant la province la plus citée). S’ils confirment quasi-officiellement le diagnostic dressé dans des ouvrages récents (3), l’abondance des chiffres et des exemples, leur classement par grands types de délits donnent au présent tableau une précision pour ainsi dire clinique.

Second intérêt, c’est aussi un document de psychologie répressive. Cherchant à éclairer l’esprit de la législation en vigueur, ou à promouvoir certaines améliorations, ces experts révèlent des présupposés communs au législateur, au juge, et, dans une mesure difficile à évaluer, à l’homme de la rue. Ainsi de l’image d’Epinal d’une pureté première du régime, que l’ouverture liée aux réformes économiques a corrompue. Le lecteur apprend que “depuis la fondation de la République populaire de Chine, le gouvernement chinois apparaît d’emblée comme le défenseur des droits de l’homme” — nonobstant quelques “négligences” durant la période des “dix années de la Révolution culturelle, au cours de laquelle Lin Biao et la bande des Quatre pratiquèrent une politique fasciste” (p. 168). L’ouverture économique est spontanément conçue comme un facteur d’infection, au sens figuré comme au sens propre puisqu’aux considérations sur le rôle des triades de Macao ou de Hong Kong dans les réseaux de prostitution succèdent des réflexions sur la recrudescence des maladies sexuellement transmissibles. Éradiqué lorsque régnait la pureté maoïste, ce “phénomène hideux de la société” qu’est la prostitution a été placé en tête des “six brebis galeuses” par une “Décision” adoptée en 1991 par l’Assemblée nationale populaire. Outre des incriminations aggravées pour le proxénétisme organisé, la Décision permet de poursuivre les prostituées pour “transmission des maladies vénériennes”(4). On imagine les métaphores qu’aurait pu susciter chez les rapporteurs une maladie qui annihile les défenses immunitaires, si le sigle SIDA ne leur était resté inconnu.

Les quelques citations qui viennent d’être faites illustrent un côté déplaisant du rapport, très représentatif de la législation chinoise récente: les divers “avis”, “décisions” complétant le code pénal ne sont pas exempts de ces stigmates moralisateurs caractéristiques des campagnes politiques. En même temps, les objurgations à “interdire strictement”, à mettre “sous contrôle renforcé” des phénomènes sociaux aussi massifs, paraissent la compensation rhétorique d’une réelle impuissance.

Remédier aux faiblesses de la législation

Par delà les statistiques et la propagande, le rapport analyse très sérieusement les faiblesses du dispositif répressif chinois. Les trois défauts essentiels de la législation sont ainsi définis : le retard constant sur les nouveaux délits permis par la libéralisation de l’économie; les incohérences du système pénal tenant à l’insuffisance de la réflexion juridique; la paresse du législateur, qui reproduit des textes trop généraux au lieu de compléter efficacement les lois-cadres par des dispositions annexes spécialisées, p. 152.

Le retard de la loi sur l’économie de marché est manifeste: le seuil d’incrimination pour corruption était d’un millier de yuans (environ 1 500 F à l’époque) dans les années 1980, qu’il soit encore fixé à 2 000 yuans (environ 1 300F actuellement), le seuil de 10 000 yuans définissant l’affaire comme très importante, 50 000 yuan comme “très importante”, c’est-à-dire passibles de peines de prison de plus de deux et sept ans respectivement, suscite de sérieuses questions quant à leur applicabilité. En admettant que le Code pénal de 1979 péchait par une certaine naïveté en matière de corruption ou de criminalité organisée, la “décision relative à la répression sévère des délits qui portent atteinte à l’économie” de 1982 et le “règlement relatif à la répression sévère des délits portant atteinte à l’ordre social” de 1983 avaient pour souci principal non une meilleure qualification des délits mais une aggravation des sentences, justifiées par la “colère du peuple”. Leur plus sûr effet a été d’appliquer la peine de mort à un grand nombre de cas, allant de la corruption “d’une gravité extrême” (p. 117) au proxénétisme organisé (p. 174). C’est un discutable “progrès” qui donne à la Chine la législation faisant le plus large recours à la peine de mort.

Sans remettre suffisamment en cause cette aggravation générale, les textes récents lui donnent au moins une plus grande précision. Ainsi, la “décision relative à la répression des délits de fabrication ou de vente des produits de mauvaise qualité” de 1993 paraît mieux adaptée aux besoins d’une économie moderne que le règlement de 1982 sur les crimes portant atteinte à l’économie cité plus haut. La définition de délits de fabrication ou de vente de produits pharmaceutiques, alimentaires, insecticides, cosmétiques... a remplacé l’ancienne inculpation fourre-tout de “sabotage économique”. La peine de mort est exclusivement prévue pour la fabrication ou la vente de pseudo-médicaments et de produits alimentaires toxiques, et il faut bien dire que certains cas cités justifient une extrême sévérité, quoiqu’on pense par ailleurs de la peine capitale (5). Enfin, c’est probablement une bonne chose que les sacro-saintes “unités de travail” (danwei) puissent désormais être sanctionnées d’une amende, indépendamment des poursuites pénales engagées contre leurs responsables (p. 54).

Le chapitre consacré à la législation récente sur les contrefaçons vient utilement rappeler qu’il s’agit moins ici de complaire aux instances des Etats-Unis que de protéger l’économie chinoise contre un fléau interne. Pour donner deux exemples, le Maotai, l’alcool fin des banquets chinois, est produit à raison de 1 000 tonnes par an dans une unique distillerie du Guizhou, alors que 20 000 tonnes sont annuellement vendues dans toute la Chine; la contrefaçon de tracteurs chinois couramment exportés vers le Bangladesh entraîna ce pays à bloquer les stocks, d’où une perte de deux millions de dollars (p. 89). Autant que l’économie, l’autorité de l’Etat et l’intérêt national sont en jeu, puisque les activités de contrefaçon sont un des principaux vecteurs d’une économie parallèle à base régionale, et un constant facteur de corruption de l’administration et de l’appareil judiciaire. La législation récente adopte les mesures en vigueur dans les pays modernes, en complétant les sanctions pénales contre les individus de peines contre ces “personnes morales” que sont les entreprises et unités de travail.

L’application difficile des conventions internationales sur les droits de la personne humaine

La deuxième partie du livre porte sur les délits pénaux mettant en cause les droits de l’homme. C’est le domaine où “un ensemble de dispositions du droit international constitue le fondement du droit chinois en la matière” (p 175), la Chine ayant adhéré à des conventions internationales comme celle contre la torture de 1988, ou sur les droits de l’enfant de 1989. Le rapport examine les problèmes concrets tels qu’ils se posent dans deux domaines: la traite des femmes et des enfants, l’usage de la torture pour contraindre aux aveux et les mauvais traitements aux personnes détenues.

Les complicités de type mafieux déjà évoquées entre les autorités, les entreprises (les grands hôtels) et le proxénétisme organisé ayant suscité l’aggravation constante de la législation, le rapport met le doigt sur quelques vrais problèmes d’application. La résurgence des traditions a ressuscité dans bien des régions, notamment celles du sud, la pratique des “mariages marchandés”. Sous l’empire, en l’absence d’état-civil, c’était l’offre de cadeaux en échange de la mariée et le recours à un entremetteur qui rendaient le mariage légal. Le retour de ces pratiques pose un problème au législateur: si elles contreviennent aux lois sur le mariage, il ne s’agit pas pour autant d’un délit pénal. Tout le problème est alors de distinguer le mariage marchandé de la vente pure et simple. De même, la relative libéralisation de l’adoption dans un cadre qui reste celui de la politique de l’enfant unique a entraîné un important trafic d’enfants en bas âge (6). Si l’enlèvement de femmes et d’enfants doit être sévèrement puni, comment éviter de faire tomber sous le même marteau pilon répressif tous les “arrangements” privés en matière de mariage ou d’adoption? Le rapport fait état de débats sur la qualification fine des délits d’après le “but poursuivi”, au prix d’une certaine casuistique — par exemple lorsque le “bon entremetteur” qui cherche le bonheur des époux est opposé au trafiquant qui ne cherche que le profit. Dans l’ensemble, une telle démarche témoigne d’une certaine lucidité sur l’état de la société et les nécessaires compromis qui jalonnent le chemin vers l’état de droit.

L’application des textes internationaux contre la torture pour contraindre aux aveux et les mauvais traitements aux prisonniers rencontre des obstacles moins légitimes. Si une moyenne de 400 condamnations par an à l’encontre de policiers prouve que l’impunité totale n’est plus de mise, les cas cités font penser que seules les tortures ayant entraîné la mort sont réprimées, le simple passage à tabac restant loin sous la barre de la répression. Cela n’empêche pas les cas de tortures mortelles de “se multiplier”, ce que les rapporteurs imputent au laxisme de la hiérarchie, sans citer un seul cas où des officiers supérieurs ont été poursuivis pour avoir couvert les exactions de leurs subordonnés. L’application des textes internationaux sur le mauvais traitement des prisonniers se heurte en outre à certaines particularités du système pénitentiaire chinois. Compte tenu que la “rééducation par le travail” est considérée non comme une peine, mais comme une mesure de sécurité administrative, les surveillants des camps de rééducation risquaient d’échapper aux mesures de contrôle et de répression prévues pour le personnel pénitentiaire ordinaire. Les textes et les cas de condamnation cités dans le rapport prouvent que les gardiens des camps de rééducation sont désormais punissables au même titre que le personnel pénitentiaire. Cette mise au droit commun, combinée à d’autres mesures comme la réglementation générale en cours des peines de rééducation par le travail va dans le sens d’une réduction de l’arbitraire administratif — en attendant l’abolition pure et simple d’une institution incompatible avec l’état de droit.

En plus de son intérêt immédiat, qui est de nous donner une synthèse des informations disponibles sur les problèmes sociaux et les tendances récentes de la législation chinoise, ce document vaut par sa démarche et l’esprit qui l’anime. Voici des juristes chinois sérieusement engagés dans une collaboration internationale visant à faire entrer leur pays dans la communauté des États de droit. Malgré les réserves auxquelles contraint la situation actuelle — dont la moindre n’est pas que les experts ne peuvent que proposer, alors que le parti au pouvoir continue à disposer — c’est assurément un projet d’avenir. Nous accorderons à son initiatrice, Mireille Delmas-Marty, que la recherche commune de principes directeurs est un programme qui, pour être vaste et ambitieux, est moins utopique que les tentatives d’imposer à la Chine des normes élaborées sans sa participation.