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Nationalisme : les intellectuels sont partagés
La mobilisation contre les tentatives indépendantistes du président taiwanais Lee Teng-hui a provoqué la multiplication des professions de foi réaffirmant lattachement des Chinois à lintégrité de la mère-patrie. Des sondages effectués par le Bureau des affaires générales du Comité central montreraient que 90% des personnes interrogées soutiennent la direction du Parti (1). Depuis la candidature de Pékin à lorganisation des Jeux Olympiques de lan 2000, on navait jamais vu la population aussi unie derrière ses dirigeants. Assis devant la télévision en compagnie damis chinois qui dordinaire ne ménagent pas leurs critiques à légard du parti communiste, on était frappé de létat dexcitation dans lequel les mettaient les images de Lee Teng-hui. Les conversations au hasard des rues confirmaient que les Pékinois ne transigeaient pas sur la question de lunité nationale. Partout, on entendait dire : Si Lee Teng-hui savise de diviser la patrie, pas dhésitation. Il faut frapper. Cette attitude est dautant plus surprenante que les campagnes de propagande patriotique lancées à la mi-1995 navaient guère eu dimpact auprès des simples citoyens. La plupart dentre eux sen moquaient, et si on a assisté à une mode des petits drapeaux posés sur les boîtes à gants des taxis, il sagissait le plus souvent de drapeaux chinois et étrangers entrecroisés ; on en voyait de toutes sortes : anglais, américains, japonais, voire coréens. Cette mode semblait donc un hommage à louverture plutôt quau nationalisme, les drapeaux de lEtat et du Parti entrecroisés ne constituant quune infime minorité. Suffisait-il donc de proclamer la patrie en danger pour que le sentiment nationaliste des simples citoyens se réveillât ?
Sus au colonialisme culturel!
Nous avons déjà vu (2) que depuis 1989 et le discrédit jeté sur le socialisme, la direction du Parti a tenté de développer une nouvelle légitimité fondée sur la culture traditionnelle et sur un nationalisme plus classique. Lévolution politique de lEurope de lEst et de lex-Union soviétique a montré que cette idéologie était prompte à renaître sur les décombres du socialisme réel. Aussi, tout en proclamant leur foi renouvelée dans le socialisme de marché, la pensée-maozedong et la théorie de Deng Xiaoping (3), les dirigeants communistes chinois nhésitent pas à affirmer haut et fort leur confiance dans la supériorité de la nation chinoise (Zhonghua minzu). Dans les think tanks de léquipe au pouvoir, on sintéresse de plus en plus à la question du nationalisme, sans toutefois que les dirigeants tranchent franchement. En cette période de transition qui sétire sans cesse en effet, il serait risqué dabandonner totalement les principes idéologiques fondamentaux du régime. On a donc affaire de plus en plus à une espèce de cocktail national-communiste, avec un Jiang Zemin qui tantôt recommande aux cadres du Parti de parler de politique dans la plus belle tradition maoïste, tantôt rappelle le caractère intangible de lunité nationale. Ces débats sur le nationalisme sétendent aux milieux intellectuels, à la presse. Colloques et conférences se multiplient tandis que, dans les revues, les articles sur le post-colonialisme, lenracinement dans le terroir (bentuhua) sétalent à longueur de pages. Des échos moins académiques de ces débats parviennent jusquaux colonnes des journaux. Ainsi, un article intitulé Soyons vigilants à légard de linvasion du colonialisme culturel est paru à la fin de lan dernier dans le Jiefang ribao de Shanghai : dans certains endroits, enseignes, magasins, cest la mode de choisir des noms étrangers que ni les Chinois ni les étrangers ne comprennent. Dans le domaine des arts et des lettres et dans celui des sciences sociales, le patriotisme est humilié, on ressort les plumitifs traîtres à la nation (hanjian wenren) et on fait léloge de leurs oeuvres (4). Nhésitant pas à se saisir de lanecdotique pour réaffirmer ses dires, lauteur de larticle stigmatise certains magasins [qui] vendent des pipes à opium quils présentent comme des pièces dartisanat dart, affirmant que toutes ces horreurs concourent à affaiblir lamour-propre de la nation chinoise. Est-ce la proximité du trentième anniversaire du déclenchement de la Révolution culturelle ? Toujours est-il que la nature des cibles visées par larticle, enseignes des magasins, artisanat ancien, rappelle les dénonciations parues il y a trente ans dans la même presse de Shanghai. Cette éruption rappelle dautant plus cette époque que le texte est agrémenté de citations des timoniers actuels, Jiang Zemin et Deng Xiaoping, sur la civilisation spirituelle socialiste (5).
Cette offensive a déjà eu des résultats concrets puisque un avis du gouvernement interdit depuis peu lenregistrement de nouvelles marques à consonance étrangère tandis que létat civil refuse les prénoms étrangers (6).
Ces articles rappellent également les attaques lancées par les conservateurs du Parti contre les Zones économiques spéciales, qualifiées de nouvelles concessions étrangères, au milieu des années 80. En janvier 1996, le mensuel Zhongliu, organe des conservateurs regroupés derrière lidéologue Deng Liqun, a publié un article du commentateur intitulé Faut-il ou non faire preuve de vigilance et résister contre le colonialisme culturel ? où il appelait ses lecteurs à tout faire pour endiguer ces nouvelles tendances (7). Larticle était dirigé contre un texte de Wang Meng publié dans le Jingji ribao à la fin de lan dernier, dans lequel lancien ministre de la culture expliquait que ces éruptions de fièvre nétaient quun phénomène transitoire explicable par un aveuglement provoqué par une longue fermeture.
Car les discours nationalistes ou anticolonialistes ne passent pas sans susciter de sérieuses réactions, y compris dans la presse officielle. Ainsi, le Jiefang ribao, qui, rappelons-le, avait publié les fameuses déclarations de Deng Xiaoping lors de son voyage dans le Sud en février 1992, a également publié des critiques de larticle de novembre 1995, sous la forme dun commentaire de Sima Xin accusant Xie de coller des étiquettes un peu trop libéralement. Sima y réaffirme quil ny a pas de culture coloniale en Chine, et rapproche cet épisode des remous quavait provoqués il y a quelques années la location par la province de Hainan du port de Yangpu à des Japonais, lorsque de bonnes âmes avaient dénoncé le retour des concessions. Il écrit quil est peut être malheureux de dire que Suzhou est la Venise de lOrient pour attirer les touristes, mais que lon ne peut pas assimiler cela à de la culture coloniale.
On peut parler de culture coloniale lorsquune puissance coloniale qui a supprimé la souveraineté dun pays lui fait respecter la culture de la métropole, poursuit lauteur. Comment assimiler louverture volontaire de la Chine souveraine à de la culture féodale? Rappelons que Sima Xin est lun des quatre auteurs qui, en 1992, avaient écrit, sous le pseudonyme de Huang Fuping, un article dans le même Jiefang ribao pour dire quil fallait continuer à tout faire pour développer léconomie, et ne pas craindre de souvrir sur létranger (8). Cet texte était lun des premiers à révéler les idées exprimées par Deng Xiaoping lors de son fameux voyage dans le sud (9). Le fait quaujourdhui, il accuse les conservateurs maoïsants de coller des chapeaux à ceux qui se refusent à verser dans le nationalisme exacerbé montre que les partisans de louverture nont pas dit leur dernier mot.
Un important colloque consacré au nationalisme
Le débat a tendance à sexacerber. Ainsi, les animateurs de la revue Zhanlüe yu guanli (Stratégie et gestion), groupe assez influent de néo-conservateurs liés à larmée (le président dhonneur de lassociation de recherche est Xiao Ke, et lon compte parmi les membres Zhang Aiping, ancien chef du département de la propagande, et Qin Chuan, ancien directeur du Quotidien du Peuple), ont organisé en novembre 1995 un grand colloque sur le nationalisme au tournant du siècle.
Lors dun entretien au siège de la revue, son directeur Yang Ping, très nettement sur la défensive, nous a déclaré : La Chine est lun des pays du monde où le nationalisme est le plus faible alors que cette fin de siècle est caractérisée par son développement effréné dans le monde. Nous avons donc décidé de létudier. Nous estimons que le renforcement de lEtat-nation est une tâche très importante. Nous devons simplement prendre conscience de notre intérêt national dans le contexte actuel de mondialisation. Les pays occidentaux raisonnent toujours en termes dintérêt national. Nous aussi, nous devons avoir le droit de défendre notre intérêt national. Puis, se voulant rassurant pour son interlocuteur occidental, Yang Ping affirme que, puisque le commerce extérieur représente 40% du PNB de la Chine, il ny a pas de risque de dérive nationaliste. Ne sembarrassant pas de circonlocutions, ce conseiller constate leffondrement du marxisme tandis que le confucianisme a disparu depuis longtemps. Le seul universalisme aujourdhui est celui de lOccident, le marché, la liberté et la démocratie. Seulement lOccident joue un double jeu et utilise cet universalisme pour défendre ses intérêts égoïstes. La Chine est à la recherche dune nouvelle idéologie pour retrouver sa place dans le monde, mais elle ne la pas encore trouvée. Dans lattente, cest le nationalisme qui en fera office. Il ne sagit cependant que dun phénomène transitoire.
Le nationalisme comme idéologie permettant de mobiliser les ressources politiques afin de rendre à la Chine sa place sur la scène internationale est au coeur de la problématique de Yang Ping. Celui-ci nhésite du reste pas à affirmer que cest la politique chinoise de la Maison Blanche qui explique son renouveau en Chine (10).
Pour les intellectuels néo-nationalistes, la Chine nest pas assez consciente de la nécessité de défendre ses intérêts. Ainsi, Wu Guoguang, un enseignant diplômé de Princeton, affirme que, bien que la carte chinoise ait permis à Washington de mettre lUnion soviétique à genoux, Pékin nen a rien retiré. Si, à lépoque, la Chine avait exigé un prix sur la question de Taiwan, les rapports sino-américains ne seraient pas aussi troublés aujourdhui... Mais elle sest contentée dêtre lun des trois points du triangle, car elle navait pas conscience de lintérêt stratégique quelle représentait, ce qui fait quà la fin de la guerre froide, elle sest retrouvée avec bien peu de cartes en main quand les Etats-Unis ont opéré un retournement stratégique... Aujourdhui on peut affirmer que si la Chine est incapable davoir une vision claire de sa position et de sa valeur stratégiques, si elle ne sait pas dessiner une stratégie mondiale, elle ne pourra à lavenir que nuire à son intérêt national. (11)
La position internationale de la Chine est dautant plus menacée que des dangers pèsent sur son unité. Ainsi, Wang Xiaodong, lun des piliers de Zhanlüe yu guanli sinquiète : Les chercheurs occidentaux peuvent à la légère prôner léclatement de la Chine, affirmer que la Chine na de toutes façons jamais été un pays véritable, que léclatement vaut mieux que lunité ; ils peuvent bien sappuyer sur de nouvelles découvertes archéologiques selon lesquelles la nation Han nest pas une ethnie pour faire de longs développements ; les Chinois eux, doivent penser à ce quest devenue aujourdhui la Yougoslavie (en Chine, bon nombre de chercheurs ont été très inspirés par les théories occidentales sur léclatement de lEmpire du Milieu et publient des analyses pénétrantes). Or, poursuit Wang, dès que certains Chinois sinquiètent des menaces qui pèsent sur lunité du pays, les Occidentaux crient à la montée du nationalisme (12). Pourtant, sinsurge lauteur, la grande majorité des nationalistes chinois a bien compris que la mentalité anti-occidentale de type boxers ne correspond pas aux intérêts de la Chine. Celle-ci doit sefforcer de conserver dexcellents rapports avec lOccident, mais elle doit aussi conserver une conscience de ses intérêts. Ce nest que ce dernier point qui fait la différence entre les nationalistes chinois et les intellectuels chinois quaiment les Occidentaux. Dautre part, le nationalisme chinois est loin dêtre formé, il ne dispose daucune base économique ou politique indépendante, ni même dun projet culturel ou éthique.(13)
Le nationalisme est un universalisme
Cest peut-être pour aider à mieux structurer ce concept que la revue a organisé le colloque sur le nationalisme en novembre dernier et publie dans sa livraison de janvier certaines des communications qui y ont été présentées.
Le numéro souvre sur un texte étonnant puisquil affirme clairement que lhéritage maoïste doit être considéré positivement. Pour Zhao Jun, le nationalisme chinois puise à trois sources : La première est lesprit de la culture traditionnelle chinoise, dont lessence est le service du public ; la deuxième est la tradition patriotique moderne de résistance à lhumiliation venue de létranger... ; la troisième est lhéritage de lesprit de la période maoïste. Bien que cet héritage soit fort complexe, lintérêt national, la quête de la justice et les normes morales doivent être de véritables valeurs confirmées par tous. (14) Ce nationalisme qui puise à trois sources sappuie sur trois bases, lentité étatique représentée par la République populaire de Chine, les forces de lEtat qui permettent de régler les problèmes intérieurs et enfin, les facteurs spirituels qui déterminent lidentité morale de la population. Allant à lencontre du discours officiel lancé par les réformateurs depuis 1978, lauteur insiste sur les méfaits de la diversification : Cest lunité qui représente lélément essentiel de la culture chinoise, pas la concurrence ; aussi les nationalistes doivent-ils encourager lesprit dunité nationale et tout faire pour conserver sous contrôle ce qui, dans les activités économiques, peut susciter la concurrence. Ils doivent, de plus, faire rentrer les règles du jeu économique dans les normes de la morale et de conscience. Ce nest quainsi que la Chine pourra retrouver sa place dans le concert des nations. Mais daprès lauteur, pour que le nationalisme chinois réussisse, il faut que son pays apporte sa contribution à lhumanité : lesprit moral est lâme dun grand pays, et aussi du nationalisme (15). Et cest justement en soulignant les méfaits de la concurrence et les bienfaits de lunité que la Chine apportera quelque chose de nouveau dans les relations internationales. Il faut donc insister sur limportance de lunité politique.
Cette idée de luniversalité du nationalisme chinois est reprise par un autre intervenant au colloque : Si les Chinois ont brandi le drapeau du nationalisme, sils ont emprunté la voie du renforcement de larmée et de lenrichissement du pays, ce nétait pas seulement pour laver les humiliations que la Chine a subies pendant 100 ans, mais bien pour prôner luniversalisme et obtenir le droit à la parole... La culture chinoise doit rétablir le culturalisme et luniversalisme en termes actuels, la globalisation.(16)
Toutefois, cette réhabilitation du nationalisme se heurte à bien des obstacles dans lintelligentsia. Comme le fait remarquer Wang Xiaolong, lun des animateurs de léquipe : Dans les médias, le show business et les milieux intellectuels et théoriques en Chine, pour être politiquement correct, il faut avoir un jugement positif sur lOccident ; on peut au maximum faire des dénonciations de pure forme, mais on ne peut absolument pas entreprendre une critique pratique sous peine de se faire dénoncer. (17) Effectivement une grande partie de lintelligentsia chinoise croit à lesprit des Lumières, et, fidèle à lesprit de Lu Xun, se méfie des risques de dérive chauvine. Au XXème siècle, la Chine était faible, et la plupart des chercheurs estiment aujourdhui quil était correct de recourir au nationalisme pour rassembler les volontés et résister à loppression. Pourtant, les hommes du 4 Mai ne cessaient de mettre en garde leurs contemporains contre la mentalité des boxers, et de sopposer au patriotisme étroit. Au cours des décennies suivantes, cependant, en raison de lenvironnement politique particulier, on ne sest presque plus posé ce problème. Tant que la Chine était assez faible, ce nétait pas très grave. Mais maintenant quelle est en train de devenir puissante, les personnes informées doivent réfléchir au chauvinisme qui est profondément enraciné chez les Chinois. (18)
Ce chauvinisme a souvent mené à la fermeture, et les intellectuels chinois ont gardé de bien mauvais souvenirs des moments où leur pays refusait toute influence étrangère. Cétait en effet lépoque où, traités de puants de la neuvième catégorie, ils étaient victimes de mauvais traitements de la part des dirigeants. Malheureusement lhistoire a bien montré que larriération de la Chine na pas commencé avec la guerre de lopium, que la politique de fermeture du pays ne lui a jamais apporté la prospérité et le progrès. Sous la Révolution culturelle, la Chine était bien le centre de la révolution, il ny avait pas de contact avec les étrangers, on sopposait à limpérialisme et au révisionnisme. Le résultat, les nationalistes, eux non plus, ne devraient pas pouvoir loublier!(19) A ceux qui, comme Wu Guoguang, estiment que les règles du jeu international ne permettront pas à la Chine de retrouver la place qui lui est due, Ge Jianxiong rétorque : Le nationalisme na jamais été, et ne sera jamais la panacée universelle pour sauver la patrie. Il est vrai que les règles du jeu de la communauté internationale sont largement établies par les Occidentaux, et que ces règles limitent la liberté daction des pays en développement, y compris de la Chine. Mais, si lon veut les changer, il faut participer, car autrement, on perd même le droit de proposer des amendements. De plus, les nombreux adversaires du nationalisme attirent lattention de ses défenseurs sur le danger quil y a à brandir ce drapeau. La Chine, en effet, est peuplée de 56 ethnies différentes. Insister sur les différences risquerait de donner des idées aux ethnies minoritaires et daboutir à laffaiblissement, voire à léclatement, plutôt quau renforcement de la République populaire (20).
Ainsi malgré les tentatives du pouvoir relayées par les think tanks néo-conservateurs, le nationalisme a du mal à simposer sur la scène intellectuelle chinoise. Le fait même que nombre dintervenants au colloque organisé par Zhanlüe yu guanli laient critiqué témoigne de cette situation. Les débats sur ce sujet sont assez ouverts. Partisans et adversaires du nationalisme sexpriment librement, les adversaires étant légitimés par linternationalisme marxiste. Cette liberté de discussion montre bien que les dirigeants hésitent encore sur la conduite à tenir en face de cette nouvelle idéologie. Il nen va naturellement pas de même de la discussion sur les Quatre principes fondamentaux (21). Depuis quils ont été formulés, et surtout depuis 1989, il est rigoureusement interdit démettre des doutes quant à leur validité dans les publications chinoises.