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Les Cantonais et la modernité

Dans un essai de 1924 consacré à la distribution géographique des écoles intellectuelles de la Chine moderne, Liang Qichao, lui-même originaire de Xinhui au Guangdong, soulignait avec quelque fierté que sa province natale, et particulièrement sa propre sous-préfecture, s’étaient distinguées par la gloire littéraire dès le milieu des Ming, tandis que les provinces voisines du Guangxi et du Yunnan s’étaient trouvées, par leurs conditions naturelles et politiques, pratiquement à l’écart de la culture jusqu’au XIXème siècle. Le Guangdong, disait-il, avait connu une certaine éclipse à partir du début des Qing du fait que beaucoup de ses lettrés, restés fidèles aux Ming, avaient péri ainsi que leurs oeuvres dans la répression menée par la nouvelle dynastie contre ses opposants. Mais une recherche savante originale avait repris au début du XIXème siècle, illustrée notamment par l’Académie de la mer du savoir, fondée par le gouverneur général Ruan Yuan à Canton, en 1820. Or, outre Liang Qichao lui-même, la postérité de cette académie comptait aussi bien Kang Youwei, l’inspirateur de la réforme des Cent Jours en 1898, que Zhu Zhixin (1885-1920), l’organisateur de la révolution républicaine au Guangdong, le compagnon de Sun Yat-sen et l’avocat de la révolution sociale, auteur dès 1906 de la première traduction chinoise du Manifeste communiste et des premiers articles sur Marx et le marxisme. On pourrait se complaire à aligner la galerie des Cantonais qui furent au premier rang dans les grands événements et transformations survenus en Chine depuis deux cents ans : Hong Xiuquan, le chef de l’insurrection Taiping, Kang Youwei et Liang Qichao, Sun Yat-sen, le père de la République, Ye Jianying (1898-1986) et Ye Ting (1897-1946), les commandants des armées communistes, mais aussi Liang Shiyi, le maître des programmes ferroviaires et financiers des débuts de la République, chef retors de la Clique des communications ; la puissante famille Song dont la fortune est inséparable du destin de la Chine nationaliste ; Su Zhaozheng (1885-1929), le fondateur du syndicat des marins chinois, meneur des grandes grèves des années 1920 ; parmi les artistes, Ren Bonian, un ancien soldat Taiping, fondateur de “l’école maritime”, qui renouvelle la peinture traditionnelle à la fin du XIXème siècle ; Gao Jianfu (1879-1951), son cousin Gao Qifeng et Chen Shuren, les trois étoiles de l’école de peinture du Lingnan qui poursuivent l’innovation picturale jusqu’au milieu de notre siècle. Qui sont les Cantonais ? La liste serait plus longue encore si on ajoutait les personnages nés au Guangdong et considérés comme cantonais, tels Hu Hanmin, le théoricien du Kuomintang, Wang Jingwei, l’opposant de Chiang Kai-shek devenu chef du gouvernement collaborateur pendant la deuxième guerre mondiale, ou d’autres encore. Mais demandons-nous d’abord qui sont ces Cantonais qui se distinguent des habitants d’autres provinces par leur originalité, leur esprit d’innovation, leur richesse, leur puissance ou tout autre moyen d’atteindre à la notoriété. Quand ? Dans quelles circonstances précises leur activité novatrice attire-t-elle l’attention ? Enfin, de quelle modernité ont-ils été porteurs ? Les Cantonais dont cette rencontre veut examiner l’expérience ne peuvent évidemment se limiter aux seuls Chinois originaires ou résidents de la ville de Canton. Faut-il pour autant considérer que l’appellation “Canton” n’étant que la corruption du nom de la province du Guangdong, on doit entendre par “Cantonais” l’ensemble des habitants ou originaires de cette province ? Dans les langues européennes, lorsqu’on parle communément de “cantonais” ou “Cantonese”, il est bien vrai qu’on le comprend ainsi. Si l’on fait mention de l’émigration cantonaise, des spécialités de la cuisine cantonaise ou de la puissante guilde cantonaise à Shanghai ou Pékin au début du siècle, on désigne en fait indistinctement une population qui peut être issue de n’importe quelle région de la province. Il faut prendre garde que les frontières du Guangdong ont changé. Depuis les Ming jusqu’au début des années 1960, le Guangdong s’étendait jusqu’à la frontière du Vietnam, englobant les préfectures côtières de Lianzhou et Qinzhou, maintenant rattachées au Guangxi. L’île de Hainan a été plus récemment encore détachée du Guangdong. Sur le territoire chinois, les Cantonais couvrent une zone plus circonscrite même que la province du Guangdong dans ses limites actuelles. Ce sont en fait les habitants des régions d’où est partie l’émigration, et la population émigrée elle-même ou ses descendants. On distingue bien sûr parmi l’émigration chinoise venue du Guangdong : les Hakka ; les Teokiu, venus de Chaozhou et Shantou, appelés aussi Hoklo — c’est-à-dire gens du Fujian établis dans le Nord-Est du Guangdong ; les Hailam venus de Hainan ; par opposition aux Kwongfu, venus du reste de la province, en fait surtout du delta de la Rivière des Perles, auxquels on pourrait être tenté de réserver l’appellation de “Cantonais”. Mais, si ces communautés se différencient fortement par leur langue, leurs groupements et certaines de leurs coutumes, elles partagent beaucoup de traits communs pour l’objet étudié ici. Une région d’émigration Les principaux foyers de départ de l’émigration sont situés dans le delta de la Rivière des Perles. Ce sont les Si yi ou Se Yap, les quatre sous-préfectures occidentales de Taishan, de Xinhui, Kaiping et Enping, et les San yi, les trois districts centraux de Shunde, Panyu et Nanhai, qui fournissent le plus grand nombre d’émigrants. De Meixian au Nord est venu le gros de l’émigration Hakka. Dongguan, au Sud-Est de Canton, a peuplé Hong Kong : aujourd’hui pour 100 résidents dans ce district, on compte 50 personnes qui en sont originaires et vivent à Hong Kong , 25 qui sont établies à l’étranger. A Zhongshan, en lisière de Macao, les chiffres sont de 56 à l’étranger pour 100 résidents. C’est dans ces mêmes districts du delta que, selon la presse chinoise, le taux annuel de croissance industrielle a été de 24,6% par an depuis plus de dix ans, et l’accroissement annuel de la valeur du produit intérieur de 18% ; cette région fournirait 70% du produit intérieur et du revenu financier de la province, alors qu’elle ne compte que 1/4 de sa surface et 1/3 de sa population (1). Les Cantonais comprennent donc les habitants de ces zones qui ont nourri sans cesse l’émigration, et à un rythme accéléré depuis le XVIIème siècle, mais aussi les réseaux familiaux et économiques que cette émigration a tissés et entretenus, à la fois outre-mer et dans le reste de la Chine. Dans la compétition économique internationale contemporaine, l’attention se porte spontanément vers l’avantage que constituent ces relais dispersés par les accidents de l’histoire tant dans les nouveaux pays industrialisés du Sud-Est asiatique que dans les pays développés de l’arc Pacifique. Mais le réseau intérieur n’est pas moins important. Les associations régionales ont longtemps soutenu le développement du négoce cantonais, ouvrant emploi, possibilités de financement et de promotion à leurs compatriotes. Dans la première partie du siècle, c’était la guilde de Canton qui, à Shanghai, dominait la distribution moderne ainsi que des secteurs industriels lucratifs comme les cigarettes. A ces filières économiques se sont toujours adjoints des lobbies politiques. Ils sont tout d’abord formés des réseaux constitués par les enfants du pays : la Clique des communications que manipulait Liang Shiyi, le réseau des Song sous le Kuomintang, celui de Ye Jianying et son fils Ye Xuanping sous le régime communiste. Mais le Guangdong par son éloignement et son climat subtropical a toujours eu la faculté pour ainsi dire “coloniale” de convertir à sa cause certains des administrateurs que la capitale lui envoyait. Ce fut le cas de plusieurs gouverneurs généraux sous les Qing, tel Zhang Zhidong, et plus récemment de Tao Zhu et Zhao Ziyang. La dispersion géopolitique des Cantonais s’accompagne d’une forte organisation communautaire dont on s’accorde généralement à souligner qu’elle compense ou limite les risques entraînés par l’expatriation. Mais on peut se demander aussi pourquoi cette puissance des clans et des lignages, tant de fois décrite, n’a pas plutôt freiné les départs, en empêchant par tous les moyens la dispersion du groupe qui sur le coup affaiblissait son poids local. Un esprit de corps développé Il s’y ajoute un paradoxe supplémentaire. En effet, l’efficacité protectrice des clans semble étroitement liée au paiwai, littéralement le rejet de l’étranger. Or, selon Hu Pu’an, auteur d’un grand traité sur les mœurs et coutumes des différentes provinces (2), ce trait inattendu chez des populations qui ont tant contribué à l’émigration constitue la première caractéristique des Cantonais. Il s’agit d’une défiance à l’égard de tout ce qui est extérieur à eux, d’un refus de l’autre : “esprit de corps” ou “exclusivisme” seraient sans doute des traductions plus exactes du terme paiwai . En tout cas, ce sentiment très fort est répandu à travers toutes les couches sociales, assure Hu Pu’an. Il conduit les Cantonais à dissimuler leur haine envers leurs compatriotes et à écarter tous ceux qui n’appartiennent pas à leur groupe, même s’ils éprouvent de la sympathie pour ces derniers. Outre la puissance des clans, une autre caractéristique sociale des Cantonais a été, elle aussi, accentuée par l’émigration et les distingue fortement des habitants d’autres régions pilotes de la modernisation, notamment le Jiangnan. Il s’agit de l’influence relativement vigoureuse et indépendante de la richesse marchande dans la hiérarchie des pouvoirs et des représentations sociales, par rapport au prestige des lettrés et des fonctions mandarinales. Ce trait s’explique par le fait que les lettrés du Guangdong ont été décimés par les armées Qing au XVIIème siècle, puis se sont longtemps tenus à l’écart de la fonction publique, tandis que le relèvement de la province au siècle suivant et les nouvelles fortunes se construisaient sur le commerce avec l’étranger. Mais pour l’ensemble de la période Qing, le Guangdong n’arrive qu’au 13ème rang parmi les 18 provinces pour le nombre des docteurs ; et même dans le dernier quart du XIXème siècle où les préventions contre la fonction publique se sont estompées, elle ne dépasse pas le 9ème rang. L’ouvrage de Hu Pu’an cité plus haut relève d’ailleurs le sentiment égalitaire des Cantonais, leur refus de se plier aux conventions de servilité et soumission. Il note par exemple que chez eux recruter des domestiques ne se dit pas gu “louer”, comme ailleurs en Chine, mais qing, “inviter”. Cette personnalité des Cantonais caractérisée par l’ubiquité, la cohésion et l’esprit de corps procurés par leurs réseaux familiaux, une impatience contre les conventions et subordinations extérieures, s’est forgée à travers la géographie et surtout l’histoire relativement récente, celle des quatre derniers siècles. Mais c’est dans une période plus proche encore que l’activité novatrice des Cantonais a attiré l’attention de leurs concitoyens. On notera qu’au XVIème siècle, les Européens se sont d’eux-mêmes dirigés vers Canton, car la cité était alors la tête de pont d’un énorme commerce par jonques avec le Sud-Est asiatique, dans lequel ils tentaient de se tailler une part. Mais ce trafic privé des jonques était en principe illégal et donc officiellement condamné ou ignoré par le gouvernement impérial. Lorsqu’en 1685 Kangxi ouvrit tous les ports de Chine aux étrangers, ceux-ci continuèrent à fréquenter principalement Canton. Aussi peut-on se demander si le monopole du commerce étranger attribué à Canton en 1757 par le système du Cohong (c’est-à-dire avec un petit groupe de firmes seules habilitées à traiter avec les négociants étrangers) auquel on attribue souvent l’avance des Cantonais, et qui était la clé de leur réussite aux yeux des Chinois du XIXème et XXème siècle, n’a pas plutôt bridé leur initiative. La richesse accumulée grâce au monopole a certes financé le renouveau savant du début du XIXème siècle, par la fondation de nombreuses académies et bibliothèques. Mais le système du Cohong restreignait à l’extrême les contacts entre Chinois et étrangers et cet isolement s’est perpétué même après les guerres de l’opium. En 1932, il n’y avait que 894 résidents étrangers à Canton, qui habitaient presque tous à l’écart des Chinois, sur l’îlot de Shameen. Les Cantonais fournirent les premiers contingents d’ouvriers qualifiés dans les arts mécaniques importés d’Europe. Une forte proportion des Chinois qui étudièrent à l’étranger étaient cantonais, mais une part minime des Cantonais expatriés avaient quitté leur province pour s’instruire. Ils émigraient contraints par la pauvreté et non poussés par la curiosité. Au loin, ils restaient assez isolés des communautés locales. Les réseaux qu’ils constituaient leur évitaient d’entrer en relations d’affaires très étroites avec les étrangers. En raison de l’incertitude que faisait toujours planer la menace d’interdiction officielle, mais aussi par ignorance, le réinvestissement des profits s’est effectué dans la simple consommation et dans la diversification des réseaux commerciaux, très peu dans les manufactures et la production. Tandis que Shanghai est devenu au cours du XXème siècle un grand centre industriel, commercial et bancaire, Canton est resté davantage le royaume des petits commerçants indépendants et des artisans. Le développement industriel n’a véritablement démarré, de même qu’à Hong Kong, qu’après 1949. L’attraction exercée par l’initiative cantonaise connaît aussi des éclipses. L’image des Cantonais est forte — souvent controversée du reste, car leur richesse semble une perversion de la vertu — pendant la première moitié du XIXème siècle, jusqu’au début de l’insurrection des Taiping à la fin des années 1840. Elle connaît un regain de faveur à l’occasion de la guerre franco-chinoise à cause des programmes de modernisation lancés par le gouverneur général Zhang Zhidong. Mais Canton n’est plus le modèle majeur de défi économique : Shanghai assume désormais ce rôle. Cependant, les mesures politiques que fait adopter Zhang Zhidong pour protéger les Chinois d’outre-mer, faciliter leurs visites, leur retour et surtout le transfert de leurs économies, inaugurent pour les Cantonais une autre phase d’un activisme cette fois à vocation nationale, et qui se manifeste dans le domaine politique, intellectuel et social, non pas simplement économique. En effet, ce sont les lettrés du Guangdong qui entraînent 1300 candidats au doctorat à signer une pétition à l’empereur en faveur des réformes, en 1895, prélude à une refonte de l’État qui emporte la monarchie. La même année, un émigré cantonais, Sun Yat-sen, organise à Huizhou son premier soulèvement destiné à établir la république. Sans l’appui matériel des communautés d’outre-mer la propagande pour les idées nouvelles et l’action révolutionnaire n’auraient pu se développer. A travers les luttes et retournements du premier quart du siècle, le Guangdong fut de fait la base stratégique à partir de laquelle la révolution nationale finit par l’emporter en 1927. Les Cantonais traversent ensuite une phase d’anonymat ou d’obscurité pour redevenir, depuis une dizaine d’années seulement, l’objet de l’intérêt général. Cette fois, c’est le modèle spécifique de développement local qu’ils mettent en oeuvre ainsi que son insertion dans l’économie régionale du Sud-Est asiatique et dans le réseau mondial qui attirent l’attention, et non pas les recettes générales d’enrichissement ou d’organisation politique. Ces trois moments où l’expérience cantonaise est portée sur le devant de la scène chinoise sont donc assez différents par leurs circonstances et leur contenu. On observera cependant qu’ils correspondent tous à une période où est à l’ordre du jour une redéfinition du rôle du pouvoir central par rapport aux provinces. C’est lorsque se tarit la capacité d’impulsion et de direction du gouvernement national que l’initiative des Cantonais prend son essor. Mais au-delà de cet élément conjoncturel, peut-on relever quelques caractères permanents ou spécifiques dans la modernité dont les Cantonais ont été porteurs ? Parmi les traits de la nature cantonaise, Hu Pu’an note un goût enthousiaste pour la nouveauté, et la passion de l’afficher ou de la répandre. De cette curiosité communicative certains témoignages défrayaient les gazettes du siècle dernier. La plus ancienne photographie conservée au palais impérial est un cliché du prince Chun, le père de l’empereur Guangxu, pris en 1863 par le photographe cantonais Liang Shitai, qui avait su faire partager au jeune prince la passion de son art et s’était fait engager à son service. A Shanghai, dans les années 1870-1880, les courtisanes cantonaises donnaient le ton à la plus célèbre mondaine, Hu Baoyu : elle apprit l’anglais auprès d’elles, adopta leur voiture découverte, leur coupe de cheveux, leur salon meublé à l’européenne, et admit même, ô scandale pour une belle de Suzhou, un étranger parmi ses clients. Le soin du confort matériel, des commodités de la vie est un aspect non négligeable de cette modernité cantonaise, avec un certain penchant pour la nouveauté voyante. Un autre trait qui dérive de la curiosité pour les choses inédites est l’aptitude à acquérir très rapidement des techniques nouvelles. A la fin des années 1860, lorsque Prosper Giquel recrute des ouvriers pour l’arsenal de Fuzhou, les charpentiers les plus habiles, accoutumés à manier l’outillage européen pour la construction des navires, sont cantonais. Mais il préfère n’en recruter qu’un petit nombre, car ils ont mauvaise tête et coûtent cher. A leur place, il forme des coolies du Fujian. Au siècle suivant, une proportion notable des contremaîtres et ouvriers qualifiés employés dans les usines de tous les centres industriels chinois est constituée par les Cantonais. Toutefois, la technologie acquise alors par les Cantonais n’atteint pas en général des niveaux très sophistiqués. Au milieu du siècle, la banque cantonaise restait beaucoup plus traditionnelle dans ses procédés et ses entreprises que la banque shanghaïenne. C’est avec l’essor de Hong Kong et Singapour après la seconde guerre mondiale qu’elle a commencé d’évoluer. A la différence des hommes du Zhejiang ou du Jiangsu, les Cantonais véhiculent une modernité qui comporte moins le goût de construire des institutions. Elle utilise les systèmes existants, les détourne ou les convertit. Elle s’inscrit dans les failles, les interstices et les élargit peu à peu. Le plan de révolution républicaine de Sun Yat-sen était en réalité de ce type. Il s’agissait de s’emparer d’une province du Sud où l’autorité impériale était, pensait-il, faible et lointaine, et d’y instaurer un nouveau régime. En cas de réussite, Sun était prêt à tolérer assez longtemps la survivance de la monarchie, ailleurs dans le reste du pays. C’est cette même approche pragmatique qu’il adopta encore après la mort de Yuan Shikai, en 1916, pour instaurer un régime républicain digne de ce nom contre le pouvoir des chefs militaires. Les gens du Nord ont souvent accusé les Cantonais d’être des “petits bourgeois”. Mais ce côté terre à terre, cette rapidité à saisir l’occasion et à marchander, cette méfiance envers les systèmes, ce pragmatisme qui leur est reproché constitue peut-être une clé de leur réussite présente, dans une conjoncture où pèsent à la fois la complexité d’une énorme organisation étatique en déliquescence et la puissance, mais aussi la concurrence des multinationales. La modernité cantonaise se distingue encore par un enracinement “populaire” plus précoce et plus étendu qu’en d’autres régions. En effet, les groupes sociaux qui s’y sont impliqués et en ont été les premiers acteurs n’appartenaient guère à l’élite du pouvoir, de l’éducation ou de la fortune : qu’on songe au rôle des pirates dans la prospérité commerciale de la fin des Ming, à celui des sociétés secrètes et des chrétiens, recrutés parmi les plus démunis, dans la révolution républicaine, voire aux nouveaux riches des bourgs du delta aujourd’hui. Par ces différents traits, la modernité dont les Cantonais ont été les porteurs apparaît orientée vers l’effet immédiat, dispersée et diffuse dans les structures qu’elle emprunte, plutôt qu’axée sur la concentration des forces productives et du pouvoir économique. Toutefois cet empirisme qui évite sans doute les confrontations ou déstabilisations brutales n’est-il pas aussi la limite de l’expérience cantonaise ? Dans le passé, les cycles si fortement marqués de la prospérité cantonaise ont été liés à des circonstances où la région a pu tirer profit de son isolement et de sa marginalité par rapport à Pékin. C’est en 1936 seulement que fut achevé le chemin de fer de Canton à Wuhan qui assurait désormais une liaison intérieure directe jusqu’à la capitale du Nord. Mais il faut attendre le milieu des années 1950 pour que les transports terrestres l’emportent sur le fret maritime dans le trafic entre la province méridionale et le reste du pays. Au début des années 1980 encore, la relative marginalité du Guangdong a pu justifier que les autorités de Pékin y expérimentent un régime économique particulier. A certains égards, la conjoncture présente rappelle celle de la fin des Ming où le développement local s’articulait sur l’intense essor des échanges régionaux dans tout le Sud-Est asiatique et, au-delà, sur un commerce mondial. Mais le développement de Hong Kong, moteur du décollage actuel, est dû à un concours de facteurs et d’agents qui excèdent largement la communauté cantonaise. Si intéressés qu’ils soient à la poursuite de cet essor, les Cantonais n’ont encore ni le pouvoir d’en protéger les bases économiques existantes, ni la capacité d’y substituer d’autres fondements. Le rattachement de Hong Kong à la Chine pourrait bien, comme jadis la suppression du système du Cohong, profiter davantage à la fortune des Shanghaïens qu’à la leur.