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Le cantonais est-il du chinois ?

by  Alain Peyraube /
Depuis une dizaine d'années, les spécialistes de dialectologie chinoise s'intéressent aussi à la grammaire et non plus exclusivement à la phonologie et au lexique. Cette direction de recherche récente, liée au renouveau des études diachroniques sur le changement syntaxique, a déjà mis à mal le consensus d'une grammaire chinoise universelle, quels que soient les dialectes considérés. Le cantonais a été un domaine d'étude d'autant plus privilégié qu'il y est sans doute plus aisé qu'ailleurs de réfuter l'affirmation classique du célèbre linguiste chinois Chao Yuen Ren selon laquelle "en matière grammaticale, la plus grande uniformité se trouve dans l’ensemble des dialectes de la langue chinoise (...) on peut dire qu’il n’existe pratiquement qu’une grammaire chinoise, universelle."(Chao, 1968: 13). Le cantonais présente en effet bon nombre de structures syntaxiques de base, très différentes des autres dialectes chinois et surtout du putonghua (voir section 1). D'où viennent-elles ? Certaines sont manifestement issues d'états de langue antérieurs (chinois archaïque ou chinois médiéval). Pour d'autres, il est difficile de proposer une dérivation interne. C'est le cas notamment des adverbes post-verbaux, qui seront examinés dans le détail dans la section 2. L'hypothèse sera émise qu'ils auraient pu être empruntés à des langues voisines non-sinitiques (Kam-Tai ou Miao-Yao), qui révèlent des phénomènes similaires (section 3).   Structures du cantonais différentes du putonghua   Les constructions comparatives et datives (dites à double-objet), l'utilisation des classificateurs, la place des adverbes, etc. sont des exemples classiques où le cantonais diffère fondamentalement du putonghua (1). * Forme comparative En putonghua, la forme comparative de supériorité est exprimée par le morphème comparatif (MC) bi, placé entre les deux termes de la comparaison X et Y, et devant l'adjectif qui indique la dimension de la comparaison : X [bi Y ADJ]. Ex. : (1) wo bi ta gao je plus-que il grand Je suis plus grand que lui. En cantonais, le MC est différent (gwo à la place de bi), mais surtout il est situé après l'adjectif : X [ADJ gwo Y]. Ex. : (2) ngoh gou gwo keuih Je grand plus-que il Je suis plus grand que lui. * Forme dative Dans les constructions à double-objet, l'objet indirect (OI) précède toujours l'objet direct (OD) en putonghua (ex. 3), à l'inverse du cantonais, où l'OD vient avant l'OI dans la plupart des cas (ex. 4). Ex: (3) wo gei ta shu je donner il livre Je lui donne un livre. (4) ngoh bei syu keuih je donner livre lui Je lui donne un livre * Classificateurs En cantonais, un classificateur (CL) peut être employé directement avec un nom, sans qu'il soit nécessairement précédé d'un nombre et/ou d'un démonstratif (ex. 5). Il indique alors que le nom qui suit est défini. Il sert aussi parfois à marquer la possession (ex. 6), à la place de la particule déterminative. Ces deux fonctions du CL sont inconnues du putonghua (ex. 7 et 8, où l'astérisque signale l'agrammaticalité). Ex. : (5) bun syu hai bindouh CL livre être-à où Où est le livre ? (6) ngoh ga che je CL voiture Ma voiture. (7) * ben shu zai nar ? CL livre être-à où (8) * wo liang chezi je CL voiture * Adverbes Tous les adverbes sont nécessairement pré-verbaux en putonghua (ex. 9 et 10), mais certains d'entre eux sont plutôt post-verbaux en cantonais (11 et 12). Ex. : (9) wo xian qu je d'abord aller J'y vais d'abord. (10) * wo qu xian je aller d'abord (11) ngoh heui sin je aller d'abord J'y vais d'abord. (12) ? ngoh sin heui (le point d'interrogation signale une grammaticalité douteuse). Pour retracer l'origine de ces formes spécifiques du cantonais, on cherche d'abord si des constructions similaires existaient dans des états antérieurs de la langue chinoise. Pour peu qu'on en trouve, il est ensuite naturel de proposer une "hypothèse de dérivation interne". Certaines structures grammaticales du cantonais seraient issues directement de la langue chinoise archaïque et n'auraient pas connu les changements syntaxiques qui ont marqué l'histoire d'autres dialectes chinois. Les formes comparatives de supériorité, qu'on peut raisonnablement dériver du chinois classique (haut et bas-archaïque) "X + ADJ + MC yu + Y" sont un bon exemple. Cf. Peyraube, 1990 ; Yue-Hashimoto, 1995. Un autre volet de l'"hypothèse de dérivation interne" consiste à dériver synchroniquement, et non plus diachroniquement, une structure A d'une autre structure B, existante à la même époque. Xu et Peyraube (à paraître) ont ainsi montré que la forme dative cantonaise "V + OD + OI" devait être analysée comme étant issue de "V + OD + Préposition bei + OI", après un effacement de la préposition bei. Il est des cas néanmoins rebelles pour lesquels l'"hypothèse de la dérivation interne" n'a pas de raison d'être, dans la mesure où il est impossible de trouver une source quelconque, que ce soit en synchronie ou en diachronie. Les exemples cités plus haut d'emplois spéciaux des classificateurs, et surtout des adverbes post-verbaux, appartiennent à ces cas rebelles.   Les adverbes post-verbaux du cantonais   Certes, la plupart des adverbes du cantonais sont habituellement pré-verbaux, comme en putonghua (2) . On aurait tort cependant de considérer que les adverbes post-verbaux représentent une construction isolée et marginale dans la syntaxe du cantonais. Xie-Poizat (1993) en relève ainsi 17. Plusieurs d'entre eux sont sujets à controverse (3), mais les sept que j'ai retenus sont incontestablement d'un usage très fréquent : sin, jyuh, gwo, tim, maaih, saai, jaih. * sin "d'abord" (13) = (11) (14) neih sihk sin tu manger d'abord Mange d'abord. (15) jam bui chah bei ngoh yam sin verser tasse thé à je boire d'abord Verse-moi d'abord à boire une tasse de thé. * jyuh "pour l'instant, maintenant" (16) maih yuk jyuh négation bouger pour-l'instant Ne bouge pas, pour l'instant ! * gwo "encore, à nouveau" (17) fongsam la ngoh ching gwo neihdeih rassurer part. je inviter encore vous Rassurez(-vous), je vous inviterai encore. * tim "aussi, encore" (18) juhng hoyih yauhseui tim encore pouvoir nager aussi (Tu) peux aussi encore nager. (19) bei leuhng go tim donner deux CL encore Donne (m'en) encore deux * maaih "aussi, en plus, à nouveau" (20) neih dang maaih ngoh la tu attendre aussi je part. Attends-moi aussi ! (21) ngohdeih haih faan maaih yatchaih nous à revenir à-nouveau ensemble Nous sommes à nouveau revenus ensemble. (22) keuih lo maaih neih saam bun syu il prendre aussi ce trois CL livre Il a aussi pris ces trois livres. * saai "tout, complètement" [expression de la quantification universelle] (23) pin mahnjeung se hou saai la CL article ecrire finir entièrement part. L'article est entièrement rédigé. (24) neih maaih saai syu meih ? tu acheter out livre négation As-tu acheté tous les livres ? (25) keuihdeih heui saai Saijohng ils aller tous Tibet Ils sont tous allés au Tibet. *jaih "trop" (26) neih gihn saam neih jeuk sai dak jaih ce CL vêtement tu porter petit part. trop Ce vêtement est trop petit pour toi. (27) ngoh ngukkeih leih hohkhaauh yuhn dak jaih je maison de école loin part. trop Ma maison est trop loin de l'école. Dans les exemples qui précèdent, les sept adverbes choisis sont post-verbaux. D'où viennent-ils ? Il n'y a aucune raison pour qu'ils aient été déplacés à partir d'une position pré-verbale, d'autant plus que les formes correspondantes à adverbe pré-verbal sont toutes agrammaticales en cantonais. De plus, de tels adverbes post-verbaux n'existent pas dans toute l'histoire du chinois. Comme aujourd'hui en chinois standard, les adverbes ont toujours été pré-verbaux, dans la langue archaïque aussi bien qu'en chinois médiéval ou en chinois moderne. Il n'est donc pas possible, dans ce cas, de proposer une "hypothèse de dérivation interne", qu'elle soit synchronique ou diachronique. Il reste l'hypothèse concurrente de l'"emprunt externe". Une telle hypothèse peut être prise au sérieux quand on sait que les populations Yue ont été en contact permanent, au cours de leur histoire, avec des populations parlant des langues non-sinitiques, notamment Miao-Yao, Kam-Tai ou austro-asiatiques, et peut-être même des langues austronésiennes. "Si on laisse de côté la question austronésienne, il semble hautement probable que les peuples appelés “Yueh” ont parlé à des époques différentes des langues austro-asiatiques, des formes précoces des langues Miao/Yao et Tai-Kadai, et peut-être aussi d’autres familles de langues aujourd’hui disparues." (Meecham 1993).   Adverbes post-verbaux dans des langues non-sinitiques   Si on regarde attentivement la place des adverbes dans ces langues non-sinitiques avec lesquelles le cantonais a été en contact, deux familles de langues, les langues Kam-Tai et les langues Miao-Yao, où de nombreux adverbes sont post-verbaux, peuvent être choisies comme sources de l'emprunt. * Langues Kam-Tai (que certains considèrent comme une composante d'une famille plus grande appelée Tai-Kadai). Elles comprennent deux branches: Tai et Kam-Sui. Voyons quelques exemples de langues appartenant à ces deux branches. - Zhuang (langue Tai) (28) mwN31 pai24 ko:n 35 (Li 1990) [comparer avec (13)] tu aller d'abord Vas-y d'abord.(4) (29) haw 35 so:N 24 /an24 tem35 (Li 1990) [comparer avec (19)] donner deux CL encore Donne (m'en) encore deux (5). - Dai (une autre langue Tai) (30) xau1 ma2 Eu5 se5se5 (Yu 1980) il venir jouer souvent Il vient souvent jouer. - Sui (une langue Kam-Sui) (31) ta:p7 kon5 (Zhang 1980) sauter d'abord Saute d'abord. (32) ha:n3 o3 (Zhang 1980) rouge très Très rouge. (33) na2 pai:i1 sa:i3 ni4 diu1 ai5 (Zhang 1980) tu aller demander mère nous encore Demande encore à notre mère. Il existe aussi des exemples où deux adverbes synonymes sont présents, rendant la structure redondante : l'un est pré-verbal, vraisemblablement emprunté du chinois, tandis que l'autre est post-verbal : (34) na2 sjen3 fan2 ha:i1 man1 kon5 (Zhang 1980) tu d'abord dire à il d'abord Dis-lui d'abord. * Langues Miao-Yao - Miao (dialecte de Qiandong) (35) ken55 va44 (Wang 1985) pleurer abondamment Pleurer abondamment. (36) Co53 E44noN35 (Wang 1985) rouge tellement Tellement rouge. - Yao (langue Bunu) (37) cuN 3 nau2 i1 pF3 thiN1 au4 (Mao 1982) je manger un bol encore J'(en) mange encore un bol. (38) kau2 mu 4 te2 (Mao 1982) tu aller d'abord Vas-y d'abord. - Yao (langue Lajia) (39) lak8 pai1 ba:N1 tsi1 taN 2 &Mac184;a3 (Mao 1982) il aller d'abord je venir ensuite Il ira d'abord et je viendrai ensuite.   Conclusion   Ces rapprochements entre le cantonais et les langues Kam-Tai et Miao-Yao (6) suggèrent en fait deux hypothèses concurrentes : (i) les langues Kam-Tai et Miao-Yao auraient emprunté leurs adverbes post-verbaux au cantonais ; (ii) le cantonais aurait emprunté les adverbes post-verbaux aux langues Kam-Tai ou Miao-Yao. En l'absence de documents historiques qui pourraient permettre de préciser la date de l'emprunt, il est évidemment difficile de choisir une hypothèse plutôt que l'autre. Si la première hypothèse (i) était la bonne, cependant, l'origine des adverbes post-verbaux du cantonais resterait inexpliquée, étant entendu qu'une "hypothèse de dérivation interne" n'est absolument pas motivée empiriquement, que ce soit en synchronie ou en diachronie. Dans le cas de la deuxième hypothèse (ii), le doute subiste, puisqu'il n'est pas possible, actuellement, de savoir si des adverbes post-verbaux sont attestés dans des états antérieurs de langues Kam-Tai ou Miao-Yao. La seconde hypothèse (ii) me paraît, dans ces conditions, préférable. On peut aussi, bien sûr, aller encore plus loin et supposer que le cantonais et le Kam-Tai et/ou le Miao-Yao sont apparentés génétiquement, auquel cas la thèse même de l'"emprunt externe" serait caduque. Mais une telle proposition, qui implique de fait que le cantonais soit dissocié du chinois et de la famille des langues sino-tibétaines, mériterait assurément d'être corroborée par des analyses similaires portant sur d'autres constructions syntaxiques.