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L’évacuation des sites funéraires villageois

by  Béatrice David /
Les profondes mutations que connaissent les campagnes des régions côtières de la Chine du Sud-Est sous l’effet des réformes économiques introduites au début des années 80 se lisent à travers les transformations du paysage. La rapide disparition des espaces agricoles au profit de sites industriels est une des conséquences les plus visibles du phénomène d’urbanisation qui touche les campagnes des centres économiques actuels de la Chine. Ce processus d’urbanisation a un aspect inattendu : l’évacuation des espaces funéraires dont disposaient traditionnellement les villages. On verra, à partir de l’exemple d’une communauté villageoise de Zhuhai (1), dans le Guangdong, que la réaction paysanne vise à défendre une identité menacée par une politique gouvernementale tendant en effet à priver le groupe local d’espaces d’une valeur symbolique prépondérante comme lieu d’identification et d’enracinement du groupe de vivants qui se définit par rapport à ses morts. Les espaces différenciés du territoire villageois et leurs usages Une définition du village en termes de territorialité s’impose au préalable : il existe en fait deux réalités territoriales ne se recouvrant pas ; l’une administrative (le territoire dont dispose officiellement le village en tant qu’unité administrative autonome), l’autre traditionnelle (le territoire que parcourent les pratiques du groupe local). Le territoire dont dispose le village comme unité administrative se compose d’espaces à fonctions différenciées dont le nombre et la nature varient selon les contextes économiques locaux. Jusqu’à l’expropriation des terres agricoles en 1994, le territoire de Shashui (2) comprenait de manière restrictive deux espaces : d’une part l’aire d’habitation compacte où se resserrent les habitations familiales, et d’autre part, les espaces agricoles attenants qui la prolongent. La délimitation du territoire dont dispose chaque village en tant que groupe local autonome responsable de la gestion de ses espaces productifs fut l’une des premières mesures entreprises par les autorités locales lors de la décollectivisation agricole à la fin des années 70. Le village de Shashui disposait jusqu’à 1994 de près de 250 mu de terres agricoles, rizicoles et maraîchères, soit près de 17 hectares, répartis entre une trentaine de foyers. Ces terres attenantes ne font désormais plus partie du territoire dont dispose le village. Conséquence immédiate de l’intensification du processus d’industrialisation amorcé au début des années 90, les villages localisés à l’intérieur de la Zone économique spéciale de Zhuhai ont été spoliés en 1994 de la totalité de leurs espaces agricoles. Les indemnités versées par la municipalité aux villageois destitués de leurs parcelles, d’un montant variant selon la nature des terres (2800 yuans par mu de rizière irriguée) ne sauraient compenser la perte de son terroir agricole qui l’ampute d’un espace dont le contrôle lui échappe désormais entièrement. Avec le droit d’usage exclusif sur les terres du village, la municipalité s’est appropriée le droit de louer ou de vendre des espaces promis à des usages non-agricoles lucratifs. Suite à l’expropriation des terres agricoles en 1994, le territoire sur lequel le village possède un droit d’usage en principe inaliénable s’est donc considérablement réduit, se limitant désormais à l’aire d’habitation actuelle, agrandie d’une aire d’extension prise sur les champs agricoles. A cette réalité administrative qui réduit le village à une aire d’habitation s’oppose une autre représentation du territoire, que font découvrir l’observation des pratiques et le discours villageois sur l’unité d’appartenance territoriale, que ses membres désignent comme “notre village”. Le territoire parcouru par les pratiques du groupe local se révèle en effet riche d’espaces que n’indique pas le cadastre. Il s’agit des espaces non cultivés qui prolongent le terroir agricole. Collines boisées et terrains de sable recouverts d’une végétation sauvage éparse ceinturent côté terre et côté rive le paysage humanisé des plaines côtières et riveraines, délimitant un univers quasi-sauvage à la périphérie du monde habité par les hommes et leurs animaux domestiques. Sur ces espaces non cultivés prolongeant son terroir agricole, le groupe local considère qu’il possède des droits territoriaux lui en garantissant le contrôle et l’usage exclusifs. Le mode d’acquisition initial de ces droits d’usage territoriaux, ainsi que les fondements qui les légitiment, ne sont pas toujours clairement définis. Ils le sont d’autant moins que les droits territoriaux réactivés à la faveur de la décollectivisation et de la libéralisation économique ne renvoient pas nécessairement à des prérogatives acquises de longue date, à la différence, par exemple, des droits transmis par les fondateurs des groupes de descendance patrilinéaire du village à leurs descendants. La revendication territoriale est généralement exprimée dans le langage courant par l’emploi du verbe shuyu, qui traduit l’idée d’appartenance. “La colline de la Licorne nous appartient, mais celle du puits du dragon appartient au [village voisin de] Nanshan” : c’est en ces termes qu’à l’observateur extérieur est exposée cette réalité territoriale interne que ne révèle pas le cadastre, l’ensemble de ces espaces relevant soit du bourg (zhen), soit de celui de la municipalité (shi). La reconnaissance de ces droits d’usage territoriaux propres joue un rôle important dans l’exercice quotidien des relations entre groupes locaux voisins, leur violation pouvant amener l’ouverture d’hostilités (3). Par exemple, en 1987, le village de Shashui a invoqué son droit d’usage exclusif sur une colline considérée comme partie intégrante de son territoire pour mettre un terme aux travaux de nivellement d’un de ses flancs par une famille d’un village voisin. Il est à noter que le flanc en partie nivelé de la colline au centre des revendications territoriales de Shashui accueillait déjà une habitation familiale. Ses occupants souhaitaient étendre leur espace familial privé en y adjoignant une nouvelle habitation pour le fils aîné. La famille ignorait alors — c’est du moins ce qu’elle affirme — qu’elle franchissait, ce faisant, les limites territoriales de son village et se rendait ainsi coupable d’un acte de violation des droits territoriaux de Shashui. Comment d’ailleurs expliquer la présence de leur habitation sur une colline sur laquelle Shashui affirme posséder un usage exclusif? Cette habitation construite au début des années 70 le fut à une époque où le village, alors organisé en une “équipe de production” au sein de la structure collective des “communes populaires”, ne pouvait plus exercer son contrôle sur des espaces considérés comme lui appartenant. La décollectivisation, à la fin des années 70, a marqué, avec la résurgence du village comme groupe territorial disposant d’une certaine autonomie, la réactivation de revendications territoriales qui avaient en partie perdu leur raison d’être et surtout ne pouvaient guère s’exprimer dans le cadre politique de la période collectiviste (4). Le fulgurant développement économique du delta de la Rivière des Perles est un important facteur de résurgence des revendications territoriales. L’affaiblissement du contrôle politique exercé par le pouvoir central à l’échelon local facilita, de surcroît, l’appropriation par les villages d’espaces parfois ignorés autrefois. Leur nouvelle potentialité économique a projeté des terrains naguère considérés comme sans valeur (dans le cadre de l’ économie agricole traditionnelle) au coeur de revendications territoriales. Leur location ou leur cession comme site d’implantation d’ateliers, entre autres utilisations, procure une source de revenus non négligeables qui contribuent aux investissements et aux dépenses du village. Par exemple, en 1986, le village de Shashui a loué à un investisseur de Hong Kong originaire de la région une dizaine de mu de terres sablonneuses, moyennant un loyer mensuel de sept yuans par mu, soit une somme de 740 yuans versée annuellement dans la caisse du village. Cette stratégie économique de rentabilisation des espaces incultes appropriés par le village ne saurait cependant s’exercer sur les espaces réservés aux morts. L’usage funéraire des espaces non-agricoles Sa localisation en dehors de l’aire d’habitation compacte occupée par les maisons du village d’une part, et de l’espace cultivé attenant d’autre part, est une des caractéristiques fondamentales de l’espace funéraire. Les collines boisées, dont dépendent toujours d’ailleurs de nombreuses familles villageoises pour l’alimentation quotidienne du foyer de la cuisine, constituent l’espace funéraire par excellence. La terminologie révèle la verticalité du site funéraire : l’expression “rendre un culte à la montagne” (baishan), est ainsi la plus fréquente pour désigner les rituels d’offrande qui, deux fois l’an au printemps et en automne, à l’occasion des fêtes calendaires du qingming et du chongyang, rassemblent les groupes familiaux devant les tombes. Cette verticalité se retrouve symboliquement dans la désignation comme “colline de sable” (shagang) du second type d’espace utilisé comme site d’inhumation, à savoir les terres sablonneuses incultes de l’estuaire. Dans ce village où la pratique, répandue dans toute la Chine du Sud, des doubles funérailles est de rigueur, ce type de terre sablonneuse sert de site d’inhumation provisoire, le mort ne rejoignant son site funéraire définitif — sur les collines — qu’au terme d’une période d’isolement dont la durée coïncide généralement avec celle de la décomposition du cadavre, entre trois et dix ans. Au terme de cette phase de désagrégation, au cours de laquelle le mort pert graduellement la partie putrescible de son corps, considérée comme néfaste, le cercueil est exhumé. Les ossements sont ensuite nettoyés, puis le squelette est reconstitué en position accroupie dans une grande urne en céramique. Il est important de préciser que seuls les défunts admis au rang d’ancêtres reçoivent ce traitement funéraire, qui les consacre dans une dignité statutaire à laquelle ne peuvent prétendre, entre autres catégories de défunts, les enfants morts en bas âge. L’isolement que subit le défunt durant la phase de décomposition s’achève avec l’installation de son urne funéraire dans une tombe familiale, généralement localisée sur les collines. En règle générale, à ce stade de la phase de réinstallation, les urnes réunies dans le même espace funéraire familial ne sont pas enterrées; elles sont soit posées sur le sol, débroussaillé pour constituer une aire rituelle en forme de demi-cercle, soit en partie enfouies. Au terme d’une période dont la durée est indéfinie, une structure en briques ou en pierres est érigée sur le site et les urnes sont inhumées. L’érection d’une tombe définitive — construite en un matériau solide, expression d’une permanence — n’est pas généralisée. La grande majorité des morts ne connaît pas cette forme d’immortalité que procure une structure matérielle définitive devant laquelle se réunit périodiquement le groupe familial pour la célébration des rituels d’offrande. Shashui dispose de deux collines funéraires sur lesquelles le village détient un droit d’usage exclusif. L’utilisation de ces collines est, avec le droit d’implantation d’une maison dans le village, l’une des prérogatives que confère l’appartenance au groupe local, qui en revendique le droit d’usage exclusif. L’affiliation au groupe local ne repose pas uniquement sur des critères administratifs, tels celui de la résidence qu’indique le “permis de résidence” (hukou) délivré à chaque foyer. En fait, la grande majorité des personnes se réclamant de cette appartenance locale ne résident pas en permanence dans un village qui, comme tant d’autres en cette région côtière, est un foyer de migrations, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur du territoire national. L’appartenance à l’un des groupes de descendance patrilinéaire que regroupe le village fonde l’affiliation au groupe local donnant accès aux prérogatives territoriales qu’il détient. Le champ de parenté — exclusivement composé d’agnats et d’épouses d’agnats dans le contexte de cette société où l’idéologie patrilinéaire demeure dominante — auquel correspond chaque tombe familiale est variable, aucune règle ne déterminant sa profondeur généalogique, d’une moyenne de deux à trois générations. Il s’agit dans la plupart des cas de parents proches dont le culte regroupe, lors des rituels d’offrande, un petit cercle familial de quelques groupes domestiques. La conservation de la mémoire et des restes matériels d’ancêtres lointains, à la différence du culte des tombes de parents proches, dépend de l’existence d’un groupe suprafamilial d’une plus grande profondeur généalogique, comme le lignage. Contre les “superstitions féodales” : l’actualité de la “réforme des pratiques funéraires” Des collines funéraires du village a aujourd’hui disparu toute présence ancestrale. Un avis municipal adopté le 2 janvier 1991, l’“Avis sur l’élimination radicale des funérailles sauvages dans la Zone spéciale de Zhuhai” (Guanyu chedi qingli tequ fanwei luan zang luan mai fenmu de bugao) (5) ordonne l’évacuation des sites funéraires villageois avant le 30 juin. L’article deux de cet avis municipal déclare, en outre, obligatoire l’incinération et illégale l’inhumation en dehors des sites funéraires officiels. Autant de nouvelles prescriptions funéraires qui ont pour raison d’être officielle l’application d’une “réforme funéraire” qui avait jusqu’à présent essentiellement touché les villes. La politique actuelle du pouvoir vis-à-vis des pratiques funéraires ne présente aucun signe d’affaiblissement par rapport à la politique de réforme engagée à la fin des années 50 dans le but de modifier de manière radicale des pratiques tenues pour l’expression de “superstitions féodales” (6). Le discours officiel actuel a recours à la même terminologie pour condamner des pratiques traditionnelles dont la continuité dans le présent est tout aussi menacée qu’elle le fut dans le contexte des campagnes contre les “superstitions” qui se sont succédé depuis les années 50. La même volonté de remplacer des pratiques funéraires relevant de la catégorie des “coutumes mauvaises” (lousu), par un “mode funéraire et des rites de deuil appropriés au système socialiste” (7) inspire la politique actuelle. La nouvelle norme funéraire prescrit l’incinération, une cérémonie de commémoration séculière devant satisfaire au souci de simplification et de sécularisation que réclame l’idéologie commmuniste (8). La réforme funéraire initiée dès la fin des années 50 a touché distinctement les villes et les campagnes. Ainsi, l’incinération imposée aux résidents des villes continua à être largement ignorée dans les campagnes. La politique de distinction entre la ville et la campagne, en introduisant une fracture entre des espaces sociaux caractérisés, dans la Chine d’avant 1949, par leur remarquable homogénéité culturelle, particulièrement dans le domaine des rituels (9) a favorisé l’émergence de niveaux de culture, réels et imaginaires, qui tendent à être pensés dans un rapport d’antinomie, l’urbain s’opposant au rural comme le nouveau à l’ancien, la modernité à la tradition. Contre les “funérailles sauvages” : la réglementation de l’espace des morts L’évacuation des sites funéraires villageois ordonnée par l’avis municipal de janvier 1991 marque la volonté des autorités locales d’appliquer à l’échelle de Zhuhai une stricte politique de réglementation de l’espace occupé par les morts en interdisant l’inhumation en dehors des sites funéraires légaux, cimetières ou colombariums. L’utilisation du terme “funérailles sauvages”, luan zang, pour caractériser les pratiques interdites par la nouvelle législation élargit de manière considérable le champ de ce qui relève traditionnellement du “sauvage” ou du “désordre”, luan, dans le domaine des funérailles. Dans le langage courant, l’expression luan zang se rapporte en effet à des pratiques funéraires particulières qui, en raison même de leur spécificité, ne sauraient d’aucune manière être confondues avec celles que vise la campagne gouvernementale contre “les funérailles sauvages”. Les pratiques que désigne de manière traditionnelle l’expression “funérailles sauvages” recouvrent l’abandon rituel des morts à qui sont refusés les soins leur étant ordinairement dus. Dans la catégorie des “funérailles sauvages” rentre ainsi le traitement funéraire qui s’appliquait de manière traditionnelle aux enfants morts en bas âge. Jusqu’à une époque récente, que nos informateurs villageois situent dans les années 60, de telles funérailles étaient traditionnellement perpétuées ainsi : le cadavre du nourrisson ou du jeune enfant, enveloppé dans une natte, était déposé dans un endroit sauvage, sans sépulture, abandonné aux bêtes sauvages. Les forêts qui recouvrent la chaîne de montagnes à l’arrière du village et les marécages constituaient les sites de dépôt par excellence. Cette pratique traditionnelle du dépôt et d’abandon des cadavres des enfants, condamnée par les cadres communistes au nom de principes hygiénistes, fut remplacée par une simple inhumation, sans cercueil. Cette simple inhumation ne remet pas en question le principe d’abandon rituel des enfants morts, qui trouve sa justification dans l’idée de la mort prématurée d’un enfant comme signe de sa non-appartenance à la patrilignée. Les groupes familiaux, quelle que soit leur extension, ne conservent pas les personnes considérées comme étrangères. Ne sont préservés ni leurs restes matériels, abandonnés à la nature dans le cas des enfants, ni la composante symbolique, l’âme du mort, censée survivre à la mort biologique. Les conduites funéraires envers les défunts qui ne sont pas destinés à rester dans une lignée pour en devenir les ancêtres n’en font que mieux ressortir le principe de conservation qui, à l’inverse, fonde les pratiques funéraires réservées aux défunts admis au rang d’ancêtres. L’ensemble des pratiques rituelles s’adressant aux ancêtres a pour souci la préservation, d’une part, de leurs restes, fonction qu’assurent les pratiques funéraires, et d’autre part de la composante symbolique, l’âme, dont le traitement rituel sous forme d’offrande s’effectue à l’intérieur de l’espace bâti du village, devant des objets à fonction de “siège d’esprit” (shen wei). La qualification comme “sauvages” des pratiques funéraires interdites par l’avis municipal ne s’applique pas à la pratique d’abandon des morts qui, pour une raison rituelle ou autre, ne bénéficient pas des soins mortuaires ordinaires, mais à l’occupation d’espaces considérés comme impropres à l’usage funéraire. Les autorités dénient à ces espaces non-agricoles la fonction rituelle qui leur était traditionnellement dévolue. L’assimilation des pratiques perpétuées dans les villages à des “funérailles sauvages” est, à cet égard, typique de la représentation négative des campagnes comme lieu de survivance de “superstitions féodales”, qui domine dans le discours des élites chinoises, politiques et intellectuelles. L’espace réservé aux morts, en vertu des dispositions fixées par la loi en vigueur à Zhuhai, est désormais réduit à des sites funéraires légaux où le mode de conservation le plus courant est celui de cendres. L’inhumation dans les sites désignés comme “cimetières” (gongmu) ne dispense pas en effet de l’obligation d’incinération, que stipule l’article 2 de l’avis municipal mentionné ci-dessus. Au demeurant, ces cimetières, en nombre insuffisant pour satisfaire aux besoins locaux, s’adressent essentiellement aux résidents de Hong Kong et de Macao, surtout de Hong Kong où le manque de site d’inhumation est le plus critique. La conservation d’urnes cinéraires dans des colombariums est aujourd’hui le mode funéraire le plus répandu dans la campagne urbanisée de Zhuhai. Un mode funéraire approprié au système socialiste Pour justifier l’adoption d’un mode funéraire que condamnent les représentations et qu’ignorent les pratiques populaires, le discours officiel met en avant des raisons idéologiques et pratiques. Ce traitement du cadavre (10) est conçu comme un moyen d’éradiquer les “mauvaises coutumes féodales” (fengjian de binzang lousu) qui sont attachées à la pratique de l’inhumation traditionnelle. Parmi ces “mauvaises coutumes”, citons celle relative au choix d’un site d’inhumation doté d’un “bon fengshui”, d’une valeur géomantique susceptible d’attirer la chance sur les descendants vivants des occupants de la tombe. La notion cardinale de “repos par l’inhumation” (rutu wei an), qui sert à justifier l’inhumation dans le discours populaire, est critiquée comme l’expression d’une “pensée ancienne” associée aux “pouvoirs féodaux” de l’Empire (11). La propagande en faveur de l’incinération se trouve en outre des justifications : elle répand une théorie qui infirme la thèse généralement acceptée de son origine bouddhiste tardive (12). On va ainsi chercher dans l’archéologie la preuve que la Chine antique, bien avant l’introduction de cette religion originaire du nord de l’Inde, pratiquait déjà ce mode funéraire. Aux lecteurs d’un quotidien de la presse régionale, un court article développant les arguments de propagande habituels présente ainsi l’incinération comme une pratique indigène, littéralement une “production locale”, tuchan, attestée dans une région de la Chine des Royaumes Combattants, soit deux ou trois siècles avant l’introduction du bouddhisme en Chine sous les Han Orientaux (25 av. notre ère — 220 de notre ère) (13). Le discours contre l’inhumation insiste également sur le caractère obligatoire de la pratique depuis la dynastie mongole des Yuan. La dévalorisation se fait ici par le biais d’une étroite association aux “pouvoirs féodaux” qui interdisaient l’incinération comme acte d’impiété filiale (14). A ces raisons d’ordre idéologique en faveur de l’incinération s’ajoute un éventail de contraintes d’ordre matériel, parmi lesquelles la nécessité de réduire l’espace occupé par les morts. Les morts sont conçus comme une matière encombrante dont l’inhumation nuit à la société des vivants en la privant, outre du bois employé pour les cercueils, d’espace de vie. Entre les morts et les vivants, le rapport est présenté comme conflictuel, chaque groupe “se disputant l’occupation des espaces agraires et forestiers” (siren yu huoren zhengduo tudi senlin) (15). Les statistiques sont invoquées pour donner une image concrète du danger que représente l’inhumation des nombreux individus à rejoindre annuellement le royaume des morts en Chine. L’inhumation des quelque 450 000 personnes sur les 600 000 décès relevés pour l’ensemble de la Chine en 1987 aurait ainsi abouti à l’occupation de plus de 13 000 mu de terres agricoles et forestières (16). Les efforts pour généraliser l’incinération dans les campagnes sont longtemps restés vains. Aucune contrainte matérielle n’y obligeait tant que le village disposait de sites d’inhumation à la périphérie de son terroir agricole. Aussi, en spoliant les villages de l’usage de leurs sites funéraires traditionnels, les autorités locales garantissaient-elles le succès de leur politique de réforme. Faute d’espace pour se perpétuer, la tradition n’est plus ce qu’elle était dans ces villages privés de leurs sites funéraires. La réaction villlageoise aux nouvelles prescriptions funéraires La réaction initiale des villageois à l’ordre d’évacuation des sites funéraires fut, nous dit-on, l’opposition spontanée à une mesure impopulaire ressentie comme injuste. Mais la menace de destruction des tombes non évacuées à la date officielle semble avoir engendré une certaine résignation. Dans ce village foyer d’une vieille émigration vers le continent américain, la difficulté de contacter la parenté à l’étranger permit toutefois de justifier l’extrême lenteur de l’opération d’évacuation. Il était en effet exclu de déplacer les ossements des défunts sans descendance directe au village sans en informer au préalable leurs descendants directs à l’étranger. Aussi le cadre du village confia-t-il aux villageois présents le soin de prévenir leurs parents à l’étranger et d’agir conformément à leur souhait. Les dépenses causées par l’évacuation des tombes furent à la charge des familles, à qui les autorités ne versèrent aucune indemnité. Le caractère obligatoire du déplacement des défunts justifia cependant l’exonération exceptionnelle des frais de transport et de crémation que réclament ordinairement les services funéraires. Les villageois affirment toutefois avoir été nombreux à décliner les services gratuits de l’équipe de fossoyeurs envoyée par les autorités du bourg (zhen) pour conduire les restes des défunts au nouveau crématorium construit dans sa périphérie. En fait, ces services gratuits ont été réservés au transport et à l’incinération de l’une des deux catégories de défunts qu’accueillent les sites funéraires villageois : les morts récents, qui n’ont pas encore achevé la période d’isolement au terme de laquelle le défunt dépouillé des parties putrescibles du corps accède au statut d’ancêtre. La vivacité des représentations attachées au cadavre, dont le contact est perçu comme une source de pollution dangereuse pour les vivants, explique pour une bonne part que l’exhumation des cercueils et leur transport jusqu’au crématorium soient confiés à des spécialistes assurant une fonction à laquelle demeurent attachés de nombreux stigmates (17). A l’inverse, la manipulation des ossements ancestraux ne requiert pas nécessairement l’intervention de spécialistes. Elle réclame cependant des précautions visant à éviter tout acte susceptible de provoquer une sanction ancestrale. Ainsi, au village, nul ne semble avoir pris le risque de confier les précieux ossements ancestraux à une main d’oeuvre qui risquerait, par négligence ou indifférence, de mélanger lors du transport et de la crémation les ossements des uns et des autres. La crainte de recueillir les cendres provenant d’ossements étrangers nous fut donnée comme une de raisons majeures de la décision de refuser l’intervention des fossoyeurs affectés par le bourg. Pour éviter toute confusion, le contenu des jarres funéraires fut incinéré sur place, dans des foyers de fortune (18). L’espace des morts: la continuité dans le changement Le nouveau site funéraire mis à la disposition des 36 villages du bourg est situé à sa périphérie. Il s’agit d’un colombarium dont la construction fut financée conjointement par le bourg et la municipalité. En vertu de l’interdit linguistique qui frappe ce qui se rapporte à la mort, ce colombarium, comme tout lieu à usage funéraire, est désigné de manière métaphorique : le “pavillon des ancêtres” (xianren ge). La localisation de ce site funéraire sur une colline bordant les champs, pour la plupart en friche, d’un village mitoyen au bourg retient d’emblée l’attention: l’espace des morts autorisé demeure ce lieu en dehors des espaces bâtis et nourriciers où se concentrent les vivants. L’implantation montagnarde du colombarium exprime également la vitalité du principe de localisation de l’espace des morts dans les parties sauvages de la nature. C’est également à la lumière de cette logique de séparation entre les espaces des morts et ceux des vivants qu’il faut comprendre les valeurs négatives qui sont attachées à la résidence des vivants dans le voisinage des morts. Ordinairement, seule la contrainte oblige les vivants à résider dans un tel voisinage. La continuité culturelle porte sur une autre dimension de ce nouveau site funéraire. Un panneau louant les multiples qualités du colombarium insiste ainsi sur les qualités géomantiques de ce site qui, est-il écrit, bénéficie d’un bon fengshui. La référence à la pratique qui préside de manière traditionnelle au choix du site funéraire définitif a de quoi surprendre puisqu’elle est qualifiée officiellement de “superstition féodale”, alors que le colombarium est présenté comme la contribution des autorités locales à la lutte contre de telles superstitions. Sans doute l’application de mesures impopulaires oblige-t-elle les autorités locales à plus de souplesse idéologique. Un autre écart, par rapport aux prescriptions officielles, est observé en ce site funéraire. Les rituels d’offrande aux morts y sont exécutés selon des modalités traditionnelles qui sont officiellement condamnées parce qu’elles expriment la croyance en la survie des morts sous la forme symbolique d’âmes vivant dans l’au-delà une existence modelée sur celles des vivants. L’offrande de nourritures réelles et de papiers représentant des objets matériels, comme les vêtements et l’argent qui assurent les besoins matériels des défunts dans l’au-delà, est non seulement tolérée, mais a été prévue par les architectes de l’édifice, qui ont équipé la cour intérieure de tables d’offrande et de fours en briques dans lesquels sont brûlées les offrandes en papier envoyées par oblation aux défunts. Seule rupture introduite dans la tradition rituelle, le règlement intérieur du “pavillon des ancêtres” interdit, pour des raisons de sécurité, de procéder à la séquence qui clôt normalement tout rituel d’offrande : il est interdit de faire éclater des pétards enveloppés de papier rouge au terme des rituels. Les gardiens du lieu semblent toutefois tolérer cette pratique. Pourtant, toutes ces concessions faites à la tradition — excellente localisation géomantique du colombarium, possibilité de pratiquer les rituels d’offrande selon les modalités habituelles — n’ont pas suffi à convaincre les villageois d’y installer les restes de leurs défunts. L’attachement des morts à leur village La réponse villageoise aux nouvelles presciptions funéraires n’est pas jusqu’à présent uniforme, dans la mesure où les solutions adoptées le sont toutes à titre provisoire. Toutes sont cependant l’expression du refus des membres du groupe local d’installer les restes de leurs défunts en dehors du village. Certaines familles, dit-on, se seraient dérobées à l’obligation d’incinération en transportant les urnes funéraires vers un lieu plus en retrait, “là-bas” dit-on de manière évasive en montrant les collines boisées à l’arrière du village, mais la plupart ont procédé à la crémation des restes de leurs défunts. Peu, en revanche, ont installé les nouvelles urnes cinéraires dans le colombarium du bourg, la plupart les ayant provisoirement entreposées à l’intérieur du village. Autrement dit, les restes des morts ont franchi cette aire bâtie qui leur est traditionnellement interdite en vertu du principe de séparation entre les espaces des vivants et ceux des morts. Les urnes cinéraires ne sont cependant pas conservées dans l’habitation familiale, généralement neuve, occupée par les vivants. Dans ce village, la plupart des familles possèdent une vieille maison familiale, et celle-ci a été investie d’une nouvelle fonction : lieu de dépôt des urnes cinéraires. Les villageois ont toutefois pris soin d’éviter de déposer les urnes dans la salle principale, qui accueille généralement l’autel des ancêtres, rendant ainsi tangible la distinction entre deux formes de représentation des défunts que distinguent les pratiques rituelles : d’une part, l’esprit du mort, à qui s’adressent les offrandes déposées devant l’autel de l’habitation familiale et, d’autre part, le mort, dont les restes matériels sont normalement localisés en dehors du village. Que l’évacuation des sites funéraires ait suscité une rupture avec le principe cardinal de localisation des restes des morts en dehors de l’aire d’habitation des vivants montre l’importance qui est attachée à la préservation des défunts à l’intérieur du territoire villageois. La conservation des urnes cinéraires dans les habitations du village n’est d’ailleurs qu’une solution temporaire, et c’est également à titre provisoire que certaines familles ont choisi d’installer les cendres de leurs défunts dans le colombarium du bourg. Le groupe local, à l’exemple de la majorité des autres villages de la circonscription du bourg, a en effet décidé de construire son propre colombarium. Les revenus du village serviront au financement d’un édifice dont l’implantation est prévue dans l’espace traditionnellement réservé aux morts: à l’arrière du village, au pied de l’une des deux collines funéraires évacuées. Les conduites locales sont l’expression d’un remarquable compromis entre tradition inchangée et changements imposés. L’acceptation de l’incinération et l’évacuation des collines funéraires s’accompagnent du refus d’installer les morts en dehors du village et de la réappropriation d’une section de la colline funéraire sur laquelle le village ne détient pas de droits territoriaux reconnus administrativement. De leur côté, les autorités du bourg et de la municipalité n’ont pas jusqu’à présent contrarié les projets villageois, allant ainsi dans le sens d’un consensus dont l’enjeu, pour les groupes locaux, est la conservation des restes de leurs morts dans leur territoire. Pourquoi garder ses morts? Les raisons qui sous-tendent la décision des groupes locaux de garder leurs morts dans le territoire villageois sont à chercher, entre autres, dans la fonction qu’assure le site funéraire comme lieu d’enracinement et d’identification. Qu’est-ce-que le groupe local entend préserver en conservant les restes de ses morts dans son territoire ? Avant de considérer les enjeux au niveau du groupe local, composé dans le cas de ce village de plusieurs groupes de descendance patrilinéaire non apparentés, il convient tout d’abord de se tourner vers les groupes familiaux qu’il rassemble. Que signifie pour les familles la conservation de leurs morts dans le territoire villageois ? Il faut invoquer en premier lieu la fonction du lieu de préservation des restes ancestraux comme symbole matériel de la continuité de la lignée patrilinéaire qui se définit par rapport à ses morts. En gardant ses morts au village, le groupe de vivants continue d’y inscrire sa durabilité. Par ailleurs, la localisation des morts au village instaure entre les vivants et leurs morts une continuité territoriale garantissant aux vivants leur enracinement dans le territoire où sont fixés les restes de leurs défunts. Par les morts, par le lieu de préservation de leur restes, les vivants assurent leur ancrage dans le territoire d’identification où s’enfoncent leurs racines ancestrales. Le phénomène de migration renforce ce souci d’enracinement par les morts dans le territoire d’affiliation territoriale que demeure le village pour les nombreux émigrés et leurs descendants. Espace de résidence pour la minorité qui y habite en permanence, le village est, pour les plus nombreux membres du groupe local à résider à l’extérieur, le lieu qu’ils sont susceptibles de rejoindre à ce stade final de la vie où l’individu accède graduellement au statut d’ancêtre que consacrera son décès. Sur la face intérieure du portique neuf gardant le seuil principal du village se détachent, calligraphiés en rouge, les vers célèbres suivants : “l’oiseau au terme de sa vie prend le chemin du retour ; la feuille qui tombe rejoint les racines”. A l’éclatement spatial des vivants produit par les successives vagues de migration, surtout vers Hong Kong dans les années 50, puis vers Macao à la fin des années 70, répond le regroupement des morts dans le territoire d’origine. Dans la préservation des morts au village, le groupe local trouve également le moyen d’exprimer une identité menacée par les forces déstructurantes de l’urbanisation en cours. Le phénomène d’extension des bourgs, qui caractérise le processus d’urbanisation dans le delta de la Rivière des Perles, menace en effet l’existence des villages comme groupes autonomes, comme c’est le cas, semble-t-il, de ceux situés à la périphérie de centres urbains, tels Canton (19). Les villages, en construisant leur propre colombarium, affirment leur existence comme groupes territoriaux autonomes soucieux de préserver leur identité.