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Dossier spécial électionsPékin : des dirigeants en quête de légitimité

by  Jacques Seurre /

Les dirigeants chinois ont-ils commis, en déclenchant en mars des manoeuvres militaires près de Taiwan à la limite du blocus, une grosse erreur d’appréciation ? En apparence, tout le donne à penser. D’abord Pékin ne s’attendait visiblement pas à une réaction américaine d’une telle ampleur, comme le montrent les déclarations apaisantes des généraux chinois après l’envoi par Washington de deux porte-avions à proximité de Taiwan, qui ont mis un bémol aux rodomontades de l’armée. Ensuite Lee Teng-hui, que les organes de propagande traînaient dans la boue depuis des mois (“traître à la race chinoise”, “à jeter dans les poubelles de l’Histoire”, etc.), non seulement n’est pas affaibli mais sort renforcé de la crise. L’économie a certes souffert (voir l’article de Jean-Pierre Cabestan), mais elle n’a pas été déstabilisée. La vision, donnée par le Renmin ribao, d’une société et d’une économie taiwanaises aux abois reflète les désirs de Pékin, non la réalité. Plus grave : si l’on applique aux présidentielles taiwanaises la grille de lecture de Pékin, l’île compte à présent, officiellement, quelque 75% d’électeurs indépendantistes : 21% d’indépendantistes avoués (les électeurs du Parti démocrate progressiste), et 54% d’indépendantistes déguisés (les partisans de Lee Teng-hui). A ce compte, c’est bien la population taiwanaise, et non plus tel ou tel parti politique accusé de la manipuler, qui risque d’être désormais considérée comme “une force hostile”. C’est ce que semble indiquer, entre autres, un article du Renmin ribao paru le jour de l’élection présidentielle, et qui sonne comme une menace à peine voilée : “Les compatriotes de Taiwan ont bien compris la vraie nature du sécessionisme de Lee Teng-hui; ils savent désormais que si on le laisse continuer sur cette voie, cela ne pourra que pousser le peuple de Taiwan vers un abîme de catastrophes”.

Pourtant, les premiers commentaires du Renmin ribao après la victoire de Lee apparaissent plutôt conciliants : on insiste lourdement sur les revers du Parti démocrate progressiste, dont le score est inférieur, souligne-ton, à ceux combinés des deux candidats “pour l’unification”. Lee, dont le score n’est pas commenté, est qualifié sobrement de “candidat du Kuomintang”. C’est une façon de le traiter à nouveau comme un interlocuteur valable, dont on attend, vraisemblablement, qu’il fasse les premiers pas. Cet attentisme devrait durer au moins jusqu’à son intronisation officielle , le 20 mai. La presse chinoise a fait d’autre part l’éloge des manoeuvres de mars, mais en insistant sur le succès technique qu’elles représentent, et en taisant ce à quoi elles visaient.

Sur le plan diplomatique, la déclaration commune nippo-américaine sur les problèmes de sécurité régionale, à l’occasion de la visite de Bill Clinton au Japon à la mi-avril, peut être considérée comme une conséquence directe des manoeuvres de mars. Les pays de l’ASEAN (Association des nations d’Asie du Sud-Est) eux, n’ont pas bronché, mais l’envoi de deux porte-avions américains à proximité du détroit de Taiwan a suscité chez eux un “lâche soulagement”. La crise n’a pu que les conforter dans leur vision d’une Chine de plus en plus forte militairement et de plus en plus agressive dans la région. Le général Zhang Wannian, qui a entrepris à la mi-avril une tournée en Asie du Sud-Est, aura sans doute eu du mal à les persuader du contraire.

Enfin, la “diplomatie balistique” de la Chine a eu un effet désastreux — parce que durable — sur l’opinion américaine, et donc sur les relations sino-américaines à long terme. Mais il est à craindre que la direction du Parti communiste chinois “ayant Jiang Zemin pour centre” n’ait pas envisagé cet aspect de la question. D’une part elle n’est pas, par nature, particulièrement apte à comprendre la force de l’opinion publique dans une démocratie; d’autre part elle fait actuellement face à une telle crise de légitimité intérieure qu’elle a tout intérêt, pour se maintenir au pouvoir, à jouer les va-t-en guerre.

Un pouvoir fragile

Car la crise taiwanaise de mars 1996 s’explique largement par des considérations de politique intérieure. La “visite privée” de Lee Teng-hui aux Etats-Unis en juin dernier est venue à point nommé pour raviver le nationalisme chinois et donner à la direction du Parti une unanimité de façade, lui permettant d’ajourner les débats sur les problèmes fondamentaux du pays : la corruption des cadres, les disparités régionales, la réforme des entreprises d’Etat, problèmes qui tous mènent à cet autre, plus fondamental encore mais sans cesse esquivé depuis le massacre de la place Tian’anmen et la destitution de Zhao Ziyang en juin 1989 : la réforme du système politique chinois.

Les manoeuvres dans le détroit de Taiwan ont permis de mettre une sourdine à la contestation, naissante et timide, de l’Assemblée nationale populaire (ANP) et de reléguer au second plan son président, Qiao Shi, qui se pose de plus en plus en rival de Jiang Zemin. Cela fait deux ou trois ans déjà que l’ANP a cessé d’être une simple chambre d’enregistrement. Elle a imposé des amendements à certaines lois, a eu l’audace, l’an dernier, de ne pas voter à l’unanimité la nomination d’un vice-premier ministre. Or Jiang a réussi à transformer sa dernière session plénière en une pièce patriotique où les généraux ont occupé le devant de la scène et à escamoter tous les débats. Selon la revue de Hong Kong Dongxiang, Jiang serait intervenu en personne auprès des délégués de l’ANP pour leur interdire toute initiative et leur rappeler que leur premier devoir est l’obéissance au Parti (1).

La direction du Parti est tétanisée par l’attente de la mort du dernier dirigeant charismatique de la République populaire, Deng Xiaoping. La légitimité de Deng lui vient de son appartenance à la génération des fondateurs. Mais après lui, il faudra trouver autre chose. C’est sans doute à cela que pense déjà un Qiao Shi, quand il déclare, au cours d’une visite officielle en Russie début avril, que l’ANP représente “le pouvoir du peuple” et que le gouvernement “doit accepter le contrôle d’une assemblée” (2), tenant ainsi un discours en parfaite opposition avec celui de Jiang Zemin, où la prééminence de la direction du Parti, l’orthodoxie idéologique sont des leitmotifs.

Cette quête de légitimité explique sans doute pourquoi Jiang a été contraint de courtiser l’armée — ce dont sa position de président de la Commission militaire centrale devrait en principe le dispenser — au point de revenir sur sa propre politique taiwanaise telle qu’il l’avait définie dans les “huit points” en janvier 1995. Les Chinois, affirmait-il alors, ne sauraient combattre des Chinois, et le retour de Taiwan dans le giron de la mère patrie devait attendre celui de Macao, en 1999. Jiang a d’autant plus besoin du soutien des militaires qu’il a essuyé, en février dernier, un échec cuisant : la démission de son protégé, le général Ba Zhongtan, de la direction de la Police armée, appelée à jouer un rôle capital en cas de résurgence de troubles sociaux en Chine.

Le réveil du nationalisme a eu un effet immédiat : astreindre tous les dirigeants à l’unanimisme. Qui donc voudrait passer pour un “modéré” sur un sujet aussi brûlant ? Personne, et surtout pas Qiao Shi, qui affiche sur Taiwan une position au moins aussi dure que celle de Jiang.

Pékin contre le reste du monde?

Toutefois, imputer à la seule fragilité actuelle de la direction du PCC le durcissement de Pékin vis-à-vis de Taiwan serait une erreur simplificatrice. Une direction forte et sûre d’elle-même serait sans doute, elle aussi, encline à adopter une position dure, car les événements récents ont démontré une chose : dans la lutte d’influences que se livrent Taipei et Pékin, le temps joue désormais contre la Chine. Trop longtemps celle-ci a cru que son ouverture aux investissements taiwanais serait politiquement rentable, qu’elle pourrait faire efficacement pression sur les milieux d’affaires de l’île pour qu’ils poussent à la réunification. L’échec de cette politique de la patience est devenu patent avec l’avènement d’une véritable démocratie à Taiwan, qui rend la “province” de plus en plus incontrôlable. Taiwan apparaît en outre comme une base de subversion possible, à l’instar de Hong Kong mais infiniment plus dangereuse. Il faut rappeler à ce sujet que Lee Teng-hui n’a pas seulement été accusé de vouloir l’indépendance, mais aussi de subordonner la réunification à une “évolution pacifique” du continent, autrement dit de se joindre au grand complot des “forces étrangères hostiles” visant à renverser le régime communiste en Chine (3). Le moyen de récupérer une province dont les habitants auront pris l’exécrable habitude des élections libres et de la liberté de la presse ? On comprend que Pékin soit tenté de mettre fin, le plus vite possible, à cette expérience. Si Taiwan partait à la dérive, c’est le principe de la souveraineté chinoise sur le Tibet, sur le Xinjiang et sur la Mongolie — 40% du territoire de la République populaire — qui serait implicitement remis en cause.

Ce qui étonne, avec le recul, c’est que la Chine n’ait pas réagi plus tôt. Sans doute a-t-elle compris trop tard la mutation de son vieil ennemi historique, le Kuomintang, qui n’a plus grand-chose à voir avec le parti de Chiang Kai-shek. Sans doute aussi peut-elle se prémunir elle-même du virus démocratique en contrôlant l’opinion. De fait, rares — pour ne pas dire inexistantes — sont les personnes qui en Chine sympathisent avec Taiwan, même parmi les intellectuels, et cela est dû en partie à un remarquable travail de propagande, qui a su exploiter l’immense capital de frustration, de désir de revanche et de xénophobie légué par les humiliations de la pénétration étrangère en Chine à partir de la deuxième moitié du XIXème siècle. En menant campagne contre l’indépendantisme supposé de Lee Teng-hui, la propagande interne de Pékin a réussi à occulter l’intolérable : de l’autre côté du détroit, des Chinois élisent leur président au suffrage universel. Elle a pu aussi exploiter un de ses thèmes favoris : “La Chine contre le reste du monde”, ou “La Chine tient tête à la superpuissance américaine”, toujours assuré d’un réel succès populaire. De ce point de vue, les manoeuvres militaires de mars sont loin de constituer un revers pour Pékin. La ferveur nationaliste des Chinois et la thèse du “grand complot”, soutenue par le Parti, sont ici en parfait accord. Dans un discours de septembre 1995, Jiang Zemin le stigmatisait déjà comme étant celui des “forces hostiles internationales qui tentent d’occidentaliser la Chine de force” et rappelait que le Parti reste “entouré d’ennemis”.

Mais le nationalisme a sa logique propre, contraignante pour ceux-là mêmes qui l’entretiennent. L’opinion chinoise comprendrait mal qu’après les manoeuvres de mars la direction du Parti adopte une attitude de retrait. Tout dépendra donc de l’ampleur des concessions de Lee Teng-hui. Si Pékin les juge insuffisantes, on peut craindre que la politique d’intimidation reprenne. Reste à savoir sous quelle forme.