BOOK REVIEWS
Jasper Becker : Hungry Ghosts
Le lecteur du South China Morning Post attendait avec impatience le livre de Jasper Becker, sans doute lun des meilleurs correspondants en poste à Pékin. Les reportages de Becker venus des quatre coins de la Chine on rappellera notamment celui quil a consacré à Zhangjiagang, la ville modèle de Jiang Zemin à la propreté singapourienne, ses analyses incisives sur le récent mouvement contre la criminalité témoignent de sa profonde connaissance du pays. Cest pourquoi Hungry Ghosts, rédigé après plusieurs années de recherche à Londres et en République populaire, fait figure dévénement. Il faut sans aucun doute saluer cet ouvrage, le premier entièrement consacré à la famine qui a accompagné et suivi le Grand Bond. On regrettera cependant que la bibliographie ne mentionne pas les titres des ouvrages en chinois.
Dans une première partie, Jasper Becker remet cette famine en perspective. Dans le chapitre intitulé Chine, terre de famine, il rappelle que tout au long de lhistoire, ce pays a connu de nombreux épisodes de disette, allant jusquà développer une culture de la famine. Les plus sérieuses ont eu lieu au XIXème siècle, et Becker cite de nombreux témoignages de missionnaires et de voyageurs étrangers qui racontent la misère, le cannibalisme, le vagabondage provoqués par ces tragédies. A lépoque, les observateurs estimaient quétant donné la variété des climats et des sols, il était inimaginable quune famine touche la totalité du pays. La plupart blâment larriération des communications, le désordre politique qui entravent la distribution des secours. Les victimes ont donc été au moins autant victimes de lenclavement que des mauvaises récoltes.
Ce nest pas le cas de la famine du Grand Bond : celle-ci a frappé le pays entier, alors que les communications étaient bien meilleures quau XIXème siècle, et que, pour la première fois depuis cent ans, la Chine était en paix avec ses voisins et dirigée par un gouvernement efficace. Il faut donc chercher des précédents ailleurs pour expliquer cette tragédie.
Jasper Becker rappelle les grandes lignes de la famine soviétique de 1932, qui a suivi la collectivisation forcée. Tandis que le sens commun de lhistoriographie veut que Staline ait été lennemi des paysans tandis que Mao les comprenait, Becker sélève contre cette thèse. Mao, convaincu comme Staline que lindustrialisation ne pouvait être financée que par les surplus agricoles, a causé au moins autant de dommages aux paysans chinois que le petit père des peuples à leurs homologues soviétiques.
La famine du Grand bond est donc plus semblable à celle qui a suivi la collectivisation soviétique quà celles de la fin du XIXème siècle. Elle apparaît comme une conséquence de linstallation du régime. Chacun connaît les excès provoqués par les équipes ouvrières soviétiques lors de la réquisition des grains pendant le communisme de guerre. Mais on connaît moins lhistoire des équipes anti-dissimulation qui allaient chercher les céréales prétendûment dissimulées par les paysans dans les villages chinois. Les similitudes vont plus loin : ainsi, Becker révèle que les huit points sur lagriculture établis par Mao en 1958 visaient en fait à appliquer les théories de Lysenko à toute lagriculture chinoise (planter serré, labourer profond, etc.). On apprend aussi quavec le Grand bond en avant les Chinois ont eux aussi fait avancer la science prolétarienne en croisant les espèces les plus étonnantes. Becker cite notamment le croisement entre le coton et la tomate qui permettait dobtenir du coton rouge (p.70)! Les ressemblances vont même plus loin. On sait quau début du Grand bond en avant, comme le communisme devait être instauré très rapidement, les paysans festoyaient à tous les repas au risque de souffrir dindigestions. Becker cite un texte de Cholokhov qui décrit des scènes de banquets quotidien au moment de la collectivisation : Ils mangeaient jusquà nen plus pouvoir... Jeunes et vieux souffraient de maux destomac (cité p. 81).
Après avoir replacé la famine du Grand Bond dans son contexte historique et systémique, lauteur passe à la description des faits. Il sinspire des documents internes du Parti auxquels il a eu accès, et sur des témoignages recueillis au cours de ses nombreux reportages en province.
Il remarque que plus les dirigeants provinciaux étaient gauchistes, ou maoïstes, plus la famine a été terrible.
Il aborde la manière dont sest déroulée la famine dans les deux provinces les plus touchées, le Henan et lAnhui en sappuyant sur des documents concernant la préfecture de Xinyang et le district de Fengyang Il rappelle que les secrétaires de ces deux provinces, deux anciens paysans compagnons de Mao depuis Yanan Zeng Xisheng, secrétaire de lAnhui, avait été son garde du corps pendant la Longue marche, et Wu Zhifu, secrétaire du Henan, ancien élève de Mao à Canton, sétait distingué par ses excès pendant la Réforme agraire ont été les plus militants dans lopposition à Peng Dehuai, qui avait dénoncé les excès du Grand bond dès 1959 au plénum de Lushan.
A travers létude du cas de la préfecture de Xinyang au Henan, Becker montre les sommets de folie atteints lors de ces trois années terribles. Pour ceux qui avaient encore quelques illusions sur légalitarisme communiste au moment du Grand bond, il rappelle quà la campagne, aux pires moments où les paysans, qui avaient donné tous leurs ustensiles de cuisine, étaient contraints de manger dans les réfectoires collectifs, les cadres disposaient de cantines séparées. Lu Xianwen, secrétaire du Parti de la préfecture de Xinyang, lune des plus touchées, commandait des repas de 24 plats lorsquil allait en visite dans les campagnes (p.104). Après le plénum de Lushan, ce secrétaire modèle déclare que la récolte a atteint 3,92 millions de tonnes, soit le double de la réalité. Ce qui signifie que les livraisons à lEtat ne laisseront pratiquement plus rien aux paysans. Dans le district de Guangshan qui dépend de la préfecture, les cadres déclarent une récolte de 239 280 tonnes et fixent les livraisons à lEtat à 75 000 tonnes, alors que la récolte réelle nest que de 88.392 tonnes. Lu Xianwen, voyant que les paysans rechignent à se délester de leurs grains, pour éviter une mort certaine, déclare alors : Il y a abondance de céréales, mais 90% des gens ont des problèmes idéologiques. La famine provoque la réapparition du cannibalisme sur une grande échelle: les familles échangent les enfants pour les manger (yizi er shi: : échanger les enfants pour se nourrir, expression chinoise ancienne).
Les Grands travaux mobilisent des dizaines de milliers de personnes et la mortalité y est terrible : dans le district de Gushi, au sud de la province, sur 60 000 personnes mobilisées pour construire un barrage, il y a eu 10 700 morts (p.116). Arrestations et tortures des saboteurs se multiplient. Si des paysans quittent leur village pour aller mendier, au Henan, ils sont considérés comme fuyards et envoyés en réforme par le travail. Ainsi, les cadres de Xinyang vont jusquà poster des gardes à la gare de la capitale provinciale, Zhengzhou, pour arrêter ceux qui oseraient partir. Et lorsque les autorités provinciales, inquiétées par les rumeurs de famine, envoient des secours, les cadres locaux les renvoient, affirmant que la récolte a été exceptionnelle. Si exceptionnelle quau début de 1961, le Centre envoie lArmée à Xinyang pour arrêter les dirigeants de la préfecture. 30 000 soldats sy installent pour six mois, distribuent des céréales, et soumettent les cadres à une enquête (p.126). 275 cadres, dont 50 cadres supérieurs seront arrêtés. Le secrétaire du Parti, Lu Xianwen sera condamné à mort, mais lexécution sera empêchée par Mao en personne. Le nombre de victimes pour la préfecture de Xinyang, peuplée de 8 millions dhabitants en 1958, varient entre 1 et 4 millions de morts. La famine de Xinyang a été présentée dans un document du Parti de 1961 comme un holocauste (p.113). Il faut dire que le Henan a particulièrement souffert. Daprès Chen Yizi, un conseiller de Zhao Ziyang chargé dune enquête nationale sur la famine en 1980 et réfugié en France en 1989, il y a eu huit millions de morts au Henan de 1959 à 1962. Et pendant que lon faisait bouillir des enfants pour se nourrir, les greniers de lEtat étaient pleins.
La situation est également très grave dans lAnhui, et le lecteur se lasse presque à lévocation des horreurs de la famine, des enfants que lon abandonne au bord de la route dans lespoir quune bonne âme les recueillera, ceux que lon échange pour se nourrir , les cadavres que lon dépèce. Cette situation dramatique renforce naturellement le pouvoir des cadres, dotés du pouvoir de vie et de mort sur leurs administrés, qui torturent, frappent, violent, emprisonnent. Pour le district de Fengyang, particulièrement touché, Jasper Becker donne des noms et des prénoms de victimes, des bourreaux, de lendroit, faible tentative pour rendre une individualité aux victimes et pour faire connaître le nom des assassins (p.145-146). 83 000 personnes sur une population totale de 335 000 pour le district sont mortes entre 1959 et 1961 (p.149) Daprès lannuaire statistique de lAnhui de 1989, la famine a fait 2,37 millions de victimes sur une population de 33 millions à lépoque, tandis que Chen Yizi évalue le chiffre à huit millions. Après avoir été lun des plus zélés supporters de la ligne de Mao Zedong au lendemain du plénum de Lushan, Zeng Xisheng, le secrétaire de la province, a complètement tourné casaque et a inauguré une politique de démantèlement effectif des communes populaires en 1961, avec le fameux zeren tian, (le champ à responsabilité) qui allait être étendu à tout le pays par Liu Shaoqi. Jasper Becker ne peut fournir dexplication à ce revirement. Il se contente alors dénoncer les faits : en 1962 Zeng est renvoyé, Liu voulant le punir de ses responsabilités dans la famine, et Mao de sa politique de décollectivisation. En 1967, accusé par les Gardes rouges davoir causé la mort de millions de personnes, il est battu à mort. Mais lors de ses funérailles, Mao fait léloge de ses réalisations (p.148).
La famine ravage le pays tout entier, mais là, lauteur rapporte des faits déjà connus. Au Gansu, on mange nimporte quoi, les tanneries sont attaquées et les paysans mangent le cuir. Une rumeur affirmant que la terre était nourrissante cause des milliers de morts dans la même province.
Les révoltes paysannes, pourtant caractéristiques de lhistoire chinoise, ont été extrêmement peu nombreuses, peut-être parce que les paysans ont dabord fait confiance au pouvoir, et que, lorsquils se sont rendu compte des effets de la politique, ils étaient trop affaiblis par la famine. Des attaques de trains de céréales se sont cependant produites. Mais lorsque les miliciens, eux-mêmes conscients de la gravité de la famine refusaient de tirer sur les émeutiers, leurs chefs étaient condamnés à mort. Ainsi, la répression a été très sévère pendant toute la période. La famine a également renforcé les privilèges des cadres, aboutissant à une sclérose encore plus grande du système. Si dans les villes, elle a été moins grave, la disette y a cependant été répandue.
Et tout au long de ce livre, lauteur rappelle quil sagit dune tragédie provoquée par des décisions politiques et non pas, comme le voulait la version officielle jusquà 1980, par des calamités naturelles dont les météorologues ont nié lexistence.
Personne ne sort indemne de la tragédie, pas même les dirigeants qui, pendant les années 80, deviendront les symboles de la libéralisation du régime. Ainsi, Hu Yaobang, à lépoque secrétaire général de la Ligue de la Jeunesse communiste, qui avait été envoyé par Mao au Hunan, a affirmé quil ny avait pas de famine et critiqué la politique de redistribution des terres inaugurée par Zeng Xisheng. Il sen est excusé en 1980 (p.237). Zhao Ziyang ne sen tire pas mieux, puisque, cadre de lagriculture au Guangdong à lépoque, il a été le premier à organiser des équipes antidissimulation qui forçaient les paysans à donner leurs dernières céréales au gouvernement. Cest ainsi quil a attiré lattention de Mao (p.86).
La tragédie du Grand bond en avant, qui a causé la mort de 30 à 40 millions de personnes, a pu être dissimulée au monde pendant vingt ans. Le recensement de 1964, qui levait un coin du voile sur les effets de cette famine, a été maintenu secret jusquà 1980. Staline avait, encore une fois, donné lexemple, puisque le recensement de 1937 avait été tenu secret et que le chef du Bureau des statistiques avait été fusillé. Mais quavec le développement des communications, la plus grande famine de lhistoire du monde (la plus importante était jusque là celle de 1876-79 qui avait causé de 9 à 13 millions de morts en Chine) ait pu être maintenue si longtemps secrète, que Mao Zedong, le responsable de ce quun document du Parti a nommé un holocauste, ait pu et continue à être considéré comme un grand homme dEtat en dit long sur notre ignorance de ce qui se passe vraiment en Chine. Comme le rapporte justement Jasper Becker, les paysans nécrivent pas. La Révolution culturelle, qui a pourtant fait un nombre infiniment moindre de victimes, est toujours considérée, aussi bien en Chine quà létranger, comme la plus grande catastrophe de lhistoire de la République populaire. Nulle part on ne trouve de monument aux victimes silencieuses de la plus grande famine de lhistoire. Le livre de Jasper Becker en constitue la première pierre.