BOOK REVIEWS

James Miles : The Legacy of Tian’anmen

by  Jacques Seurre /

Les livres que les correspondants de presse à Pékin écrivent, presque immanquablement, en fin de mission, relèvent d’un genre difficile. Les deux écueils en sont : trop d’anecdotes ou trop de généralités. Celui que vient de publier James Miles, correspondant de la BBC de 1988 à 1994, non seulement les évite, mais il réussit à constituer une sorte d’“état de la Chine” du milieu des années 1990, un véritable ouvrage de référence. C’est que l’auteur vit en empathie avec son sujet, et que sa connaissance du chinois lui a permis en outre d’avoir, comme sources directes d’information, des gens de l’appareil du Parti aussi bien que des dissidents persécutés et entrés dans la clandestinité. Il n’est donc pas dupe des apparences, et surtout pas de celle-ci : avec le temps, le souvenir du massacre de Tian’anmen s’estomperait pour faire place à une indifférence généralisée, encouragée par une croissance économique soutenue (on entendait dire la même chose en 1986 à Pékin : les étudiants étaient devenus des veaux, ne pensant qu’à l’argent. Quelques mois plus tard, leur contestation imprévue entraînait la chute du secrétaire général du PCC, Hu Yaobang). James Miles écrit : “Tian’anmen a été un tournant décisif dans l’Histoire de la Chine, qui a eu un impact énorme sur les politiques étrangère et intérieure du pays. C’est parce qu’il avait Tian’anmen à l’esprit, et aussi l’effondrement du communisme en Europe, que Deng Xiaoping a lancé sa campagne de réformes de 1992, qui devait engendrer une accélération spectaculaire de la croissance et déclencher une activité économique frénétique” (p. 14).

A partir du 4 juin 1989 en effet, Deng devient un dirigeant contesté, non seulement par les libéraux, mais par la faction conservatrice du PCC. Les dirigeants sont comme tétanisés. Toute idée de réforme politique a été enterrée avec la destitution de Zhao Ziyang, et les débats internes du PCC se limitent désormais à la question de savoir s’il faut ou non continuer les réformes économiques, et dans quelles limites. Deng, lui, reste persuadé d’avoir trouvé la panacée : un taux de croissance élevé, qui seul permettra d’éviter le chaos. Mais dès le début des années 90, les ultra-conservateurs avanceront l’argument suivant : les réformes finiront par engendrer une bourgeoisie chinoise, qui constituera, à plus ou moins longue échéance, une menace pour l’existence même du Parti. Le problème devient, dès lors : comment enrayer un tel processus ? De fait, affirme Miles, une limitation très stricte des activités des entreprises privées semble avoir été envisagée par Li Peng et par Jiang Zemin.

C’est alors que Deng décide de contre-attaquer. Miles n’hésite pas à comparer, mutatis mutandis, sa stratégie à celle de Mao. Deng fait d’abord paraître dans la presse de Shanghai (comme Mao l’avait fait pour lancer la Révolution culturelle), sous le pseudonyme de Huangfu Ping, une série de commentaires sur l’application de la politique de réformes à Shanghai. La phrase-clef : “Il faut que nous comprenions que la différence entre capitalisme et socialisme n’est pas celle entre économie de marché et économie planifiée. Le socialisme comporte une régulation par le marché, et le capitalisme un contrôle par la planification”. Mais cet appel ne rencontre qu’une indifférence obstinée à Pékin. Cette fois, Deng Xiaoping décide de se rendre en personne à Shenzhen, qui est à la fois sa création personnelle, et la preuve, selon lui, que lorsque les réformes sont en marche, il n’y a pas de contestation politique. Là aussi, Miles le compare à Mao, et cette comparaison est suggérée par la presse chinoise elle-même, qui écrit : “Il y a eu deux ‘voyages dans le sud’ entrepris par des dirigeants de la Chine moderne (...); l’un a été effectué par Mao Zedong, en 1971, et l’autre par Deng Xiaoping, en 1992. Le ‘voyage dans le sud’ de Mao Zedong a permis de démasquer et d’écraser la clique anti-parti de Lin Biao; celui de Deng Xiaoping de mettre un terme, à un moment critique, au contre-courant d’extrême-gauche qui menaçait sérieusement les réformes” (p. 88). Sur le chemin de Shenzhen, Deng refusera de descendre du train à Wuhan, pour faire honte à ses dirigeants, pas assez réformistes à ses yeux. A Shenzhen, Deng utilisera la presse de Hong Kong pour diffuser ses nouveaux slogans : “Combattre le gauchisme” et “Quiconque s’oppose aux réformes doit quitter son poste”. L’appareil du Parti était mis devant le fait accompli. Au XIVème Congrès, Jiang Zemin se fera pour la première fois le chantre de “l’économie socialiste de marché”. 1992 sera une année euphorique sauf pour les dissidents, sur qui s’abattra la plus grande vague de répression depuis Tian’anmen (toujours la panacée denguiste : le développement économique assorti d’une répression impitoyable de toute critique du système politique). Les investissements, les créations d’entreprises n’auront jamais été aussi nombreux.

Seulement, Miles le souligne bien, cette euphorie, que vint refroidir le “contrôle macro-économique” de 1993, comportait une grande part d’inconscience : nul ne pensait alors aux implications déstabilisantes de ce “grand bond en avant” vers le capitalisme que ne limite aucune réforme institutionnelle, nul ne songeait qu’elles mettaient en question la sécurité de l’emploi, celle du logement et des retraites pour les citadins.

Ces problèmes urbains, joints à ceux des campagnes, où les paysans se rebellent ouvertement contre les impôts abusifs de toutes sortes levés par les cadres, en même temps qu’ils affluent, plus que jamais, vers les villes à la recherche de meilleures conditions de vie, créent une situation explosive. Comme le relève Wei Jingsheng, dans un entretien avec l’auteur au début de 1994 : “Le chaos est possible. Il y a déjà eu beaucoup de petites explosions limitées. C’est ainsi que les choses se passent lorsqu’une dynastie se termine. On peut neutraliser 99 petites explosions, mais si l’on échoue à neutraliser la centième, on aura une grande déflagration” (p. 197). Wei, qui devait être condamné à une deuxième peine de quatorze ans de prison en décembre 1995, se déclare particulièrement préoccupé par l’absence en Chine de tout fusible (droit de grève, de manifestation, etc.) capable d’éviter une telle déflagration, et surpris par l’aggravation des inégalités sociales dans les villes, par l’hostilité au régime qu’il a constatée chez les ouvriers des entreprises d’Etat.

L’avenir de la Chine post-denguiste ne se présente donc pas sous les meilleurs auspices, d’autant que, relève Miles, le secrétaire général du Parti choisi par Deng après Tian’anmen, Jiang Zemin, apparaît comme cruellement dépourvu de charisme et qu’il n’existe aucune personnalité qui en soit suffisamment dotée pour succéder à Deng. Quoi qu’il en soit, la question de la réévaluation des “émeutes contre-révolutionnaires de Tian’anmen” se posera assez vite après la mort de Deng. Comme l’écrit Miles (p. 39) : “Les pressions au changement qui s’exerceront après la mort de Deng seront énormes. Elles ne seront pas nécessairement constructives. Certains réclameront plus de démocratie; certains plus de capitalisme; d’autres plus de socialisme. Le plus grand nombre, pourtant, réclamera la réévaluation officielle de Tian’anmen. Les victimes voudront être réhabilitées, les dissidents voudront être reconnus comme des héros, et les ultraconservateurs du Parti voudront que Deng soit discrédité. Ce qui demeure incertain, c’est de savoir s’il se trouvera un dirigeant chinois après Deng Xiaoping pour faire face à toutes ces exigences et préserver la cohésion politique de la Chine.