BOOK REVIEWS

« L’Impitoyable »Une nouvelle de Zhang Kangkang (première partie)

by  Françoise Naour /


Nouvelle parue in Shanghai wenxue, 1995/4, pp.5-19. (A paraître dans un recueil de trois nouvelles de Zhang Kangkang, Paris, Editions Bleu de Chine, mars 1997.) Traduite par Françoise Naour.

Vingt ans après la mort de Niu Ben, alors que s’approchait la date de l’anniversaire de sa mort, parmi les jeunes instruits (1) d’alors, seul Ma Rong se souvint de ce jour-là. Et s’il s’en souvint, ce fut probablement de façon tout à fait fortuite. Ce jour-là, il reçut un télégramme urgent lui disant qu’une certaine petite ville frontalière du Nord avait reçu un ballot de fourrures turques, que la qualité en était belle et le prix modique. Le télégramme précisait qu’un jour avant la date de réception des marchandises, il lui faudrait se rendre dans cette ville avec chèques et espèces. Fixant le message, il lui semblait que cette date avait quelque chose d’étrange, de familier aussi, comme si elle eût eu avec lui une quelconque relation.

Les toutes premières années de son retour en ville, à chaque anniversaire de la mort de Niu Ben, il disposait deux paires de baguettes et un pichet de vin, allumait des bâtons d’encens et, se tournant vers le ciel du Nord, il offrait à Niu Ben ces sacrifices. Par la suite, il cessa un peu de se soucier de cela. Il pensait que Niu Ben ne s’en offenserait pas.

Il avait toujours pensé qu’il devrait aller là-bas faire un tour, depuis qu’il en était parti il n’y était encore jamais retourné.

Puisque maintenant, justement, l’occasion d’un voyage se présentait, que, de tous ceux qui avaient été de près concernés par la mort de Niu Ben, il était le seul à être revenu en ville, que c’était le vingtième anniversaire de sa mort, il était juste que, se rendant à l’endroit où était enterré Niu Ben, il allât rendre visite à ses copains d’alors.

Cet endroit était très loin, dans le nord du Nord, si on traversait le fleuve, c’était la Russie. Qu’alors on appelait l’Union Soviétique.

Ma Rong faisait du commerce, on pouvait le considérer comme un petit patron, il n’avait pas trop d’argent, pas trop peu non plus, il était encore célibataire, bien pratique pour voyager; il acheta un billet de train, et il partit.

Quelque temps avant sa mort, Niu Ben avait formulé une exigence à sa compagnie, disant qu’il était inutile qu’on rapatriât son corps en ville, mais demandant qu’on l’enterrât plutôt dans cette terre, qu’on la creusât profond, qu’on l’égalisât, qu’on n’y élevât ni tombe ni stèle. Quand l’herbe aurait repoussé, avec les années, ce serait comme s’il n’avait jamais existé, comme s’il n’avait jamais vécu en ce monde. Puis il avait ajouté cette phrase, est-ce que tu connais Gengis Khan ? Jusqu’à présent, personne n’a encore trouvé la tombe de l’empereur mongol, parce qu’il est couché dans un grand tronc d’ arbre ouvert, un arbre ciselé en creux, qu’on a cerclé de trois anneaux d’or et qu’on a enterré; des chevaux ont ensuite écrasé la terre, de sorte que rien jusqu’à présent n’a jamais été découvert.

Juste avant sa mort, Niu Ben avait dit au seul Ma Rong cette ultime phrase : plus tard, épouse-la à ma place, je t’en conjure!

Lorsqu’il avait prononcé cette phrase, il venait d’avoir dix-neuf ans. Cela faisait déjà vingt ans qu’il était mort. Mais Ma Rong n’avait pu épouser celle que Niu Ben lui avait confiée.

On ne pouvait pas blâmer Ma Rong de n’avoir pas tenu sa promesse, ni de n’avoir pas été fidèle à cet engagement, ni d’avoir été incapable de retenir la jeune fille ou de ne pas l’avoir trouvée à son goût. Pour des jeunes filles comme Yangyang, tous les étudiants de la compagnie, alors, pour peu que la politique l’eût permis, eussent souhaité se battre en duel.

Le problème venait de Yangyang elle-même. A partir du moment où cette histoire finit brusquement par être mise à jour par Niu Ben, Yangyang partit sans crier gare, et après, ne donna plus signe de vie. A strictement parler, sa dernière apparition publique et donc sa disparition remontaient à une certaine nuit, deux mois après la disparition du capitaine Fu. Les étudiantes s’en souvenaient clairement, Yangyang s’était levée au milieu de la nuit pour aller aux toilettes, et elle n’était jamais revenue. C’était janvier, le coeur de l’hiver, les latrines étaient gelées, Yangyang ne pouvait avoir disparu dans la fosse.

Sa couette, imprimée de volubilis roses, était défaite, encore souple, sur sa couchette. Sous la lumière faible, le rose et le jaune tendre de la housse jetaient des éclats, se confondaient pour n’être plus qu’un brouillard de couleurs. Ma Rong avait étendu furtivement la main; dans la couette, c’était déjà glacé, sans plus de chaleur humaine. Sur le coffre de bois, devant le kang, dans ce gobelet en tôle émaillée, il restait encore la moitié d’eau bouillie. Ma Rong savait que c’était celui de Yangyang, sur lequel étaient peints en rouge ces mots “ vastes, le ciel, la terre”(2); mais Niu Ben l’avait fait tomber par terre, un morceau de l’émail s’était écaillé et un mot avait disparu, il restait “vastes; la terre”, le “ciel” n’était plus là.

Ma Rong fixait ce gobelet quand il fut soudain pris de sueurs froides. Est-ce que la disparition du mot “ciel” avait une quelconque relation, inexplicable, avec tous ces événements, il n’aurait su le dire. Ou bien était-ce un signe quelconque du destin? Par quel fait exprès le mot “ciel” avait-il disparu ? Pourquoi n’était-ce pas le mot “terre” ? Dans ce cas, c’eût été mieux, s’il n’y avait plus eu le mot “terre”, le “terre” de terrain, de terraqué, de terroir, si c’était ce mot-là qui avait disparu, alors peut-être rien de ces événements ne se serait-il produit. Du moins le capitaine Fu ne serait-il pas mort, Niu Ben non plus et Yangyang, bien sûr, n’aurait pas disparu.

Tout ça, c’était ce que Ma Rong pensait cette année-là. Ce n’est que quelques années après qu’il comprit peu à peu cela : parfois, pour que quelqu’un vive, il faut qu’un autre meure. Des êtres comme Niu Ben et le capitaine Fu n’étaient pas compatibles sous un même fragment de firmament. Les gens disent que le ciel a neuf étages, ça, c’est une légende. Le ciel en ce monde est trop bas, trop mince, trop étroit, et, quand cela en devient étouffant, les hommes ne peuvent qu’entrer profond sous terre, s’ensevelir, pour y trouver le calme.

Ce jour-là, il y avait, sur le coffre de bois de Yangyang, intacts, comme d’habitude, son petit miroir rond, sa brosse à cheveux de plastique bleu, et aussi, dans un coin du mur, une paire de chaussures en coton à semelle de caoutchouc miteuses. Lorsqu’elle était partie, elle n’avait presque rien emporté, comme si, à tout moment, elle pouvait revenir, ou bien comme si elle allait revenir, tel un fantôme, accompagnant le vent du Nord rugissant, et rejaillir par la fenêtre, la nuit, dans le dortoir de la compagnie. Ce n’est que trois années plus tard que ces objets furent ramassés par quelqu’un, et envoyés chez ses parents, au sud du Yang-tsé. Vingt années ont passé, depuis, et Yangyang a complètement disparu du regard de tous. Disparu sans laisser de traces. Est-elle morte ou bien encore vivante, nul ne le sait, finalement. Du début jusqu’à la fin, ses parents ont soutenu la version qu’elle était morte, quelque part “dans ce vaste univers”, en accomplissant son devoir. Ils ont exigé des parties concernées, en un procès sans fin, des indemnités de compensation, mais, comme personne n’avait pu attester de sa mort, jusqu’à aujourd’hui, rien ne s’était encore conclu. C’était comme si Yangyang refusait de prouver qu’elle était encore vivante, et, dans les innombrables rencontres de jeunes instruits, sur les registres de jeunes instruits, dans les activités amicales de jeunes instruits et même dans les réunions des “trois vieilles promotions” (3), Yangyang n’était jamais réapparue.

Par comparaison avec le capitaine Fu, Yangyang fut, elle, une authentique disparue. Pendant vingt ans, pour retrouver Yangyang, Ma Rong avait parcouru les régions au sud et au nord du Yang-tsé. Pour que Yangyang revînt dans le monde des hommes, il n’avait jamais négligé la moindre piste, mais chacune d’elles s’était révélée une impasse. La disparition têtue de Yangyang signifiait que Ma Rong continuerait à mener une vie de célibataire. Il ne pouvait trahir le serment fait à Niu Ben. Si, aujourd’hui, il était encore dans le monde des vivants, c’est qu’il avait pris la place de Niu Ben, et cette vie usurpée exigeait de lui non seulement qu’il épousât Yangyang, mais aussi que, durant le reste de son existence, il empêchât quiconque de se marier avec Yangyang, voilà tout.

C’était là le contrat ultra-confidentiel passé entre Niu Ben et Ma Rong. Tout au long de ces longues années passées à la recherche de Yangyang, Ma Rong avait gardé en son coeur un sentiment de culpabilité. Mais qu’il ne fût pas marié ne signifiait pas pour autant qu’il fût resté chaste et pur. Ma Rong le célibataire vivait certainement bien mieux et bien plus librement que les pères de famille. A partir du moment où il avait eu de l’argent, il n’avait jamais manqué de femmes et la recherche continue de Yangyang ne l’avait pas empêché de séduire ni d’être séduit. Selon lui, la loyauté et le plaisir étaient deux choses bien séparées.

Cependant, Ma Rong savait qu’en ce monde toute chose a son prix, et qu’au prix d’ une disparition définitive correspond le prix d’une disparition provisoire. Et il l’avait su dès le début. Dès la disparition du capitaine Fu, tout était déjà décidé. Simplement, pour payer ce prix, Ma Rong avait dépensé quelque vingt années. Au moment où le train démarra, il pensait que la dette qu’il avait contractée, il lui avait fallu l’honorer par cette fidélité au lointain passé d’une douloureuse et tragique amitié.

L’instructeur politique commença à soupçonner la disparition du capitaine Fu trois semaines après le départ de ce dernier pour assister à une réunion politique. Cette réunion ne devait pas durer longtemps, et Fu aurait dû rentrer une semaine après son départ. Mais la semaine s’était écoulée sans qu’on l’eût vu réapparaître. Il n’avait pas donné non plus le moindre coup de téléphone. D’ordinaire, dès qu’il allait à l’extérieur, quel que fût l’endroit où il se rendait, il téléphonait pour donner ses directives. Mais cette fois-là fut décidément quelque peu anormale, c’était comme s’il eût subitement disparu dès le moment où il avait pris le sentier qui rejoignait la grand’route. Pourtant, les indices avaient tout de suite été évidents; seulement, chacun avait manqué de vigilance. Par la suite, l’instructeur se rappela tout ça, et le dit, le coeur serré.

Au cours de ces trois semaines, le ciel, au-dessus des limites imparties à la compagnie 13 fut exceptionnellement clair, les nuages exceptionnellement doux, la rivière exceptionnellement mélodieuse, et les champs, tout aussi exceptionnellement, eurent quelque chose de délicieusement séducteur. Niu Ben et Ma Rong avaient observé avec attention que tous ceux de la compagnie, jusqu’à l’instructeur politique soi-même, avaient l’air détendu et que chacun respirait avec soulagement le bel air limpide de fin d’automne, riaient fort, sans avoir à regarder de tous côtés pour se prémunir contre l’apparition subite du capitaine.

Les deux premières semaines, les soldats de la compagnie 13 allèrent presque jusqu’à oublier que sur terre existait encore cet homme, le capitaine Fu; sans lui, les journées passèrent vite et sans contrainte, jusqu’à cette aube où Yangyang, qui assumait, entre autres fonctions, celle d’employée aux écritures, fut brutalement réveillée par la sonnerie menaçante du téléphone dans la pièce à côté ; en plein rêve, cette sonnerie, aussi déchirante que le cri d’un porc qu’on égorge, faisait bondir le coeur. C’était un appel du département politique du régiment, qui demandait pourquoi le camarade Fu Yongjie n’était pas venu à la réunion : il n’avait même pas téléphoné pour demander un congé, cela devait être mis au clair! Dans le combiné, la voix, rauque et lointaine, ajouta avec une extrême sévérité, que, dans le passé, la compagnie 13 avait toujours été méticuleuse pour ce qui était des rapports adressés à la hiérarchie; la compagnie 13 du camarade Fu Yongjie ne voulait-elle plus être un modèle?

Yangyang, le téléphone à la main, resta interdite un bon moment avant de se souvenir que Fu Yongjie n’était autre que le capitaine Fu en personne, c’est-à-dire que le capitaine Fu était le camarade Fu Yongjie. Sur le coup, elle s’était apprêtée à rétorquer au combiné que, dans la compagnie 13, il n’y avait aucun capitaine du nom de Fu Yongjie, mais qu’il s’appelait Fu Zhenglian. L’embarras de Yangyang s’expliquait aisément: les caractères qui composaient le nom et le titre du camarade-commandant Fu faisaient un vrai salmigondis d’ambiguïtés, et pour peu qu’on en bousculât l’ordre ou qu’on jouât de leur polysémie, l’intéressé se trouvait, pour sa plus grande fureur, rétrogradé au rang de sous-chef de compagnie; un autre caractère pouvait tout aussi bien signifier intégrité, ce qui faisait rire sous cape, ou intégralité, qui convenait certes mieux à son insatiable appétit de toutes choses. Bref, un nom-casse-tête, mais avec lequel il était dangereux de s’amuser. La troupe l’avait bien compris, qui avait, une fois pour toutes, au prix de violentes tempêtes sous tous les crânes, adopté l’ordre désormais canonique de Fu Zhenglian autrement dit et intangiblement: Fu, capitaine, double honorifique du camarade patronymé Fu, prénommé Yongjie, lequel se montra dès lors comblé d’aise par cette cérémonie baptismale définitive.

Mais Yangyang s’était vite souvenue de tout cela, que Fu Yongjie était bel et bien le capitaine Fu, et avait ravalé ses mots. Elle avait écouté sans rien dire la voix rauque avant de reposer, affolée, le combiné. Elle était allée voir l’instructeur politique pour lui dire que le département politique venait de téléphoner, que le capitaine ne s’était pas rendu à la réunion. Alors, où donc était-il allé, c’était bizarre, vraiment bizarre. Yangyang avait alors précisé que la réunion politique s’était terminée dix jours plus tôt.

Et s’il s’était attardé en chemin? Quand tout va bien, il faut deux jours pour y aller, mais quand ça ne va pas bien? Qu’on ne trouve pas à être pris en stop, sans compter la route, si elle est abîmée... L’instructeur politique comptait sur ses doigts toutes les suppositions tandis que le doute et l’hésitation s’accumulaient dans le chaume de sa barbe épaisse et noire labourée par ses doigts nerveux. Ensuite, ce doute et cette hésitation flanèrent un bon bout de temps sur ses joues puis pianotèrent subtilement, et, enfin, doucement, moururent, apaisés.

Yangyang s’était bien doutée que l’instructeur ne dirait rien. S’il ne disait rien, c’est qu’il ne pouvait parler. S’il ne pouvait parler, c’était évidemment que la disparition provisoire du capitaine était de nature interne et ne pouvait être ébruitée. On dit que le lièvre ne broute pas devant son gîte; puisque le capitaine n’avait rien entrepris dans sa propre compagnie, qu’il était parti en mission, pourquoi n’aurait-il pas profité de cette occasion pour faire ses bagages, pique-niquer ailleurs, ailleurs apaiser sa faim? L’instructeur politique connaissait parfaitement un certain travers du capitaine et, peut-être par sympathie pour ce compagnon d’infortune, peut-être parce que le linge sale se lave en famille, il poussa son indulgence jusqu’à taire ses doutes et donner à Fu l’occasion de persister dans sa disparition.

Ce fut Yangyang qui, plus tard, en cachette, exposa cette situation à Ma Rong, lequel la rapporta à Niu Ben. Ma Rong se souvint ensuite que Niu Ben, sur le moment, lui avait posé une question : Et Yangyang? Est-ce qu’elle n’avait pas l’air inquiet? Ma Rong s’était contenté de répondre qu’elle n’avait pas de raison d’être inquiète, inquiète de quoi d’ailleurs? Qu’au contraire, elle avait dit que si le capitaine ne revenait jamais, ça serait plutôt bien. Puis, un peu après, Ma Rong avait ajouté que Yangyang avait dit encore que le capitaine Fu était parti avec une blessure qu’elle lui avait faite au bras, que peut-être il avait perdu beaucoup de sang, et qu’il se pouvait qu’il en fût mort en route. Peut-être qu’il n’était pas mort, qu’il allait encore causer du malheur aux jeunes filles, qu’il aurait mieux valu qu’elle l’eût tué tout de suite de ce coup de couteau... Ma Rong se souvint qu’à ces mots, Niu Ben avait retenu ses larmes.

Lorsque la troisième semaine d’absence du super-sous-vice-capitaine vicieux se fut écoulée, l’instructeur politique finit par perdre son sang-froid.

On raconta qu’il avait demandé à Yangyang de rédiger un télégramme pour l’Anhui, où demeurait la famille du capitaine. L’instructeur politique en personne partit à vélo jusqu’au bureau, à quelque six kilomètres de là et envoya le télégramme. Une semaine ne s’était pas écoulée qu’une réponse arrivait d’un quelconque district de l’Anhui et que le facteur venait l’apporter à la compagnie. Mais le pli, déposé sur le kang du dortoir de la compagnie, fut distraitement ouvert par quelqu’un qui en découvrit le contenu, lequel disait que Fu Yongjie n’était jamais venu rendre visite aux siens, que personne n’était malade chez lui, etc.

Le télégramme provoqua une belle agitation dans toute la compagnie. Le temps que l’instructeur arrivât, la compagnie, mise au courant, était toute fourmillante. Personne ne disait le maître-mot mais il était sur les lèvres de tous, le camarade Fu Yongjie, commandant la compagnie 13, avait DISPARU. Vraiment disparu.

Donc, le capitaine Fu avait disparu. Un homme bien vivant, un homme orgueilleux, arrogant, un grand capitaine “qui n’avait qu’une parole”, était brusquement passé du monde des présents à celui des absents. Et personne ne savait où il était allé. L’instructeur politique n’avait plus les moyens de continuer à dissimuler le secret de cette disparition. Dans la compagnie 13 c’était d’ailleurs devenu un secret de polichinelle. L’instructeur chargea Yangyang d’envoyer au département politique un télégramme pour l’annoncer. Et ce fut donc cinq semaines après la disparition que le groupe de travail du département politique vint prendre ses quartiers dans la compagnie 13.

Ce fut bien des années plus tard que Ma Rong se rappela à maintes reprises que, pendant tout le mois qui s’était écoulé entre le moment où le capitaine Fu avait quitté la compagnie et le moment où sa disparition avait été connue de tous, pendant tout ce mois et même davantage, Niu Ben et lui avaient continué à mener publiquement une vie normale. Ils mangèrent, burent, bavardèrent, dormirent, travaillèrent, prirent la parole, critiquèrent, écrivirent, et même jouèrent aux échecs et aux cartes. Ni lui ni Niu Ben ne quittèrent une seule fois les limites de la caserne. Les pluies d’automne, sombres et froides, tombèrent plusieurs fois et la lisière des champs se couvrit de la dernière herbe tendre qui ressemblait à des cheveux épars sur une tête chauve, et, pour peu qu’on en repoussât les touffes, on pouvait y trouver, cachés, quelques champignons bruns.

La disparition du capitaine Fu fit, au début des années soixante-dix, sensation dans le régiment 26 et fut un grand événement qui influença pour longtemps l’unité militaire chargée du défrichement agricole. Dans un périmètre de quelques centaines de li, c’était la terre noire, désolée, déserte, à l’exception de ce noyau de quelques dizaines de kilomètres autour de la toute petite compagnie. Trois kilomètres avant la caserne, il fallait emprunter une route défoncée, cahoteuse, qui rendait plus isolée encore la compagnie. Cette route, bordée de ravins, avait permis de tisser et de renforcer des liens entre la compagnie retirée du monde et les hameaux voisins. A l’approche de la saison des pluies, cette route était coupée, un énorme tronc d’arbre posé en travers en interdisait le passage. Et, pendant cette saison, la compagnie devenait alors une petite île perdue au milieu du noir océan des terres.

Le groupe de travail commença par mener nuit et jour des recherches dans la fange d’un marécage. Y tomber c’était à coup sûr s’y enliser, y disparaître dans des bulles, sans que le moindre toupet de cheveux dépassât.

Les jeunes instruits de la compagnie 13, pleins de zèle et d’ardeur, apportèrent leur contribution en proposant quelques indices. Certains dirent qu’à chaque repas le capitaine ne pouvait se passer d’eau-de-vie, qu’au déjeuner qui avait précédé son départ, il avait demandé à la cantine qu’on lui en chauffe un peu, que c’était après avoir bien bu et bien mangé qu’il avait quitté seul la compagnie, que certains l’avaient vu prendre le sentier qui rejoint la route, que peut-être le vin lui avait embrumé les idées, qu’il s’était trompé de chemin à la bifurcation, qu’il était entré par erreur dans les herbages, qu’il avait mis le pied dans une fondrière et qu’il s’était enlisé dans le marécage. On dit aussi que dans ces prairies, il y avait des loups, de ces loups félons et boîteux qui gardent en eux la haine des hommes. Justement, l’année précédente, le capitaine avait voulu se faire un matelas en peau de loup, il avait emmené des hommes poser un piège à loup, et ce qu’ils avaient pris, c’était un louveteau, et le père loup avait détalé, tirant le piège avec lui, et après, toutes les nuits, on avait entendu hurler autour de la compagnie; c’était peut-être le vieux loup qui avait attendu le capitaine sur le bord du chemin, qui l’avait déchiqueté pour s’en faire un matelas en peau d’homme, pour assouvir sa haine.

On dit d’autres choses encore, qu’il était possible, pourquoi pas, que le capitaine ait fui de l’autre côté du fleuve, peut-être même qu’il était allé en Mongolie extérieure, il aurait pu aller n’importe où. Les Mongols adorent les montres chinoises et le capitaine en avait tant et plus, de Pékin, de Tianjin, de Shanghai, il en avait absolument de toutes les sortes; quant aux Blancs, des Russes, ils étaient friands d’alcool et de cigarettes et, ce dont ils manquaient, le commandant Fu, lui, il n’en manquait pas! Peut-être même que justement il avait échangé ça contre une jeune épouse. Il avait dit lui-même que les femmes russes et les femmes mongoles, elles avaient des seins ronds comme des ballons et des fesses grosses comme des miches de pain, que c’était doux et moelleux, qu’on pouvait même les toucher, que c’en était un délice!

Tissu de sottises et de divagations! Pendant ces premiers jours, le chef du groupe de travail fut pris de colère, de désespoir. De désespoir, parce que tous ces prétendus indices n’avaient absolument aucune valeur; de colère, parce que, depuis que la compagnie 13 formait un régiment, elle avait obtenu, deux années consécutives, le titre de modèle d’avant-garde, et que tout ces témoignages farfelus étaient non seulement très défavorables au capitaine, mais aussi et surtout au régiment tout entier.

Une autre supposition était que le capitaine Fu, pris en stop sur sa route jusqu’au lieu de réunion politique, aurait rencontré un imprévu. Par exemple, il aurait porté sur lui des produits de valeur, il serait tombé sur des voyous qui l’auraient dépouillé. Bien qu’à l’époque on n’eût jamais entendu raconter ce genre de faits, l’hypothèse n’était pourtant pas à écarter. Le groupe de travail se divisa alors en deux groupes, chargé chacun d’une responsabilité particulière; le premier allait vérifier tous les véhicules, en dehors de ceux de la compagnie 13, qui étaient passés sur la route à ce moment-là; le second allait passer au peigne fin le dortoir du capitaine, tout ce qui pouvait se trouver dans les malles et les placards.

Les deux premières semaines, Yangyang fut requise pour seconder l’équipe de travail, après tout, elle était déjà la préposée aux écritures de la compagnie. Par la suite, elle raconta à Ma Rong que les affaires laissées par le capitaine étaient rangées avec un soin extrême, et qu’il y avait, bien évidemment, un grand nombre de montres flambant neuves, des peaux de lièvre et de loutre, et aussi des cartouches de cigarettes en quantité ainsi que des bouteilles d’alcool qu’on ne pouvait acheter qu’en douane. Que le chef du groupe de travail avait très vite ordonné que tous ces objets soient mis sous scellés pour que personne n’aille y fouiller. Qu’il avait ensuite rappelé à tous que la discipline du groupe de travail exigeait de chacun qu’il gardât jalousement le secret de la disparition de Fu.

Au bout de ces deux semaines, Yangyang fut soudain avertie qu’elle devait aller dans le cachot attenant à l’écurie pour y subir un interrogatoire. Toute seule. Lorsque l’instructeur lui annonça cette nouvelle, il avait le visage fermé et les narines si pincées qu’on aurait cru que quelque chose l’empêchait de prendre sa respiration. Yangyang se montra courageuse et prit la chose en riant. Elle avait depuis longtemps prévu cela, depuis longtemps elle savait qu’on la rangerait dans la catégorie des individus douteux.

Ce soir-là, devant la compagnie tout entière réunie, le chef du groupe de travail proclama que les résultats de la vérification des véhicules étaient clairs et attestaient que le camarade Fu Yongjie n’était monté dans aucun véhicule, qu’aucun véhicule ne l’avait jamais pris en stop, et que donc, Fu Yongjie n’avait pas quitté la compagnie 13, que c’était à l’intérieur du camp de la compagnie 13 qu’il avait disparu, et que donc, à partir de maintenant, tous les suspects allaient, chacun leur tour, être interrogés.

Au moment précis où Yangyang entrait dans la geôle attenant à l’écurie, elle se souvint que, l’hiver précédent, Ma Rong y avait été emprisonné pendant trois jours par le capitaine. Tout simplement parce qu’il avait dit en public que le capitaine Fu détournait une partie des dépenses de nourriture allouées aux jeunes instruits. Alors, le capitaine avait chargé quelques individus, de ces paysans venus en ville pour y trouver de petits boulots temporaires, d’attacher Ma Rong sur un pilier de l’écurie, et de lui donner plusieurs dizaines de coups de fouet; il était resté ainsi, à geler, une nuit entière. Par la suite, Yangyang avait écrit pour lui une pseudo-auto-critique qu’elle avait portée au capitaine.

La nuit où Yangyang entra à croupetons dans ce cachot, les chevaux ne cessèrent de renâcler dans l’écurie, et la terre sèche et dure amplifiait le martèlement de leurs sabots. Elle avait l’impression que le froid de cette nuit glacée pétrifiait ses pensées et, recroquevillée sur elle-même, elle tentait d’entendre, dans le bruit des sabots, quelque révélation secrète. Dans ces ténèbres, il y avait comme un maigre filet de lune filtrant du toit obscur : si le capitaine Fu avait vraiment disparu du territoire de la compagnie 13, sa disparition ne pouvait être accidentelle; c’est ce que Yangyang comprit soudain.

Quand il fit jour, Yangyang entendit la porte de l’écurie s’ouvrir, et des bruits de pas s’approcher de la cloison de sa cellule. Par les fissures de la paroi de planches derrière elle, lui parvint la respiration haletante de Ma Rong. Alors qu’il fumait, appuyé contre la cloison, il découvrit, en suivant des yeux la fumée de sa cigarette, une fente par laquelle les volutes disparaissaient. Il s’accroupit, et, regardant par le trou, il vit l’oeil de Yangyang. Il l’appela et sentit alors son haleine chaude. Il lui parla par le trou, il était venu lui tenir compagnie, elle n’avait pas à avoir peur. Elle lui répondit que ce n’était pas elle qui avait fait ça, est-ce qu’il la croyait? Bien sûr que oui, ce n’était pas elle qui l’avait fait. Pour elle, ce n’était pas lui qui avait pu faire ça non plus. Il lui dit que désormais presque tous les jeunes instruits de la compagnie étaient suspects, qu’ils vivaient tous dans l’angoisse, que chacun se sentait en danger, que le groupe de travail n’avait jamais tenu compte des informations fournies par les jeunes instruits, qu’il protégeait de toutes ses forces le capitaine, qu’il considérait que tous ceux qui avaient été persécutés par lui avaient pu se venger, et que par exemple des gens comme lui, avec une mauvaise origine de classe, auraient très bien pu se venger; vengeance de classe, en somme.

Par la suite, lorsque Ma Rong ressassa ses souvenirs, il se rappela que cette conversation avec Yangyang avait été la dernière. Souvent, il tenta de se souvenir de davantage de choses de cette ultime conversation mais sa mémoire était encombrée par la puissante odeur de crottin des chevaux dans l’écurie. Ce qu’il se rappelait seulement, c’était que Yangyang lui avait dit plusieurs fois que, si elle avait blessé le capitaine au bras avec un couteau à fruit, c’était sa faute à lui, il l’avait bien cherché, mais qu’enfin elle ne l’avait pas tué.

Ensuite, elle lui dit soudain, catégorique, qu’elle savait qui avait fait ça. Ma Rong frissonna. Comment! Elle savait! C’était qui? Qui avait fait ça? Elle ne pouvait le dire, elle ne le dirait jamais. Est-ce qu’elle tairait ça jusqu’à la mort? Oui, jusqu’à la mort elle le tairait! Ma Rong n’insista pas; ainsi, personne ne saurait jamais qui avait fait ça. Il resta silencieux. Par le trou dans la paroi lui parvenait un léger bruissement, il supposa qu’elle était en train d’écraser dans sa main un brin d’herbe sèche.

Au bout d’un moment qui lui parut très long, elle lui demanda à voix basse où était Niu Ben, pourquoi il n’était pas venu? Il ne répondit pas. La veille au soir, il lui avait semblé entendre des bruits de pas sous la fenêtre, quelqu’un marchait autour de l’écurie... Niu Ben, Niu Ben.

Cette dernière conversation avec Yangyang se termina sur ces deux mots, Niu-Ben. La porte de l’appentis s’ouvrit alors, de nouveaux suspects furent enfermés dans ce cachot provisoire, et, les deux jours suivants, Ma Rong et Yangyang n’eurent plus l’occasion de se parler.

Niu Ben! Niu Ben? Niu Ben... Tout au long des vingt longues années qui suivirent, Ma Rong repassa dans sa mémoire, remâcha, répéta ces deux mots sur lesquels leur conversation s’était achevée, sans pouvoir affirmer si, derrière eux, il y avait un point d’interrogation, un point d’exclamation ou bien un point final. Cette ponctuation était essentielle pour comprendre la disparition de Yangyang après la mort de Niu Ben. Mais l’intonation s’était perdue dans l’air, le temps avait peu à peu estompé ce signe déjà indistinct, et jamais Ma Rong n’avait pu le retrouver.

Vint une pluie fine, et les oies sauvages s’envolèrent par bandes. Après leur départ, le désert, vaste et dénudé, parut, plus encore, désolé et infini. Il n’y avait plus que le ciel et la plaine, qu’un seul regard pouvait embrasser.

Le toit de tuiles rouges de la caserne de la compagnie se détachait très distinctement sous le bleu du ciel et le blanc des nuages, et, sur la plaine enneigée, cette éminence était pareille à un sein nu, offert, révélé.

Sur l’aire déserte, devant la caserne, il y avait un puits solitaire, deux rangées de peupliers dénudés, trois tracteurs à l’abandon, quatre charrettes vides, c’était là toute la compagnie 13.

On regardait passivement le soleil se lever à l’est et se coucher à l’ouest. C’était pareil pour la lune. Même si on ne voulait pas les voir, on ne le pouvait pas, ils étaient là, dévoilés, sans abri, et ils accrochaient inéluctablement le regard.

Dans ce coin de terre d’une simplicité proche de la pureté, quel mystère pouvait bien se dissimuler? Qui pouvait croire qu’un homme imposant — de deux mètres, presque un géant! — eût pu disparaître en un lieu où même un moineau n’eût pas trouvé un endroit où se cacher?

Pendant un long mois, tout le courrier que reçurent les jeunes instruits fut bloqué par l’équipe de travail, les lettres furent une à une décachetées et soigneusement lues; toutes les demandes qu’ils firent pour aller rendre visite à leur famille furent refusées : il fallait attendre que l’on sût où avait disparu le capitaine avant de pouvoir formuler une nouvelle requête; chacun leur tour, les jeunes instruits furent appelés au commandement pour raconter ce qu’ils savaient : ils racontaient le jour, ils continuaient le soir, ils racontaient du crépuscule jusqu’à minuit, ils continuaient de minuit jusqu’à l’aurore. Soumis à un tel régime, confrontés à ces bombardements de questions, tous ceux de la compagnie 13 avaient le teint livide, les yeux cernés et baîllaient même au cours des repas. Un “vieux” lycéen, enfermé dans la même pièce que Ma Rong, lui dit que, tout ça, c’était quand même un petit peu moins pire que les séances où l’on arrachait les aveux, pendant la Révolution culturelle, que ce n’était pas carrément de la torture, et que tous se sentaient capables d’être aussi héroïques que Li Yuhe (4).

Comme il fallait s’y attendre, ces interrogatoires restèrent sans résultat; les jeunes instruits étaient témoins les uns des autres et avaient, pour chacune de leurs actions, quels qu’en eussent été le lieu et l’heure, des alibis solides. Même si le capitaine avait vraiment été éliminé par quelqu’un, on ne pouvait pour autant choisir arbitrairement un bouc-émissaire! Tout le monde discutait, émettait une opinion, de toutes façons, le capitaine n’était plus là et le diable seul savait s’il reviendrait ou non. Puisqu’il était absent, est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux oser dire la vérité? Au début, c’était en plaisantant qu’ils avaient lancé quelques indices, les pots-de-vin versés et reçus par le capitaine, les tortures qu’il avait infligées aux jeunes instruits, mais maintenant, il fallait être sérieux et toutes ces choses, tout ça, c’était à l’origine de sa disparition, ils pouvaient le garantir au président Mao, et si on suivait cette piste, ça, c’était sûr, si l’enquête continuait à partir de là, eh bien, ça mettrait l’équipe de travail dans une sale passe, elle ne pourrait pas en sortir, ça ne serait pas beau à voir et ça se terminerait par une séance de dénonciation du capitaine.

Les opinions étaient de plus en plus disparates, incohérentes, ça allait dans tous les sens, ça n’avait plus ni queue ni tête, c’était sans preuve ni pièce à conviction. Il ne restait donc que ce bout de terre silencieuse, obstinément muette. Pourrait-il se trouver quelqu’un pour lui délier les lèvres, la faire parler?

Le capitaine avait bel et bien disparu. Et cette disparition devint un souffle de vent, une volute de fumée, un grain de poussière, une goutte d’eau. Le capitaine s’était évanoui, sans bruit, sans trace.

Dans l’appentis attenant à la pièce où se trouvait Ma Rong, Yangyang ne desserrait pas les dents, elle refusait catégoriquement de fournir le moindre détail sur les choses intolérables qui s’étaient passées ce soir-là entre le capitaine et elle-même. Le second soir, tous ceux qui étaient dans la pièce avec Ma Rong entendirent très distinctement, provenant du trou dans la cloison, l’interrogatoire que subissait Yangyang.

- “Tu reconnais avoir blessé le capitaine, oui ou non?

- ...

- Maintenant, de tous les jeunes instruits de la compagnie 13, tu es le suspect le plus important, le plus directement lié à l’affaire de la disparition du capitaine. Que tu parles ou non, tout ça, c’est ton affaire. Ça fait bien longtemps qu’on a entre les mains des preuves contre toi, beaucoup de preuves qui confirment que tu avais des mobiles puissants et la volonté d’attenter à la vie du capitaine. Aujourd’hui, une fois encore, on te propose la mesure politique suivante : la clémence si tu avoues, la sévérité si tu te tais! Si tu continues à te braquer et à t’opposer, on n’arrivera à rien.

- ...

- Si tu reconnais que tu as été cruelle envers le camarade Fu, l’Organisation (5) peut faire entrer en ligne de compte ton origine de classe et ton comportement passé et faire preuve d’indulgence à ton égard. On peut dire aussi que le camarade Fu Yongjie t’a brutalisée, ce qui est vraiment une faute de sa part, et que toi, sous l’empire de la colère, tu l’as blessé, accidentellement...

- ...

- Si tu continues à résister comme ça, nous allons finir par t’envoyer vite fait au régiment! Là-bas, ils sauront régler ton cas! Les commandants du régiment et de l’armée, ils ne vont pas accepter qu’on laisse encore longtemps traîner les choses...”

A ce moment, Ma Rong entendit un bruit, comme celui qu’aurait fait quelqu’un sautillant derrière la fenêtre. C’était qui? Il fallait aller voir! Il y avait eu comme une ombre qui avait tout de suite disparu, rapportèrent, découragés, ceux qui étaient allés voir.

A partir de ce jour, les interrogatoires de Yangyang eurent lieu dans le bureau de la compagnie. Chaque fois qu’elle en revenait, Ma Rong, qui écoutait attentivement les signes de vie provenant de l’appentis, l’entendait sangloter longtemps, à petit bruit. Et alors, sans se soucier des autres, il lui criait, par le trou dans la cloison, qu’elle devait absolument tenir bon, que ce n’était pas elle qui l’avait fait, qu’elle n’avait pas à avouer un crime qu’elle n’avait pas commis!

Yangyang ne répondait pas. Et puis, un jour, on cessa d’entendre du bruit, la pièce était silencieuse, comme si Yangyang était morte. Celui qui lui apportait à manger raconta qu’elle ne touchait plus à la nourriture depuis plusieurs repas. Il raconta aussi que les supérieurs étaient pressés et que Yangyang allait vraiment être envoyée sous escorte au régiment. Apprenant cela, Ma Rong jura en lui-même: Merde à toi, Niu Ben! Et maintenant, qu’est-ce que tu es parti faire? Il vaudrait peut-être mieux que tu te dépêches de trouver une solution pour faire sortir Yangyang de là, et vite!

Quelques jours plus tard, un jeune homme imberbe au visage enfantin, un quelconque membre du groupe de travail, vint libérer Ma Rong avant qu’il ait purgé sa peine. Ma Rong se souvint que, juste avant de quitter sa geôle, il était allé jeter un coup d’oeil par le trou dans la cloison, il voulait dire à Yangyang qu’il allait sortir, qu’elle l’attende, qu’il viendrait la sauver. Mais il n’avait rien pu voir; dedans, il faisait noir comme dans un four. Au moment où il sortait de l’écurie pestilentielle, marchant fièrement, la tête haute, le torse bombé, il entendit, provenant du dortoir de la compagnie, des sanglots et des rires à faire froid dans le dos. Il interrogea son voisin: ces bruits, c’était ceux d’une jeune instruite du peloton 2 qui avait eu une liaison avec le capitaine, ça faisait des jours qu’elle riait et pleurait comme ça, qu’elle parlait à tort et à travers, elle était fêlée! Au rythme où allaient les choses, tous ceux de la compagnie 13 risquaient bien, eux aussi, de devenir fous, lui avait rétorqué Ma Rong.

Tout à la joie de sa liberté retrouvée, extrêmement excité et tout aussi épuisé, Ma Rong, avait négligé la réponse que lui avait faite le membre du groupe de travail. C’est seulement après la mort de Niu Ben, se rappelant, dans l’isoloir de ses nuits blanches, les paroles prononcées, à dessein ou par mégarde, par le jeune homme, qu’il eut l’impression que la foudre lui tombait dessus, et il en trépigna de rage impuissante; mais il était trop tard pour les regrets.

... Non, ils ne risquaient pas de devenir fous, l’affaire était bouclée. On avait le suspect principal, celui sur qui portaient tous les soupçons, mais s’il y avait une chose sûre, c’était que le camarade Fu Yongjie était mort à son poste, qu’il avait été victime d’une agression... Le chef l’avait décidé, on allait proclamer qu’il était mort en héros, qu’il s’était glorieusement sacrifié...

Sacrifié? Qui s’était sacrifié?

Alors de Fu Yongjie, on pouvait dire qu’il s’agissait d’un sacrifice! On doit toujours répondre aux enquêtes venues des échelons supérieurs....

N’importe quoi! Sacrifice de merde! Sacré fils de merde! marmonna Ma Rong, qui s’en alla, jurant comme un charretier.

Ce soir-là, lorsqu’il retourna à son dortoir, il vit Niu Ben, debout devant la porte, et, de très loin, il sentit son haleine lourde d’alcool. Niu Ben lui fourra une bouteille pleine entre les mains et lui enjoignit de boire. Cette nuit-là, Ma Rong dormit très longtemps. L’alcool et la chaleur du kang le plongèrent dans un lourd sommeil dont il n’émergea que le lendemain midi. A son réveil, il prit subitement conscience de l’erreur grossière qu’il avait commise, dans la plénitude de son sommeil vorace: il n’avait pas su prévoir le rôle que Niu Ben avait confié à la bouteille d’alcool. Et c’est à partir de là que se mit en marche le plus terrible des dénouements. Lorsque Ma Rong s’en aperçut, tous les brillants exploits que lui et Niu Ben avaient accomplis s’étaient désespérément et inéluctablement séparés en deux moitiés. Pour ce qui était des siens propres, ils disparurent au moment même où le capitaine refaisait “une apparition publique”.

Dans son sommeil, Ma Rong avait senti une main le secouer avec énergie jusqu’à ce qu’il se réveillât, et une voix lui avait chuchoté à l’oreille : “Plus tard , épouse-la à ma place, je t’en conjure!” Il avait reconnu la voix de Niu Ben et s’était brusquement assis. Il avait alors vu une silhouette filer vers la porte et aussitôt disparaître. Il avait vite sauté sur ses pieds et s’était hâté de la suivre mais il avait trébuché sur le seuil de la porte. Niu Ben courait comme un lièvre, et, très vite, avait disparu en direction du réfectoire.

Ma Rong leva la tête et vit dans le ciel rutiler un grand soleil, il était juste midi. Quelqu’un martelait le tronçon de rail suspendu devant la porte du réfectoire et spécialement réservé à l’usage de l’appel au repas; ce son métallique se propageait très loin.

Des champs revenaient les moissonneurs, qui affluaient, en file, vers la cantine.

Du bureau de la compagnie sortaient les membres du groupe de travail, leur gamelle de fer blanc à la main.

Niu Ben courait avec toute l’énergie du désespoir, bravant le vent, bravant ces hommes. Il les dépassa tous et soudain se retourna. Et il s’arrêta, juste face aux membres du groupe de travail.

Ma Rong l’entendit haleter bruyamment.

“Alors, vous l’avez retrouvé ou pas, le capitaine? demanda-t-il en riant.

- C’est l’affaire de l’Organisation.

- On raconte que vous voulez faire de lui un martyr et publier ça dans le journal?

- Ça ne te regarde pas!

- Bon, et est-ce que vous voudriez savoir où se trouve finalement le capitaine?

- N’importe quoi!

- Faut pas pousser les gens à bout, je vais vous dire la vérité, pas la peine de vérifier, ça serait perdre du temps pour rien, le capitaine, ça fait deux mois que je l’ai enterré!

- ...

- Je dis pas ça pour vous faire peur, il est vraiment enterré.

- ...

- Vous voulez peut-être savoir où c’est? Alors il faut d’abord que vous libériez Yangyang! C’est la condition!

- ...

- Ma patience a des limites! Vous la libérez ou pas?”

Un silence de mort régnait alentour. Le son d’une cloche qui tintait doucement fut étouffé par la respiration lourde des hommes présents; des gouttes de sueur perlaient au front de Niu Ben.

Une voix dit alors: “Qu’on aille prévenir Yangyang! A partir de maintenant, qu’elle aille seule chercher ses repas.”

Niu Ben se baissa pour nouer ses lacets de chaussures. Au moment où il vit la silhouette de Yangyang sortir de l’écurie, il cria à la ronde: “Allez chercher des bêches et suivez-moi!”

Le petit sentier qui menait à la route dessinait négligemment un coude à travers des taillis d’arbrisseaux. Ceux qui marchaient devant empruntèrent ce tournant, et les branches entremêlées des buissons se refermèrent très vite sur eux, les rendant invisibles à ceux qui suivaient, à deux ou trois minutes derrière. Contigu à cette forêt, passait un canal abandonné, qui se prolongeait, vers l’est, par une vaste dépression herbeuse, que les eaux recouvraient lors de la saison des pluies, et où l’herbe poussait, épaisse, exubérante. Quelques années plus tôt, on avait décidé de défricher ces bas-fonds, on avait commencé à les retourner, mais étaient venues les inondations d’automne, le tracteur s’était renversé, et on avait renoncé à continuer. Par la suite, on avait fait de cet espace une pâture pour les équipes familiales et on y avait mené quelques vaches, des moutons. Mais, une année, les moutons avaient attrapé une étrange maladie, la gonfle, et on s’était alors aperçu que, dans ce pâturage, poussaient des herbes vénéneuses difficilement visibles par les hommes. Comme il n’y avait aucune solution pour les déraciner et qu’on ne pouvait plus faire paître les bêtes, cette vaste plaine marécageuse, devenue inutile, fut rendue à la friche. Et, habituellement, on n’y rencontrait aucun signe de vie humaine, sauf, parfois, quelque paysan, qui traversait la grand’route, au loin.

Vingt années plus tard, Ma Rong n’arrivait toujours pas à s’expliquer pourquoi, cette année-là, l’événement s’était produit en cet endroit : était-ce parce qu’ il y avait d’abord eu cet homme, le capitaine, que lui et Niu Ben avaient découvert cette friche; ou était-ce parce qu’ils avaient d’abord découvert cette friche qu’ils avaient imaginé offrir un tel dénouement au capitaine?

Niu Ben allait en tête, à grands pas, les mains vides se balançant de chaque côté de son corps, comme un cavalier battant de ses paumes les flancs de son cheval. Le chef de l’équipe de travail et l’instructeur politique marchaient sur ses talons, l’un à sa gauche, l’autre à sa droite.

Le fer des bêches étincelait devant Ma Rong, éclat froid, glacé : cela ressemblait aux armes antiques. Il cligna légèrement des yeux. Il se sentait le corps faible, vidé de toute force, comme une feuille de roseau emportée par le courant. Il ne pouvait plus retenir Niu Ben. L’ultime phrase que lui avait dite ce dernier avait scellé l’irrémédiable, tout était maintenant irréversible.

Niu Ben disparut derrière des arbustes buissonnants, réapparut. Il traversa le canal abandonné, courut vers l’étendue herbeuse : C’était cette prairie même... La terre désolée rejoignait le ciel à l’horizon, des brins d’herbe jaunie dressaient un à un leur tête hors de la fine couche de neige, comme de petits clous sur une immense planche. Sous le doux soleil de midi, la prairie s’amollissait et, dans la terre et la neige mêlées, les pas s’imprimaient, les semelles des chaussures se chargeaient d’une gangue de boue, s’alourdissaient comme si elles eussent été coulées dans du plomb.

Terre, rien que terre, soleil, rien que soleil.

De la terre où chaque centimètre carré était pareil à l’autre, de l’herbe dont chaque brin ressemblait à l’autre. Nul signe, nulle marque, pas la moindre trace. Personne ne pouvait découvrir le lieu, personne ne pouvait trouver l’endroit. Si, ce jour-là, Niu Ben n’avait rien dit, le capitaine aurait disparu pour l’éternité, introuvable à jamais. Mais, au dernier moment, Niu Ben avait révélé le lieu.

Il s’arrêta près d’une tige isolée d’armoise, au beau milieu de la prairie. C’était là, ils n’avaient qu’à creuser! Les hommes s’approchèrent et commencèrent à creuser. Bruits saccadés et heurtés des bêches. Quelques jeunes instruites se retirèrent loin, en un groupe fermé. Le ciel brusquement s’obscurcit, le soleil s’estompait en une lumière froide et blême. L’immensité de terre et de neige vira au lie-de-vin.

Inconsciemment, Ma Rong enfonça profond sa bêche dans la terre, ses mains étreignaient fermement le manche que son menton touchait presque; il creusa quelques coups, le corps épousant la bêche, et s’arrêta. Le temps semblait s’être figé. Plus de temps. Après que la vie s’est arrêtée, quelle signification le temps peut-il encore avoir?

Neige noire, terre blanche, herbe rouge sang, ciel vert-de-gris.

Niu Ben se tenait immobile. A aucun moment il ne s’était retourné. Même au dernier instant, il n’avait pas eu un regard pour Ma Rong.

On ouvrait dans la terre un trou noir, fosse qui peu à peu s’agrandissait, comme l’entrée des enfers. Et ce que ce sol visqueux, compact, impur, révéla en premier, ce fut du rouge vif... Un insigne rouge de casquette... Puis, deux écussons rouges. Ma Rong écarquilla les yeux. Et, en cet instant, il ressentit une joie secrète : il n’aurait jamais imaginé que le cadavre du capitaine, étant devenu quelque chose de répugnant, de difficilement identifiable, ces trois objets rouges suffiraient à prouver son statut et, à eux seuls, à ressusciter le disparu.

Et ce corps en décomposition échoua sur le sol, sans un bruit. Les jeunes instruites se détournèrent. Certains hommes s’éloignèrent en courant, pour aller vomir à grandes gerbes.

Ensuite, Ma Rong entendit la voix de Niu Ben. C’était comme une voix venue d’ailleurs, d’outre-ciel, une voix dansante, papillonnante, pas une voix humaine, plutôt une voix divine, comme peut-être seuls les dieux en ont. Non, plutôt la voix avec laquelle, autrefois, il y a très longtemps, dans la haute antiquité, les hommes proclamaient leurs lois. Niu Ben avait dit un jour que seul l’homme a le droit d’élaborer ses propres lois; peut-être voulait-il, en ce lieu, simplement rappeler ce principe oublié. Et telles furent ses paroles :

“Si je ne dis rien, je ne pourrai plus respirer! Tout ça, ça me tient trop à coeur! Laisser ainsi disparaître le capitaine, sans rime ni raison avouées, c’est lui faire trop d’honneur, le laisser s’en tirer à bon compte! Lui, Niu Ben, il préférait être un criminel plutôt que laisser le capitaine devenir une victime, un martyr!”

Les herbes sèches étaient au garde à vous, le silence régnait.

“Niu Ben, tu... tu es trop... trop cruel... , pire que les envahisseurs japonais, pire que ces fumiers de propriétaires fonciers! (6)”, bégaya l’instructeur, qui ne continua pas sa phrase.

“T’as fait ça tout seul?” demanda, encore assommé, le chef de l’équipe de travail.

“Est-ce que c’est encore la peine de me demander ça? Je l’ai fait, et ça n’a pas été une partie de plaisir!”

Ma Rong sentit tout son sang affluer sous son crâne. Il dressa le cou et fut sur le point de crier : “Il y avait aussi moi, c’est avec moi qu’il a fait ça!” Mais ce fut comme si sa langue refusait d’obéir. Il avala sa salive et ses mâchoires se serrèrent comme les vannes rouillées d’une écluse.

Niu Ben sortit de la poche de sa vareuse une feuille de papier qu’il jeta aux pieds de l’instructeur politique avant de prononcer cette dernière phrase : “Lisez-la bien, c’est la confession du capitaine, signée par lui; dessus, c’est aussi écrit pourquoi j’ai fait ça, assez d’interrogatoires comme ça!”

Sur cette terre désolée, excepté le mugissement du vent et le chant lointain d’un oiseau, c’était le silence depuis la nuit des temps. Et la voix de Niu Ben demeura dans la désolation de ce lieu des années encore, bien après le départ des jeunes instruits.

Lorsqu’il eut fini de parler, il fit demi-tour et prit la direction de la route qui menait au régiment. Ombre noire se fondant peu à peu dans le ciel de sang rouge. Du plus loin des souvenirs de Ma Rong, la dernière image de Niu Ben, ce serait comme un arbre oscillant sur la terre désolée. Un arbre unique dans l’immensité de la terre et du ciel.

Lorsque Ma Rong tourna la tête, il vit le visage décomposé de Yangyang. Les lèvres de la jeune fille remuèrent mais il n’y eut qu’elle-même pour entendre le son qui en sortit. Elle avait sans aucun doute dit quelque chose, et ça ressemblait à quatre syllabes. Ma Rong, alors, n’avait pas pu les entendre distinctement, en fait, il n’avait fait que les deviner et, par la suite, il n’avait jamais plus eu l’occasion de questionner Yangyang.

(fin de la première partie)