BOOK REVIEWS
« L’Impitoyable »Une nouvelle de Zhang Kangkang (première partie)
| Nouvelle parue in Shanghai wenxue, 1995/4, pp.5-19. (A paraître dans un recueil de trois nouvelles de Zhang Kangkang, Paris, Editions Bleu de Chine, mars 1997.) Traduite par Françoise Naour. |
Vingt ans après la mort de Niu Ben, alors que sapprochait la date de lanniversaire de sa mort, parmi les jeunes instruits (1) dalors, seul Ma Rong se souvint de ce jour-là. Et sil sen souvint, ce fut probablement de façon tout à fait fortuite. Ce jour-là, il reçut un télégramme urgent lui disant quune certaine petite ville frontalière du Nord avait reçu un ballot de fourrures turques, que la qualité en était belle et le prix modique. Le télégramme précisait quun jour avant la date de réception des marchandises, il lui faudrait se rendre dans cette ville avec chèques et espèces. Fixant le message, il lui semblait que cette date avait quelque chose détrange, de familier aussi, comme si elle eût eu avec lui une quelconque relation.
Les toutes premières années de son retour en ville, à chaque anniversaire de la mort de Niu Ben, il disposait deux paires de baguettes et un pichet de vin, allumait des bâtons dencens et, se tournant vers le ciel du Nord, il offrait à Niu Ben ces sacrifices. Par la suite, il cessa un peu de se soucier de cela. Il pensait que Niu Ben ne sen offenserait pas.
Il avait toujours pensé quil devrait aller là-bas faire un tour, depuis quil en était parti il ny était encore jamais retourné.
Puisque maintenant, justement, loccasion dun voyage se présentait, que, de tous ceux qui avaient été de près concernés par la mort de Niu Ben, il était le seul à être revenu en ville, que cétait le vingtième anniversaire de sa mort, il était juste que, se rendant à lendroit où était enterré Niu Ben, il allât rendre visite à ses copains dalors.
Cet endroit était très loin, dans le nord du Nord, si on traversait le fleuve, cétait la Russie. Qualors on appelait lUnion Soviétique.
Ma Rong faisait du commerce, on pouvait le considérer comme un petit patron, il navait pas trop dargent, pas trop peu non plus, il était encore célibataire, bien pratique pour voyager; il acheta un billet de train, et il partit.
Quelque temps avant sa mort, Niu Ben avait formulé une exigence à sa compagnie, disant quil était inutile quon rapatriât son corps en ville, mais demandant quon lenterrât plutôt dans cette terre, quon la creusât profond, quon légalisât, quon ny élevât ni tombe ni stèle. Quand lherbe aurait repoussé, avec les années, ce serait comme sil navait jamais existé, comme sil navait jamais vécu en ce monde. Puis il avait ajouté cette phrase, est-ce que tu connais Gengis Khan ? Jusquà présent, personne na encore trouvé la tombe de lempereur mongol, parce quil est couché dans un grand tronc d arbre ouvert, un arbre ciselé en creux, quon a cerclé de trois anneaux dor et quon a enterré; des chevaux ont ensuite écrasé la terre, de sorte que rien jusquà présent na jamais été découvert.
Juste avant sa mort, Niu Ben avait dit au seul Ma Rong cette ultime phrase : plus tard, épouse-la à ma place, je ten conjure!
Lorsquil avait prononcé cette phrase, il venait davoir dix-neuf ans. Cela faisait déjà vingt ans quil était mort. Mais Ma Rong navait pu épouser celle que Niu Ben lui avait confiée.
On ne pouvait pas blâmer Ma Rong de navoir pas tenu sa promesse, ni de navoir pas été fidèle à cet engagement, ni davoir été incapable de retenir la jeune fille ou de ne pas lavoir trouvée à son goût. Pour des jeunes filles comme Yangyang, tous les étudiants de la compagnie, alors, pour peu que la politique leût permis, eussent souhaité se battre en duel.
Le problème venait de Yangyang elle-même. A partir du moment où cette histoire finit brusquement par être mise à jour par Niu Ben, Yangyang partit sans crier gare, et après, ne donna plus signe de vie. A strictement parler, sa dernière apparition publique et donc sa disparition remontaient à une certaine nuit, deux mois après la disparition du capitaine Fu. Les étudiantes sen souvenaient clairement, Yangyang sétait levée au milieu de la nuit pour aller aux toilettes, et elle nétait jamais revenue. Cétait janvier, le coeur de lhiver, les latrines étaient gelées, Yangyang ne pouvait avoir disparu dans la fosse.
Sa couette, imprimée de volubilis roses, était défaite, encore souple, sur sa couchette. Sous la lumière faible, le rose et le jaune tendre de la housse jetaient des éclats, se confondaient pour nêtre plus quun brouillard de couleurs. Ma Rong avait étendu furtivement la main; dans la couette, cétait déjà glacé, sans plus de chaleur humaine. Sur le coffre de bois, devant le kang, dans ce gobelet en tôle émaillée, il restait encore la moitié deau bouillie. Ma Rong savait que cétait celui de Yangyang, sur lequel étaient peints en rouge ces mots vastes, le ciel, la terre(2); mais Niu Ben lavait fait tomber par terre, un morceau de lémail sétait écaillé et un mot avait disparu, il restait vastes; la terre, le ciel nétait plus là.
Ma Rong fixait ce gobelet quand il fut soudain pris de sueurs froides. Est-ce que la disparition du mot ciel avait une quelconque relation, inexplicable, avec tous ces événements, il naurait su le dire. Ou bien était-ce un signe quelconque du destin? Par quel fait exprès le mot ciel avait-il disparu ? Pourquoi nétait-ce pas le mot terre ? Dans ce cas, ceût été mieux, sil ny avait plus eu le mot terre, le terre de terrain, de terraqué, de terroir, si cétait ce mot-là qui avait disparu, alors peut-être rien de ces événements ne se serait-il produit. Du moins le capitaine Fu ne serait-il pas mort, Niu Ben non plus et Yangyang, bien sûr, naurait pas disparu.
Tout ça, cétait ce que Ma Rong pensait cette année-là. Ce nest que quelques années après quil comprit peu à peu cela : parfois, pour que quelquun vive, il faut quun autre meure. Des êtres comme Niu Ben et le capitaine Fu nétaient pas compatibles sous un même fragment de firmament. Les gens disent que le ciel a neuf étages, ça, cest une légende. Le ciel en ce monde est trop bas, trop mince, trop étroit, et, quand cela en devient étouffant, les hommes ne peuvent quentrer profond sous terre, sensevelir, pour y trouver le calme.
Ce jour-là, il y avait, sur le coffre de bois de Yangyang, intacts, comme dhabitude, son petit miroir rond, sa brosse à cheveux de plastique bleu, et aussi, dans un coin du mur, une paire de chaussures en coton à semelle de caoutchouc miteuses. Lorsquelle était partie, elle navait presque rien emporté, comme si, à tout moment, elle pouvait revenir, ou bien comme si elle allait revenir, tel un fantôme, accompagnant le vent du Nord rugissant, et rejaillir par la fenêtre, la nuit, dans le dortoir de la compagnie. Ce nest que trois années plus tard que ces objets furent ramassés par quelquun, et envoyés chez ses parents, au sud du Yang-tsé. Vingt années ont passé, depuis, et Yangyang a complètement disparu du regard de tous. Disparu sans laisser de traces. Est-elle morte ou bien encore vivante, nul ne le sait, finalement. Du début jusquà la fin, ses parents ont soutenu la version quelle était morte, quelque part dans ce vaste univers, en accomplissant son devoir. Ils ont exigé des parties concernées, en un procès sans fin, des indemnités de compensation, mais, comme personne navait pu attester de sa mort, jusquà aujourdhui, rien ne sétait encore conclu. Cétait comme si Yangyang refusait de prouver quelle était encore vivante, et, dans les innombrables rencontres de jeunes instruits, sur les registres de jeunes instruits, dans les activités amicales de jeunes instruits et même dans les réunions des trois vieilles promotions (3), Yangyang nétait jamais réapparue.
Par comparaison avec le capitaine Fu, Yangyang fut, elle, une authentique disparue. Pendant vingt ans, pour retrouver Yangyang, Ma Rong avait parcouru les régions au sud et au nord du Yang-tsé. Pour que Yangyang revînt dans le monde des hommes, il navait jamais négligé la moindre piste, mais chacune delles sétait révélée une impasse. La disparition têtue de Yangyang signifiait que Ma Rong continuerait à mener une vie de célibataire. Il ne pouvait trahir le serment fait à Niu Ben. Si, aujourdhui, il était encore dans le monde des vivants, cest quil avait pris la place de Niu Ben, et cette vie usurpée exigeait de lui non seulement quil épousât Yangyang, mais aussi que, durant le reste de son existence, il empêchât quiconque de se marier avec Yangyang, voilà tout.
Cétait là le contrat ultra-confidentiel passé entre Niu Ben et Ma Rong. Tout au long de ces longues années passées à la recherche de Yangyang, Ma Rong avait gardé en son coeur un sentiment de culpabilité. Mais quil ne fût pas marié ne signifiait pas pour autant quil fût resté chaste et pur. Ma Rong le célibataire vivait certainement bien mieux et bien plus librement que les pères de famille. A partir du moment où il avait eu de largent, il navait jamais manqué de femmes et la recherche continue de Yangyang ne lavait pas empêché de séduire ni dêtre séduit. Selon lui, la loyauté et le plaisir étaient deux choses bien séparées.
Cependant, Ma Rong savait quen ce monde toute chose a son prix, et quau prix d une disparition définitive correspond le prix dune disparition provisoire. Et il lavait su dès le début. Dès la disparition du capitaine Fu, tout était déjà décidé. Simplement, pour payer ce prix, Ma Rong avait dépensé quelque vingt années. Au moment où le train démarra, il pensait que la dette quil avait contractée, il lui avait fallu lhonorer par cette fidélité au lointain passé dune douloureuse et tragique amitié.
Linstructeur politique commença à soupçonner la disparition du capitaine Fu trois semaines après le départ de ce dernier pour assister à une réunion politique. Cette réunion ne devait pas durer longtemps, et Fu aurait dû rentrer une semaine après son départ. Mais la semaine sétait écoulée sans quon leût vu réapparaître. Il navait pas donné non plus le moindre coup de téléphone. Dordinaire, dès quil allait à lextérieur, quel que fût lendroit où il se rendait, il téléphonait pour donner ses directives. Mais cette fois-là fut décidément quelque peu anormale, cétait comme sil eût subitement disparu dès le moment où il avait pris le sentier qui rejoignait la grandroute. Pourtant, les indices avaient tout de suite été évidents; seulement, chacun avait manqué de vigilance. Par la suite, linstructeur se rappela tout ça, et le dit, le coeur serré.
Au cours de ces trois semaines, le ciel, au-dessus des limites imparties à la compagnie 13 fut exceptionnellement clair, les nuages exceptionnellement doux, la rivière exceptionnellement mélodieuse, et les champs, tout aussi exceptionnellement, eurent quelque chose de délicieusement séducteur. Niu Ben et Ma Rong avaient observé avec attention que tous ceux de la compagnie, jusquà linstructeur politique soi-même, avaient lair détendu et que chacun respirait avec soulagement le bel air limpide de fin dautomne, riaient fort, sans avoir à regarder de tous côtés pour se prémunir contre lapparition subite du capitaine.
Les deux premières semaines, les soldats de la compagnie 13 allèrent presque jusquà oublier que sur terre existait encore cet homme, le capitaine Fu; sans lui, les journées passèrent vite et sans contrainte, jusquà cette aube où Yangyang, qui assumait, entre autres fonctions, celle demployée aux écritures, fut brutalement réveillée par la sonnerie menaçante du téléphone dans la pièce à côté ; en plein rêve, cette sonnerie, aussi déchirante que le cri dun porc quon égorge, faisait bondir le coeur. Cétait un appel du département politique du régiment, qui demandait pourquoi le camarade Fu Yongjie nétait pas venu à la réunion : il navait même pas téléphoné pour demander un congé, cela devait être mis au clair! Dans le combiné, la voix, rauque et lointaine, ajouta avec une extrême sévérité, que, dans le passé, la compagnie 13 avait toujours été méticuleuse pour ce qui était des rapports adressés à la hiérarchie; la compagnie 13 du camarade Fu Yongjie ne voulait-elle plus être un modèle?
Yangyang, le téléphone à la main, resta interdite un bon moment avant de se souvenir que Fu Yongjie nétait autre que le capitaine Fu en personne, cest-à-dire que le capitaine Fu était le camarade Fu Yongjie. Sur le coup, elle sétait apprêtée à rétorquer au combiné que, dans la compagnie 13, il ny avait aucun capitaine du nom de Fu Yongjie, mais quil sappelait Fu Zhenglian. Lembarras de Yangyang sexpliquait aisément: les caractères qui composaient le nom et le titre du camarade-commandant Fu faisaient un vrai salmigondis dambiguïtés, et pour peu quon en bousculât lordre ou quon jouât de leur polysémie, lintéressé se trouvait, pour sa plus grande fureur, rétrogradé au rang de sous-chef de compagnie; un autre caractère pouvait tout aussi bien signifier intégrité, ce qui faisait rire sous cape, ou intégralité, qui convenait certes mieux à son insatiable appétit de toutes choses. Bref, un nom-casse-tête, mais avec lequel il était dangereux de samuser. La troupe lavait bien compris, qui avait, une fois pour toutes, au prix de violentes tempêtes sous tous les crânes, adopté lordre désormais canonique de Fu Zhenglian autrement dit et intangiblement: Fu, capitaine, double honorifique du camarade patronymé Fu, prénommé Yongjie, lequel se montra dès lors comblé daise par cette cérémonie baptismale définitive.
Mais Yangyang sétait vite souvenue de tout cela, que Fu Yongjie était bel et bien le capitaine Fu, et avait ravalé ses mots. Elle avait écouté sans rien dire la voix rauque avant de reposer, affolée, le combiné. Elle était allée voir linstructeur politique pour lui dire que le département politique venait de téléphoner, que le capitaine ne sétait pas rendu à la réunion. Alors, où donc était-il allé, cétait bizarre, vraiment bizarre. Yangyang avait alors précisé que la réunion politique sétait terminée dix jours plus tôt.
Et sil sétait attardé en chemin? Quand tout va bien, il faut deux jours pour y aller, mais quand ça ne va pas bien? Quon ne trouve pas à être pris en stop, sans compter la route, si elle est abîmée... Linstructeur politique comptait sur ses doigts toutes les suppositions tandis que le doute et lhésitation saccumulaient dans le chaume de sa barbe épaisse et noire labourée par ses doigts nerveux. Ensuite, ce doute et cette hésitation flanèrent un bon bout de temps sur ses joues puis pianotèrent subtilement, et, enfin, doucement, moururent, apaisés.
Yangyang sétait bien doutée que linstructeur ne dirait rien. Sil ne disait rien, cest quil ne pouvait parler. Sil ne pouvait parler, cétait évidemment que la disparition provisoire du capitaine était de nature interne et ne pouvait être ébruitée. On dit que le lièvre ne broute pas devant son gîte; puisque le capitaine navait rien entrepris dans sa propre compagnie, quil était parti en mission, pourquoi naurait-il pas profité de cette occasion pour faire ses bagages, pique-niquer ailleurs, ailleurs apaiser sa faim? Linstructeur politique connaissait parfaitement un certain travers du capitaine et, peut-être par sympathie pour ce compagnon dinfortune, peut-être parce que le linge sale se lave en famille, il poussa son indulgence jusquà taire ses doutes et donner à Fu loccasion de persister dans sa disparition.
Ce fut Yangyang qui, plus tard, en cachette, exposa cette situation à Ma Rong, lequel la rapporta à Niu Ben. Ma Rong se souvint ensuite que Niu Ben, sur le moment, lui avait posé une question : Et Yangyang? Est-ce quelle navait pas lair inquiet? Ma Rong sétait contenté de répondre quelle navait pas de raison dêtre inquiète, inquiète de quoi dailleurs? Quau contraire, elle avait dit que si le capitaine ne revenait jamais, ça serait plutôt bien. Puis, un peu après, Ma Rong avait ajouté que Yangyang avait dit encore que le capitaine Fu était parti avec une blessure quelle lui avait faite au bras, que peut-être il avait perdu beaucoup de sang, et quil se pouvait quil en fût mort en route. Peut-être quil nétait pas mort, quil allait encore causer du malheur aux jeunes filles, quil aurait mieux valu quelle leût tué tout de suite de ce coup de couteau... Ma Rong se souvint quà ces mots, Niu Ben avait retenu ses larmes.
Lorsque la troisième semaine dabsence du super-sous-vice-capitaine vicieux se fut écoulée, linstructeur politique finit par perdre son sang-froid.
On raconta quil avait demandé à Yangyang de rédiger un télégramme pour lAnhui, où demeurait la famille du capitaine. Linstructeur politique en personne partit à vélo jusquau bureau, à quelque six kilomètres de là et envoya le télégramme. Une semaine ne sétait pas écoulée quune réponse arrivait dun quelconque district de lAnhui et que le facteur venait lapporter à la compagnie. Mais le pli, déposé sur le kang du dortoir de la compagnie, fut distraitement ouvert par quelquun qui en découvrit le contenu, lequel disait que Fu Yongjie nétait jamais venu rendre visite aux siens, que personne nétait malade chez lui, etc.
Le télégramme provoqua une belle agitation dans toute la compagnie. Le temps que linstructeur arrivât, la compagnie, mise au courant, était toute fourmillante. Personne ne disait le maître-mot mais il était sur les lèvres de tous, le camarade Fu Yongjie, commandant la compagnie 13, avait DISPARU. Vraiment disparu.
Donc, le capitaine Fu avait disparu. Un homme bien vivant, un homme orgueilleux, arrogant, un grand capitaine qui navait quune parole, était brusquement passé du monde des présents à celui des absents. Et personne ne savait où il était allé. Linstructeur politique navait plus les moyens de continuer à dissimuler le secret de cette disparition. Dans la compagnie 13 cétait dailleurs devenu un secret de polichinelle. Linstructeur chargea Yangyang denvoyer au département politique un télégramme pour lannoncer. Et ce fut donc cinq semaines après la disparition que le groupe de travail du département politique vint prendre ses quartiers dans la compagnie 13.
Ce fut bien des années plus tard que Ma Rong se rappela à maintes reprises que, pendant tout le mois qui sétait écoulé entre le moment où le capitaine Fu avait quitté la compagnie et le moment où sa disparition avait été connue de tous, pendant tout ce mois et même davantage, Niu Ben et lui avaient continué à mener publiquement une vie normale. Ils mangèrent, burent, bavardèrent, dormirent, travaillèrent, prirent la parole, critiquèrent, écrivirent, et même jouèrent aux échecs et aux cartes. Ni lui ni Niu Ben ne quittèrent une seule fois les limites de la caserne. Les pluies dautomne, sombres et froides, tombèrent plusieurs fois et la lisière des champs se couvrit de la dernière herbe tendre qui ressemblait à des cheveux épars sur une tête chauve, et, pour peu quon en repoussât les touffes, on pouvait y trouver, cachés, quelques champignons bruns.
La disparition du capitaine Fu fit, au début des années soixante-dix, sensation dans le régiment 26 et fut un grand événement qui influença pour longtemps lunité militaire chargée du défrichement agricole. Dans un périmètre de quelques centaines de li, cétait la terre noire, désolée, déserte, à lexception de ce noyau de quelques dizaines de kilomètres autour de la toute petite compagnie. Trois kilomètres avant la caserne, il fallait emprunter une route défoncée, cahoteuse, qui rendait plus isolée encore la compagnie. Cette route, bordée de ravins, avait permis de tisser et de renforcer des liens entre la compagnie retirée du monde et les hameaux voisins. A lapproche de la saison des pluies, cette route était coupée, un énorme tronc darbre posé en travers en interdisait le passage. Et, pendant cette saison, la compagnie devenait alors une petite île perdue au milieu du noir océan des terres.
Le groupe de travail commença par mener nuit et jour des recherches dans la fange dun marécage. Y tomber cétait à coup sûr sy enliser, y disparaître dans des bulles, sans que le moindre toupet de cheveux dépassât.
Les jeunes instruits de la compagnie 13, pleins de zèle et dardeur, apportèrent leur contribution en proposant quelques indices. Certains dirent quà chaque repas le capitaine ne pouvait se passer deau-de-vie, quau déjeuner qui avait précédé son départ, il avait demandé à la cantine quon lui en chauffe un peu, que cétait après avoir bien bu et bien mangé quil avait quitté seul la compagnie, que certains lavaient vu prendre le sentier qui rejoint la route, que peut-être le vin lui avait embrumé les idées, quil sétait trompé de chemin à la bifurcation, quil était entré par erreur dans les herbages, quil avait mis le pied dans une fondrière et quil sétait enlisé dans le marécage. On dit aussi que dans ces prairies, il y avait des loups, de ces loups félons et boîteux qui gardent en eux la haine des hommes. Justement, lannée précédente, le capitaine avait voulu se faire un matelas en peau de loup, il avait emmené des hommes poser un piège à loup, et ce quils avaient pris, cétait un louveteau, et le père loup avait détalé, tirant le piège avec lui, et après, toutes les nuits, on avait entendu hurler autour de la compagnie; cétait peut-être le vieux loup qui avait attendu le capitaine sur le bord du chemin, qui lavait déchiqueté pour sen faire un matelas en peau dhomme, pour assouvir sa haine.
On dit dautres choses encore, quil était possible, pourquoi pas, que le capitaine ait fui de lautre côté du fleuve, peut-être même quil était allé en Mongolie extérieure, il aurait pu aller nimporte où. Les Mongols adorent les montres chinoises et le capitaine en avait tant et plus, de Pékin, de Tianjin, de Shanghai, il en avait absolument de toutes les sortes; quant aux Blancs, des Russes, ils étaient friands dalcool et de cigarettes et, ce dont ils manquaient, le commandant Fu, lui, il nen manquait pas! Peut-être même que justement il avait échangé ça contre une jeune épouse. Il avait dit lui-même que les femmes russes et les femmes mongoles, elles avaient des seins ronds comme des ballons et des fesses grosses comme des miches de pain, que cétait doux et moelleux, quon pouvait même les toucher, que cen était un délice!
Tissu de sottises et de divagations! Pendant ces premiers jours, le chef du groupe de travail fut pris de colère, de désespoir. De désespoir, parce que tous ces prétendus indices navaient absolument aucune valeur; de colère, parce que, depuis que la compagnie 13 formait un régiment, elle avait obtenu, deux années consécutives, le titre de modèle davant-garde, et que tout ces témoignages farfelus étaient non seulement très défavorables au capitaine, mais aussi et surtout au régiment tout entier.
Une autre supposition était que le capitaine Fu, pris en stop sur sa route jusquau lieu de réunion politique, aurait rencontré un imprévu. Par exemple, il aurait porté sur lui des produits de valeur, il serait tombé sur des voyous qui lauraient dépouillé. Bien quà lépoque on neût jamais entendu raconter ce genre de faits, lhypothèse nétait pourtant pas à écarter. Le groupe de travail se divisa alors en deux groupes, chargé chacun dune responsabilité particulière; le premier allait vérifier tous les véhicules, en dehors de ceux de la compagnie 13, qui étaient passés sur la route à ce moment-là; le second allait passer au peigne fin le dortoir du capitaine, tout ce qui pouvait se trouver dans les malles et les placards.
Les deux premières semaines, Yangyang fut requise pour seconder léquipe de travail, après tout, elle était déjà la préposée aux écritures de la compagnie. Par la suite, elle raconta à Ma Rong que les affaires laissées par le capitaine étaient rangées avec un soin extrême, et quil y avait, bien évidemment, un grand nombre de montres flambant neuves, des peaux de lièvre et de loutre, et aussi des cartouches de cigarettes en quantité ainsi que des bouteilles dalcool quon ne pouvait acheter quen douane. Que le chef du groupe de travail avait très vite ordonné que tous ces objets soient mis sous scellés pour que personne naille y fouiller. Quil avait ensuite rappelé à tous que la discipline du groupe de travail exigeait de chacun quil gardât jalousement le secret de la disparition de Fu.
Au bout de ces deux semaines, Yangyang fut soudain avertie quelle devait aller dans le cachot attenant à lécurie pour y subir un interrogatoire. Toute seule. Lorsque linstructeur lui annonça cette nouvelle, il avait le visage fermé et les narines si pincées quon aurait cru que quelque chose lempêchait de prendre sa respiration. Yangyang se montra courageuse et prit la chose en riant. Elle avait depuis longtemps prévu cela, depuis longtemps elle savait quon la rangerait dans la catégorie des individus douteux.
Ce soir-là, devant la compagnie tout entière réunie, le chef du groupe de travail proclama que les résultats de la vérification des véhicules étaient clairs et attestaient que le camarade Fu Yongjie nétait monté dans aucun véhicule, quaucun véhicule ne lavait jamais pris en stop, et que donc, Fu Yongjie navait pas quitté la compagnie 13, que cétait à lintérieur du camp de la compagnie 13 quil avait disparu, et que donc, à partir de maintenant, tous les suspects allaient, chacun leur tour, être interrogés.
Au moment précis où Yangyang entrait dans la geôle attenant à lécurie, elle se souvint que, lhiver précédent, Ma Rong y avait été emprisonné pendant trois jours par le capitaine. Tout simplement parce quil avait dit en public que le capitaine Fu détournait une partie des dépenses de nourriture allouées aux jeunes instruits. Alors, le capitaine avait chargé quelques individus, de ces paysans venus en ville pour y trouver de petits boulots temporaires, dattacher Ma Rong sur un pilier de lécurie, et de lui donner plusieurs dizaines de coups de fouet; il était resté ainsi, à geler, une nuit entière. Par la suite, Yangyang avait écrit pour lui une pseudo-auto-critique quelle avait portée au capitaine.
La nuit où Yangyang entra à croupetons dans ce cachot, les chevaux ne cessèrent de renâcler dans lécurie, et la terre sèche et dure amplifiait le martèlement de leurs sabots. Elle avait limpression que le froid de cette nuit glacée pétrifiait ses pensées et, recroquevillée sur elle-même, elle tentait dentendre, dans le bruit des sabots, quelque révélation secrète. Dans ces ténèbres, il y avait comme un maigre filet de lune filtrant du toit obscur : si le capitaine Fu avait vraiment disparu du territoire de la compagnie 13, sa disparition ne pouvait être accidentelle; cest ce que Yangyang comprit soudain.
Quand il fit jour, Yangyang entendit la porte de lécurie souvrir, et des bruits de pas sapprocher de la cloison de sa cellule. Par les fissures de la paroi de planches derrière elle, lui parvint la respiration haletante de Ma Rong. Alors quil fumait, appuyé contre la cloison, il découvrit, en suivant des yeux la fumée de sa cigarette, une fente par laquelle les volutes disparaissaient. Il saccroupit, et, regardant par le trou, il vit loeil de Yangyang. Il lappela et sentit alors son haleine chaude. Il lui parla par le trou, il était venu lui tenir compagnie, elle navait pas à avoir peur. Elle lui répondit que ce nétait pas elle qui avait fait ça, est-ce quil la croyait? Bien sûr que oui, ce nétait pas elle qui lavait fait. Pour elle, ce nétait pas lui qui avait pu faire ça non plus. Il lui dit que désormais presque tous les jeunes instruits de la compagnie étaient suspects, quils vivaient tous dans langoisse, que chacun se sentait en danger, que le groupe de travail navait jamais tenu compte des informations fournies par les jeunes instruits, quil protégeait de toutes ses forces le capitaine, quil considérait que tous ceux qui avaient été persécutés par lui avaient pu se venger, et que par exemple des gens comme lui, avec une mauvaise origine de classe, auraient très bien pu se venger; vengeance de classe, en somme.
Par la suite, lorsque Ma Rong ressassa ses souvenirs, il se rappela que cette conversation avec Yangyang avait été la dernière. Souvent, il tenta de se souvenir de davantage de choses de cette ultime conversation mais sa mémoire était encombrée par la puissante odeur de crottin des chevaux dans lécurie. Ce quil se rappelait seulement, cétait que Yangyang lui avait dit plusieurs fois que, si elle avait blessé le capitaine au bras avec un couteau à fruit, cétait sa faute à lui, il lavait bien cherché, mais quenfin elle ne lavait pas tué.
Ensuite, elle lui dit soudain, catégorique, quelle savait qui avait fait ça. Ma Rong frissonna. Comment! Elle savait! Cétait qui? Qui avait fait ça? Elle ne pouvait le dire, elle ne le dirait jamais. Est-ce quelle tairait ça jusquà la mort? Oui, jusquà la mort elle le tairait! Ma Rong ninsista pas; ainsi, personne ne saurait jamais qui avait fait ça. Il resta silencieux. Par le trou dans la paroi lui parvenait un léger bruissement, il supposa quelle était en train décraser dans sa main un brin dherbe sèche.
Au bout dun moment qui lui parut très long, elle lui demanda à voix basse où était Niu Ben, pourquoi il nétait pas venu? Il ne répondit pas. La veille au soir, il lui avait semblé entendre des bruits de pas sous la fenêtre, quelquun marchait autour de lécurie... Niu Ben, Niu Ben.
Cette dernière conversation avec Yangyang se termina sur ces deux mots, Niu-Ben. La porte de lappentis souvrit alors, de nouveaux suspects furent enfermés dans ce cachot provisoire, et, les deux jours suivants, Ma Rong et Yangyang neurent plus loccasion de se parler.
Niu Ben! Niu Ben? Niu Ben... Tout au long des vingt longues années qui suivirent, Ma Rong repassa dans sa mémoire, remâcha, répéta ces deux mots sur lesquels leur conversation sétait achevée, sans pouvoir affirmer si, derrière eux, il y avait un point dinterrogation, un point dexclamation ou bien un point final. Cette ponctuation était essentielle pour comprendre la disparition de Yangyang après la mort de Niu Ben. Mais lintonation sétait perdue dans lair, le temps avait peu à peu estompé ce signe déjà indistinct, et jamais Ma Rong navait pu le retrouver.
Vint une pluie fine, et les oies sauvages senvolèrent par bandes. Après leur départ, le désert, vaste et dénudé, parut, plus encore, désolé et infini. Il ny avait plus que le ciel et la plaine, quun seul regard pouvait embrasser.
Le toit de tuiles rouges de la caserne de la compagnie se détachait très distinctement sous le bleu du ciel et le blanc des nuages, et, sur la plaine enneigée, cette éminence était pareille à un sein nu, offert, révélé.
Sur laire déserte, devant la caserne, il y avait un puits solitaire, deux rangées de peupliers dénudés, trois tracteurs à labandon, quatre charrettes vides, cétait là toute la compagnie 13.
On regardait passivement le soleil se lever à lest et se coucher à louest. Cétait pareil pour la lune. Même si on ne voulait pas les voir, on ne le pouvait pas, ils étaient là, dévoilés, sans abri, et ils accrochaient inéluctablement le regard.
Dans ce coin de terre dune simplicité proche de la pureté, quel mystère pouvait bien se dissimuler? Qui pouvait croire quun homme imposant de deux mètres, presque un géant! eût pu disparaître en un lieu où même un moineau neût pas trouvé un endroit où se cacher?
Pendant un long mois, tout le courrier que reçurent les jeunes instruits fut bloqué par léquipe de travail, les lettres furent une à une décachetées et soigneusement lues; toutes les demandes quils firent pour aller rendre visite à leur famille furent refusées : il fallait attendre que lon sût où avait disparu le capitaine avant de pouvoir formuler une nouvelle requête; chacun leur tour, les jeunes instruits furent appelés au commandement pour raconter ce quils savaient : ils racontaient le jour, ils continuaient le soir, ils racontaient du crépuscule jusquà minuit, ils continuaient de minuit jusquà laurore. Soumis à un tel régime, confrontés à ces bombardements de questions, tous ceux de la compagnie 13 avaient le teint livide, les yeux cernés et baîllaient même au cours des repas. Un vieux lycéen, enfermé dans la même pièce que Ma Rong, lui dit que, tout ça, cétait quand même un petit peu moins pire que les séances où lon arrachait les aveux, pendant la Révolution culturelle, que ce nétait pas carrément de la torture, et que tous se sentaient capables dêtre aussi héroïques que Li Yuhe (4).
Comme il fallait sy attendre, ces interrogatoires restèrent sans résultat; les jeunes instruits étaient témoins les uns des autres et avaient, pour chacune de leurs actions, quels quen eussent été le lieu et lheure, des alibis solides. Même si le capitaine avait vraiment été éliminé par quelquun, on ne pouvait pour autant choisir arbitrairement un bouc-émissaire! Tout le monde discutait, émettait une opinion, de toutes façons, le capitaine nétait plus là et le diable seul savait sil reviendrait ou non. Puisquil était absent, est-ce quil ne vaudrait pas mieux oser dire la vérité? Au début, cétait en plaisantant quils avaient lancé quelques indices, les pots-de-vin versés et reçus par le capitaine, les tortures quil avait infligées aux jeunes instruits, mais maintenant, il fallait être sérieux et toutes ces choses, tout ça, cétait à lorigine de sa disparition, ils pouvaient le garantir au président Mao, et si on suivait cette piste, ça, cétait sûr, si lenquête continuait à partir de là, eh bien, ça mettrait léquipe de travail dans une sale passe, elle ne pourrait pas en sortir, ça ne serait pas beau à voir et ça se terminerait par une séance de dénonciation du capitaine.
Les opinions étaient de plus en plus disparates, incohérentes, ça allait dans tous les sens, ça navait plus ni queue ni tête, cétait sans preuve ni pièce à conviction. Il ne restait donc que ce bout de terre silencieuse, obstinément muette. Pourrait-il se trouver quelquun pour lui délier les lèvres, la faire parler?
Le capitaine avait bel et bien disparu. Et cette disparition devint un souffle de vent, une volute de fumée, un grain de poussière, une goutte deau. Le capitaine sétait évanoui, sans bruit, sans trace.
Dans lappentis attenant à la pièce où se trouvait Ma Rong, Yangyang ne desserrait pas les dents, elle refusait catégoriquement de fournir le moindre détail sur les choses intolérables qui sétaient passées ce soir-là entre le capitaine et elle-même. Le second soir, tous ceux qui étaient dans la pièce avec Ma Rong entendirent très distinctement, provenant du trou dans la cloison, linterrogatoire que subissait Yangyang.
- Tu reconnais avoir blessé le capitaine, oui ou non?
- ...
- Maintenant, de tous les jeunes instruits de la compagnie 13, tu es le suspect le plus important, le plus directement lié à laffaire de la disparition du capitaine. Que tu parles ou non, tout ça, cest ton affaire. Ça fait bien longtemps quon a entre les mains des preuves contre toi, beaucoup de preuves qui confirment que tu avais des mobiles puissants et la volonté dattenter à la vie du capitaine. Aujourdhui, une fois encore, on te propose la mesure politique suivante : la clémence si tu avoues, la sévérité si tu te tais! Si tu continues à te braquer et à topposer, on narrivera à rien.
- ...
- Si tu reconnais que tu as été cruelle envers le camarade Fu, lOrganisation (5) peut faire entrer en ligne de compte ton origine de classe et ton comportement passé et faire preuve dindulgence à ton égard. On peut dire aussi que le camarade Fu Yongjie ta brutalisée, ce qui est vraiment une faute de sa part, et que toi, sous lempire de la colère, tu las blessé, accidentellement...
- ...
- Si tu continues à résister comme ça, nous allons finir par tenvoyer vite fait au régiment! Là-bas, ils sauront régler ton cas! Les commandants du régiment et de larmée, ils ne vont pas accepter quon laisse encore longtemps traîner les choses...
A ce moment, Ma Rong entendit un bruit, comme celui quaurait fait quelquun sautillant derrière la fenêtre. Cétait qui? Il fallait aller voir! Il y avait eu comme une ombre qui avait tout de suite disparu, rapportèrent, découragés, ceux qui étaient allés voir.
A partir de ce jour, les interrogatoires de Yangyang eurent lieu dans le bureau de la compagnie. Chaque fois quelle en revenait, Ma Rong, qui écoutait attentivement les signes de vie provenant de lappentis, lentendait sangloter longtemps, à petit bruit. Et alors, sans se soucier des autres, il lui criait, par le trou dans la cloison, quelle devait absolument tenir bon, que ce nétait pas elle qui lavait fait, quelle navait pas à avouer un crime quelle navait pas commis!
Yangyang ne répondait pas. Et puis, un jour, on cessa dentendre du bruit, la pièce était silencieuse, comme si Yangyang était morte. Celui qui lui apportait à manger raconta quelle ne touchait plus à la nourriture depuis plusieurs repas. Il raconta aussi que les supérieurs étaient pressés et que Yangyang allait vraiment être envoyée sous escorte au régiment. Apprenant cela, Ma Rong jura en lui-même: Merde à toi, Niu Ben! Et maintenant, quest-ce que tu es parti faire? Il vaudrait peut-être mieux que tu te dépêches de trouver une solution pour faire sortir Yangyang de là, et vite!
Quelques jours plus tard, un jeune homme imberbe au visage enfantin, un quelconque membre du groupe de travail, vint libérer Ma Rong avant quil ait purgé sa peine. Ma Rong se souvint que, juste avant de quitter sa geôle, il était allé jeter un coup doeil par le trou dans la cloison, il voulait dire à Yangyang quil allait sortir, quelle lattende, quil viendrait la sauver. Mais il navait rien pu voir; dedans, il faisait noir comme dans un four. Au moment où il sortait de lécurie pestilentielle, marchant fièrement, la tête haute, le torse bombé, il entendit, provenant du dortoir de la compagnie, des sanglots et des rires à faire froid dans le dos. Il interrogea son voisin: ces bruits, cétait ceux dune jeune instruite du peloton 2 qui avait eu une liaison avec le capitaine, ça faisait des jours quelle riait et pleurait comme ça, quelle parlait à tort et à travers, elle était fêlée! Au rythme où allaient les choses, tous ceux de la compagnie 13 risquaient bien, eux aussi, de devenir fous, lui avait rétorqué Ma Rong.
Tout à la joie de sa liberté retrouvée, extrêmement excité et tout aussi épuisé, Ma Rong, avait négligé la réponse que lui avait faite le membre du groupe de travail. Cest seulement après la mort de Niu Ben, se rappelant, dans lisoloir de ses nuits blanches, les paroles prononcées, à dessein ou par mégarde, par le jeune homme, quil eut limpression que la foudre lui tombait dessus, et il en trépigna de rage impuissante; mais il était trop tard pour les regrets.
... Non, ils ne risquaient pas de devenir fous, laffaire était bouclée. On avait le suspect principal, celui sur qui portaient tous les soupçons, mais sil y avait une chose sûre, cétait que le camarade Fu Yongjie était mort à son poste, quil avait été victime dune agression... Le chef lavait décidé, on allait proclamer quil était mort en héros, quil sétait glorieusement sacrifié...
Sacrifié? Qui sétait sacrifié?
Alors de Fu Yongjie, on pouvait dire quil sagissait dun sacrifice! On doit toujours répondre aux enquêtes venues des échelons supérieurs....
Nimporte quoi! Sacrifice de merde! Sacré fils de merde! marmonna Ma Rong, qui sen alla, jurant comme un charretier.
Ce soir-là, lorsquil retourna à son dortoir, il vit Niu Ben, debout devant la porte, et, de très loin, il sentit son haleine lourde dalcool. Niu Ben lui fourra une bouteille pleine entre les mains et lui enjoignit de boire. Cette nuit-là, Ma Rong dormit très longtemps. Lalcool et la chaleur du kang le plongèrent dans un lourd sommeil dont il némergea que le lendemain midi. A son réveil, il prit subitement conscience de lerreur grossière quil avait commise, dans la plénitude de son sommeil vorace: il navait pas su prévoir le rôle que Niu Ben avait confié à la bouteille dalcool. Et cest à partir de là que se mit en marche le plus terrible des dénouements. Lorsque Ma Rong sen aperçut, tous les brillants exploits que lui et Niu Ben avaient accomplis sétaient désespérément et inéluctablement séparés en deux moitiés. Pour ce qui était des siens propres, ils disparurent au moment même où le capitaine refaisait une apparition publique.
Dans son sommeil, Ma Rong avait senti une main le secouer avec énergie jusquà ce quil se réveillât, et une voix lui avait chuchoté à loreille : Plus tard , épouse-la à ma place, je ten conjure! Il avait reconnu la voix de Niu Ben et sétait brusquement assis. Il avait alors vu une silhouette filer vers la porte et aussitôt disparaître. Il avait vite sauté sur ses pieds et sétait hâté de la suivre mais il avait trébuché sur le seuil de la porte. Niu Ben courait comme un lièvre, et, très vite, avait disparu en direction du réfectoire.
Ma Rong leva la tête et vit dans le ciel rutiler un grand soleil, il était juste midi. Quelquun martelait le tronçon de rail suspendu devant la porte du réfectoire et spécialement réservé à lusage de lappel au repas; ce son métallique se propageait très loin.
Des champs revenaient les moissonneurs, qui affluaient, en file, vers la cantine.
Du bureau de la compagnie sortaient les membres du groupe de travail, leur gamelle de fer blanc à la main.
Niu Ben courait avec toute lénergie du désespoir, bravant le vent, bravant ces hommes. Il les dépassa tous et soudain se retourna. Et il sarrêta, juste face aux membres du groupe de travail.
Ma Rong lentendit haleter bruyamment.
Alors, vous lavez retrouvé ou pas, le capitaine? demanda-t-il en riant.
- Cest laffaire de lOrganisation.
- On raconte que vous voulez faire de lui un martyr et publier ça dans le journal?
- Ça ne te regarde pas!
- Bon, et est-ce que vous voudriez savoir où se trouve finalement le capitaine?
- Nimporte quoi!
- Faut pas pousser les gens à bout, je vais vous dire la vérité, pas la peine de vérifier, ça serait perdre du temps pour rien, le capitaine, ça fait deux mois que je lai enterré!
- ...
- Je dis pas ça pour vous faire peur, il est vraiment enterré.
- ...
- Vous voulez peut-être savoir où cest? Alors il faut dabord que vous libériez Yangyang! Cest la condition!
- ...
- Ma patience a des limites! Vous la libérez ou pas?
Un silence de mort régnait alentour. Le son dune cloche qui tintait doucement fut étouffé par la respiration lourde des hommes présents; des gouttes de sueur perlaient au front de Niu Ben.
Une voix dit alors: Quon aille prévenir Yangyang! A partir de maintenant, quelle aille seule chercher ses repas.
Niu Ben se baissa pour nouer ses lacets de chaussures. Au moment où il vit la silhouette de Yangyang sortir de lécurie, il cria à la ronde: Allez chercher des bêches et suivez-moi!
Le petit sentier qui menait à la route dessinait négligemment un coude à travers des taillis darbrisseaux. Ceux qui marchaient devant empruntèrent ce tournant, et les branches entremêlées des buissons se refermèrent très vite sur eux, les rendant invisibles à ceux qui suivaient, à deux ou trois minutes derrière. Contigu à cette forêt, passait un canal abandonné, qui se prolongeait, vers lest, par une vaste dépression herbeuse, que les eaux recouvraient lors de la saison des pluies, et où lherbe poussait, épaisse, exubérante. Quelques années plus tôt, on avait décidé de défricher ces bas-fonds, on avait commencé à les retourner, mais étaient venues les inondations dautomne, le tracteur sétait renversé, et on avait renoncé à continuer. Par la suite, on avait fait de cet espace une pâture pour les équipes familiales et on y avait mené quelques vaches, des moutons. Mais, une année, les moutons avaient attrapé une étrange maladie, la gonfle, et on sétait alors aperçu que, dans ce pâturage, poussaient des herbes vénéneuses difficilement visibles par les hommes. Comme il ny avait aucune solution pour les déraciner et quon ne pouvait plus faire paître les bêtes, cette vaste plaine marécageuse, devenue inutile, fut rendue à la friche. Et, habituellement, on ny rencontrait aucun signe de vie humaine, sauf, parfois, quelque paysan, qui traversait la grandroute, au loin.
Vingt années plus tard, Ma Rong narrivait toujours pas à sexpliquer pourquoi, cette année-là, lévénement sétait produit en cet endroit : était-ce parce qu il y avait dabord eu cet homme, le capitaine, que lui et Niu Ben avaient découvert cette friche; ou était-ce parce quils avaient dabord découvert cette friche quils avaient imaginé offrir un tel dénouement au capitaine?
Niu Ben allait en tête, à grands pas, les mains vides se balançant de chaque côté de son corps, comme un cavalier battant de ses paumes les flancs de son cheval. Le chef de léquipe de travail et linstructeur politique marchaient sur ses talons, lun à sa gauche, lautre à sa droite.
Le fer des bêches étincelait devant Ma Rong, éclat froid, glacé : cela ressemblait aux armes antiques. Il cligna légèrement des yeux. Il se sentait le corps faible, vidé de toute force, comme une feuille de roseau emportée par le courant. Il ne pouvait plus retenir Niu Ben. Lultime phrase que lui avait dite ce dernier avait scellé lirrémédiable, tout était maintenant irréversible.
Niu Ben disparut derrière des arbustes buissonnants, réapparut. Il traversa le canal abandonné, courut vers létendue herbeuse : Cétait cette prairie même... La terre désolée rejoignait le ciel à lhorizon, des brins dherbe jaunie dressaient un à un leur tête hors de la fine couche de neige, comme de petits clous sur une immense planche. Sous le doux soleil de midi, la prairie samollissait et, dans la terre et la neige mêlées, les pas simprimaient, les semelles des chaussures se chargeaient dune gangue de boue, salourdissaient comme si elles eussent été coulées dans du plomb.
Terre, rien que terre, soleil, rien que soleil.
De la terre où chaque centimètre carré était pareil à lautre, de lherbe dont chaque brin ressemblait à lautre. Nul signe, nulle marque, pas la moindre trace. Personne ne pouvait découvrir le lieu, personne ne pouvait trouver lendroit. Si, ce jour-là, Niu Ben navait rien dit, le capitaine aurait disparu pour léternité, introuvable à jamais. Mais, au dernier moment, Niu Ben avait révélé le lieu.
Il sarrêta près dune tige isolée darmoise, au beau milieu de la prairie. Cétait là, ils navaient quà creuser! Les hommes sapprochèrent et commencèrent à creuser. Bruits saccadés et heurtés des bêches. Quelques jeunes instruites se retirèrent loin, en un groupe fermé. Le ciel brusquement sobscurcit, le soleil sestompait en une lumière froide et blême. Limmensité de terre et de neige vira au lie-de-vin.
Inconsciemment, Ma Rong enfonça profond sa bêche dans la terre, ses mains étreignaient fermement le manche que son menton touchait presque; il creusa quelques coups, le corps épousant la bêche, et sarrêta. Le temps semblait sêtre figé. Plus de temps. Après que la vie sest arrêtée, quelle signification le temps peut-il encore avoir?
Neige noire, terre blanche, herbe rouge sang, ciel vert-de-gris.
Niu Ben se tenait immobile. A aucun moment il ne sétait retourné. Même au dernier instant, il navait pas eu un regard pour Ma Rong.
On ouvrait dans la terre un trou noir, fosse qui peu à peu sagrandissait, comme lentrée des enfers. Et ce que ce sol visqueux, compact, impur, révéla en premier, ce fut du rouge vif... Un insigne rouge de casquette... Puis, deux écussons rouges. Ma Rong écarquilla les yeux. Et, en cet instant, il ressentit une joie secrète : il naurait jamais imaginé que le cadavre du capitaine, étant devenu quelque chose de répugnant, de difficilement identifiable, ces trois objets rouges suffiraient à prouver son statut et, à eux seuls, à ressusciter le disparu.
Et ce corps en décomposition échoua sur le sol, sans un bruit. Les jeunes instruites se détournèrent. Certains hommes séloignèrent en courant, pour aller vomir à grandes gerbes.
Ensuite, Ma Rong entendit la voix de Niu Ben. Cétait comme une voix venue dailleurs, doutre-ciel, une voix dansante, papillonnante, pas une voix humaine, plutôt une voix divine, comme peut-être seuls les dieux en ont. Non, plutôt la voix avec laquelle, autrefois, il y a très longtemps, dans la haute antiquité, les hommes proclamaient leurs lois. Niu Ben avait dit un jour que seul lhomme a le droit délaborer ses propres lois; peut-être voulait-il, en ce lieu, simplement rappeler ce principe oublié. Et telles furent ses paroles :
Si je ne dis rien, je ne pourrai plus respirer! Tout ça, ça me tient trop à coeur! Laisser ainsi disparaître le capitaine, sans rime ni raison avouées, cest lui faire trop dhonneur, le laisser sen tirer à bon compte! Lui, Niu Ben, il préférait être un criminel plutôt que laisser le capitaine devenir une victime, un martyr!
Les herbes sèches étaient au garde à vous, le silence régnait.
Niu Ben, tu... tu es trop... trop cruel... , pire que les envahisseurs japonais, pire que ces fumiers de propriétaires fonciers! (6), bégaya linstructeur, qui ne continua pas sa phrase.
Tas fait ça tout seul? demanda, encore assommé, le chef de léquipe de travail.
Est-ce que cest encore la peine de me demander ça? Je lai fait, et ça na pas été une partie de plaisir!
Ma Rong sentit tout son sang affluer sous son crâne. Il dressa le cou et fut sur le point de crier : Il y avait aussi moi, cest avec moi quil a fait ça! Mais ce fut comme si sa langue refusait dobéir. Il avala sa salive et ses mâchoires se serrèrent comme les vannes rouillées dune écluse.
Niu Ben sortit de la poche de sa vareuse une feuille de papier quil jeta aux pieds de linstructeur politique avant de prononcer cette dernière phrase : Lisez-la bien, cest la confession du capitaine, signée par lui; dessus, cest aussi écrit pourquoi jai fait ça, assez dinterrogatoires comme ça!
Sur cette terre désolée, excepté le mugissement du vent et le chant lointain dun oiseau, cétait le silence depuis la nuit des temps. Et la voix de Niu Ben demeura dans la désolation de ce lieu des années encore, bien après le départ des jeunes instruits.
Lorsquil eut fini de parler, il fit demi-tour et prit la direction de la route qui menait au régiment. Ombre noire se fondant peu à peu dans le ciel de sang rouge. Du plus loin des souvenirs de Ma Rong, la dernière image de Niu Ben, ce serait comme un arbre oscillant sur la terre désolée. Un arbre unique dans limmensité de la terre et du ciel.
Lorsque Ma Rong tourna la tête, il vit le visage décomposé de Yangyang. Les lèvres de la jeune fille remuèrent mais il ny eut quelle-même pour entendre le son qui en sortit. Elle avait sans aucun doute dit quelque chose, et ça ressemblait à quatre syllabes. Ma Rong, alors, navait pas pu les entendre distinctement, en fait, il navait fait que les deviner et, par la suite, il navait jamais plus eu loccasion de questionner Yangyang.
(fin de la première partie)