BOOK REVIEWS

Fang Wen : Tian nu (La colère du ciel)

Selon la rumeur publique, l’auteur qui

se cache derrière le pseudonyme de Fang Wen serait l’un

des enquêteurs ayant travaillé sur l’“affaire”

de la municipalité de Pékin, qui a éclaté

au grand jour à la suite du suicide du vice-maire Wang Baosen

en février 1995. D’après des informations recueillies

dans la capitale chinoise, Fang Wen aurait reçu 160 000 yuans

pour écrire ce livre, tiré à 5 000 exemplaires

par une maison d’édition de Mongolie, et piraté

par la suite. Suivant une méthode maintenant éprouvée,

le livre a en fait été imprimé à Tongxian,

dans la municipalité de Pékin, ce qui prouve soit

que la maison d’édition a été créée

pour l’occasion, soit qu’elle a vendu un numéro

de censure à un commerçant privé, une pratique

de plus en plus répandue depuis le début des années

90.



Le livre a été interdit par une

circulaire commune du Bureau de la presse et des publications et

du Département central de la propagande du Parti, car, d’après

un fonctionnaire qui a demandé à conserver l’anonymat,

il “dévoilait des secrets d’Etat” : “Il

doit être interdit. Il ne fait que renforcer le mécontentement

des masses à l’égard de la direction et affecte

le moral des cadres”(1). Malgré cela, il se vend très

bien dans les rues de Pékin, ce qui prouve que les autorités

ont du mal à contrôler les publications avec le développement

de “l’économie de marché socialiste”.



Le scandale de la municipalité de Pékin,

l’une des plus graves affaires de corruption de l’histoire

de la République populaire de Chine, a passionné les

Pékinois, car elle contenait tous les ingrédients

indispensables des grands scandales : protections politiques, trafics

d’influence, belles femmes mystérieuses, contacts avec

l’étranger... S’agissait-il d’un énième

avatar de la lutte pour le pouvoir entre les factions, la “bande

de Shanghai” avait-elle juré la perte du “gang

de Pékin”?



Si la solution officielle a laissé le

public sur sa faim, l’affaire a abouti à une série

d’arrestations et de condamnations, dont celle à mort

avec sursis, du fils du “patron” de Shougang (les aciéries

de Pékin) Zhou Beifang, à la démission de son

père Zhou Guanwu — l’ami de Deng Xiaoping—

et finalement à la démission de Chen Xitong —

le numéro un du comité municipal du Parti de Pékin

dont la responsabilité dans le massacre du 4 juin n’est

pas mince — ainsi qu’à son exclusion du Bureau

politique en septembre 1995. Mais, depuis l’annonce des condamnations

en 1996, plus aucun détail n’a été fourni,

ni par la presse, ni par les “nouvelles des petites rues”.



C’est sans doute ce qui explique que les

lecteurs se sont rués sur un livre promettant des révélations

sur cette affaire.



Disons d’ores et déjà qu’ils

ont dû être déçus. L’ouvrage, composé

sur le mode du polar, met aux prises un petit chef de section (chuzhang)

incorruptible du bureau de lutte contre la corruption, avec une

myriade de fils à papa, de cadres supérieurs qui se

passent et se volent les millions de yuans, de dollars américains,

comme s’il s’agissait de verres d’eau fraîche.

Call girls de luxe, journalistes demi-mondaines qui toutes

“laissent voir leurs longues cuisses blanches” et reçoivent

en cadeau d’anniversaire des villas et résidences secondaires

dans les nouvelles zones urbaines chic de la ville alors que le

bon peuple s’entasse dans des taudis ; résidences à

l’occidentale aux couloirs de cristal construites avec l’argent

du Parti pour le numéro un du comité municipal ; parties

de golf aux enjeux qui se chiffrent en centaines de milliers de

yuans. Les personnages qui évoluent dans le livre font plus

penser à des parrains de la mafia américaine qu’à

des cadres du parti communiste chinois.



Pourtant, le livre n’apporte guère

de révélations sur les faits et moins encore sur le

contexte politique de l’affaire, notamment sur les liens de

l’affaire avec les luttes qui déchirent le Bureau politique.

Le Centre n’est invoqué tout au long de l’ouvrage

que pour rappeler qu’il a décidé d’aller

jusqu’au bout de la lutte contre la corruption, quelle que

soit la position dans la hiérarchie des éléments

corrompus. Ceux qui cherchaient des révélations sur

l’implication de Jiang Zemin dans l’affaire de la municipalité

de Pékin seront déçus.



Toutefois, un peu à la manière

de La vie privée de Mao Zedong de Li Zhisui, c’est

plus par ce qu’il révèle de l’atmosphère

qui règne dans les milieux dirigeants que par les révélations

qu’il apporte, que La colère du ciel est intéressante.



Le maire lui-même, Jiao Pengyuan/Chen

Xitong, n’apparaît que fort peu, et semble quelque peu

détaché de l’affaire. Toutefois, les détails

croustillants sur le fonctionnement de la municipalité, sur

l’avidité des cadres qui vendent leur influence aux

hommes d’affaires, sur le rôle des fils et des secrétaires,

donnent au livre une valeur de témoignage sur le mode de

vie des cadres dirigeants du parti communiste à l’époque

des réformes. Et, même si l’on fait la part des

exagérations qui s’expliquent par la volonté

de l’auteur de vendre, le tableau qui se dégage n’est

pas celui des héros modèles à la Kong Fansen

ou à la Xu Hu.



Bien sûr, comme dans tous les romans

publiés en Chine, on trouve des personnages de ce type :

le petit cadre du bureau de la corruption, Chen Hu, qui, fort du

soutien du Comité central, n’hésite pas à

s’attaquer au numéro un de la municipalité et

à son entourage malgré les menaces et les tentatives

de meurtre contre sa personne ; sa seconde, Jiao Xiaoyu, qui, bien

que nièce du numéro un de la ville, met son esprit

de Parti au dessus de son esprit de famille et, last but not

least
, le bon secrétaire membre du comité municipal,

Fang Hao, responsable de la commission de contrôle de la discipline

qui, apportant son soutien aux petits enquêteurs, finira par

convaincre le comité municipal de retirer son soutien au

numéro un.



Mais, si l’on excepte ces quelques personnages,

quelle noirceur! Le livre s’ouvre sur le “suicide”

de He Qizhang/Wang Baosen dans un lieu de villégiature. Alors

que le comité municipal a déjà conclu à

la thèse du suicide, le petit cadre du bureau de la corruption,

Chen Hu, a des doutes, et va enquêter avec sa collaboratrice

sur le terrain. Cette curiosité n’est pas appréciée

de tout le monde, et des gens haut placés vont envoyer des

nervis saboter les freins de sa voiture, ce qui coûtera la

vie à sa collaboratrice. Le fils du secrétaire Jiao

Pengyuan/Chen Xitong, Jiao Dongfang (allusion transparente au fils

de Chen Xitong, Chen Xiaodong actuellement en prison), patron d’un

grand hôtel, membre de clubs huppés, ne se déplace

qu’encadré d’un garde du corps entièrement

dévoué à son “grand frère”,

et d’une championne de gongfu, et fait des affaires

avec un boss des triades de Hong Kong. Celui-ci, qui possède

des hôtels cinq étoiles sur le Continent a également

été nommé conseiller de la municipalité,

préparant ainsi le retour du Territoire à la mère-patrie.

Il travaille la main dans la main avec un riche tycoon de Singapour

(on devine Li Ka Shing) à un grand projet immobilier intitulé

la Wucai guangchang, qui a conduit à la rupture d’un

contrat avec un fast food américain (on reconnaît l’Oriental

Plaza et Mac Donald). Ce tycoon n’hésite du reste pas

à perdre au golf des centaines de milliers de yuans pour

s’acheter les faveurs du secrétaire du comité

municipal qui ne crache pas sur cet argent.



Quant aux cadres supérieurs de ce Parti,

ils ont envoyé à Hong Kong Ge Mingming, une secrétaire

du gouvernement municipal qui dirige une entreprise avec le boss

des triades et mène la grande vie dans la colonie. Quand

le vice-maire s’y rend, c’est elle qui lui trouve des

femmes. Elle lui présentera la call girl de haut vol

Qiu Siyu, dont il tombera éperdument amoureux et qu’il

couvrira de cadeaux (appartements, voitures etc.). Celle-ci deviendra

également la maîtresse de Jiao Pengyuan /Chen Xitong.

(La maîtresse commune de Chen et Wang est toujours en liberté).



Quant aux fils des maires et vice-maires, ils

n’hésitent pas à se prévaloir de la position

de leur père pour faire leurs affaires. Ils ont tous deux

des gardes du corps, roulent en Mercédès, font du

cheval dans des clubs sélects, sortent avec des prostituées

de haut vol. Lorsque le fils de He Qizhang/Wang Baosen décide

de remettre en question la thèse du suicide de son père,

Jiao Dongfang/Chen Xiaodong n’hésite pas à tenter

de le faire assassiner par son garde du corps.



L’auteur n’a guère réussi,

(ou s’est-il refusé) à faire le portrait de Zhou

Beifang, le dirigeant de Shougang à l’étranger.

Toutefois, sa présentation du “roi de l’acier”

lui donne l’occasion de critiquer la pratique qui consiste

à inscrire les actifs des entreprises d’Etat à

l’étranger sur le compte personnel de leur dirigeant,

pour réduire les taxes à payer aux gouvernements étrangers.

Il arrive souvent que les personnes en question en profitent pour

voler les ressources publiques. Sun Qi, le roi de l’acier,

est de ceux-là. De plus, c’est un joueur invétéré

qui en un seul soir perd deux millions de francs dans un casino

parisien. Heureusement que le patron est un Chinois patriote qui

le dénonce au secrétaire du comité du Parti.

Mais, naturellement, le système est tellement corrompu que

le secrétaire de celui-ci ne lui transmettra pas la lettre.



Le livre contient d’ailleurs quelques

bons passages sur le pouvoir des secrétaires : les trois

personnes accusées de corruption, le vice-maire qui s’est

suicidé, ont tous été secrétaires du

numéro un. “ Depuis plusieurs années, dans la

promotion des cadres, il semble que soit apparue une règle

devenue naturelle : si le secrétaire d’un cadre du niveau

du ministère n’était pas chef de section, il

le devient, et au bout de quelques années il est promu au

niveau de chef de bureau. Ce qui fait que l’on pense en général

qu’être secrétaire est un bon moyen de devenir

haut fonctionnaire.” Critique qui porte, car le fait d’être

proche d’un dirigeant permet toujours à son secrétaire

de monter en grade.



Le secrétaire du comité du Parti,

son fils, le vice-maire qui s’est suicidé partagent

leurs maîtresses, des journalistes à la cuisse légère,

des call girls de luxe de Hong Kong.



La thèse de l’auteur est que c’est

le fils du secrétaire du Comité municipal qui est

le véritable patron de la ville grâce à l’emprise

qu’il exerce sur son père et à ses contacts avec

la pègre intérieure et internationale. C’est

lui qui, pour mettre la main sur un document compromettant pour

son père détenu par le vice-maire, l’a contraint

au suicide. Ce Jiao Dongfang est du reste si dénué

de principes moraux qu’il n’a pas hésité

à contraindre la petite amie qu’il partage avec son

père et le vice-maire, la journaliste Song Huihui, au suicide

en envoyant à la station de télévision où

elle travaille une cassette filmée dans son hôtel alors

qu’elle se livrait à des jeux amoureux avec le vice-maire.

Il faudra bien des péripéties pour que le petit Chen

Hu vienne à bout du pouvoir formidable de Jiao Dongfang,

mais, grâce au soutien que lui apportent le bon cadre du comité

municipal et le Centre, la justice finira par triompher.



Dans ces conditions, on comprend mal que les

censeurs aient interdit un livre qui n’est qu’un piètre

polar, entrecoupé de quelques scènes osées.



Sauf s’ils l’ont considéré

comme un ouvrage de science politique. En effet, La colère

du ciel
décrit bien le processus de transformation de

la classe dirigeante chinoise : les parents utilisent leur pouvoir

pour permettre à leurs enfants de devenir hommes d’affaires

; une partie d’entre eux deviennent les représentants

de firmes publiques chinoises à l’étranger, s’appropriant

ainsi les avoirs de l’Etat. Puis, les fils des cadres dirigeants

(que l’on appelle communément les “princes”)

utilisent leur pouvoir économique pour exercer une influence

déterminante sur le fonctionnement des institutions politiques.

La boucle est bouclée, et l’on assiste à une

sorte de transfert de légitimité, ou tout au moins

à la création d’une bourgeoisie bureaucratique

qui dispose d’une double légitimité.



C’est peut-être l’analyse de

ce processus, couplée à la description d’un milieu

sordide où apparaissent les ambitions dans leur nudité

et la dureté des relations qui a choqué les représentants

du Département central de la propagande.