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Un village chinois contre vents et marée
Lenquête que vous publiez porte sur le village ancestral de Hua Linshan, situé dans le district de Taishan, dans la province du Guangdong. Comment sest passé le premier retour dans ce village ?
Hua Linshan : Le premier retour au village a eu lieu lorsque jétais tout petit. Jétais le fils aîné dun fils aîné, dont le père était lui-même un fils aîné, et il aurait été impensable de ne pas revenir très tôt au village. Les souvenirs que jai de ce premier retour sont de très agréables souvenirs denfance (ils doivent correspondre à la période daprès la réforme agraire). On jouait dans les ruisseaux, ça nous semblait très différent de la ville. Après cela, je ny suis pratiquement plus retourné jusquen 1969, contraint et forcé cette fois, puisquil sagissait du mouvement denvoi à la campagne des jeunes instruits. Et cest la première fois que jai pu me faire une idée à peu près juste de ce quétait réellement la campagne. Javais bien eu affaire à des paysans pendant la Révolution culturelle, lorsque les gardes rouges essayaient de les mobiliser, sans succès. Il men était resté limpression que la campagne était un endroit bizarre, peuplé dabrutis qui, quand on leur parlait de la Commune de Paris, nous répondaient : Chez nous aussi il y a une commune populaire. Mais en 1969, jai compris deux choses. Dabord ce que cétait vraiment que la Chine : une société paysanne ; ensuite que les paysans, loin dêtre des abrutis, sont des gens intelligents, souvent supérieurs aux gens des villes sur le plan de la vitalité, du sens de ladaptation et aussi de la capacité de résistance au Parti communiste. Ils constituent une organisation sociale extrêmement sophistiquée. A lépoque je nai pas compris en quoi cette organisation consistait, parce que je ne pouvais pas midentifier à ces paysans, en dépit du fait quil sagissait de mon village ancestral. Je ne pouvais pas accepter lidée davoir à passer le restant de mes jours à la campagne, en dépit de mes efforts pour my adapter car javais une mauvaise origine sociale, et je risquais dy passer quand même beaucoup de temps. En fait, jy suis resté moins de temps que prévu puisque jai réussi à passer clandestinement à Hong Kong en 1974. Je ne suis retourné à Taishan que plus de dix ans après, en 1986.
Comment vous a-t-on accueilli ?
HLS : Avec pompe, dautant que je revenais avec une épouse étrangère, ce qui nétait jamais arrivé dans le village!
Isabelle Thireau : Dès notre arrivée, plusieurs habitants du village nous ont suggéré de suivre lexemple des émigrés de retour au village après une longue absence et dorganiser un banquet. Il sagissait pour Hua dannoncer son retour, mais aussi de faire part, aux habitants de Pingan comme aux ancêtres de la famille, de son mariage.
HLS : Mais cela a été beaucoup plus compliqué que prévu. Un comité informel, composé de membres influents du village ou de parents proches, sest constitué pour nous aider à organiser le banquet. De longues discussions ont alors commencé : qui devait être invité au banquet ? Certains ont dit quil fallait suivre lusage traditionnel. Mon village est divisé en quatre groupes de parenté. Jappartiens à lun dentre eux. Il fallait donc inviter tous les membres de mon groupe et un représentant par foyer pour les autres groupes. Mais dautres avançaient que lors de mon séjour à Pingan, après 1969, le lignage, critiqué par le Parti communiste dès son arrivée au pouvoir, nexistait plus. Le village était alors divisé en deux équipes de production, aujourdhui disparues. Jappartenais à celle du sud, il fallait donc que jinvite tous ceux qui appartenaient autrefois à mon équipe, et un représentant par foyer pour léquipe du nord. Dautres enfin ont suggéré que jinvite qui bon me semble, parce que, venant de létranger, je devais être occidentalisé. Finalement jai opté pour un compromis qui mêlait les différentes formules. Avant le banquet, il a fallu bien sûr saluer les ancêtres dans le vieux temple, qui sert aujourdhui datelier de fabrication de meubles.
IT : Ces discussions, qui visent à définir les comportements corrects, sont caractéristiques de la société chinoise actuelle. Avant 1949, il ny avait quune façon de dresser la liste des invités à un banquet; et du temps des communes populaires il ny avait également quune bonne façon de procéder. Aujourdhui, toutes les ruptures, tous les revirements du siècle ont fait quune certaine légitimité est accordée à des normes issues de périodes différentes : celles liées à la société dite traditionnelle, davant 1949, celles liées à la période collectiviste, mais aussi celles issues de léconomie de marché... Les gens vont choisir de privilégier des moments différents du passé, dutiliser des ressources différentes léguées par lHistoire. Doù les négociations incessantes, parfois accompagnées de violence, pour décider de la marche à suivre aujourdhui. Celle-ci révèle souvent la création de normes nouvelles, qui sont le fruit dun compromis. En ce sens, la société que nous avons tenté de décrire, la société paysanne avant 1949, na pas disparu complètement. Certaines des pratiques, certains des principes qui fondaient alors le lien social ont retrouvé une certaine légitimité. Mais ils sont confrontés avec dautres pratiques, dautres principes issus de périodes différentes. Réinterprétés, combinés avec dautres pans de lhéritage, ils contribuent à mettre en place une société nouvelle.
Votre ouvrage fait ressortir plusieurs concepts fondamentaux pour la compréhension de la société paysanne traditionnelle que vous décrivez : zu et fang (autrement dit lignage et segment lignager), mianzi (la face), et aussi les fuxiong (ces pères-frères qui sont lautorité reconnue du village).
IT : Ce qui est difficile avec ces termes, cest quils désignent des réalités différentes selon les situations. Le zu et le fang sont tous deux définis par le principe de descendance patrilinéaire. Ainsi, les Mai de Taishan, qui descendent dun ancêtre commun, forment un lignage. Mais un tel groupe de parenté peut essayer de se donner une autorité plus formelle, des obligations plus rigides, des ressources économiques collectives, en sinstitutionnalisant. Il va ainsi émerger comme une force collective dotée dune cohésion renforcée, plus apte à défendre lintérêt des familles.
Pour institutionnaliser un zu, il faut un acte volontaire, à caractère religieux, qui consiste en la construction dun temple et en la donation de terres qui seront la propriété du zu. Dans le Guangdong et le Fujian, on constate, vers le milieu du XVIIIe siècle, un fort mouvement qui pousse à linstitutionnalisation du zu. La consanguinité nest pas absolument déterminante. Par exemple le zu des Mai, qui est décrit dans le livre, remonte à 26 générations. Mais il y a des Mai qui nen font pas partie, bien quils descendent du même ancêtre, parce quils se sont établis à une vingtaine de kilomètres du village, et que cette distance rend impossible le maintien dun zu commun. En revanche, il y a des gens qui, à lorigine, ne sappelaient pas Mai, mais qui ont adopté ce nom parce quils étaient géographiquement proches du zu des Mai, et que ceux-ci les ont adoptés.
Le fang, que nous traduisons par segment lignager, est une subdivision du zu. Mais il est, lui aussi, le produit dune institutionnalisation volontaire. Le mot fang, en chinois, est dabord utilisé au sein de la famille. Trois fils mariés forment trois fang. Dans un lignage, il existe donc une multiplicité de fang. Mais ce mot est également utilisé pour désigner le processus suivant : au sein dun lignage, les descendants dun même ancêtre vont choisir de se regrouper officiellement, en construisant un temple portant le nom de leur ancêtre commun, en le dotant, comme pour le lignage, de biens collectifs. Ils vont pouvoir dès lors jouer un rôle plus important dans les affaires locales. Il ne sagit plus de familles isolées, mais dun groupe qui doit intervenir dès que lun des siens a un problème. Le rapport de force est déterminant dans la création dun fang. Un certain nombre de descendants, de vivants, décident de consolider leurs liens, de renforcer leur solidarité, en se référant à un ancêtre commun choisi.
HLS : Un autre concept très important est celui de hu, le foyer. Le hu est une unité économique. Le fang, le zu sont au service du hu, et nont pas, comme on a tendance à le penser, pour vocation de le contrôler ou de lexploiter.
Quest-ce quun fuxiong ?
HLS : Un dirigeant reconnu pour tel par la communauté villageoise essentiellement parce quil a beaucoup de face (mianzi). Il faut du temps pour acquérir de la face, il faut faire ses preuves à maintes occasions, montrer quon prend spontanément à coeur les affaires de la communauté mais en même temps, la bonne volonté à elle seule ne suffit pas, il faut montrer de quoi on est capable. Et dun autre côté lâge, largent, léducation peuvent être des composantes de la face, mais ne sont pas déterminants en soi pour devenir fuxiong. Sil fallait résumer dune phrase la qualité essentielle que les paysans reconnaissent comme étant lapanage dun fuxiong, ce serait : Ta jiang daoli quon pourrait traduire approximativement par : Il parle raison ou : Il a le sens de ce qui est juste ou non. Ce sens du daoli, qui sinspire de la tradition confucéenne, doit saccompagner dune grande vivacité desprit, permettant au fuxiong de sadapter à une situation nouvelle.
En fait, il y a quelque chose de démocratique dans le choix dun fuxiong, et cest le fait quil est élu, non par des bulletins de vote, comme en Occident, mais par une accumulation de parts de face, qui lui sont attribuées au fil dépreuves diverses. La plupart des fuxiong que nous avons interrogés pour notre enquête avaient commencé à manifester leurs qualités dès lâge de quinze ans. On voyait déjà quils étaient désireux de soccuper des affaires communes (yuanyi ban gong shi), et cette vocation sest confirmée avec le temps. Ils se sont retrouvés fuxiong par un processus continu délection tacite, sans quon ait besoin de le leur dire, ou quils aient ressenti le besoin de se le dire à eux-mêmes.
Contrairement à ce quon croit généralement, lâge nest pas un facteur déterminant pour devenir fuxiong. Les vieillards à barbe blanche quon voit siéger lors des réunions importantes ont souvent cessé de lêtre. Ils ont perdu leur influence avec lâge, au profit dhommes plus jeunes, qui se tiennent debout à leurs côtés, et qui prennent les décisions.
La société de Taishan que vous décrivez est une société paysanne traditionnelle, mais en même temps elle est très particulière : cest une société où les hommes émigrent en très grand nombre en Amérique, doù ils envoient des mandats pour faire vivre leur famille. Vous ne parlez pas ce nest pas le sujet du livre de la vie que mènent ces émigrés en Amérique. Pourtant, vous en avez entendu quelque chose...
HLS : La vie que menaient ces émigrants, ils la résumaient eux-mêmes par ces mots : faire le buf, le cheval et lâne (zuo niu, zuo ma, zuo lü). Autrement dit, ils accomplissaient les tâches les plus rudes pour un salaire de misère mais malgré tout assez élevé pour leur permettre déconomiser et denvoyer de largent à leur famille. La terre est trop rare, à Taishan, lagriculture ne suffit pas pour vivre. Cela valait donc la peine, pour peu quon soit en bonne santé, de faire le coolie en Californie. Les émigrés y faisaient essentiellement deux sortes de travail : la construction du chemin de fer et la blanchisserie. Il ny en avait pratiquement pas dautres, à part tenir un restaurant chinois, ce qui était un privilège. Les émigrés reconstituent autant quils le peuvent leur société dorigine. Cest le règne de lAmicale de Taishan (Taishan tongxianghui), mais aussi des sociétés secrètes. Cela nempêche pas quil y ait de véritables procès, pour lesquels on fait parfois venir de Chine une personnalité respectée de tous, qui a généralement passé un examen mandarinal, et qui arbitrera les litiges. Et tout cela se passe, bien sûr, complètement en dehors du système judiciaire américain. Y recourir aurait été perçu comme une trahison vis-à-vis des siens.
Les émigrés économisent tout ce quils peuvent. Pour eux, lAmérique nest quun lieu de passage, doù ils reviendront un jour, espèrent-ils, avec une grosse somme dargent. Et pourtant ils y passent des dizaines dannées sans rentrer, certains de 40 à 50 ans ! Ils ont quitté Taishan à vingt ans, ils ny rentreront que lorsquils ne seront plus en état de travailler. Cest la règle, sauf pour quelques individus exceptionnels, comme mon arrière-grand-père, qui est rentré plusieurs fois pour acheter de la terre après avoir amassé un pécule grâce à sa science des arts martiaux. Il osait se battre avec des Américains! Cétait lui quon chargeait de discuter avec eux quand il y avait un problème. Il était devenu un fuxiong de la communauté de Taishan en exil.
IT : Daprès les interviews que nous avons réalisées, les gens du village, avant 1949, savaient réellement peu de choses sur la vie que menaient ceux qui avaient émigré sur la Montagne dor. Dune part ils navaient pas envie den savoir trop sur les vexations, les privations endurées par eux; dautre part les émigrés, dans leurs lettres, nen parlaient pas. Il y avait un accord tacite pour éviter un sujet tabou, qui ne pouvait être quune cause de perte de face pour tout le monde. Ce qui contribuait au prestige dont jouissait un émigré, ce nétait pas la vie quil menait en Amérique, mais la régularité des mandats adressés au pays. Il arrivait parfois que quelquun ne donne plus de nouvelles et disparaisse, vraisemblablement parce quil ne pouvait plus envoyer de mandats ou navait pas réussi à amasser assez dargent pour rentrer. Cétaient des cas de perte de face totale.
Lémigration des hommes a eu des répercussions profondes sur la société de Taishan. Prenons par exemple léducation des garçons. Dans le nord de la Chine, on les éduque pour quils soient loyaux (laoshi); mais à Taishan il fallait quils soient malins (jiaohua) et surtout quils naient peur de rien et sachent se battre. Cétait déjà un entraînement pour lémigration en Amérique, où il fallait faire face à un environnement hostile.
HLS : Un autre exemple : la généralisation de la pratique de ladoption. Cétait une nécessité absolue pour maintenir la lignée, quand les hommes rentraient dAmérique trop tard pour queux-mêmes ou leurs épouses puissent procréer. Il sest donc mis en place un système dachat denfants, accompagné de tout un code moral le justifiant. La maxime la mère adoptive a le pas sur la mère naturelle (yangniang daguo qinniang) en est un exemple. Rien de plus répréhensible quun enfant qui quitterait sa mère adoptive pour aller retrouver sa mère biologique; et le fait de savoir qui au sein de la famille a été adopté et qui est un enfant biologique est considéré comme un sujet tabou. La société de Taishan a donc su sadapter de façon remarquable à une situation particulière, en mettant sur le même plan la filiation biologique et la filiation adoptive, cest-à-dire en allant à contre-courant de milliers dannées de culture chinoise traditionnelle. Cette adaptation de la tradition est possible parce que la société chinoise, contrairement à la société occidentale, ne connaît pas de valeurs transcendantales. Il y a bien les ancêtres, mais ils ne sauraient sopposer à ce que désirent la majorité des vivants, en vertu de ladage : les ancêtres veulent le bien de leur descendance (zuzong xiwang houdai hao).
Lémigration des hommes na-t-elle pas entraîné de changements dans les moeurs traditionnelles, dans la sévérité vis-à-vis de ladultère, par exemple ?
HLS : Au contraire. Labsence des maris a renforcé la condamnation de ladultère. Bien des couples ne sont restés physiquement ensemble que pendant deux ou trois ans de leur vie. Ladultère, à Taishan, avait une autre circonstance aggravante : il avait toutes les chances dêtre commis avec un parent un cousin plus ou moins éloigné. Pourtant des adultères, il y en avait. Lune des plus graves accusations quon pût adresser à un homme du village, cétait de lavoir commis.
Il y a des détails, dans votre livre, qui font sursauter le lecteur. Par exemple votre arrière-grand-père prend une concubine pour avoir un deuxième fils, que sa femme ne peut plus lui donner. Or cette concubine aura dabord quatre filles daffilée; et toutes mourront...
HLS : Elles ont été jetées (rengdiao), comme on dit là-bas, cest-à-dire tuées, soit directement, par noyade par exemple, soit par manque de soins. Il est difficile de le savoir précisément, cest un tabou. La vie dune fille de concubine quon a épousée pour avoir des fils ne pesait évidemment pas lourd. Mais la concubine en question a par la suite donné naissance à un fils puis à une autre fille. Et celle-là a vécu...
Autre détail qui fait sursauter : il y a, au village, des gens quon appelle les petits hommes, et dont le statut est celui de quasi-esclaves...
IT : Les petits hommes (cest la moins mauvaise traduction que nous ayons trouvée pour xiao zi, littéralement petit fils, fils plus petit que les autres) ont en effet été achetés, non par une famille, mais par un fang. Ils appartiennent donc à cinquante ou soixante-dix personnes. On les a achetés pour quils accomplissent des corvées jugées quelque peu dégradantes : nettoyer lautel ancestral, porter les affaires de la nouvelle mariée, etc. Il est vrai aussi que les xiao zi, et même leurs descendants, nont pas la liberté de sen aller, et que le fang, en cas de révolte et de fuite, a le droit de les récupérer. Mais la comparaison avec lesclavage tel quon lentend généralement sarrête là. Dabord le xiao zi perçoit, pour ces corvées (quil ne peut pas refuser si cest son fang qui les lui demande), un salaire, sous forme denveloppes rouges (hong fengbao). Ensuite le fang lui doit aide et protection, en particulier il doit lui assurer un logement décent et lui trouver une épouse. Son sort est matériellement plus enviable que celui des paysans pauvres : en aucun cas son fang ne le laissera tomber, sous peine de perdre gravement la face. Le paradoxe des xiao zi et de leurs descendants, cest quils formeront, après linstauration du régime communiste en Chine, une partie des effectifs des paysans émancipés (fanshen) qui deviendront des cadres du Parti, tout en étant resté très proches des traditions ancestrales ils savent en effet mieux que quiconque comment accomplir tel ou tel rite, disposer tel ou tel objet, etc. Cétait le cas de lun deux, fils dun xiao zi rencontré en 1986, qui était membre du Parti mais en même temps consentait, à leur demande, à accomplir certains rites que les autres membres du village avaient oubliés. Cest lui qui connaissait les préséances du banquet qui sest donné en 1986 pour fêter le retour de Hua Linshan.
Une autre chose qui frappe le lecteur, cest lextrême pauvreté qui règne au village, en dépit des mandats dAmérique. Le vol dun taro est une chose grave; le plus riche propriétaire de Pingan possède 30 mu de terre, cest-à-dire deux hectares!
IT : Il nous a été difficile de retrouver le montant des sommes qui étaient alors envoyées dAmérique. Ce qui est sûr, cest que les mandats suffisaient à peine à assurer un niveau de vie décent aux familles de Pingan à lexception de six dentre elles, dont les femmes pouvaient se permettre de ne pas travailler. Ceux qui avaient les moyens denvoyer leurs enfants à lécole passaient à juste titre pour des privilégiés. La fille dun des oncles de Hua Linshan, qui passait pour riche, est morte faute de soins médicaux. Pas dargent pour payer le médecin! Cette extrême pauvreté sexplique par le peu de terre arable disponible et par le faible montant des mandats dAmérique. Il était vraiment difficile déconomiser sur un salaire de coolie.
Votre livre montre fort bien quil sest produit, avant la brutale rupture de 1949, un événement très important pour les campagnes chinoises : lirruption, dans les années vingt, de la culture nouvelle, cest-à-dire des idées du Mouvement du 4 Mai, sous la forme dune idéologie patriotique et nationaliste diffusée par le Kuomintang.
HLS : Cest en effet un événement fondamental, bien plus que la chute de la dynastie mandchoue en 1911. Tout le monde alors sest coupé la natte, mais la société na pas été pas atteinte en profondeur. Or cest ce qui se passe avec larrivée des nouveaux livres (xin shu), autrement dit des nouveaux manuels dinstruction primaire et secondaire. Ils introduisent une rupture entre ceux qui ont étudié avant et après eux. Ces manuels apportent des idées nouvelles, une soif de changement qui fait dire à un de mes oncles, qui, contrairement à mon père, de quatre ans son aîné, a étudié uniquement avec les nouveaux livres : Si le Parti communiste nous en avait laissé le temps, nous aurions changé la société. On va voir sinstaurer un clivage, une rivalité entre vieux fuxiong et nouveaux fuxiong, ces derniers ayant conscience de représenter lavenir. Et pourtant les nouveaux fuxiong ne sont pas des iconoclastes; ils respectent la tradition, ne songent pas à remettre en cause le système des fuxiong. Ils veulent aménager le système de lintérieur. Mais, et cest lénorme différence qui les sépare de leurs aînés, ils ont le respect de la loi, le sens de luniversel. Ils sont opposés aux affrontements entre fang, aux exécutions ordonnées par le zu. Si quelquun mérite la peine capitale, ils estiment quil faut en référer au gouvernement du district, ce qui est tout à fait nouveau. Pour eux, le zu nest plus tout-puissant.
Tout cela va à lencontre des préjugés traditionnels sur les paysans, supposés être obtusément conservateurs et réfractaires à tout changement...
IT : Tout à fait. Cest la grande surprise que nous réservait cette enquête. Il y avait un grand désir de réformes, spontané, de la part de la société paysanne. On ne peut pas savoir ce quil aurait produit si les communistes nétaient pas arrivés au pouvoir en 1949. Un ancien fuxiong nous a dit : Si seulement on nous avait laissé dix années de plus, nous aurions fait beaucoup plus de réformes. A Taishan, la société paysanne était en évolution constante. Une femme nous dit, par exemple, quelle sest mariée en 1930 selon le nouveau cérémonial le vieux cérémonial date de 1920!
A lorigine, nous voulions faire un livre sur les changements récents survenus dans les campagnes chinoises. Mais nous nous sommes très vite aperçus quil était impossible den rendre compte sans analyser ce quelles étaient avant 1949. Ce livre nest donc quun premier volume, indispensable à la compréhension du second, qui analysera les changements apportés par le régime communiste après 1949 (réforme agraire, Grand bond en avant, Révolution culturelle...) et ce quil en reste après la décollectivisation entreprise par Deng Xiaoping. Quest ce que le Parti a détruit, qui a tout de même survécu; quest ce quil a détruit irréversiblement; quest-ce quil a apporté et qui a survécu; quest-ce quil avait apporté et qui a irréversiblement disparu; comment se combinent ces différents héritages ?
Il y a dans votre livre une anecdote très intéressante, qui en même temps laisse le lecteur sur sa faim et lui fait espérer une suite. Un certain Danchao, après avoir commis un certain nombre de délits, est sauvé de justesse de lexécution par son fang, auprès duquel il perd la face. Or après 1949 il sera, dites-vous, utilisé par le Parti communiste pour mettre en oeuvre la réforme agraire dans le village.
HLS : Le cas de Danchao est très révélateur des méthodes du Parti communiste dans les campagnes. Il sest servi, notamment pendant la réforme agraire, de gens qui, comme Danchao, étaient à la fois très pauvres et marginalisés par leur village. Mais le Parti a aussi pas mal recruté chez les nouveaux fuxiong, ceux qui avaient reçu lenseignement des nouveaux livres et trouvaient quil fallait changer la vieille société.
Ce quessaient de montrer les deux derniers chapitres du livre, cest comment le Parti sest appuyé sur différents groupes, les uns après les autres, comment il a utilisé les structures sociales existantes pour étendre son influence avant 1949 et être en mesure de créer, le 25 juin 1949, le gouvernement populaire de Taishan, malgré le nombre très limité de ses sympathisants.
Danchao, pour en revenir à lui, vit toujours. Quand il ma vu, il sest excusé pour ce quil avait fait pendant la réforme agraire. Jai répondu en riant que je nétais pas là à lépoque; mais il tenu à sexcuser pour les torts causés à mon oncle. De toute façon, depuis la fin du maoïsme, il avait présenté ses excuses à tout le monde.
Pour le village, la période la plus dure a été évidemment celle du Grand bond en avant. Mais les mandats de létranger continuaient à arriver, ce qui fait que relativement peu de gens sont morts de faim. Linnovation du Grand bond, cest que cette fois on ne sattaque plus seulement au zu et au fang que le Parti avait tout fait auparavant pour détruire mais au hu, au foyer, au noyau irréductible de la société chinoise. Il faut entendre cette destruction du hu au sens littéral du terme : le feu où lon fait cuire les aliments devient collectif. Cette destruction est tellement lourde de conséquences elle équivaut à ôter aux gens toute raison de vivre que le Parti doit très vite faire machine arrière.
Paradoxalement, la Révolution culturelle jentends par là les années 1966-1969 a été une période plutôt calme pour les paysans. Ce mouvement-là, contrairement aux précédents, concernait les villes. On ne voyait plus guère les cadres du district ou de la commune populaire, doù une impression de relative liberté. Il y a eu pendant ces trois années un accroissement de la surface des lopins privés, les gens se sont remis à élever des poulets, des canards... Mais les sept années qui ont suivi ont été extrêmement dures. Tout est redevenu strictement réglementé. Les paysans ont réagi en faisant de la résistance passive, en réduisant leur productivité au minimum. Ce type de résistance quasi suicidaire a fait quà la mort de Mao, léconomie était au bord de leffondrement et les réformes inévitables.
Mais ces réformes ne représentent-elles pas, en fin de compte, un danger beaucoup plus grand pour la société chinoise traditionnelle que la dictature maoïste ? Les campagnes chinoises sont confrontées aujourdhui à un phénomène sans précédent, qui rappelle celui de laccumulation primitive dans lEurope du XIXe siècle : les paysans quittent leurs terres pour aller chercher du travail dans les villes.
HLS : Les changements actuels sont dune autre envergure que ceux qui ont eu lieu durant lère maoïste. Le Parti communiste, malgré tous ses efforts, tous ses mouvements politiques, navait pas réussi à entamer les bases de léconomie rurale. Il y avait incompatibilité entre cette dernière et la culture communiste. Or aujourdhui les changements affectent dabord léconomie rurale : les jeunes paysans ne veulent plus travailler la terre. Paysan est devenu un mot honteux, synonyme pour eux de pauvreté, dabsence davenir. La terre nest plus ce quelle était naguère, la base de toute prospérité. Le résultat, pour Taishan, cest quon ne trouve plus de foyer qui vive uniquement de lagriculture. Lessentiel des revenus provient de la ville (un des fils y travaille comme ouvrier et envoie de largent) ou de létranger (les mandats des parents émigrés aux Etats-Unis). Lordre familial traditionnel sen trouve bouleversé : le chef de famille ne détient plus le pouvoir économique; son fils ou sa fille émigrés à la ville gagnent beaucoup plus que lui.
La crise morale que traverse aujourdhui la société chinoise est très grave. On a parlé tout à lheure des discussions auxquelles on peut assister dans les villages, pendant lesquelles les gens font des choix parmi différentes pratiques du passé, sefforcent de les combiner pour aboutir à des compromis acceptables aux yeux du plus grand nombre. Mais il faut reconnaître que dans bien des domaines, le passé ne constitue plus une ressource. Les valeurs communistes se sont effondrées, et les valeurs traditionnelles, déjà passablement malmenées par quatre décennies de communisme et maintenant privées de leur fondement économique, la terre, ne tiennent pas devant la nouvelle culture citadine, dont le prestige repose sur largent.
Ma dernière question sera plus personnelle. Hua Linshan est aussi lauteur des Années rouges (1), qui raconte son expérience de garde rouge pendant la Révolution culturelle. Comment passe-t-on de létat de garde rouge à celui de chercheur sur la société paysanne traditionnelle et sur ses propres racines ?
HLS : Pendant la Révolution culturelle, nous ne pouvions voir la société paysanne quà travers la propagande du Parti : elle était arriérée, féodale, barbare. Cette vision négative du passé saccompagnait de celle dun avenir radieux, celui du communisme à réaliser, qui justifiait quon se débarrasse du passé. Et pourtant, dès 1969, je métais rendu compte de lintelligence des paysans, de leur faculté dadaptation. Doù leur venait-elle ? Ce nest pas mes parents qui auraient pu me le faire comprendre, parce quils avaient les idées anti-féodales des intellectuels progressistes de leur temps. Les entretiens menés pour cette enquête, en Chine comme aux Etats-Unis, mont fait découvrir une histoire que je ne connaissais pas.