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Un village chinois contre vents et marée

by  Jacques Seurre /

L’enquête que vous publiez porte sur le village ancestral de Hua Linshan, situé dans le district de Taishan, dans la province du Guangdong. Comment s’est passé le premier retour dans ce village ?

Hua Linshan : Le premier retour au village a eu lieu lorsque j’étais tout petit. J’étais le fils aîné d’un fils aîné, dont le père était lui-même un fils aîné, et il aurait été impensable de ne pas revenir très tôt au village. Les souvenirs que j’ai de ce premier retour sont de très agréables souvenirs d’enfance (ils doivent correspondre à la période d’après la réforme agraire). On jouait dans les ruisseaux, ça nous semblait très différent de la ville. Après cela, je n’y suis pratiquement plus retourné jusqu’en 1969, contraint et forcé cette fois, puisqu’il s’agissait du mouvement d’envoi à la campagne des jeunes instruits. Et c’est la première fois que j’ai pu me faire une idée à peu près juste de ce qu’était réellement la campagne. J’avais bien eu affaire à des paysans pendant la Révolution culturelle, lorsque les gardes rouges essayaient de les “mobiliser”, sans succès. Il m’en était resté l’impression que la campagne était un endroit bizarre, peuplé d’abrutis qui, quand on leur parlait de la Commune de Paris, nous répondaient : “Chez nous aussi il y a une commune populaire”. Mais en 1969, j’ai compris deux choses. D’abord ce que c’était vraiment que la Chine : une société paysanne ; ensuite que les paysans, loin d’être des abrutis, sont des gens intelligents, souvent supérieurs aux gens des villes sur le plan de la vitalité, du sens de l’adaptation et aussi de la capacité de résistance au Parti communiste. Ils constituent une organisation sociale extrêmement sophistiquée. A l’époque je n’ai pas compris en quoi cette organisation consistait, parce que je ne pouvais pas m’identifier à ces paysans, en dépit du fait qu’il s’agissait de mon village ancestral. Je ne pouvais pas accepter l’idée d’avoir à passer le restant de mes jours à la campagne, en dépit de mes efforts pour m’y adapter — car j’avais une “mauvaise origine sociale”, et je risquais d’y passer quand même beaucoup de temps. En fait, j’y suis resté moins de temps que prévu puisque j’ai réussi à passer clandestinement à Hong Kong en 1974. Je ne suis retourné à Taishan que plus de dix ans après, en 1986.

Comment vous a-t-on accueilli ?

HLS : Avec pompe, d’autant que je revenais avec une épouse étrangère, ce qui n’était jamais arrivé dans le village!

Isabelle Thireau : Dès notre arrivée, plusieurs habitants du village nous ont suggéré de suivre l’exemple des émigrés de retour au village après une longue absence et d’organiser un banquet. Il s’agissait pour Hua d’annoncer son retour, mais aussi de faire part, aux habitants de Ping’an comme aux ancêtres de la famille, de son mariage.

HLS : Mais cela a été beaucoup plus compliqué que prévu. Un comité informel, composé de membres influents du village ou de parents proches, s’est constitué pour nous aider à organiser le banquet. De longues discussions ont alors commencé : qui devait être invité au banquet ? Certains ont dit qu’il fallait suivre l’usage traditionnel. Mon village est divisé en quatre groupes de parenté. J’appartiens à l’un d’entre eux. Il fallait donc inviter tous les membres de mon groupe et un représentant par foyer pour les autres groupes. Mais d’autres avançaient que lors de mon séjour à Ping’an, après 1969, le lignage, critiqué par le Parti communiste dès son arrivée au pouvoir, n’existait plus. Le village était alors divisé en deux équipes de production, aujourd’hui disparues. J’appartenais à celle du sud, il fallait donc que j’invite tous ceux qui appartenaient autrefois à mon équipe, et un représentant par foyer pour l’équipe du nord. D’autres enfin ont suggéré que j’invite qui bon me semble, parce que, venant de l’étranger, je devais être occidentalisé. Finalement j’ai opté pour un compromis qui mêlait les différentes formules. Avant le banquet, il a fallu bien sûr saluer les ancêtres dans le vieux temple, qui sert aujourd’hui d’atelier de fabrication de meubles.

IT : Ces discussions, qui visent à définir les comportements corrects, sont caractéristiques de la société chinoise actuelle. Avant 1949, il n’y avait qu’une façon de dresser la liste des invités à un banquet; et du temps des communes populaires il n’y avait également qu’une bonne façon de procéder. Aujourd’hui, toutes les ruptures, tous les revirements du siècle ont fait qu’une certaine légitimité est accordée à des normes issues de périodes différentes : celles liées à la société dite traditionnelle, d’avant 1949, celles liées à la période collectiviste, mais aussi celles issues de l’économie de marché... Les gens vont choisir de privilégier des moments différents du passé, d’utiliser des ressources différentes léguées par l’Histoire. D’où les négociations incessantes, parfois accompagnées de violence, pour décider de la marche à suivre aujourd’hui. Celle-ci révèle souvent la création de normes nouvelles, qui sont le fruit d’un compromis. En ce sens, la société que nous avons tenté de décrire, la société paysanne avant 1949, n’a pas disparu complètement. Certaines des pratiques, certains des principes qui fondaient alors le lien social ont retrouvé une certaine légitimité. Mais ils sont confrontés avec d’autres pratiques, d’autres principes issus de périodes différentes. Réinterprétés, combinés avec d’autres pans de l’héritage, ils contribuent à mettre en place une société nouvelle.

Votre ouvrage fait ressortir plusieurs concepts fondamentaux pour la compréhension de la société paysanne traditionnelle que vous décrivez : zu et fang (autrement dit lignage et segment lignager), mianzi (la face), et aussi les fuxiong (ces “pères-frères” qui sont l’autorité reconnue du village).

IT : Ce qui est difficile avec ces termes, c’est qu’ils désignent des réalités différentes selon les situations. Le zu et le fang sont tous deux définis par le principe de descendance patrilinéaire. Ainsi, les Mai de Taishan, qui descendent d’un ancêtre commun, forment un lignage. Mais un tel groupe de parenté peut essayer de se donner une autorité plus formelle, des obligations plus rigides, des ressources économiques collectives, en s’institutionnalisant. Il va ainsi émerger comme une force collective dotée d’une cohésion renforcée, plus apte à défendre l’intérêt des familles.

Pour institutionnaliser un zu, il faut un acte volontaire, à caractère religieux, qui consiste en la construction d’un temple et en la donation de terres qui seront la propriété du zu. Dans le Guangdong et le Fujian, on constate, vers le milieu du XVIIIe siècle, un fort mouvement qui pousse à l’institutionnalisation du zu. La consanguinité n’est pas absolument déterminante. Par exemple le zu des Mai, qui est décrit dans le livre, remonte à 26 générations. Mais il y a des Mai qui n’en font pas partie, bien qu’ils descendent du même ancêtre, parce qu’ils se sont établis à une vingtaine de kilomètres du village, et que cette distance rend impossible le maintien d’un zu commun. En revanche, il y a des gens qui, à l’origine, ne s’appelaient pas Mai, mais qui ont adopté ce nom parce qu’ils étaient géographiquement proches du zu des Mai, et que ceux-ci les ont adoptés.

Le fang, que nous traduisons par “segment lignager”, est une subdivision du zu. Mais il est, lui aussi, le produit d’une institutionnalisation volontaire. Le mot fang, en chinois, est d’abord utilisé au sein de la famille. Trois fils mariés forment trois fang. Dans un lignage, il existe donc une multiplicité de fang. Mais ce mot est également utilisé pour désigner le processus suivant : au sein d’un lignage, les descendants d’un même ancêtre vont choisir de se regrouper officiellement, en construisant un temple portant le nom de leur ancêtre commun, en le dotant, comme pour le lignage, de biens collectifs. Ils vont pouvoir dès lors jouer un rôle plus important dans les affaires locales. Il ne s’agit plus de familles isolées, mais d’un groupe qui doit intervenir dès que l’un des siens a un problème. Le rapport de force est déterminant dans la création d’un fang. Un certain nombre de descendants, de vivants, décident de consolider leurs liens, de renforcer leur solidarité, en se référant à un ancêtre commun choisi.

HLS : Un autre concept très important est celui de hu, le foyer. Le hu est une unité économique. Le fang, le zu sont au service du hu, et n’ont pas, comme on a tendance à le penser, pour vocation de le contrôler ou de l’exploiter.

Qu’est-ce qu’un fuxiong ?

HLS : Un dirigeant reconnu pour tel par la communauté villageoise essentiellement parce qu’il a beaucoup de face (mianzi). Il faut du temps pour acquérir de la face, il faut faire ses preuves à maintes occasions, montrer qu’on prend spontanément à coeur les affaires de la communauté — mais en même temps, la bonne volonté à elle seule ne suffit pas, il faut montrer de quoi on est capable. Et d’un autre côté l’âge, l’argent, l’éducation peuvent être des composantes de la face, mais ne sont pas déterminants en soi pour devenir fuxiong. S’il fallait résumer d’une phrase la qualité essentielle que les paysans reconnaissent comme étant l’apanage d’un fuxiong, ce serait : “Ta jiang daoli” — qu’on pourrait traduire approximativement par : “Il parle raison” ou : “Il a le sens de ce qui est juste ou non”. Ce sens du daoli, qui s’inspire de la tradition confucéenne, doit s’accompagner d’une grande vivacité d’esprit, permettant au fuxiong de s’adapter à une situation nouvelle.

En fait, il y a quelque chose de démocratique dans le choix d’un fuxiong, et c’est le fait qu’il est élu, non par des bulletins de vote, comme en Occident, mais par une accumulation de parts de face, qui lui sont attribuées au fil d’épreuves diverses. La plupart des fuxiong que nous avons interrogés pour notre enquête avaient commencé à manifester leurs qualités dès l’âge de quinze ans. On voyait déjà qu’ils étaient “désireux de s’occuper des affaires communes” (yuanyi ban gong shi), et cette vocation s’est confirmée avec le temps. Ils se sont retrouvés fuxiong par un processus continu d’élection tacite, sans qu’on ait besoin de le leur dire, ou qu’ils aient ressenti le besoin de se le dire à eux-mêmes.

Contrairement à ce qu’on croit généralement, l’âge n’est pas un facteur déterminant pour devenir fuxiong. Les vieillards à barbe blanche qu’on voit siéger lors des réunions importantes ont souvent cessé de l’être. Ils ont perdu leur influence avec l’âge, au profit d’hommes plus jeunes, qui se tiennent debout à leurs côtés, et qui prennent les décisions.

La société de Taishan que vous décrivez est une société paysanne traditionnelle, mais en même temps elle est très particulière : c’est une société où les hommes émigrent en très grand nombre en Amérique, d’où ils envoient des mandats pour faire vivre leur famille. Vous ne parlez pas — ce n’est pas le sujet du livre — de la vie que mènent ces émigrés en Amérique. Pourtant, vous en avez entendu quelque chose...

HLS : La vie que menaient ces émigrants, ils la résumaient eux-mêmes par ces mots : “faire le bœuf, le cheval et l’âne” (zuo niu, zuo ma, zuo lü). Autrement dit, ils accomplissaient les tâches les plus rudes pour un salaire de misère mais malgré tout assez élevé pour leur permettre d’économiser et d’envoyer de l’argent à leur famille. La terre est trop rare, à Taishan, l’agriculture ne suffit pas pour vivre. Cela valait donc la peine, pour peu qu’on soit en bonne santé, de faire le coolie en Californie. Les émigrés y faisaient essentiellement deux sortes de travail : la construction du chemin de fer et la blanchisserie. Il n’y en avait pratiquement pas d’autres, à part tenir un restaurant chinois, ce qui était un privilège. Les émigrés reconstituent autant qu’ils le peuvent leur société d’origine. C’est le règne de l’“Amicale de Taishan” (Taishan tongxianghui), mais aussi des sociétés secrètes. Cela n’empêche pas qu’il y ait de véritables procès, pour lesquels on fait parfois venir de Chine une personnalité respectée de tous, qui a généralement passé un examen mandarinal, et qui arbitrera les litiges. Et tout cela se passe, bien sûr, complètement en dehors du système judiciaire américain. Y recourir aurait été perçu comme une trahison vis-à-vis des siens.

Les émigrés économisent tout ce qu’ils peuvent. Pour eux, l’Amérique n’est qu’un lieu de passage, d’où ils reviendront un jour, espèrent-ils, avec une grosse somme d’argent. Et pourtant ils y passent des dizaines d’années sans rentrer, certains de 40 à 50 ans ! Ils ont quitté Taishan à vingt ans, ils n’y rentreront que lorsqu’ils ne seront plus en état de travailler. C’est la règle, sauf pour quelques individus exceptionnels, comme mon arrière-grand-père, qui est rentré plusieurs fois pour acheter de la terre après avoir amassé un pécule grâce à sa science des arts martiaux. Il osait se battre avec des Américains! C’était lui qu’on chargeait de discuter avec eux quand il y avait un problème. Il était devenu un fuxiong de la communauté de Taishan en exil.

IT : D’après les interviews que nous avons réalisées, les gens du village, avant 1949, savaient réellement peu de choses sur la vie que menaient ceux qui avaient émigré “sur la Montagne d’or”. D’une part ils n’avaient pas envie d’en savoir trop sur les vexations, les privations endurées par eux; d’autre part les émigrés, dans leurs lettres, n’en parlaient pas. Il y avait un accord tacite pour éviter un sujet tabou, qui ne pouvait être qu’une cause de perte de face pour tout le monde. Ce qui contribuait au prestige dont jouissait un émigré, ce n’était pas la vie qu’il menait en Amérique, mais la régularité des mandats adressés au pays. Il arrivait parfois que quelqu’un ne donne plus de nouvelles et disparaisse, vraisemblablement parce qu’il ne pouvait plus envoyer de mandats ou n’avait pas réussi à amasser assez d’argent pour rentrer. C’étaient des cas de perte de face totale.

L’émigration des hommes a eu des répercussions profondes sur la société de Taishan. Prenons par exemple l’éducation des garçons. Dans le nord de la Chine, on les éduque pour qu’ils soient “loyaux” (laoshi); mais à Taishan il fallait qu’ils soient “malins” (jiaohua) et surtout qu’ils n’aient peur de rien et sachent se battre. C’était déjà un entraînement pour l’émigration en Amérique, où il fallait faire face à un environnement hostile.

HLS : Un autre exemple : la généralisation de la pratique de l’adoption. C’était une nécessité absolue pour maintenir la lignée, quand les hommes rentraient d’Amérique trop tard pour qu’eux-mêmes ou leurs épouses puissent procréer. Il s’est donc mis en place un système d’achat d’enfants, accompagné de tout un code moral le justifiant. La maxime “la mère adoptive a le pas sur la mère naturelle” (yangniang daguo qinniang) en est un exemple. Rien de plus répréhensible qu’un enfant qui quitterait sa mère adoptive pour aller retrouver sa mère biologique; et le fait de savoir qui au sein de la famille a été adopté et qui est un enfant biologique est considéré comme un sujet tabou. La société de Taishan a donc su s’adapter de façon remarquable à une situation particulière, en mettant sur le même plan la filiation biologique et la filiation adoptive, c’est-à-dire en allant à contre-courant de milliers d’années de culture chinoise traditionnelle. Cette adaptation de la tradition est possible parce que la société chinoise, contrairement à la société occidentale, ne connaît pas de valeurs transcendantales. Il y a bien les ancêtres, mais ils ne sauraient s’opposer à ce que désirent la majorité des vivants, en vertu de l’adage : “les ancêtres veulent le bien de leur descendance” (zuzong xiwang houdai hao).

L’émigration des hommes n’a-t-elle pas entraîné de changements dans les moeurs traditionnelles, dans la sévérité vis-à-vis de l’adultère, par exemple ?

HLS : Au contraire. L’absence des maris a renforcé la condamnation de l’adultère. Bien des couples ne sont restés physiquement ensemble que pendant deux ou trois ans de leur vie. L’adultère, à Taishan, avait une autre circonstance aggravante : il avait toutes les chances d’être commis avec un parent — un cousin plus ou moins éloigné. Pourtant des adultères, il y en avait. L’une des plus graves accusations qu’on pût adresser à un homme du village, c’était de l’avoir commis.

Il y a des détails, dans votre livre, qui font sursauter le lecteur. Par exemple votre arrière-grand-père prend une concubine pour avoir un deuxième fils, que sa femme ne peut plus lui donner. Or cette concubine aura d’abord quatre filles d’affilée; et toutes mourront...

HLS : Elles ont été “jetées” (rengdiao), comme on dit là-bas, c’est-à-dire tuées, soit directement, par noyade par exemple, soit par manque de soins. Il est difficile de le savoir précisément, c’est un tabou. La vie d’une fille de concubine qu’on a épousée pour avoir des fils ne pesait évidemment pas lourd. Mais la concubine en question a par la suite donné naissance à un fils puis à une autre fille. Et celle-là a vécu...

Autre détail qui fait sursauter : il y a, au village, des gens qu’on appelle les “petits hommes”, et dont le statut est celui de quasi-esclaves...

IT : Les “petits hommes” (c’est la moins mauvaise traduction que nous ayons trouvée pour xiao zi, littéralement “petit fils”, fils plus petit que les autres) ont en effet été achetés, non par une famille, mais par un fang. Ils “appartiennent” donc à cinquante ou soixante-dix personnes. On les a achetés pour qu’ils accomplissent des corvées jugées quelque peu dégradantes : nettoyer l’autel ancestral, porter les affaires de la nouvelle mariée, etc. Il est vrai aussi que les xiao zi, et même leurs descendants, n’ont pas la liberté de s’en aller, et que le fang, en cas de révolte et de fuite, a le droit de les récupérer. Mais la comparaison avec l’esclavage tel qu’on l’entend généralement s’arrête là. D’abord le xiao zi perçoit, pour ces corvées (qu’il ne peut pas refuser si c’est son fang qui les lui demande), un salaire, sous forme d’“enveloppes rouges” (hong fengbao). Ensuite le fang lui doit aide et protection, en particulier il doit lui assurer un logement décent et lui trouver une épouse. Son sort est matériellement plus enviable que celui des paysans pauvres : en aucun cas son fang ne le laissera tomber, sous peine de perdre gravement la face. Le paradoxe des xiao zi et de leurs descendants, c’est qu’ils formeront, après l’instauration du régime communiste en Chine, une partie des effectifs des paysans “émancipés” (fanshen) qui deviendront des cadres du Parti, tout en étant resté très proches des traditions ancestrales — ils savent en effet mieux que quiconque comment accomplir tel ou tel rite, disposer tel ou tel objet, etc. C’était le cas de l’un d’eux, fils d’un xiao zi rencontré en 1986, qui était membre du Parti mais en même temps consentait, à leur demande, à accomplir certains rites que les autres membres du village avaient oubliés. C’est lui qui connaissait les préséances du banquet qui s’est donné en 1986 pour fêter le retour de Hua Linshan.

Une autre chose qui frappe le lecteur, c’est l’extrême pauvreté qui règne au village, en dépit des mandats d’Amérique. Le vol d’un taro est une chose grave; le plus riche propriétaire de Ping’an possède 30 mu de terre, c’est-à-dire deux hectares!

IT : Il nous a été difficile de retrouver le montant des sommes qui étaient alors envoyées d’Amérique. Ce qui est sûr, c’est que les mandats suffisaient à peine à assurer un niveau de vie décent aux familles de Ping’an — à l’exception de six d’entre elles, dont les femmes pouvaient se permettre de ne pas travailler. Ceux qui avaient les moyens d’envoyer leurs enfants à l’école passaient à juste titre pour des privilégiés. La fille d’un des oncles de Hua Linshan, qui passait pour riche, est morte faute de soins médicaux. Pas d’argent pour payer le médecin! Cette extrême pauvreté s’explique par le peu de terre arable disponible et par le faible montant des mandats d’Amérique. Il était vraiment difficile d’économiser sur un salaire de coolie.

Votre livre montre fort bien qu’il s’est produit, avant la brutale rupture de 1949, un événement très important pour les campagnes chinoises : l’irruption, dans les années vingt, de la “culture nouvelle”, c’est-à-dire des idées du Mouvement du 4 Mai, sous la forme d’une idéologie patriotique et nationaliste diffusée par le Kuomintang.

HLS : C’est en effet un événement fondamental, bien plus que la chute de la dynastie mandchoue en 1911. Tout le monde alors s’est coupé la natte, mais la société n’a pas été pas atteinte en profondeur. Or c’est ce qui se passe avec l’arrivée des “nouveaux livres” (xin shu), autrement dit des nouveaux manuels d’instruction primaire et secondaire. Ils introduisent une rupture entre ceux qui ont étudié avant et après eux. Ces manuels apportent des idées nouvelles, une soif de changement qui fait dire à un de mes oncles, qui, contrairement à mon père, de quatre ans son aîné, a étudié uniquement avec les “nouveaux livres” : “Si le Parti communiste nous en avait laissé le temps, nous aurions changé la société”. On va voir s’instaurer un clivage, une rivalité entre “vieux fuxiong” et “nouveaux fuxiong”, ces derniers ayant conscience de représenter l’avenir. Et pourtant les “nouveaux fuxiong” ne sont pas des iconoclastes; ils respectent la tradition, ne songent pas à remettre en cause le système des fuxiong. Ils veulent aménager le système de l’intérieur. Mais, et c’est l’énorme différence qui les sépare de leurs aînés, ils ont le respect de la loi, le sens de l’universel. Ils sont opposés aux affrontements entre fang, aux exécutions ordonnées par le zu. Si quelqu’un mérite la peine capitale, ils estiment qu’il faut en référer au gouvernement du district, ce qui est tout à fait nouveau. Pour eux, le zu n’est plus tout-puissant.

Tout cela va à l’encontre des préjugés traditionnels sur les paysans, supposés être obtusément conservateurs et réfractaires à tout changement...

IT : Tout à fait. C’est la grande surprise que nous réservait cette enquête. Il y avait un grand désir de réformes, spontané, de la part de la société paysanne. On ne peut pas savoir ce qu’il aurait produit si les communistes n’étaient pas arrivés au pouvoir en 1949. Un ancien fuxiong nous a dit : “Si seulement on nous avait laissé dix années de plus, nous aurions fait beaucoup plus de réformes”. A Taishan, la société paysanne était en évolution constante. Une femme nous dit, par exemple, qu’elle s’est mariée en 1930 “selon le nouveau cérémonial” — le “vieux cérémonial” date de 1920!

A l’origine, nous voulions faire un livre sur les changements récents survenus dans les campagnes chinoises. Mais nous nous sommes très vite aperçus qu’il était impossible d’en rendre compte sans analyser ce qu’elles étaient avant 1949. Ce livre n’est donc qu’un premier volume, indispensable à la compréhension du second, qui analysera les changements apportés par le régime communiste après 1949 (réforme agraire, Grand bond en avant, Révolution culturelle...) et ce qu’il en reste après la décollectivisation entreprise par Deng Xiaoping. Qu’est ce que le Parti a détruit, qui a tout de même survécu; qu’est ce qu’il a détruit irréversiblement; qu’est-ce qu’il a apporté et qui a survécu; qu’est-ce qu’il avait apporté et qui a irréversiblement disparu; comment se combinent ces différents héritages ?

Il y a dans votre livre une anecdote très intéressante, qui en même temps laisse le lecteur sur sa faim et lui fait espérer une suite. Un certain Danchao, après avoir commis un certain nombre de délits, est sauvé de justesse de l’exécution par son fang, auprès duquel il perd la face. Or après 1949 il sera, dites-vous, utilisé par le Parti communiste pour mettre en oeuvre la réforme agraire dans le village.

HLS : Le cas de Danchao est très révélateur des méthodes du Parti communiste dans les campagnes. Il s’est servi, notamment pendant la réforme agraire, de gens qui, comme Danchao, étaient à la fois très pauvres et marginalisés par leur village. Mais le Parti a aussi pas mal recruté chez les “nouveaux fuxiong”, ceux qui avaient reçu l’enseignement des “nouveaux livres” et trouvaient qu’il fallait changer la vieille société.

Ce qu’essaient de montrer les deux derniers chapitres du livre, c’est comment le Parti s’est appuyé sur différents groupes, les uns après les autres, comment il a utilisé les structures sociales existantes pour étendre son influence avant 1949 et être en mesure de créer, le 25 juin 1949, le gouvernement populaire de Taishan, malgré le nombre très limité de ses sympathisants.

Danchao, pour en revenir à lui, vit toujours. Quand il m’a vu, il s’est excusé pour ce qu’il avait fait pendant la réforme agraire. J’ai répondu en riant que je n’étais pas là à l’époque; mais il tenu à s’excuser pour les torts causés à mon oncle. De toute façon, depuis la fin du maoïsme, il avait présenté ses excuses à tout le monde.

Pour le village, la période la plus dure a été évidemment celle du Grand bond en avant. Mais les mandats de l’étranger continuaient à arriver, ce qui fait que relativement peu de gens sont morts de faim. L’innovation du Grand bond, c’est que cette fois on ne s’attaque plus seulement au zu et au fang — que le Parti avait tout fait auparavant pour détruire — mais au hu, au foyer, au noyau irréductible de la société chinoise. Il faut entendre cette destruction du hu au sens littéral du terme : le feu où l’on fait cuire les aliments devient collectif. Cette destruction est tellement lourde de conséquences — elle équivaut à ôter aux gens toute raison de vivre — que le Parti doit très vite faire machine arrière.

Paradoxalement, la Révolution culturelle — j’entends par là les années 1966-1969 — a été une période plutôt calme pour les paysans. Ce mouvement-là, contrairement aux précédents, concernait les villes. On ne voyait plus guère les cadres du district ou de la commune populaire, d’où une impression de relative liberté. Il y a eu pendant ces trois années un accroissement de la surface des lopins privés, les gens se sont remis à élever des poulets, des canards... Mais les sept années qui ont suivi ont été extrêmement dures. Tout est redevenu strictement réglementé. Les paysans ont réagi en faisant de la résistance passive, en réduisant leur productivité au minimum. Ce type de résistance quasi suicidaire a fait qu’à la mort de Mao, l’économie était au bord de l’effondrement et les réformes inévitables.

Mais ces réformes ne représentent-elles pas, en fin de compte, un danger beaucoup plus grand pour la société chinoise traditionnelle que la dictature maoïste ? Les campagnes chinoises sont confrontées aujourd’hui à un phénomène sans précédent, qui rappelle celui de l’accumulation primitive dans l’Europe du XIXe siècle : les paysans quittent leurs terres pour aller chercher du travail dans les villes.

HLS : Les changements actuels sont d’une autre envergure que ceux qui ont eu lieu durant l’ère maoïste. Le Parti communiste, malgré tous ses efforts, tous ses mouvements politiques, n’avait pas réussi à entamer les bases de l’économie rurale. Il y avait incompatibilité entre cette dernière et la culture communiste. Or aujourd’hui les changements affectent d’abord l’économie rurale : les jeunes paysans ne veulent plus travailler la terre. “Paysan” est devenu un mot honteux, synonyme pour eux de pauvreté, d’absence d’avenir. La terre n’est plus ce qu’elle était naguère, la base de toute prospérité. Le résultat, pour Taishan, c’est qu’on ne trouve plus de foyer qui vive uniquement de l’agriculture. L’essentiel des revenus provient de la ville (un des fils y travaille comme ouvrier et envoie de l’argent) ou de l’étranger (les mandats des parents émigrés aux Etats-Unis). L’ordre familial traditionnel s’en trouve bouleversé : le chef de famille ne détient plus le pouvoir économique; son fils ou sa fille émigrés à la ville gagnent beaucoup plus que lui.

La crise morale que traverse aujourd’hui la société chinoise est très grave. On a parlé tout à l’heure des discussions auxquelles on peut assister dans les villages, pendant lesquelles les gens font des choix parmi différentes pratiques du passé, s’efforcent de les combiner pour aboutir à des compromis acceptables aux yeux du plus grand nombre. Mais il faut reconnaître que dans bien des domaines, le passé ne constitue plus une ressource. Les valeurs communistes se sont effondrées, et les valeurs traditionnelles, déjà passablement malmenées par quatre décennies de communisme et maintenant privées de leur fondement économique, la terre, ne tiennent pas devant la “nouvelle culture” citadine, dont le prestige repose sur l’argent.

Ma dernière question sera plus personnelle. Hua Linshan est aussi l’auteur des Années rouges (1), qui raconte son expérience de garde rouge pendant la Révolution culturelle. Comment passe-t-on de l’état de garde rouge à celui de chercheur sur la société paysanne traditionnelle et sur ses propres racines ?

HLS : Pendant la Révolution culturelle, nous ne pouvions voir la société paysanne qu’à travers la propagande du Parti : elle était “arriérée”, “féodale”, “barbare”. Cette vision négative du passé s’accompagnait de celle d’un avenir radieux, celui du communisme à réaliser, qui justifiait qu’on se débarrasse du passé. Et pourtant, dès 1969, je m’étais rendu compte de l’intelligence des paysans, de leur faculté d’adaptation. D’où leur venait-elle ? Ce n’est pas mes parents qui auraient pu me le faire comprendre, parce qu’ils avaient les idées “anti-féodales” des intellectuels progressistes de leur temps. Les entretiens menés pour cette enquête, en Chine comme aux Etats-Unis, m’ont fait découvrir une histoire que je ne connaissais pas.