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Réflexions d’un anti-traditionnaliste : La révélation new-yorkaise
Jai toujours été, dans le débat culturel de ces dernières années, du côté de lopposition à la culture traditionnelle. Je croyais, par ailleurs, que mon niveau théorique avait atteint des hauteurs mondiales, ce qui me rendait très présomptueux. Mon dernier voyage à létranger ma clarifié lesprit.
Dans une optique de comparaison entre la Chine et lOccident et de transformation de létat actuel de la Chine, mon opposition à la tradition possède encore probablement une certaine valeur. Létat de la Chine, comme sa culture, sont, en effet, à léchelle mondiale, en pleine décrépitude, à la fois totalement sclérosés et dépassés. La Chine a ainsi besoin de la menace et de laiguillon que constitue la puissance dune civilisation différente. Elle a besoin de la honte dêtre restée en arrière pour galvaniser sa détermination à la refonte de soi, sa combativité et sa sagesse. Elle a besoin de limmensité et de la force dun océan pour mettre en relief, par contraste, sa fermeture et son isolement insulaire, sa faiblesse et son insignifiance. Cest pourquoi poser la culture occidentale comme système de référence pour un comparatisme mutuel peut de la façon la plus nette faire saillir la spécificité générale et les défauts de la culture chinoise. Si on en fait laune de toute réflexion, la culture occidentale peut aussi efficacement opérer la critique de la dégénérescence de la culture chinoise. Enfin, si on la considère comme un savoir constructif, la culture occidentale peut apporter du sang neuf en Chine.
Toutefois, si lon embrasse le sort de lhumanité et lavenir du monde ou si lon adopte une optique dépanouissement individuel, mon opposition à la tradition perd toute valeur. Les questions sur lesquelles jai porté mon attention sont trop étroites et superficielles. Elles ne sont, en effet, que celles dun Chinois qui ne sintéresse quà la Chine, et qui ne se préoccupe ni de lensemble de lhumanité ni de lavenir du monde. Elles sont encore moins inspirées de la perception du caractère tragique de lexistence individuelle, qui, animée de sentiments de type transcendantal, aura pour souci lépanouissement de chacun. Mon opposition à la tradition na ainsi de valeur que relativement aux ruines dune culture sans valeur, et ses lacunes se manifestent très clairement sur deux points : son nationalisme étroit et son adulation de la culture occidentale.
Occidentalisation totale ou nationalisme ?
Depuis mon entrée dans le débat culturel, un certain nombre de personnes mont condamné pour occidentalisation totale ou pour nihilisme national. Dans les faits, cependant, tout ce que jai dit à propos des cultures chinoise et occidentale était fondé sur une position nationaliste de transformation de la Chine qui diffère radicalement de lidée de loccidentalisation totale.
Jestime en effet quune des plus grandes spécificités de la culture occidentale est la tradition de la raison critique. Dès lors, une véritable occidentalisation ne peut se limiter à la seule réflexion critique sur la culture chinoise, ou même sur la culture occidentale. Elle implique aussi un intérêt pour le sort de lhumanité et pour lépanouissement individuel. Cette réflexion critique se fonde de plus sur une conception du savoir pour le savoir, non-utilitariste, et elle est issue dun système de savoir aux valeurs et aux modes de pensée achevés et très structurés. Elle nest en aucun cas uniquement fondée sur des valeurs pragmatiques, de type utilitaire. Le fait même de tenter de réformer le pragmatisme chinois en saidant de la culture occidentale me place ainsi clairement du côté de ces esprits de clocher typiques de la Chine et non de celui des occidentalisateurs. Cette attitude nationaliste qui centre tout sur la Chine a, de fait, limité ma réflexion et mon intérêt envers des problèmes dun niveau plus élevé, comme, je crois, cela a restreint lhorizon de lécrasante majorité des intellectuels chinois (si la Chine na produit aucun penseur de niveau mondial à lépoque moderne, cest assurément dû aux limitations de ce nationalisme étroit). Pour cette raison, je nai pas pu envisager la question du sort de lhumanité et ainsi engager un dialogue avec la culture occidentale dans ce quelle a de mondial, ni pu me placer sur le plan de laccomplissement de soi du pur individu dans loptique dun dépassement de type religieux. Jai encore moins été capable de repousser les tentations utilitaires pour entreprendre des recherches de savoir pur. Je suis trop utilitariste, trop pragmatique, et comme toujours reste enfermé dans les limites de la réalité arriérée de la Chine et dune série de questions temporelles.
La tragédie de Lu Xun
Ce qui me fait penser immédiatement à Lu Xun. Je crois en effet que le drame de Lu Xun fut de navoir eu ni Dieu ni valeur transcendante. Son expérience du tragique de lexistence réelle la conduit dune détresse sociale extérieure à une détresse individuelle intérieure  cela est manifeste dans le chemin parcouru de Cris (Nahan) à Errance (Panghuang), et encore plus dans Les mauvaises herbes (Yecao), dont la profondeur est sans égale dans son oeuvre. Pour le Lu Xun qui écrit Les Mauvaises herbes, les valeurs temporelles ont cessé dêtre opératoires. Il est en effet passé dune critique lucide de la culture et de la réalité chinoise à une réflexion sur lui-même. Cest pourquoi laffliction pesante et la scission intérieure qui sont exprimées dans Les mauvaises herbes nécessitent lélévation dune valeur transcendante. Le désespoir face à labsence de toute issue et à la seule présence de la tombe devant soi requiert la direction de Dieu. Mais sans référence à une valeur absolue qui permette de transcender les intérêts temporels, Lu Xun était dans lincapacité de dépasser les limites des Mauvaises herbes. Et ce fut bien le cas. Ce recueil constitue à la fois le sommet de sa création et la tombe quil lui a lui-même creusée. Après cela, Lu Xun ne put supporter davantage lisolement intérieur et le désespoir, ni endurer encore lerrance dune pensée qui na plus rien sur quoi se fonder. Sil finit par séchapper de son combat intérieur, ce fut alors non pas pour se diriger vers une valeur transcendante, mais pour retomber au milieu de la réalité triviale, en se lançant avec un groupe de médiocres nullement de son envergure dans des polémiques épistolaires tout aussi médiocres. Celui qui fréquente des gens de peu finit par leur ressembler. Autrement dit, après quil eut, par la critique, dépassé la culture et la réalité chinoise, et fut ainsi devenu un être solitaire, Lu Xun fut incapable de supporter la peur et la solitude de celui qui fait face seul au monde de linconnu et au moment de la mort. Il avait refusé de se placer sous un regard divin pour entreprendre avec sa propre âme un dialogue de type transcendantal. Cest alors que la nature utilitariste du lettré traditionnel reprit vie chez lui, et Lu Xun, sans transcendance, ne put que déchoir. Sil aimait être au milieu des ténèbres, cest quil aimait se battre avec les ténèbres, mais il était incapable daller au-delà. Ainsi, bien quil eût été influencé par Nietzsche, cest ici que réside leur plus grande différence. Chez Nietzsche, la perte de lespoir en lhumanité, en la culture occidentale et en lui-même avait fait place, grâce à lidée dun surhomme transcendant tout, à lélévation de la vie individuelle. Lu Xun, lui, une fois lespoir perdu en lhomme chinois, en la culture chinoise et en lui-même, ne trouva pas de système de référence transcendantal et retourna au sein dune réalité quil rejetait radicalement.
Lhorizon de lintellectuel chinois
Ceci mamène à la question suivante : pourquoi dans les pays dEurope occidentale, en URSS et dans les pays dEurope de lest, est apparue toute une série de remarquables écrivains en exil, alors quen Chine il ny en a pas ? Pourquoi est-ce que les grands noms de la culture chinoise, une fois en exil à létranger, nobtiennent aucun succès ? En dehors des obstacles dus à la langue, je crois que la raison majeure, cest dune part, létroitesse de lhorizon de lintellectuel chinois, uniquement préoccupé des problèmes de la Chine, et, dautre part, lutilitarisme de sa pensée, toujours axée sur les valeurs de lexistence concrète. Dans la vie de cet intellectuel, il manque une impulsion transcendantale, il manque un esprit de résistance qui oppose la vie individuelle à la société dans son ensemble, il manque une endurance à la solitude, il manque le goût et le courage de faire face au monde étranger, au monde de linconnu. Les intellectuels chinois ne peuvent vivre que sur une terre qui leur soit familière, au milieu des applaudissements dune foule ignare qui les met en valeur. Cest particulièrement le cas de ces quelques personnes célèbres qui ont beaucoup de mal à abandonner leur renommée dans la société chinoise pour repartir de zéro sur une terre inconnue. Ceci est un complexe typiquement chinois dont on saffranchit très difficilement car sa spécificité est labsence de toute individualité authentique. Et cest ce complexe qui va pousser les grands noms de la culture chinoise à sagripper au nationalisme. Loin daffronter leur moi véritable en vue dun épanouissement serein, ils se mirent dans la réputation surfaite que leur ont flatteusement bâtie des ignares, vivant pour la satisfaction illusoire de ceux qui jouent aux sauveurs du monde. En Chine, leurs moindres faits et gestes ne passent pas inaperçus. Mais à létranger, une fois seuls et en labsence de ladmiration des idôlatres, à lexception de lenthousiasme de quelques étrangers qui sintéressent aux questions chinoises, personne ne daigne leur adresser le moindre hommage. Ce quil faut alors pour supporter cette solitude nouvelle et cette absence dacclamations, ce nest plus une force sociale mais une force individuelle, cest la force créatrice, la sagesse et le talent de lindividu. Ainsi, quelle que soit la grandeur de la renommée ou la position acquise en Chine, une fois placé dans un monde étranger, cest à partir de son existence individuelle authentique quil faut ouvrir un dialogue avec la société dans son ensemble.
Comment jai pris conscience de mes insuffisances
Pour cette même raison, il importe peu que jadmire sans réserve la culture occidentale, ou que je critique radicalement la culture chinoise, car je reste toujours aussi limité que le crapaud au fond du puits qui na devant lui quun bout de ciel bleu grand comme la main. Sur le plan théorique, critiquer et réfléchir sur la tradition et la réalité chinoise ne requièrent, en effet, nullement une grande sagesse, à tout le moins aucune créativité. Et cela parce que le système de référence théorique à laide duquel je poursuis ma réflexion sur la Chine est déjà entièrement connu, tout prêt, et quil na aucun besoin de mes nouvelles découvertes. Les théories perçues comme avancées et originales par les milieux savants chinois, ont, en effet, déjà été analysées de fond en comble par les Occidentaux, et ce depuis plusieurs centaines dannées. Ce sont maintenant en Occident de vieilles recettes qui nont aucunement besoin de mes ratiocinations. Si je parviens à maîtriser de façon relativement précise et profonde ce système de référence, ce sera déjà bien.
Cest quand je suis entré au Metropolitan Museum et au Musée dArt moderne de New York que jai réalisé au tréfonds de moi-même que les discussions que jétais si fier davoir lancées étaient, selon les critères dune création intellectuelle de haut niveau, tout à fait insignifiantes. Face à ce monde autre, mon échec était total. Parce que javais été enfermé trop longtemps dans une culture bornée et désertifiée, ma pensée était superficielle, ma vie atrophiée. Mes yeux, restés longtemps dans le noir, étaient dans lincapacité de sadapter sur le champ à louverture soudaine de la fenêtre. Ainsi ai-je soudain réalisé ma propre faiblesse dans linstant où New-York déchirait le voile de la notoriété et du décorum illusoires que javais acquis en Chine. Jétais non seulement incapable daffronter brutalement la réalité de mon sort, mais inapte à entamer, dans ce court laps de temps, un dialogue avec les hauteurs du monde. Léchec fut profond et cruel; il lemporta, et de loin, sur les succès factices que javais remportés en Chine.
La critique de la culture chinoise
Cest précisément en raison de ma position étroitement nationaliste et de ma tentative daméliorer la Chine à laide de la culture occidentale que ma critique de la culture chinoise avait pour prémisse lidéalisation absolue de celle-ci. Jai négligé ou volontairement éludé les défauts de la culture occidentale, même ceux dont javais déjà bien pris conscience. Ainsi suis-je devenu incapable de me hisser à un niveau suffisamment élevé pour entreprendre une réflexion critique sur la culture occidentale et sur les points faibles de lhumanité en général. Je ne pouvais que flagorner cette culture, je lembellissais de façon outrancière, comme si elle était non seulement létoile salvatrice de la Chine, mais aussi laboutissement ultime de toute lhumanité. En poussant un peu plus loin lanalyse, je dirais que lembellissement de la culture occidentale équivalait en fait essentiellement à lembellissement de moi-même, et que je me donnais, grâce à cet idéalisme illusoire, le rôle dun rédempteur  ma répulsion pour les rédempteurs se révélant donc à usage externe. Mais, du jour où je me suis regardé en face, jai bien vu que jétais moi aussi, que je le veuille ou non, pris dans ce rôle déplaisant et que je me laissais griser par linfinie miséricorde et les desseins grandioses qui font tout son style.
Je sais maintenant que la culture occidentale ne peut être utilisée que pour réformer la Chine dans son étape actuelle et que, dans lavenir, elle ne peut sauver lhumanité. Vues sous langle de la transcendance, les faiblesses de toutes sortes de la culture occidentale illustrent en effet une insuffisance fondamentale. On peut citer ici les mots de Zhuangzi dans Eaux dautomne : les eaux du fleuve peuvent grossir, vues de locéan elles seront toujours limitées; les océans peuvent sétendre, vus de lunivers ils seront toujours insignifiants. La croyance en sa propre perfection nest quillusion. Analogiquement, on peut dire que si la Chine est arriérée par rapport à lOccident, lOccident reste limité au regard de lhumanité et lhumanité toujours insignifiante au regard de lunivers. La folie orgueilleuse spécifique à lhumanité ne se manifeste ainsi pas seulement dans la complaisance à la chinoise et dans lauto-congratulation à la Ah Q (4), mais aussi dans la croyance en la souveraineté de la science et lomnipotence de la raison chez les Occidentaux. Peu importe, en effet, que les Occidentaux modernes aient entrepris une critique sévère de leur propre idéalisme, et que les intellectuels occidentaux aient opéré un rigoureux reniement de leur propre expansion coloniale et du sentiment de supériorité raciale des Blancs. Face aux autres nations, ils gardent toujours bien enraciné en eux un sentiment distinctif de supériorité. Ils se grisent même du courage et de la sincérité avec lesquels ils entreprennent leur autocritique. Mais si les Occidentaux peuvent très aisément, voire avec fierté, accepter la critique quils font deux-même, ils acceptent très difficilement celles qui viennent de lextérieur. Ils ne sont ainsi pas prêts à reconnaître quutiliser la raison pour critiquer le rationalisme revient à tourner en rond. Mais qui encore pourra trouver une meilleure arme de la critique que la raison ?
Après avoir vécu plus de trente ans en Chine, si, désormais, je veux entreprendre une réflexion sur lhumanité et sur moi-même à partir de la perspective de la réalisation individuelle et du souci du sort de lhumanité, il me faut déployer concurremment deux types de critique : premièrement, la critique de la culture et de la réalité chinoise, en me servant de la culture occidentale comme système de référence; deuxièmement, la critique de la culture occidentale à partir de la force créative individuelle. Ces deux plans distincts de la critique ne peuvent en aucun cas se substituer lun à lautre, ni se mêler entre eux. Je peux en effet critiquer latrophie de la vie individuelle causée par la suprématie de la raison, de la science et de largent dans la culture occidentale, critiquer lordre hiérarchique économique mondial et laffaiblissement des résistances sociales généré par luniformisation technologique et la marchandisation, critiquer labsence de réflexes critiques, la peur de la liberté engendrées par la richesse et un mode de vie de surconsommation... ces critiques de la culture occidentale ne sont pas applicables à la Chine. Car la conscience rationnelle, lesprit scientifique des Chinois, les rapports quils entretiennent avec largent demeurent dans un état embryonnaire, et leur vie est toujours prise dans létau de la pauvreté et de labsence de liberté. Par conséquent, non seulement on ne peut pas appliquer à la Chine le système de référence qui sert à critiquer la culture occidentale, mais on doit encore moins faire de la culture chinoise un système de référence pour critiquer la culture occidentale. Dans le premier cas, cela reviendrait à tirer dans le noir. Dans le second, cela conduirait à la régression de la civilisation humaine toute entière. Certes, quelques Occidentaux insatisfaits de leur propre culture et de leur propre société se tournent vers lOrient dans lespoir dy trouver les solutions aux problèmes de lhumanité. Mais ils sont victimes des illusions créées par leur aveuglement et leurs idées fausses. La culture chinoise est déjà impuissante devant sa propre crise nationale, comment pourrait-elle résoudre les difficultés de toute lhumanité, et spécialement celles auxquelles fait face lOccident avancé ?
Je crois quune des plus grandes erreurs commises par lhumanité au XXe siècle fut dessayer de se sortir de ses difficultés à laide des civilisations préalablement existantes. Peu importe que ce soit la culture orientale existante, ou bien la culture occidentale en place, aucune na, en effet, la force suffisante pour aider lhumanité à sortir de limpasse désespérée où elle se trouve. La qualité supérieure de la culture occidentale peut tout au plus amener lOrient arriéré jusquà un mode dexistence modernisé, mais la vie moderne nen reste pas moins une calamité. Jusquà ce jour, lhumanité na pas encore eu la capacité de créer une civilisation entièrement nouvelle qui puisse régler les problèmes de lexplosion démographique, de la crise énergétique, du déséquilibre écologique, de laccroissement des armes nucléaires, et il existe encore moins une culture qui puisse aider lhumanité à faire disparaître une fois pour toutes les souffrances morales et les limites de la nature humaine. Au moment où lhumanité fait face à des armes assez meurtrières pour lanéantir en une fraction de seconde, on ne peut se débarrasser de ce souci, ni esquiver le fait quil constitue larrière-plan existentiel de lhumanité contemporaine. Car lultime frontière de la mort rendra vains tous les efforts des hommes. Etre capable de regarder en face cette cruelle réalité, tout en avançant courageusement vers labîme, est alors déjà la limite extrême de lhumanité.
(...)
Ainsi, après mêtre servi de la culture occidentale pour faire la critique de la culture chinoise, je me suis trouvé totalement pris au dépourvu face à un dilemme embarrassant. Jai pris subitement conscience que jétais en train demployer de vieux outils pour critiquer une culture encore plus ancienne, avec le sentiment de supériorité dun handicapé moteur qui se moquerait dun tétraplégique. Quand je me suis réellement trouvé dans un monde ouvert, jai en effet réalisé tout à coup que je nétais ni un théoricien ni une grande figure, mais un homme ordinaire qui doit repartir de zéro.
En Chine, un arrière-plan dignorance me faisait apparaître plein de sagesse, la couardise des incompétents donnait du relief à mon courage, et lidiotie congénitale me faisait paraître par contraste en bonne santé. Mais aux Etats-Unis, privé de ce contexte dignorance, je me suis retrouvé démuni de sagesse; une fois le mur de lidiotie écroulé, je nétais plus quun homme malade; une fois la faiblesse générale évacuée, je nétais plus quun poltron qui nose pas se regarder en face. En Chine, je vivais sur une réputation injustifiée à quatre-vingt dix pour cent. En Occident, pour la première fois jai fait face à la vie réelle et aux durs choix de lexistence. Cest quand on chute dun coup du haut de ses illusions, que lon réalise navoir jamais gravi de sommets et navoir toujours fait que se débattre dans un trou. Ma femme, Tao Li, mécrivit un jour : Xiaobo, en apparence, tu es le fils rebelle de cette société, mais en réalité, tu partages avec elle une identité profonde. Cette société peut, tout en sopposant à toi, te tolérer, te pardonner, tinspirer, et même tencourager. Tu es comme un motif ornemental au verso de cette société. A lépoque, je navais pas compris ces mots, mais maintenant, quand jy repense, ils touchaient droit au but. Je remercie Tao Li, elle nest pas seulement ma femme, mais encore la critique la plus acérée, devant laquelle je mincline.
Je ne peux plus reculer. Soit je franchis le précipice, soit je me brise les os. Quand on pense la réalité, on se doit dêtre sur le champ de bataille.
 
         
        