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La fierté nationale de l’esclave : à propos de la récente vague nationaliste en Chine
Peut-être est-ce la peur du sang et de la prison qui a submergé la conscience, peut-être est-ce la douloureuse leçon qui a éveillé la raison, peut-être est-ce lesprit de profit qui a mis en déroute labstraction de la démocratie libérale, ou peut-être est-ce léchec de la candidature de la Chine aux Jeux Olympiques qui a excité la fierté nationale. Mais, depuis les événements de Tiananmen du 4 juin 1989 et surtout depuis le voyage dans le sud de Deng Xiaoping en 1992, toute la Chine, des cercles gouvernementaux aux milieux populaires, connaît un raz-de-marée de nationalisme et de retour au terroir. Sa rapidité, sa fureur, et sa longueur sont sans compararaison avec les précédents mouvements patriotiques initiés par le gouvernement. Comme si les plaies causées par les humiliations nationales des cent dernières années se rouvraient une fois encore.
La grande chorale nationaliste
Dans le Programme pour une éducation patriotique quil a établi, le gouvernement a mobilisé tous les moyens pour promouvoir la fierté nationale. Il népargne aucun effort pour organiser soirées, conférences, concerts, lectures, festivals, expositions et autres réunions dont le but est de propager la culture nationale. La télévision diffuse chaque jour un film patriotique. Des séries de livres sur la culture traditionnelle chinoise sortent à grands frais des maisons dédition. La cérémonie du lever de drapeau sur la place Tiananmen suscite quotidiennement lattention des gens. Et les écoles primaires et secondaires doivent, elles aussi, selon un réglement en vigueur, procéder au lever du drapeau. Le gouvernement se sert également du nationalisme pour affronter la scène internationale, en particulier sur la question des droits de lhomme, où face aux pressions de la communauté internationale, il argue, tout en jouant de lénorme marché chinois, des différences entre situations nationales, traditions et critères en matière de droits de lhomme, pour justifier le fait quil les écrase et dénoncer lhégémonisme occidental.
Dans la population, la diffusion en direct à la télévision du rejet de la candidature chinoise à lorganisation des Jeux Olympiques a soulevé la tristesse et la colère de millions et de millions de Chinois, qui attribuent cet échec aux Occidentaux et surtout aux Américains. Par la suite, Sunzi, Laozi, Yu le Grand, lempereur Gaozu des Han, Xuanzong des Tang, limpératrice Wu Zetian, les empereurs Taizong des Song, Kubilaï des Yuan, Taizu des Ming, Kangxi des Qing, ainsi que toute une série de concubines sont apparus les uns après les autres sur les écrans de télévision avec un éclat sans pareil. Les livres sur le Yi-Jing, la lectures des hexagrammes, la théorie du Qigong, la stratégie de Sunzi, les biographies des personnages de lantiquité, etc. se sont répandus dans tous les kiosques du pays. La Vitrine de la civilisation chinoise, Villages de Chine, le Musée de cire de lAntiquité, le Palais du Pélerinage vers lOuest, le Palais des Trois Royaumes et autres lieux de divertissements ont fleuri partout. Au-dessus des nouvelles constructions sont apparus de plus en plus de toits recourbés de style traditionnel. Liu Huifang, le personnage féminin principal de la série télévisée Espérances (Kewang), a été reconnue avant tout pour ses vertus traditionnelles (6). Lesprit décadent des lettrés traditionnels, avides dépouses et de concubines, tel quil est décrit dans La Capitale déchue (Feidu) (7) a suscité un engouement national. Les films qui ont pour thème des histoires et des personnages traditionnels remportent encore des prix à la pelle.
Ceux qui ont séjourné à létranger nont pas non plus perdu de temps pour se joindre à la grande chorale nationaliste. Les années précédentes cétait la mode du départ à létranger, ces dernières années cest la vague du retour, au point que même certains exilés du 4 Juin sont revenus discrètement en Chine. Ceux qui sont de retour expriment pour la plupart une grande frustration envers la vie à létranger, et la littérature et les films sur lenvoi à létranger (yang chadui) a dicté la mode du moment (8). Ce fut dabord la vogue des romans-vérité comme Une Chinoise de Manhattan et Un Pékinois à New-York, puis lexplosion de la série-télévisée du même nom. Ces oeuvres présentent en gros les difficultés des Chinois à létranger, leur orgueil national exclusif, en même temps quils dénoncent linsensibilité du monde capitaliste. Peu importe quelles naient aucun rapport avec la vie réelle aux Etats-Unis : plus les mensonges sont gros, plus ils ont dattrait, et leur succès est révélateur de létat desprit des Chinois.
Le rejet de lOccident par les élites et le gouvernement
Lhumeur nationaliste manifestée par les élites académiques na jamais été aussi forte depuis le début de louverture en 1978. Sans se fonder aussi directement sur des besoins politiques que le patriotisme gouvernemental ni être aussi émotionnel que celui des masses, leur nationalisme est enveloppé minutieusement dans un langage savant qui se pare de vertu. Ces élites sont insatisfaites de lattitude de soumission envers lOccident et de la tyrannie de la culture occidentale, comme si tout cela relevait directement de la conscience intellectuelle ou de la fierté nationale. Un certain nombre de jeunes professeurs influents de lUniversité de Pékin prônent ainsi la régénération des études nationales (guoxue) et le retour à lère de Qianlong et de Jiaqing (9) dans le but de contrecarrer la mode académique du suivisme occidental. Quelques jeunes savants renommés font la promotion de la sinité dans de longs articles pour redresser lesprit national en déclin. Les discussions qui se développent autour du Choc des civilisations de S. Huntington et de LOrientalisme de E. Saïd concentrent leurs attaques sur la théorie du centre occidental et sur lhégémonie de la culture européenne et américaine. Les écrivains de la Nouvelle vague qui se sont hissés sur la scène littéraire en imitant la littérature moderniste occidentale sont pour la plupart retournés à la Terre jaune (10). Bien quils naient toujours pas le courage de regarder en face la réalité contemporaine chinoise et continuent destomper larrière-plan historique de leur oeuvres, leurs tendances au retour au terroir sautent aux yeux.
Plus dramatiquement, Zhang Yimou et Chen Kaige, qui ont ramené des Lions dor et des Palmes de Cannes en faisant du terroir le thème privilégié de leur films, sont accusés par les théoriciens de faire du cinéma qui flatte le goût des étrangers. Et en plus on attribue à ce phénomène le nom savant très à la mode de cinéma post-colonial.
Ce qui donne à réfléchir, cest que les raisons avancées par le gouvernement et les élites intellectuelles pour rejeter lOccident sont absolument les mêmes, et quils utilisent les mêmes mots : hégémonisme de lOccident, hégémonisne dun système politique, hégémonisme dune culture, réduisant en plus la formation de cet hégémonisme à une simple force matérielle - létablissement dune puissance économique et militaire sur la base du développement technique. Les Occidentaux exercent effectivement leur hégémonisme mondial en sappuyant sur un capital économique et militaire. Mais les élites chinoises semblent oublier la liberté et la démocratie de lOccident, et en reviennent à lépoque du Mouvement doccidentalisation des Qing. Cest précisément à cette époque-là que les Occidentaux souvrirent les portes de la Chine par la force des canonnières.
Le cycle de lhistoire va ainsi à une vitesse étonnante. Les tenants de loccidentalisation qui appelaient à grands cris la liberté et la démocratie au moment du 4 Juin se sont transformés en un clin doeil en nationalistes opposés à lhégémonie occidentale. Même Su Xiaokang, exilé aux Etats-Unis, a remis en question les dérives doccidentalisation totale et de nihilisme national présentes dans Lélégie du fleuve.
Imiter létranger pour mieux le maîtriser
Ce qui est regrettable, cest que tous les outils avec lesquels ils sopposent à lhégémonie occidentale viennent de lOccident, que les articles où ils défendent la culture chinoise sont bourrés de style et de termes conceptuels importés de lOccident, et que leur orientalisme chéri avec lequel ils font la critique de lethnocentrisme occidental vient lui aussi des Etats-Unis. Cest vraiment une résurgence du mouvement Imiter létranger pour mieux le maîtriser, qui a gagné le courant académique international pour défendre la dignité de la culture chinoise.
Cest en effet lOccident qui domine la culture mondiale actuelle. Les Occidentaux déterminent les normes dévaluation de toutes les productions culturelles mondiales, et ce nest quen suivant leurs règles du jeu que lon peut se faire reconnaître. Ceux qui se conforment aux normes occidentales sont reconnus comme dignes de lhumanité et de niveau international, sinon ils sont éliminés. Le prix Nobel de littérature pour les lettres, la Palme dor, les Oscars et le Lion dor pour le cinéma, la Biennale de Venise pour la peinture, le Registre des hommes célèbres dOxford et Cambridge pour les élites du monde entier, symbolisent la plus haute gloire internationale et constituent les trésors convoités par tous les pays du monde. Les Chinois contemporains ont ainsi contracté le complexe du Nobel et le complexe de lOscar à un point pathologique. En revanche, les Orientaux nont pas de normes pour évaluer les Occidentaux, nont pas de règles du jeu reconnues du monde entier, et les productions culturelles occidentales nont ni besoin de remporter quelques prix en Orient, ni besoin daller au-devant des goûts orientaux.
En compensation à leur humilité et à leur auto-dénigrement face aux Occidentaux, les Orientaux ont ce plaisir de vanité étonnée que procure parfois lobtention des faveurs du maître. Tagore obtient le prix Nobel, les Chinois ne peuvent que le présenter ainsi : Le premier Asiatique à avoir obtenu le prix Nobel de littérature. Kawabata lobtient à son tour, il est : Le premier Japonais à avoir obtenu le prix Nobel de littérature. Mais ces dernières années, la formule le premier sest transformée en plus que zéro.
On voit donc quun prix étranger remporté par un Oriental est son laissez-passer pour le monde et lui donne une gloire éternelle qui, dans son propre pays, lui permet davoir la tête haute pour toujours. La docilité et la gentillesse des Orientaux devant les normes des Occidentaux est similaire à celles de ces enfants qui sortent à loccasion une phrase de grande personne et reçoivent les éloges de leur parents. Pourtant, la formation de cette mentalité nest pas seulement due aux normes occidentales. Ses causes en sont bien plus la personnalité desclave et le sentiment dinfériorité des Chinois. On a du mal à imaginer ce quil peut y avoir dans une personnalité desclave hors le complexe dinfériorité et la fierté tirée de son anomalie (la conscience du maître).
Les valeurs universelles, sources de la supériorité occidentale
En allant encore un peu plus loin, le problème est : pourquoi cette inégalité mondiale ? Est-ce seulement parce que les Occidentaux sont riches et militairement puissants ? Apparemment non, puisque Kawabata et Kurosawa, dont le pays ne le cède en rien à lOccident dans ces domaines, ne furent universellement reconnus comme des maîtres de niveau mondial quaprès avoir obtenu le Nobel et lOscar. Dans la formation de cette structure culturelle mondiale centrée sur lOccident, largent et la force sont seulement des causes apparentes. Les raisons profondes sont, au contraire, les valeurs avancées des Occidentaux, et particulièrement celles élaborées depuis la Renaissance et qui sattachent aux droits de lhomme, à la liberté, à légalité et à la dignité, ainsi que les structures politiques démocratiques bâties sur ces valeurs. Celles-ci sont bien plus conformes à la nature générale de lhumanité et bien plus favorables au développement et à la liberté humaine, elles constituent déjà des règles universellement admises auxquelles personne nose sopposer ouvertement. Même les dictateurs orientaux doivent prôner la démocratie, même les élites intellectuelles insatisfaites de lhégémonie occidentale doivent reconnaître les valeurs de démocratie, dégalité, de liberté, de droits de lhomme et de dignité individuelle, même les promoteurs du néo-confucianisme, Du Weiming, Feng Youlan et Li Zehou doivent sidentifier à la démocratie et à la liberté pour faire la réclame de leur maxime Régner à lextérieur par le retour à la sagesse intérieure.
Lindignation constante des Chinois envers lOccident, qui éclate si facilement dans des mouvements de masse patriotiques, a sa source à la fois dans lentichement de la gloire passée, les lamentations sur le retard actuel, la peur de succomber aux tentations du monde ainsi quun sentiment dinfériorité et de faiblesse. Des épanchements irrationnels peuvent apaiser les humiliations des cent dernières années, mais ce nest pas la haine raciale qui remédiera aux inégalités du monde. Mais plus ces épanchements seront aveugles, plus la haine sera entretenue, moins on pourra se laver de ces humiliations. On nen a pas encore assez du cercle vicieux de lhistoire moderne chinoise ? Le souci morbide de la face du gouvernement des Qing a apporté les canons occidentaux, la furie des Boxers a amené des concessions encore plus inégales, la politique autarcique de Mao Zedong na pu durer que vingt ans, mais encore elle na maintenu lillusion dune fierté nationale quau prix de la mise en friche de léconomie, de labandon de la culture et de la perte totale de la dignité individuelle de chaque Chinois.
Cest pourquoi la première chose que les Chinois doivent faire, cest, sur leur propre sol, recouvrer et maintenir la dignité qui fait de chacun un être humain, et faire face à la puissance de lOccident avec une saine mentalité dégalité. Alors seulement sera-t-il possible dasseoir une authentique dignité nationale et individuelle. Le maître et lesclave ne sont que les deux faces dune même pièce. Je ne crois pas quun homme qui a lhabitude dêtre un esclave chez lui puisse, une fois dehors, être fier de soi. Si notre rejet de lhégémonie occidentale en arrivait au point où nous ne voudrions même plus de la liberté démocratique, nous serions alors éternellement dignes de nêtre que des esclaves sans fierté.
 
         
        