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L’ouverture des liaisons maritimes directes
Chez tous ceux qui avaient prévu l'ouverture de liaisons maritimes et aériennes directes entre les deux rives du détroit de Taiwan avant le retour de Hong Kong à la Chine populaire, l'arrivée du premier bâtiment de la marine marchande de la République populaire de Chine à Kaohsiung le 19 avril 1997 a dû provoquer une certaine jubilation.
Certes, les tenants de cette thèse auront eu tout de même à moitié tort dans la mesure où les relations aériennes directes entre les deux Chine semblent encore loin de voir le jour. En outre, ce commerce maritime reste pour l'heure non seulement bien modeste puisque limité aux ports fujianais d'Amoy et de Fuzhou mais aussi "semi-direct" dans la mesure où les marchandises en provenance ou à destination du Fujian demeurent sous douane à Kaohsiung : elles ne peuvent ni entrer à Taiwan ni en provenir. En d'autres termes, il s'agit pour de liens maritimes de transit ou de transbordement. Malgré cela, cet événement a une portée à la fois symbolique, politique et même économique qu'il serait erroné de négliger et dont on se doit de tenter d'évaluer l'impact sur les relations entre les deux rives du détroit de Taiwan.
Un compromis avantageux pour Pékin ou pour Taiwan ?
L'instauration de liaisons maritimes, aériennes, commerciales et postales directes avec Taiwan constitue un objectif de Pékin aussi ancien que la politique de "réunification pacifique de la patrie" lancée par Deng Xiaoping en janvier 1979. L'ouverture en avril 1997 de voies maritimes entre le Fujian et Kaohsiung constitue donc à première vue une victoire importante pour la République populaire. Etant parvenue depuis dix ans à attirer de larges investissements taiwanais (30 milliards de dollars US de contrats cumulés fin 1996) qui eux-mêmes favorisèrent l'essor d'un commerce déséquilibré mais florissant (22 milliards de dollars en 1996 dont 19 milliards d'exportations formosanes), elle eut d'autant moins de mal à convaincre les milieux d'affaires et les armateurs de l'île de la nécessité de liaisons maritimes directes que l'échéance de 1997 pour Hong Kong s'approchait. En effet, dès le 1er juillet, quels que soient les artifices "sauveurs de face" préparés par les autorités de Taipei (1), en maintenant des liens à ses yeux vitaux avec l'ancienne colonie britannique, Taiwan aura de fait accepté l'instauration de relations maritimes, aériennes et commerciales directes avec la Chine populaire. Et s'ils ont multiplié depuis des années les pressions sur les autorités politiques de Taipei, inquiets du marasme économique qui s'est abattu sur l'île après l'éclatement de la crise des missiles, ces derniers mois, les milieux d'affaires taiwanais sont repartis en guerre contre le maintien par le Kuomintang (KMT) de restrictions qu'ils jugeaient d'une autre époque. L'ouverture en avril 1997 de liaisons maritimes directes constitue donc à bien des égards la victoire de la logique économique sur la logique politique. Partisan de l'intégration progressive de l'économie de Taiwan dans celle de ce que les communistes chinois et les idéalistes américains appellent la Grande Chine (Da Zhonghua), Pékin n'a-t-il pas ce faisant remporté une manche dans la bataille de la "réunification pacifique" de la patrie ?
Peut-être, mais il est à noter qu il a fallu attendre plus de 18 ans pour que la revendication du PC chinois commence à recevoir un début de satisfaction et que cette victoire de la République populaire n'a été possible que parce quelle a accédé à deux conditions essentielles posées par Taiwan : limiter ces liaisons maritimes aux pavillons de complaisance et au commerce de transbordement, un projet évoqué pour la première fois par Vincent Siew (Hsiao Wan-chang), alors président de la Commission aux affaires continentales (CAC), en décembre 1994 et prêt à être mis en oeuvre, si Pékin n'y avait pas alors mis son veto, dès mai 1995.
La première condition est importante car elle permet de contourner pour l'essentiel (cf. ci-après) la question symbolique mais vitale des pavillons : en effet, ni Pékin ni Taipei ne reconnaissent leur drapeau mutuel et, qui plus est, la République populaire interdit tout usage du pavillon de la République de Chine sur son territoire (et donc dans ses eaux territoriales) alors que Formose est prête à tolérer dans ses ports, sur la base d'une complète réciprocité, les navires battant le drapeau rouge à cinq étoiles. Réglé entre le Fujian et Taiwan grâce au recours aux pavillons de complaisance, ce problème a longtemps ralenti l'issue des négociations sur l'avenir des liaisons maritimes entre Taiwan et Hong Kong. Soumises dès le 1er juillet 1997 aux mêmes principes, ces liaisons devront trouver début mai un autre type de compromis.
La seconde condition est également importante pour Taiwan car elle évite au KMT d'entrer en conflit ouvert avec l'un des principaux fondements de sa politique continentale : pas de relations maritimes et aériennes directes dans le détroit tant que les deux "entités politiques chinoises" ne sont pas entrées dans la seconde phase du processus de réunification, c'est-à-dire avant que Pékin reconnaisse la séparation du pays, renonce à toute option militaire contre Taiwan et instaure un système démocratique, déclarent les Lignes directrices sur l'unification nationale de 1991. Bien que certains responsables du parti nationaliste aient appelé à une révision de ce texte, pour l'heure un tel projet semble gelé.
Négocier sans se parler : une recette chinoise ?
L'on se doit tout d'abord de rappeler qu'il est plus ardu qu'on le croit souvent d'établir des relations directes quelles qu'elles soient avec un partenaire économique dont on conteste l'identité politique Pékin ne reconnaît pas l'existence pourtant évidente de la République de Chine , que l'on s'efforce constamment d'isoler et d'assujettir Taiwan est considéré par le PC chinois comme une province de la République populaire et que l'on menace à coups de missiles à la moindre incartade par exemple à la suite du voyage du président Lee Teng-hui aux Etats-Unis en juin 1995. En outre, depuis juillet 1995, les deux Chine ne se parlent plus, Pékin ayant alors suspendu sine die les pourparlers entre l'Association (continentale) chargée des relations entre les deux rives du détroit et la Fondation (taiwanaise) pour les échanges à travers le détroit, les deux organisations officieuses habilitées à négocier au nom des gouvernements de Pékin et de Taipei.
Dans de telles conditions, comment parvenir à un accord ?
Certains Occidentaux, friands de relativisme culturel, attribueront sans doute le succès du compromis trouvé à l'ingéniosité séculaire des Chinois. Pour notre part, nous pencherions pour une interprétation plus simple (au risque d'être moins séduisante) : un accord a été possible parce que Pékin comme Taipei y trouvaient leur intérêt.
A l'issue de la crise des missiles (mars 1996), le PC chinois n'avait pas d'autre choix que de prendre acte de la victoire de Lee Teng-hui aux élections présidentielles taiwanaises et du soutien renouvelé des Etats-Unis (et dans une moindre mesure du Japon) à la sécurité de Formose. Il est vrai que feignant d'ignorer les gestes de bonne volonté multipliés par les autorités de Taipei, Pékin a refusé jusqu'à ce jour de rétablir les pourparlers officieux dont nous avons parlé. Mais dans le même temps, la République populaire se devait de reprendre l'initiative.
Ainsi, en août 1996, peu après que Lee Teng-hui eut commencé à mettre en garde les hommes d'affaires taiwanais contre la tentation d'une trop forte dépendance économique du Continent (14 août 1996) (2), séparant au contraire volontairement le politique de l'économique, la Chine populaire publiait deux règlements autorisant les ports d'Amoy et de Fuzhou à ouvrir des "liaisons maritimes intérieures spéciales" avec Taiwan. Bien que ces textes n'excluent pas ouvertement les armateurs étrangers de ce commerce (art. 10 du règlement de 19 août 1996), ils privilégient clairement les compagnies maritimes du Continent et de Formose (3). Peu après, Jiang Zemin déroulait le tapis rouge à une large délégation d'industriels taiwanais conduite par Kao Chin-yen, président du patronat insulaire mais aussi membre du Comité central permanent du KMT. Quoique Kao se soit fait par la suite rappeler à l'ordre par le président taiwanais, cette visite annonçait une accélération des échanges de délégations de nature, sous des dehors privés, de plus en plus gouvernementale (4).
C'est probablement ce changement imperceptible d'ambiance qui incita la Chine populaire à faire une autre concession de taille : en novembre, elle rendit publique une circulaire qui autorisait les navires battant pavillon de complaisance mais appartenant à des compagnies maritimes continentales ou taiwanaises de traverser le détroit de Formose (5). Au même moment, le Premier ministre taiwanais Lien Chan avalisait une proposition du ministère des transports et des communications permettant aux bateaux enregistrés à l'étranger de se rendre à vide en Chine continentale et d'acheminer vers l'île des marchandises destinées à être transbordées sous douane sur d'autres bateaux partant vers des pays tiers (6). Puis au début janvier 1997, le Yuan exécutif révisait la loi sur les relations à travers le détroit afin d'autoriser ces navires à emprunter par la voie la plus courte le détroit à condition qu'ils transportent des marchandises dans le cadre du "centre de transbordement sous douane" (jingwai hangyun zhongxin) de Kaohsiung (7). En revanche, les bateaux en provenance de Chine populaire et chargés de cargaisons à destination de Taiwan devront continuer de transiter par un pays ou une zone tiers.
Négocier sans signer d'accord
Les deux gouvernements chinois étaient donc désireux de trouver un accord. Mais il fallait désormais dépasser le stade des engagements unilatéraux et s'asseoir à la même table pour mettre au point l'ensemble des procédures administratives d'autorisation. La difficulté à lever était évidemment pour Pékin de parvenir à un accord sans avoir l'air d'accepter une reprise de pourparlers officieux que Taipei ne méritait pas encore qu'on lui concédât. Après quelques manifestations de mauvaise volonté du très conservateur Chang King-yuh, le président de la CAC, Formose accepta l'idée d'une négociation entre représentants d'armateurs auxquels les deux gouvernements chinois auraient délégué certains pouvoirs... et certains "conseillers".
C'est ainsi que le 22 janvier 1997, Lin Sheng-san, le président de l'Association de navigation dans le détroit de Taiwan (et de l'Association chinoise Formose des armateurs), et Meng Guangju, président de l'Association pour la navigation à travers le détroit, une organisation créée à Pékin en janvier 1995 ce qui montre que le PC chinois n'était alors pas totalement sourd aux propositions faites par Vincent Siew se rencontraient à Hong Kong et parvenaient rapidement à un "accord tacite" et non écrit sur l'ouverture de liaisons maritimes directes mais de transbordement entre Amoy et Fuzhou d'une part et Kaohsiung d'autre part (8). Certes, le compromis trouvé ne concernait que des questions techniques, telles les règles d'enregistrement que devraient suivre les compagnies maritimes candidates et Pékin s'empressa de déclarer que cet accord ne constituait qu'un "point de référence". Il n'en reste pas moins que pour la première fois depuis juillet 1995 des hauts fonctionnaires des gouvernements de Pékin et de Taipei (en particulier des deux ministères des transports) prenaient part à des pourparlers bilatéraux.
Ballons d'essai et autorisations
Par la suite, sans que pour autant la mort de Deng Xiaoping (19 février) y soit pour grand chose, tout devait s'accélérer. Fin février, puis à nouveau au début mars 1997, lançant un ballon d'essai politique, en provenance directe d'Amoy, le Lianfeng, un navire enregistré au Panama et appartenant à la compagnie maritime de Tung Chee-hua, le futur gouverneur de la Région administrative spéciale, une compagnie par ailleurs à capitaux en partie continentaux, accostait à Kaohsiung après avoir simplement traversé sans y mouiller la zone maritime de Hong Kong. En outre, se soumettant aux règles de la courtoisie maritime, le Lianfeng acceptait d'envoyer à sa mâture le pavillon de la République de Chine (le pavillon du pays dans lequel est enregistré le bateau est hissé à la poupe). Si l'on estimait en 1996 à 10% du commerce maritime entre les deux rives ce genre de transit fictif par la colonie britannique, c'est la première fois qu'une telle pratique était ouvertement tolérée et recevait autant de publicité.
Au même moment, le ministère taiwanais des transports et des communications annonçait qu'il s'apprêtait à abroger le règlement de novembre 1992 interdisant aux navires (quel que soit leur pavillon légal) des compagnies maritimes dont plus de 50% des parts étaient contrôlées par la Chine populaire à accoster à Taiwan (9).
Mais c'est en avril que les choses se décidèrent. Au début de ce mois, Pékin autorisa six compagnies de navigation continentales à déposer un dossier auprès des autorités portuaires de Kaohsiung tandis que peu après le ministère des communications de la République populaire acceptait la candidature de six des huit compagnies taiwanaises désireuses de se lancer dans ce nouveau commerce (deux sociétés, la Yunglung et la Cheng-Lie n'étaient pas retenues). Le 11 avril, après en avoir référé au ministère des transports et communications, le port de Kaohsiung donna son feu vert à quatre armateurs de Chine populaire : la Xiamen Ocean Shipping Co. (du groupe COSCO), le Fujian Foreign Trade Centre Shipping Service, la Fujian Province Xiamen Shipping Co. et la Fujian Province Shipping Co. Le 16, une cinquième compagnie continentale était approuvée selon la même procédure : la Fuzhou Mawei Shipping Co. (10). Le lendemain, Pékin publiait la liste des six compagnies autorisées à se lancer dans ce "transport maritime expérimental entre points fixes" (dingdian shihang) : la Yang Ming Marine Transport Co., la Kaeng Hung (Jianheng) Shipping Co., la Chinese Maritime Transport Ltd., les Wan Hai Lines, la Uniglory (Lirong) Marine Corp. et les Nan Hai Entreprises (11).
Premières traversées légales
La première traversée légale eut lieu, avec un jour de retard, le 19 avril 1997. Ce fut le Shengda, un navire de la Fujian Xiamen Shipping Co. enregistré à Saint-Vincent un Etat, détail piquant, qui entretient des relations diplomatiques avec Taipei ! en provenance d'Amoy qui jouit de ce privilège.
Détail piquant de cette première arrivée, le pacha du Shengda n'eut pas à demander s'il devait ou non céder aux lois universelles de la politesse portuaire : en effet, ayant frappé ses amarres après le coucher du soleil, le Shengda ne fut pas enjoint d'envoyer à sa mâture le drapeau rouge portant à senestre le soleil blanc à douze rayons sur fond d'azur de la République de Chine (et du KMT).
En revanche, talonant de près le bateau d'Amoy avec l'esprit de compétition qui oppose traditionnellement Minbei (Fujianais du nord) et Minnan (Fujianais du sud), un navire de la compagnie Fujian Foreign Trade en provenance de Fuzhou mais enregistré au Panama un autre pays qui continue aujourd'hui de reconnaître Taiwan , le Far East Glory (Huarong), souscrivit le dimanche 20 avril à cette coutume maritime sans que les autorités portuaires aient à exercer sur son capitaine une quelconque pression. Certaines mauvaises langues politiques taiwanaises déclarèrent le lendemain que le pavillon de la République de Chine utilisé par le Huarong n'était pas aux normes. Acheté à Hong Kong, il semblait en effet à mi-chemin entre le drapeau birman et celui de l'île nationaliste. Mais qu'importe, c'est l'intention qui comptait (!) et le pas était franchi : réagissant à ce geste symbolique, un responsable taiwanais n'hésita pas alors à déclarer : "arborer le drapeau équivaut à reconnaître la souveraineté de Taiwan" (12). Pékin était-il vraiment allé jusque là ? Voire.
Quoi qu'il en soit, cinq jours plus tard, le 25 avril un bateau taiwanais (enregistré au Panama) de la compagnie Uniglory en provenance de Kaohsiung, le Uni-order (Lishun), accostait à Amoy à quatre heures du matin et envoyait à sa mâture le pavillon de l'ennemi public numéro un de la "Chine libre". Business first...
Quel intérêt commercial ?
Mais l'enjeu purement commercial de ces nouvelles liaisons paraît encore aujourd'hui bien maigre le Shengda déchargea en tout et pour tout 31 conteneurs ce qui explique le fréquence plutôt faible des passages prévus (un à deux par semaine pour chaque compagnie). Tout d'abord, le nombre annuel de conteneurs transitant dans les ports d'Amoy et de Fuzhou ne dépasse pas au total 500 000 TEU (twenty-foot equivalent units) alors que le volume traité par Kaohsiung est dix fois plus important (5 millions de TEU). Ensuite l'on estime à 50 000-60 000 TEU la quantité de conteneurs en provenance des deux ports fujianais qui seront transbordés chaque année à Kaohsiung. Cela fait peu pour les onze compagnies maritimes désireuses de se partager ce nouveau gâteau, notamment pour les armateurs taiwanais dont les navires dépassent de loin les capacités de ceux de leurs concurrents continentaux et risquent donc de cingler le plus souvent à vide vers les côtes continentales : par exemple, Uniglory ne parvint pas à trouver un bateau (le Lishun) capable de transporter moins de 1 200 conteneurs (mais sa cargaison en comprenait seulement 400 lors de son premier passage) alors que les autres bâtiments sont "taillés" pour embarquer environ 300 conteneurs (et même parfois seulement une centaine). En d'autres termes, assurées par de petits "chargeurs" (feeders) dont la cargaison est transbordée à Kaohsiung sur de grands "ravitailleurs" (motherships) à destination de l'Europe et de l'Amérique, ces nouvelles liaisons risquent de ne s'avérer guère rentables pour la majorité des armateurs qui s'y sont lancés.
Néanmoins, plusieurs de ces derniers tablent sur l'essor progressif de ces nouvelles relations maritimes qui, espèrent-ils, incluront dans un avenir pas trop lointain, des ports plus importants, tels ceux de Shanghai (1 million de TEU) ou de Dalian (400 000 TEU). Pékin a déclaré être prêt à étendre à 34 ports de la RPC l'accord passé avec les armateurs taiwanais (13). Certes, il n'est pas sûr qu'une telle décision, si elle est acceptée par Taipei, soit vue par tous d'un bon oeil en Chine populaire, notamment par les responsables des plus grands ports. Il est cependant clair que ce commerce naissant répond à un réel besoin économique. Port de transbordement pour de nombreuses cargaisons en provenance du Continent, Hong Kong le deuxième du monde après Singapour est à la fois engorgé (13 millions de TEU) et cher. Certains armateurs estiment que Kaohsiung peut être 40 % meilleur marché (soit une économie de 140 à 300 dollars par conteneur) (14). En outre, à terme, l'on peut penser que les bateaux continentaux engagés dans ce commerce poursuivront leur route jusqu'à Shanghai ou bien en proviendront via Fuzhou ou Amoy (15).
Ainsi, sur le plan économique, se profile à terme un trafic maritime triangulaire dont les trois pôles seraient Hong Kong, Kaohsiung et Shanghai. Si ces deux derniers ports sont potentiellement et même peut-être fondamentalement concurrents, ils peuvent dans un premier temps trouver un intérêt à s'allier dans le but de rabaisser quelque peu la superbe de Hong Kong, un objectif de longue date de la direction du PC chinois, et pas seulement de sa Shanghai bang (le clan des Shanghaïens). C'est la raison pour laquelle tant Taiwan que la Chine populaire souhaitent le succès économique de ces nouvelles liaisons dans le détroit.
Obstacles politiques
Mais politiquement, les choses sont différentes. Et il est significatif que Pékin et Taipei aient tout deux minimisé l'importance de cet événement, tant les ambiguïtés de l'accord trouvé demeurent profondes et les désaccords réels.
L'idée de la Chine populaire reste évidemment de forcer un jour ou l'autre Taiwan à ouvrir de véritables liaisons directes (Hong Kong et Macao exclus). L'objectif des autorités de Taipei est pour l'heure de se cantonner à des liaisons de transbordement susceptibles de redonner au port de Kaohsiung un dynamisme qui commençait à s'essouffler.
C'est la raison pour laquelle plusieurs responsables du Bureau des affaires de Taiwan du PC chinois étaient plus que réservés sur la nécessité de faire des concessions à Formose. Ceux-ci estiment que les "liaisons directes à l'essai entre points fixes" (shidian zhihang) ne constituent pas de véritables liaisons directes (zhijie tonghang)(16). Aux yeux de ces durs, parmi lesquels l'on compte sans doute Tang Shubei, les négociateurs chinois (Meng Guangju et le ministère des transports) se sont fait "mener en bateau" par des Taiwanais qui souhaitent avant tout parvenir à transformer Kaohsiung en base essentielle de leur futur APROC (Asia-Pacific Regional Operation Center) : en effet, la deuxième étape de ce plan consistera à ouvrir le centre de transbordement de Kaohsiung aux compagnies maritimes étrangères ; et la troisième aura pour but de développer sous douane un certain nombre d'activités industrielles, afin d'achever à Taiwan des productions entamées sur le Continent et partant, conserver ou rapatrier à Formose un plus grand nombre d'activités économiques (ou empêcher leur départ de l'île), en particulier dans les secteurs de haute technologie. L'on comprend tout à fait la logique économique d'un projet qui est vivement encouragé par Wu Denh-yi, le maire de la seconde métropole de Taiwan. Mais l'on comprend aussi que la Chine n'entende pas rester dupe dans cette affaire.
Probablement soutenus par Wang Daohan, le président de l'Association chargée des relations entre les deux rives du détroit, les modérés ont finalement eu gain de cause car ils espèrent qu'en accédant à certaines demandes du gouvernement taiwanais, celui-ci mordra à l'hameçon et sous la pression d'armateurs particulièrement impatients d'aller plus avant y compris parmi les proches du président Lee, tels les responsables d'Uniglory, une filiale d'Evergreen acceptera d'étendre à l'ensemble du Continent les liaisons maritimes directes qu'il maintiendra avec Hong Kong et Macao. Pour l'heure, ce ne semble pas être la direction que prend le gouvernement de Lien Chan qui a au contraire adopté ces derniers mois de nombreuses mesures visant à restreindre les investissements en Chine populaire (instauration d'un système d'amendes de 1 à 5 millions de NT$ (17) et établissement d'une liste de secteurs interdits, tel les projets d'infrastructure). L'on ne peut que douter de l'efficacité de ces nouvelles règles notamment sur les grands groupes taiwanais, tels Formosa Plastics qui, en raison de leur internationalisation, n'éprouvent guère de difficultés à les contourner. Mais d'un autre côté, les milieux d'affaires de l'île ne paraissent pas encore assez puissants pour obliger la direction du KMT à abandonner des impératifs de sécurité réaffirmés par la grande majorité de la classe politique taiwanaise lors de la conférence sur le développement national de décembre dernier.
Enfin, il est vrai que Taipei est parvenu à remporter une petite victoire politique en forçant les navires continentaux certes battant pavillon de complaisance à envoyer les couleurs de la République de Chine à leur entrée dans le port de Kaohsiung. Mais pour Pékin cela ne constitue en aucun cas une reconnaissance de souveraineté. Cela pourrait au mieux équivaloir à une forme d'acceptation de la juridiction des autorités nationalistes de Taiwan sur le territoire qu'elles contrôlent, un point que les négociateurs continentaux se sont souvent dit prêts à discuter. La Région administrative spéciale de Hong Kong aura aussi droit à son drapeau après le 1er juillet, mais aux yeux de Pékin, comme celui de Taiwan, ce pavillon est de nature infra-étatique.
Quoi qu'il en soit, ce nouveau développement aura eu le mérite de contribuer, dans une certaine mesure, à détendre l'atmosphère des relations entre les deux rives et à entr'ouvrir une voie maritime naturelle restée trop longtemps tabou et, on peut le penser, irrémédiablement appelée à s'élargir. Mais l'on ne saurait pour autant conclure que les deux Chine n'ont désormais d'autre choix que de continuer de se rapprocher et de naviguer de conserve vers les sirènes de la réunification. Tong chuan yi meng (Même bateau, rêves différents) (18)...