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Tie Ning : Mimodrame

by  Françoise Naour /

Voici un Grand Invalide Civil, un Mutilé de la Mémoire, un grand blessé de la parole : il s’appelle Du Yifu. Dissident à sa manière, inoffensive, d’idiot du village, il a rompu le contrat social. Il “ne reconnaît plus ses compagnons de voyage”, “il a perdu le secret des hommes”, qui jouent la pièce “en étranger”. Il est employé de banque, comme Franz Kafka, et aussi seul que lui. Il a définitivement fermé sa porte, que trop de coups menaçants ont ébranlée (même si le texte ne le dit pas expressément, il le donne à lire : c’est sans doute aux années terribles de la Révolution culturelle qu’il fait allusion, aux perquisitions sauvages des Gardes rouges... On aura noté que le vieux Du Yifu, ex-intello, a fréquenté l’Université).

Dans cette solitude sauvage, au coeur de la grand-ville, que lui reste-t-il ? Son “misérable petit tas de secrets”, l’insignifiance sans prix de toute vie privée (celle-là même que découvre “Le Facteur” (Youchai), dans le film éponyme, de He Jianjun, interdit en Chine) ; tout ce qui fait que le semblable, le prochain, est un Autre, irréductiblement; tout ce qui demeure vivace, malgré l’immense expérience de clonage que fut la Révolution culturelle.



Tie Ning

Nouvelle parue dans Tianjin wenxue, 1993/1, pp. 96-99. Traduite par Françoise Naour.

Bien qu’il fît une chaleur d’étuve, Du Yifu vérifia soigneusement le verrouillage de sa porte d’entrée, ouvrit sa fenêtre, sauta lestement dans la cour, referma les vantaux qu’il bloqua avec un cadenas de métal gris, se saisit de la vieille gamelle en alu — préalablement déposée sur l’appui de la fenêtre — qui contenait son déjeuner, et partit au travail. Le soir venu et le travail fini, de retour dans sa cour, il décadenassa sa fenêtre, en escalada le rebord, sauta à l’intérieur non moins lestement qu’il en était sorti, referma sa fenêtre, en tira hermétiquement les rideaux, à l’abri desquels il entama la préparation de son dîner...Ainsi en allait-il, quotidiennement, depuis des années : même en ces mois de chaleur accablante, il s’abstenait d’aérer son deux-pièces orienté à l’est. Si choquant que cela fût pour le bon sens, tel était le comportement, immuable, de Du Yifu.

De mémoire de voisin, jamais on n’avait vu Du Yifu ouvrir sa porte pour entrer chez lui : depuis qu’il avait emménagé dans cette cour, pendant les grosses chaleurs, justement, il ne s’était jamais servi que de sa fenêtre, l’enjambant dans un sens puis dans l’autre, ce qui ne laissait pas de déconcerter tout un chacun. Cet usage insolite des portes et fenêtres témoignait d’une force peu commune et, à tout prendre, inquiétante : si c’est ainsi que l’on entre chez soi, ne peut-on pas tout aussi bien entrer de la même manière chez autrui ? Cela avait tourmenté les voisins pendant un bon moment : la cour n’abritait-elle pas, désormais, avec cet acrobate, un voleur ? Mais, avec le temps, personne ne trouva de grief précis à formuler à l’encontre de Du Yifu : ce deux-pièces orienté à l’est était bien à lui, il en payait régulièrement le loyer, aucun règlement ne l’empêchait d’y entrer et d’en sortir par où bon lui semblait... Les années avaient passé, rien n’avait disparu de la cour, Du Yifu n’avait jamais escaladé d’autre fenêtre que la sienne, pas plus qu’il n’avait adressé la parole à qui que ce fût. Ainsi aboutit-on à la conclusion que, s’il verrouillait sa porte d’entrée et sautait par la fenêtre, c’était afin de dissuader quiconque de lui rendre visite. Et, de fait, personne, jamais, n’était venu chez lui. Sauf une fois, mémorable...

Le seul contact inévitable avec l’espèce humaine, c’était, un jour par mois, le relevé du compteur d’électricité; or, personne n’aurait eu l’audace d’entrer chez lui par la fenêtre pour dénombrer les kilowatts : même si Du Yifu semblait ignorer délibérément l’usage normal de cet orifice, il eût été malhonnête de l’imiter en son absence, violation de domicile, atteinte à la vie privée ! En outre, on allait jusqu’à se demander si son logis ne recelait pas quelque piège destiné aux intrus éventuels; était-on sûr, une fois entré, ayant sauté à l’aveuglette, de pouvoir sortir sans dommage ? Et si la porte refusait de s’ouvrir de l’intérieur, ne se trouverait-on pas condamné à sortir par la fenêtre ? Tant de sauts font une aventure que, faute d’un entraînement approprié, les gens ordinaires préfèrent ne pas tenter...

Mais Du Yifu, en accrochant son compteur au chambranle de sa porte d’entrée, sous l’auvent, avait su éviter à tout le monde de tels embarras : vérifiait qui voulait, sans le moindre risque. Il écrivait les chiffres de sa consommation sur un bout de papier qu’il coinçait sous un morceau de brique, sur l’appui de sa fenêtre, y joignait le montant de sa redevance, et le préposé n’avait plus qu’à se servir. Au début, ce système de communication par petits papiers rappela à l’entourage, friand de mystère, celui qu’utilisent les agents secrets, échangeant leurs informations en langage crypté, mais, le temps passant, personne ne trouva plus là matière à rêveries, tant il est vrai que toute chose est transitoire et passe, et lasse.

Tout se sait dans les cours et l’on finit par apprendre que Du Yifu était divorcé, que sa femme était partie avec un autre. On apprit aussi qu’il avait un fils, puisque celui-ci, un beau jour, avait tenté d’entrer dans la maison de son père... Ce devait être l’été, à la tombée de la nuit; les voisins, assis dans la cour, prenaient le frais : c’est alors qu’il était apparu, un jeune gars, bien vêtu, bien bâti, une jeune fille à ses côtés. Planté devant la porte de Du Yifu, à l’orient de la cour, il appelait, gémissait plutôt, sourdement : Papa, Papa... Mais la porte était restée close. Du Yifu s’était contenté d’écarter ses rideaux pour regarder au dehors et le fils s’était alors posté devant la fenêtre.

Ils s’étaient reconnus, bien sûr, même s’ils ne s’étaient pas revus depuis des années. Le petit avait été confié à la mère, il habitait avec elle, loin. Du Yifu était déjà séparé quand il était venu s’installer dans cette cour. Le gamin était encore tout petit, arrivant tout juste aux hanches de sa mère, il pleurait pour que son père ne parte pas; la mère, visage fermé, le tirait en arrière par un bras, mais le petit résistait, pleurait et criait en même temps : “Des habits, je veux des habits (1)”... Et il y avait une telle demande d’amour dans ce dernier appel, balbutié entre cri et murmure, que Du Yifu l’entendait encore retentir à travers les années et se disait que son fils et lui auraient pu devenir de vrais copains, des complices, des amis...

Du Yifu était aux prises avec ses légumes sautés; derrière ses vitres closes, palette en main, il s’était contenté d’observer ce grand gaillard, comme s’il s’interrogeait sur ses intentions. Le fils avait alors présenté sa compagne : c’était sa femme, ils étaient tout juste mariés, ils venaient justement lui apporter les sucreries traditionnelles (2), ils auraient bien aimé entrer, pour discuter un peu...

La jeune femme tenait en mains une longue boîte métallique, plate, des chocolats, et Du Yifu, de sa palette à légumes, avait fait un large geste d’invite qui signifiait clairement que la fenêtre était la seule voie d’accès jusqu’à lui.

La pauvre était restée toute désemparée mais le fils avait d’emblée déchiffré le message : la porte ne s’ouvrirait pas, il eût fallu briser la vitre pour entrer...

J’ai retrouvé mon habit perdu, se disait-il, le coeur barbouillé de nostalgie et de peine mêlées, je dois sauter pour le retrouver, il faut que je parle à cet homme, il faut qu’on se parle d’homme à homme, il faut que je saute par cette fenêtre !

S’arrachant à ses pensées d’homme, il s’était ensuite rappelé les devoirs de la galanterie et, prenant le bras de la jeune épousée, l’avait invitée à escalader la première l’appui de la fenêtre. Mais la belle portait une minijupe, sur des jambes exquisement galbées et, peu soucieuse de les offrir en spectacle, elle avait feint de ne pas comprendre le sens du geste de son mari : n’était-il pas plus raisonnable de rester là où elle était, que d’entrer de façon aussi saugrenue dans cette pièce ? Certes, ce vieil homme et son mari avaient bien un air de famille, mais ce geste de la palette à légumes levée vers elle constituait-il vraiment une invitation ? Finalement, elle n’avait pas trouvé de meilleur moyen de se tirer d’embarras que de déposer la boîte de chocolats sur l’appui de la fenêtre, geste aussi peu explicite que celui du vieux. Son mari, en tout cas, y avait vu le signal du départ et ils avaient tous deux quitté la cour, où on ne devait plus jamais les revoir... Du Yifu, détournant la tête, s’était remis à ses légumes sautés; ses rideaux avaient été de nouveau soigneusement tirés, comme s’il eût pris soin que même l’odeur des légumes ne s’échappât de chez lui et ne vînt offenser les sens d’un éventuel passant.

L’événement avait définitivement dissuadé les voisins de s’intéresser au comportement de Du Yifu : puisque le seul regard d’autrui lui semblait une atteinte à sa vie privée, on ne le regarderait plus du tout, désormais. Qui aurait-il pu intéresser, d’ailleurs ? Personne ne le connaissait. Une fois, un gamin venu d’on ne sait où était venu frapper à toutes les portes de la cour, un petit de l’école primaire, tout frais reçu aux Pionniers, débordant de gaieté et de beaux sentiments. Tout ce qu’il semblait souhaiter, c’était de saluer le plus grand nombre de gens possible, connus ou non, afin de montrer à l’univers entier la qualité supérieure de son éducation. C’est dans ces dispositions généreuses qu’il était tombé sur Du Yifu, lequel, gamelle en main, partait au travail: courant vers lui, le gosse avait fait le salut des Pionniers, main levée, et lancé un éclatant : “Bonjour Grand-Père !” (3) Du Yifu en était resté stupéfait: était-ce vraiment à lui qu’on s’adressait ? Assuré que ce salut lui était bien destiné, tout raidi de méfiance, il avait demandé au petit: “Qu’est-ce que tu fais là ?” La question avait laissé l’enfant sans voix : il ne faisait là rien de spécial, tout ce qu’il voulait, c’était donner un bonjour de plus ! Et tandis que Du Yifu, figé, attendait toujours une réponse, le malheureux avait détalé, s’était évanoui dans l’espace, comme une fumée. Puisque Du Yifu avait posé une question, il lui semblait tout à fait normal d’attendre la réponse. Cela faisait tant et tant d’années qu’il ne saluait plus personne, tant et tant d’années qu’on ne le saluait plus... “Bonjour, Grand-Père !”, lui avait dit le gosse, ça voulait dire quoi, au juste, tout ça ? Et puis, d’abord, qui était ce Grand-Père ? A supposer que ce fût lui, Du Yifu, cela voulait-il dire qu’il était devenu un vieillard ? Quel besoin avait-il eu, cet enfant, de lancer un “Bonjour, Grand-Père” avant de filer ? Enfin, dans “Bonjour”, il y a “Bon”, le contraire de “Mauvais”, c’était toujours ça. Bon. Bon. Retournant le mot en tous sens, comme il retournait ses légumes, Du Yifu se rappela la première fois où il avait verrouillé sa porte, de l’intérieur, pour sauter par la fenêtre : cela aussi, ç’avait été une “bonne” chose, à la réflexion... Evidemment, les premières fois sont toujours difficiles, il était un peu tendu, et le soir, ce premier soir, quand il était revenu du travail et qu’il s’était retrouvé devant sa fenêtre fermée, il avait eu un coup de barre: est-ce qu’il allait se cambrioler lui-même ? Il avait dû malmener son cadenas, le cadenas, pas huilé, grinçait, il s’était cramponné au rebord de la fenêtre, les mains douloureuses, battant des pieds pour se hisser, se cognant, se meurtrissant les genoux, qui, le lendemain, en étaient tout violets. Et puis, peu à peu, jour après jour, il était devenu un maître dans l’art d’escalader et de sauter, et cette maîtrise lui avait apporté la paix de l’esprit, et la joie, même. Cette gymnastique quotidienne, à heures régulières, avait eu le plus heureux effet sur ses fonctions digestives, comme si ses intestins en étaient devenus plus souples, quoi qu’il mangeât et en quelque quantité que ce fût. Avec cela, des bras et des jambes de sportif, des articulations rajeunies ! Des genoux d’athlète, à l’âge où d’ordinaire, on va de rhumatismes en épanchements de synovie, d’une raideur l’autre ! Oui, resté ingambe, il avait choisi le “bon” chemin...

C’était cette pratique, ces genoux bien huilés, qui donnaient à Du Yifu son pas alerte, tandis que, solitaire, il allait et venait, arpentant, martelant les années, piéton exemplaire. Comme si, ayant passé une bonne moitié de sa vie à des exercices ingrats, il était enfin parvenu à ce résultat inattendu, marcher seul, silencieux, d’un pas royal, et que cette souveraineté enfin conquise le dispensât d’échanger le moindre mot avec ses collègues de bureau, l’autorisât, depuis des années, à un mutisme sans compromis.

Du Yifu était employé de banque, et tous ceux qui travaillaient avec lui connaissaient sa terreur panique, insurmontable, des contacts humains, si bien que, une aversion répondant à l’autre, ils s’étaient mis, eux aussi, à le craindre, et ne lui adressaient plus la parole qu’en cas d’extrême nécessité. Si, par accident, il leur arrivait de porter les yeux sur lui, Du Yifu trouvait leur regard lointain, étrange, étranger...

Son refus de tout contact allait encore plus loin : lorsqu’il avait lavé son linge, il ne le mettait pas à sécher dans la cour, de peur que ses voisins, à la vue de ces dépouilles étendues, ne pénètrent ainsi dans son intimité. A force de sécher à l’intérieur, les vêtements de Du Yifu avaient pris l’odeur aigre du riz cuit. De plus, comme il ne s’habillait que de sombre et qu’il ne prêtait aucune attention aux pellicules qui lui tombaient du crâne, ses épaules continuellement saupoudrées d’écailles blanchâtres sur fond noirâtre, comme si l’on eût tamisé sur lui de la farine, donnaient à sa silhouette une apparence exténuée, et à son personnage, l’allure d’un insomniaque invétéré.

Il est vrai, d’ailleurs, que Du Yifu ne dormait guère : ses voisins avaient pu constater que, chaque soir, après le dîner, immanquablement, il fuguait. La mine lasse mais le pas vigoureux, il sortait de la cour, enfilait la ruelle, mains vides et bras ballants, l’air de quelqu’un qui sait où il va mais qui ignore ce qu’il va y faire... Sorti de la ruelle, il se dirigeait, ce pas et le suivant, vers les rues commerçantes, toujours animées, et, au fur et à mesure qu’il dépassait les stations d’autobus, deux, trois, quatre, cinq, la fatigue peu à peu s’effaçait de son visage, le mouvement de la marche dispersait les pellicules qui souillaient son encolure et ses épaules, et la brise du soir, battant sa chemise, lui ôtait son odeur aigre de riz bouilli. Pour quelle raison choisissait-il, comme but de sa promenade, tel arrêt d’autobus plutôt que tel autre ? C’était selon son humeur...

Du Yifu sentait alors frémir ses cordes vocales, cela lui chatouillait la gorge, en un besoin de parler aussi soudain qu’impérieux. Il promenait son regard alentour: comme il était loin de chez lui, de son deux-pièces orienté à l’est, de sa cour, de sa banque ! Partout, des voix ignorées, des visages inconnus ! Des tramways, des bus, dans lesquels il n’était jamais monté, filant vers des lieux jamais explorés ! Plus la nuit devenait noire, plus il se sentait apaisé, l’obscurité peu à peu noyait tous les repères précis, adoucissait les arêtes vives, et le monde se faisait plus hospitalier et plus propice au rêve. C’est dans l’inconnu que l’homme peut trouver la paix, qu’il s’agisse de lieux ou de visages. Et après la paix venait la joie pour Du Yifu, une joie sans limites, comme s’il eût remporté une immense victoire... Les néons rouges palpitaient haut dans le ciel, pareils à de splendides lèvres de femme.

D’une gargote, derrière lui, montait un parfum de crêpes farcies à la viande, alléchant... Les gens qui attendaient le bus, parce qu’ils ne se connaissaient pas, s’observaient les uns les autres avec bienveillance, souriants. Et alors, Du Yifu, qui n’avait nulle raison d’attendre ni quoi ni qui que ce fût, sentait sa gorge s’enfiévrer, ses lèvres trembler, des mots venir. Il se rappelait qu’un jour son fils était venu le voir, qu’il l’avait vaguement congédié, que, en tous cas, il ne l’avait pas raccompagné : le moment était venu, maintenant, de le reconduire !

Il dessina dans l’air le geste d’ouvrir une porte — pas une fenêtre, cette fois ! —, puis, s’inclinant, invita son fils invisible à sortir, referma la porte — cette fois, de l’extérieur ! — et quitta ce qui devait être une cour, la chair non de sa chair mais de ses rêves à ses côtés. Il allait, bien sûr, le raccompagner jusqu’à l’arrêt de bus, ce n’était pas si loin ! Une fois là, tapotant amicalement l’épaule de l’absent, il évoqua, chaleureux et volubile, les souvenirs secrets du temps où Papa et son petit étaient si proches, bavard, attendri, sans en éprouver la moindre gêne. Un bus arrivait, celui de son fils, il ne fallait pas le rater ! Et, le fils installé, Du Yifu agitait pour l’au revoir une main affectueuse, le salut d’un hôte, où se lisait déjà l’invitation à revenir. C’est ce que Du Yifu confirmait en criant vers le bus, au comble de l’émotion : “Si tu en as le temps, reviens, petit, reviens me voir ! Ton père pense à toi !” Les témoins de la scène, gens de chair et d’os attendant pour de bon l’autobus, n’en croyant pas leurs yeux, regardaient tous cet homme qui parlait tout seul. Mais cette caresse au néant modelait si exactement la courbe d’une épaule, ce monologue était si convaincant, qu’ils finissaient eux aussi par voir se dessiner, dans le vide fécondé par le geste et les mots, la silhouette d’un jeune homme élégant, bien bâti, bien réel ! Lui, Du Yifu, ne prêtait nulle attention aux spectateurs; lui, d’ordinaire si pâle, il était un peu rouge, d’excitation, de bonheur, grisé par sa pantomime.

Il était aussi heureux que son fils lorsque celui-ci, tout bébé, avait découvert qu’il pouvait marcher ! Il était sûr que son fils l’avait entendu lorsqu’il avait crié : “Reviens !”, sûr que son fils reviendrait, frapperait à sa porte verrouillée, et que lui, Du Yifu, pourrait enfin crier, déverrouillant : “Entre, entre, mon fils, sois le bienvenu !”

“Entre, mon fils !” L’écho de ce cri, dans la rue que, maintenant, gagnait peu à peu le silence, ressemblait au brouhaha mélancolique qui suit la fin d’un grand festin : arrière-goût de bonheur, avant-goût de jamais-plus... Le chemin du retour était assez long pour permettre à Du Yifu de remettre de l’ordre dans ses pensées. Revenu dans sa cour, il sauta, avec sa dextérité coutumière, par la fenêtre, ayant déjà oublié qu’il disposait d’une porte d’entrée, celle qu’il avait ouverte et refermée avec tant d’aisance, là-bas, dans la rue. Lorsque l’aube se leva, ses vêtements, à nouveau, sentaient l’aigre, le riz fermenté... Mais ni l’odeur aigre de ses vêtements ni la lumière de l’aube ne pouvaient compromettre la nécessité de ses expéditions nocturnes : c’était aussi bien réglé que le mouvement des astres, cela se faisait tout naturellement, comme au jour succède la nuit. Ni le vent, ni la pluie, ni la neige ne pouvaient l’empêcher de donner sa représentation à l’arrêt d’autobus; bien au contraire, les caprices de la météo ne faisaient qu’enrichir son spectacle nocturne. Venait-il à pleuvoir ? Il s’inventait un parapluie, l’ouvrait et disait : “Prenez donc ce parapluie, je vous en prie, ce n’est pas ce qui manque chez moi, le bus arrive, montez vite ! Et moi ? Oh, moi, je n’ai que deux pas à faire et je suis à la maison !” Il glissait le pseudo-parapluie dans la main imaginaire de son invité fantôme, et comme toujours, accompagnait le bus qui s’éloignait d’un salut chaleureux de la main.

Il ne se contentait pas de raccompagner, il lui arrivait encore d’accueillir ! A peine la porte du bus s’était-elle ouverte qu’il se précipitait, s’exclamant : “Mais qui est-ce que je vois !” C’était souvent un vieux camarade d’école ou d’université, qu’un de ses enfants accompagnait parfois. Le visage illuminé de joie, Du Yifu les précédait, se retenant pour ne pas bondir, ouvrait une porte qu’une serrure libérait en grinçant, retenait d’une main le battant et, de l’autre, les invitait à entrer (l’extraordinaire précision de ses gestes faisait qu’on ne pouvait s’empêcher d’y croire !). “Entrez, entrez donc !” Et avec quelle bonhomie il répondait au salut des enfants de ses vieux camarades !

Tant et tant d’eau avait coulé sous les ponts du temps depuis qu’ils s’étaient quittés, lui et ses camarades d’étude ! Combien ? Trente années, peut-être davantage ! pourtant, ils semblaient avoir échappé à l’âge, ils étaient restés aussi jeunes que jadis et les enfants qu’ils tenaient étaient encore des bambins... Du Yifu ne savait plus où donner de la tête, se multipliait, offrait à tous des friandises, la fameuse boîte de chocolats ne cessant de remplir son office.

Une femme, témoin éberlué d’une de ces cérémonies de pleine rue, racontait ainsi la scène : “Il avait dans les mains une boîte de chocolats, vous savez, ces boîtes en fer, il se penchait en avant, pivotait sur ses talons pour en offrir à la ronde et disait, Allez, les enfants, servez-vous ! Et puis il se redressait, il offrait des cigarettes, préparait du thé, proposait des sièges... Mais il n’y avait ni cigarettes, ni thé, ni sièges... et il n’y avait personne autour de lui ! Il parlait tout seul !”

Du Yifu reprenait avec ses vieux copains les conversations interrompues trente ans plus tôt, les reprenait là où elles en étaient restées, au temps de l’université. “Vous vous rappelez ce qu’on chantait tous ensemble, cette chanson, comment c’était déjà ? ‘Les Hommes heureux’, mais oui, ça me revient, c’est ça, ‘Les Hommes heureux’ ! Vous voulez que je vous la chante ? Ou, mieux, on va la chanter en choeur, comme ça, on se rappellera mutuellement les mots oubliés ! Allez, on y va, on chante !” Et, tourné vers la rue, vers les passants, désoeuvrés ou non, qui figuraient l’auditoire, vers les bus, les tramways qui s’arrêtaient ou ne s’arrêtaient pas, il entonnait, avec ce qui lui restait de poumons : “Allons, nos coeurs joyeux battent comme nos chants, Pleins de vie et d’amour, nous allons de l’avant ! Notre marche et nos chants réveillent les cités, La campagne abattue, ses hameaux esseulés...”

Et tous ceux qui attendaient à l’arrêt du bus regardaient Du Yifu et entendaient les paroles, si faible que fût la voix. Lui aussi regardait ces inconnus mais sans doute voyait-il à leur place les amis disparus, les copains dispersés. On s’agitait autour de lui, on allait prendre le bus, on allait prendre congé, se séparer, se délaisser ! Alors, vite, il intervenait, suppliait qu’on reste encore un peu : “Qu’y a-t-il pour que vous me laissiez seul ? Restez donc pour dîner ! Tenez, je vous prépare des raviolis, c’est comme si c’était fait !” Et, accroupi sur le trottoir, il se mettait à éplucher des légumes fictifs, à hacher de la viande qu’il était seul à voir... Mais, finalement, puisqu’ils devaient vraiment partir, puisqu’il faut bien se quitter, alors, il se relevait, leur serrait longuement les mains, soulevait de terre les enfants et les étourdissait de baisers sonores, à pleines joues. Il raccompagnait tout ce faux monde à la porte d’entrée, puis à la porte de la cour, dont il devait franchir le seuil surélevé, représenté par le trottoir... C’était le dernier bus ! Peu de gens à l’intérieur, éparpillés... Du Yifu se réjouissait pour ses vieux camarades, pour leurs enfants, il y aurait de la place pour tous ! Il accompagnait du regard leur montée, leur adressait des signes de la main, au revoir, au revoir ! Son bras tremblait, ça devait être la fatigue ! Il s’était donné tant de mal, il était fourbu, mais quel bonheur ! Quel festin pour le coeur ! Il se sentait riche de tant d’invités, de tant de chants et d’échanges ! Et les adieux qu’il prodiguait étaient si sincères que ceux qui en étaient témoins, hôtes vrais raccompagnant à l’arrêt du bus leurs vrais invités, se sentaient gênés. En voyant Du Yifu, menteur vrai, s’entretenir avec ses fantômes, en suivant ses gestes pleins d’entrain, ils réalisaient soudain combien piètres et gauches étaient leurs propres adieux. Lui, sans avoir d’autre partenaire que lui-même, il atteignait à la perfection, tandis qu’eux s’empêtraient dans l’artifice, l’hypocrisie, les salamalecs, tant et si bien que, désarmés, n’osant pas imiter les gestes de Du Yifu — comment accepter un tel chef d’orchestre ? ajouter de l’absurde à un monde déjà absurde ? —, ils se retrouvaient tout empesés, amputés, paralysés, contraints de faire des adieux sans gestes ni paroles, un cinéma muet avec arrêt sur l’image ! L’illusion triomphait du vrai ! Et ils allaient jusqu’à s’interroger sur le sens de ce qui jusque là, allait de soi, tous ces cérémonials répétés mécaniquement : pourquoi donc les hommes devaient-ils se dire bonjour, se dire adieu, dans la chaleur des paroles et des paumes ? Ces réflexions les mettaient un instant mal à l’aise, mais, bien vite, la routine reprenait le dessus, tranquille...

Le dernier bus, solitaire, s’éloignait et Du Yifu le regardait partir; il était plein de confiance en lui : après tout, il était comme les autres, sa vie était comme celle des autres, normale; les regards lointains, suspicieux, de ses collègues de la banque ne devaient plus le troubler: n’avait-il pas, tout comme un autre, des camarades d’université, des chocolats en suffisance pour les recevoir ? Il savait être un hôte exemplaire, attentif au plus petit détail, même si sa maison débordait d’invités.

Il allait, par les rues désertes, se remémorant la recette des raviolis qu’il venait tout juste de préparer, là, sur le trottoir : une farce au fenouil, ce qu’il y a de mieux ! Un légume fibreux, le fenouil, et, la preuve, c’est que, se promenant la langue sur les dents, il en retrouvait des fibres, solidement retenues entre les incisives, les molaires... La tête tournée vers la rue vide, sans plus se gêner, il ouvrit grand la bouche, farfouilla dedans, les ongles en guise de cure-dents...

Autrefois, la seule odeur du fenouil lui était intolérable, comme celles du coriandre ou du céleri, dont le plus léger relent suffisait à lui broyer les tempes, jusqu’à la migraine. Seule son entrée à l’université avait pu le guérir de cette allergie; là, à la cantine, on ne se souciait guère de parfums, puisque la nourriture, toujours la même, fleurait tout bonnement la merde... Mastiquant le vide, Du Yifu ruminait à pleine bouche ses années d’université, au goût de fenouil; et le chant des “Hommes heureux” rythmait la mastication.

Il allait dépasser une épicerie à l’extérieur de laquelle on avait disposé, sur les étals, quantité de légumes, sans se soucier des voleurs. Il s’arrêta, reconnut des aubergines, des haricots verts, des courgettes, d’autres espèces encore, toute une foire aux légumes où ne manquait que le fenouil. Appuyé droit contre un étal, il y avait un long balai de bambou, jaune pâle, attendant sans doute l’employé qui viendrait travailler là le lendemain matin et nettoierait le seuil avant que n’afflue la foule des clients. L’émotion submergeait Du Yifu, immobile devant ces étals de légumes et ce long balai de bambou : dans l’obscurité, cette échoppe close, cette porte fermée, ces végétaux sagement ordonnés, cela n’était-il pas plus amical, plus humain, que la boutique ouverte, en plein jour, grouillante de monde ? Il goûtait la paix de ces objets tranquilles, comme s’il eût contemplé une nature morte. Pendant des années, il avait acheté là ses légumes et jamais il n’avait vu ce magasin comme il le voyait maintenant, les choses toutes seules, sans les hommes. Même la joie de recevoir des invités, des amis, des parents, ne pouvait égaler celle que lui procurait la contemplation de ce magasin fermé, au coeur de la nuit, oasis de sérénité. Les choses, comme lui, avaient leurs secrets, qu’elles ne révélaient qu’aux intimes.

Le chemin du retour ne parut pas long à Du Yifu, qui bouillonnait d’énergie, quoique son visage fût couvert de poussière; comme à l’accoutumée, il sauta lestement, par la fenêtre lestement ouverte, dans son deux-pièces orienté à l’est; il n’alluma pas l’électricité, se dirigea à tâtons vers son lit, s’allongea: le lendemain était un dimanche. Fixant, dans le noir, sa porte verrouillée depuis des années, Du Yifu se dit que le dimanche était un bon jour pour les visites, qu’on viendrait frapper chez lui, à coup sûr : la soirée qu’il venait de vivre ne montrait-elle pas qu’il était un hôte exceptionnel ?

Le lendemain matin, dès le réveil, tout en sueur, il enfila sa chemise humide, aux épaules couvertes de pellicules, et ce fut comme s’il avait, de nouveau, enfilé son chagrin... Sur sa table en désordre, il trouva un bol avec le reste d’un brouet de la veille et, sans même se brosser les dents, il commença à boire... C’est alors qu’il entendit de légers coups frappés à sa porte.

Tenant le bol dans ses deux mains, il sentit ses tempes battre les cymbales contre son crâne, comme lorsque, autrefois, il respirait l’odeur du fenouil ou du céleri. Que signifiaient ce bruit, ces coups ? Que fallait-il faire contre ce bruit, contre ces coups ? Il ramait désespérément à contre-courant, remontait en ahanant le cours de sa mémoire, il avait déjà entendu ça, ce bruit, ces coups... N’était-ce pas son fils, une fois, qui était venu le voir, avait frappé ainsi, tandis que lui, Du Yifu, écartait les rideaux pour lui parler ?

Il reposa sur la table son bol de brouet, s’approcha de la fenêtre, écarta les rideaux, tourna la crémone, repoussa un châssis : une femme était debout devant sa porte ! Elle se précipita devant la fenêtre à demi ouverte ! Du Yifu tremblait de peur...

Il ne supportait pas le bruit des coups sur les portes, vieille terreur mal ensevelie au fond de lui-même et qui, maintenant, ressuscitait. Pourquoi cette inconnue venait-elle frapper à sa porte, quel besoin avait-elle d’entrer dans son deux-pièces orienté à l’est, son domaine ? Du Yifu n’entretenait aucune relation avec les vivants, il n’en avait nul besoin ! Se pouvait-il qu’il s’agît là d’une réponse à l’espoir insensé qu’il avait nourri, la nuit précédente, alors qu’il gisait sur son lit ? Il fut pris de terreur à l’idée d’avoir osé espérer cela...

Il aurait dû ouvrir le deuxième châssis, prier l’inconnue d’entrer, comme, autrefois, il l’avait fait pour sa bru ! Mais ce fut plus fort que lui, il referma la fenêtre, la poussant de toutes ses forces, et, comme si cela n’était pas suffisant, tira le verrou qui bloquait les vantaux de l’intérieur.

Dehors, la femme, interdite, le regardait : il fermait soigneusement ses rideaux.

Assis au centre de sa pièce obscure, il écoutait s’éloigner les pas de l’intruse. Peu à peu, son coeur retrouvait la paix : il avait agi comme il fallait, très correctement. C’était très bien ainsi, c’était comme avant, il n’y faudrait rien changer, RIEN.