BOOK REVIEWS
Tie Ning : Mimodrame
Voici un Grand Invalide Civil, un Mutilé de la Mémoire, un grand blessé de la parole : il sappelle Du Yifu. Dissident à sa manière, inoffensive, didiot du village, il a rompu le contrat social. Il ne reconnaît plus ses compagnons de voyage, il a perdu le secret des hommes, qui jouent la pièce en étranger. Il est employé de banque, comme Franz Kafka, et aussi seul que lui. Il a définitivement fermé sa porte, que trop de coups menaçants ont ébranlée (même si le texte ne le dit pas expressément, il le donne à lire : cest sans doute aux années terribles de la Révolution culturelle quil fait allusion, aux perquisitions sauvages des Gardes rouges... On aura noté que le vieux Du Yifu, ex-intello, a fréquenté lUniversité).
Dans cette solitude sauvage, au coeur de la grand-ville, que lui reste-t-il ? Son misérable petit tas de secrets, linsignifiance sans prix de toute vie privée (celle-là même que découvre Le Facteur (Youchai), dans le film éponyme, de He Jianjun, interdit en Chine) ; tout ce qui fait que le semblable, le prochain, est un Autre, irréductiblement; tout ce qui demeure vivace, malgré limmense expérience de clonage que fut la Révolution culturelle.
Tie Ning
Nouvelle parue dans Tianjin wenxue, 1993/1, pp. 96-99. Traduite par Françoise Naour.
Bien quil fît une chaleur détuve, Du Yifu vérifia soigneusement le verrouillage de sa porte dentrée, ouvrit sa fenêtre, sauta lestement dans la cour, referma les vantaux quil bloqua avec un cadenas de métal gris, se saisit de la vieille gamelle en alu préalablement déposée sur lappui de la fenêtre qui contenait son déjeuner, et partit au travail. Le soir venu et le travail fini, de retour dans sa cour, il décadenassa sa fenêtre, en escalada le rebord, sauta à lintérieur non moins lestement quil en était sorti, referma sa fenêtre, en tira hermétiquement les rideaux, à labri desquels il entama la préparation de son dîner...Ainsi en allait-il, quotidiennement, depuis des années : même en ces mois de chaleur accablante, il sabstenait daérer son deux-pièces orienté à lest. Si choquant que cela fût pour le bon sens, tel était le comportement, immuable, de Du Yifu.
De mémoire de voisin, jamais on navait vu Du Yifu ouvrir sa porte pour entrer chez lui : depuis quil avait emménagé dans cette cour, pendant les grosses chaleurs, justement, il ne sétait jamais servi que de sa fenêtre, lenjambant dans un sens puis dans lautre, ce qui ne laissait pas de déconcerter tout un chacun. Cet usage insolite des portes et fenêtres témoignait dune force peu commune et, à tout prendre, inquiétante : si cest ainsi que lon entre chez soi, ne peut-on pas tout aussi bien entrer de la même manière chez autrui ? Cela avait tourmenté les voisins pendant un bon moment : la cour nabritait-elle pas, désormais, avec cet acrobate, un voleur ? Mais, avec le temps, personne ne trouva de grief précis à formuler à lencontre de Du Yifu : ce deux-pièces orienté à lest était bien à lui, il en payait régulièrement le loyer, aucun règlement ne lempêchait dy entrer et den sortir par où bon lui semblait... Les années avaient passé, rien navait disparu de la cour, Du Yifu navait jamais escaladé dautre fenêtre que la sienne, pas plus quil navait adressé la parole à qui que ce fût. Ainsi aboutit-on à la conclusion que, sil verrouillait sa porte dentrée et sautait par la fenêtre, cétait afin de dissuader quiconque de lui rendre visite. Et, de fait, personne, jamais, nétait venu chez lui. Sauf une fois, mémorable...
Le seul contact inévitable avec lespèce humaine, cétait, un jour par mois, le relevé du compteur délectricité; or, personne naurait eu laudace dentrer chez lui par la fenêtre pour dénombrer les kilowatts : même si Du Yifu semblait ignorer délibérément lusage normal de cet orifice, il eût été malhonnête de limiter en son absence, violation de domicile, atteinte à la vie privée ! En outre, on allait jusquà se demander si son logis ne recelait pas quelque piège destiné aux intrus éventuels; était-on sûr, une fois entré, ayant sauté à laveuglette, de pouvoir sortir sans dommage ? Et si la porte refusait de souvrir de lintérieur, ne se trouverait-on pas condamné à sortir par la fenêtre ? Tant de sauts font une aventure que, faute dun entraînement approprié, les gens ordinaires préfèrent ne pas tenter...
Mais Du Yifu, en accrochant son compteur au chambranle de sa porte dentrée, sous lauvent, avait su éviter à tout le monde de tels embarras : vérifiait qui voulait, sans le moindre risque. Il écrivait les chiffres de sa consommation sur un bout de papier quil coinçait sous un morceau de brique, sur lappui de sa fenêtre, y joignait le montant de sa redevance, et le préposé navait plus quà se servir. Au début, ce système de communication par petits papiers rappela à lentourage, friand de mystère, celui quutilisent les agents secrets, échangeant leurs informations en langage crypté, mais, le temps passant, personne ne trouva plus là matière à rêveries, tant il est vrai que toute chose est transitoire et passe, et lasse.
Tout se sait dans les cours et lon finit par apprendre que Du Yifu était divorcé, que sa femme était partie avec un autre. On apprit aussi quil avait un fils, puisque celui-ci, un beau jour, avait tenté dentrer dans la maison de son père... Ce devait être lété, à la tombée de la nuit; les voisins, assis dans la cour, prenaient le frais : cest alors quil était apparu, un jeune gars, bien vêtu, bien bâti, une jeune fille à ses côtés. Planté devant la porte de Du Yifu, à lorient de la cour, il appelait, gémissait plutôt, sourdement : Papa, Papa... Mais la porte était restée close. Du Yifu sétait contenté décarter ses rideaux pour regarder au dehors et le fils sétait alors posté devant la fenêtre.
Ils sétaient reconnus, bien sûr, même sils ne sétaient pas revus depuis des années. Le petit avait été confié à la mère, il habitait avec elle, loin. Du Yifu était déjà séparé quand il était venu sinstaller dans cette cour. Le gamin était encore tout petit, arrivant tout juste aux hanches de sa mère, il pleurait pour que son père ne parte pas; la mère, visage fermé, le tirait en arrière par un bras, mais le petit résistait, pleurait et criait en même temps : Des habits, je veux des habits (1)... Et il y avait une telle demande damour dans ce dernier appel, balbutié entre cri et murmure, que Du Yifu lentendait encore retentir à travers les années et se disait que son fils et lui auraient pu devenir de vrais copains, des complices, des amis...
Du Yifu était aux prises avec ses légumes sautés; derrière ses vitres closes, palette en main, il sétait contenté dobserver ce grand gaillard, comme sil sinterrogeait sur ses intentions. Le fils avait alors présenté sa compagne : cétait sa femme, ils étaient tout juste mariés, ils venaient justement lui apporter les sucreries traditionnelles (2), ils auraient bien aimé entrer, pour discuter un peu...
La jeune femme tenait en mains une longue boîte métallique, plate, des chocolats, et Du Yifu, de sa palette à légumes, avait fait un large geste dinvite qui signifiait clairement que la fenêtre était la seule voie daccès jusquà lui.
La pauvre était restée toute désemparée mais le fils avait demblée déchiffré le message : la porte ne souvrirait pas, il eût fallu briser la vitre pour entrer...
Jai retrouvé mon habit perdu, se disait-il, le coeur barbouillé de nostalgie et de peine mêlées, je dois sauter pour le retrouver, il faut que je parle à cet homme, il faut quon se parle dhomme à homme, il faut que je saute par cette fenêtre !
Sarrachant à ses pensées dhomme, il sétait ensuite rappelé les devoirs de la galanterie et, prenant le bras de la jeune épousée, lavait invitée à escalader la première lappui de la fenêtre. Mais la belle portait une minijupe, sur des jambes exquisement galbées et, peu soucieuse de les offrir en spectacle, elle avait feint de ne pas comprendre le sens du geste de son mari : nétait-il pas plus raisonnable de rester là où elle était, que dentrer de façon aussi saugrenue dans cette pièce ? Certes, ce vieil homme et son mari avaient bien un air de famille, mais ce geste de la palette à légumes levée vers elle constituait-il vraiment une invitation ? Finalement, elle navait pas trouvé de meilleur moyen de se tirer dembarras que de déposer la boîte de chocolats sur lappui de la fenêtre, geste aussi peu explicite que celui du vieux. Son mari, en tout cas, y avait vu le signal du départ et ils avaient tous deux quitté la cour, où on ne devait plus jamais les revoir... Du Yifu, détournant la tête, sétait remis à ses légumes sautés; ses rideaux avaient été de nouveau soigneusement tirés, comme sil eût pris soin que même lodeur des légumes ne séchappât de chez lui et ne vînt offenser les sens dun éventuel passant.
Lévénement avait définitivement dissuadé les voisins de sintéresser au comportement de Du Yifu : puisque le seul regard dautrui lui semblait une atteinte à sa vie privée, on ne le regarderait plus du tout, désormais. Qui aurait-il pu intéresser, dailleurs ? Personne ne le connaissait. Une fois, un gamin venu don ne sait où était venu frapper à toutes les portes de la cour, un petit de lécole primaire, tout frais reçu aux Pionniers, débordant de gaieté et de beaux sentiments. Tout ce quil semblait souhaiter, cétait de saluer le plus grand nombre de gens possible, connus ou non, afin de montrer à lunivers entier la qualité supérieure de son éducation. Cest dans ces dispositions généreuses quil était tombé sur Du Yifu, lequel, gamelle en main, partait au travail: courant vers lui, le gosse avait fait le salut des Pionniers, main levée, et lancé un éclatant : Bonjour Grand-Père ! (3) Du Yifu en était resté stupéfait: était-ce vraiment à lui quon sadressait ? Assuré que ce salut lui était bien destiné, tout raidi de méfiance, il avait demandé au petit: Quest-ce que tu fais là ? La question avait laissé lenfant sans voix : il ne faisait là rien de spécial, tout ce quil voulait, cétait donner un bonjour de plus ! Et tandis que Du Yifu, figé, attendait toujours une réponse, le malheureux avait détalé, sétait évanoui dans lespace, comme une fumée. Puisque Du Yifu avait posé une question, il lui semblait tout à fait normal dattendre la réponse. Cela faisait tant et tant dannées quil ne saluait plus personne, tant et tant dannées quon ne le saluait plus... Bonjour, Grand-Père !, lui avait dit le gosse, ça voulait dire quoi, au juste, tout ça ? Et puis, dabord, qui était ce Grand-Père ? A supposer que ce fût lui, Du Yifu, cela voulait-il dire quil était devenu un vieillard ? Quel besoin avait-il eu, cet enfant, de lancer un Bonjour, Grand-Père avant de filer ? Enfin, dans Bonjour, il y a Bon, le contraire de Mauvais, cétait toujours ça. Bon. Bon. Retournant le mot en tous sens, comme il retournait ses légumes, Du Yifu se rappela la première fois où il avait verrouillé sa porte, de lintérieur, pour sauter par la fenêtre : cela aussi, çavait été une bonne chose, à la réflexion... Evidemment, les premières fois sont toujours difficiles, il était un peu tendu, et le soir, ce premier soir, quand il était revenu du travail et quil sétait retrouvé devant sa fenêtre fermée, il avait eu un coup de barre: est-ce quil allait se cambrioler lui-même ? Il avait dû malmener son cadenas, le cadenas, pas huilé, grinçait, il sétait cramponné au rebord de la fenêtre, les mains douloureuses, battant des pieds pour se hisser, se cognant, se meurtrissant les genoux, qui, le lendemain, en étaient tout violets. Et puis, peu à peu, jour après jour, il était devenu un maître dans lart descalader et de sauter, et cette maîtrise lui avait apporté la paix de lesprit, et la joie, même. Cette gymnastique quotidienne, à heures régulières, avait eu le plus heureux effet sur ses fonctions digestives, comme si ses intestins en étaient devenus plus souples, quoi quil mangeât et en quelque quantité que ce fût. Avec cela, des bras et des jambes de sportif, des articulations rajeunies ! Des genoux dathlète, à lâge où dordinaire, on va de rhumatismes en épanchements de synovie, dune raideur lautre ! Oui, resté ingambe, il avait choisi le bon chemin...
Cétait cette pratique, ces genoux bien huilés, qui donnaient à Du Yifu son pas alerte, tandis que, solitaire, il allait et venait, arpentant, martelant les années, piéton exemplaire. Comme si, ayant passé une bonne moitié de sa vie à des exercices ingrats, il était enfin parvenu à ce résultat inattendu, marcher seul, silencieux, dun pas royal, et que cette souveraineté enfin conquise le dispensât déchanger le moindre mot avec ses collègues de bureau, lautorisât, depuis des années, à un mutisme sans compromis.
Du Yifu était employé de banque, et tous ceux qui travaillaient avec lui connaissaient sa terreur panique, insurmontable, des contacts humains, si bien que, une aversion répondant à lautre, ils sétaient mis, eux aussi, à le craindre, et ne lui adressaient plus la parole quen cas dextrême nécessité. Si, par accident, il leur arrivait de porter les yeux sur lui, Du Yifu trouvait leur regard lointain, étrange, étranger...
Son refus de tout contact allait encore plus loin : lorsquil avait lavé son linge, il ne le mettait pas à sécher dans la cour, de peur que ses voisins, à la vue de ces dépouilles étendues, ne pénètrent ainsi dans son intimité. A force de sécher à lintérieur, les vêtements de Du Yifu avaient pris lodeur aigre du riz cuit. De plus, comme il ne shabillait que de sombre et quil ne prêtait aucune attention aux pellicules qui lui tombaient du crâne, ses épaules continuellement saupoudrées décailles blanchâtres sur fond noirâtre, comme si lon eût tamisé sur lui de la farine, donnaient à sa silhouette une apparence exténuée, et à son personnage, lallure dun insomniaque invétéré.
Il est vrai, dailleurs, que Du Yifu ne dormait guère : ses voisins avaient pu constater que, chaque soir, après le dîner, immanquablement, il fuguait. La mine lasse mais le pas vigoureux, il sortait de la cour, enfilait la ruelle, mains vides et bras ballants, lair de quelquun qui sait où il va mais qui ignore ce quil va y faire... Sorti de la ruelle, il se dirigeait, ce pas et le suivant, vers les rues commerçantes, toujours animées, et, au fur et à mesure quil dépassait les stations dautobus, deux, trois, quatre, cinq, la fatigue peu à peu seffaçait de son visage, le mouvement de la marche dispersait les pellicules qui souillaient son encolure et ses épaules, et la brise du soir, battant sa chemise, lui ôtait son odeur aigre de riz bouilli. Pour quelle raison choisissait-il, comme but de sa promenade, tel arrêt dautobus plutôt que tel autre ? Cétait selon son humeur...
Du Yifu sentait alors frémir ses cordes vocales, cela lui chatouillait la gorge, en un besoin de parler aussi soudain quimpérieux. Il promenait son regard alentour: comme il était loin de chez lui, de son deux-pièces orienté à lest, de sa cour, de sa banque ! Partout, des voix ignorées, des visages inconnus ! Des tramways, des bus, dans lesquels il nétait jamais monté, filant vers des lieux jamais explorés ! Plus la nuit devenait noire, plus il se sentait apaisé, lobscurité peu à peu noyait tous les repères précis, adoucissait les arêtes vives, et le monde se faisait plus hospitalier et plus propice au rêve. Cest dans linconnu que lhomme peut trouver la paix, quil sagisse de lieux ou de visages. Et après la paix venait la joie pour Du Yifu, une joie sans limites, comme sil eût remporté une immense victoire... Les néons rouges palpitaient haut dans le ciel, pareils à de splendides lèvres de femme.
Dune gargote, derrière lui, montait un parfum de crêpes farcies à la viande, alléchant... Les gens qui attendaient le bus, parce quils ne se connaissaient pas, sobservaient les uns les autres avec bienveillance, souriants. Et alors, Du Yifu, qui navait nulle raison dattendre ni quoi ni qui que ce fût, sentait sa gorge senfiévrer, ses lèvres trembler, des mots venir. Il se rappelait quun jour son fils était venu le voir, quil lavait vaguement congédié, que, en tous cas, il ne lavait pas raccompagné : le moment était venu, maintenant, de le reconduire !
Il dessina dans lair le geste douvrir une porte pas une fenêtre, cette fois ! , puis, sinclinant, invita son fils invisible à sortir, referma la porte cette fois, de lextérieur ! et quitta ce qui devait être une cour, la chair non de sa chair mais de ses rêves à ses côtés. Il allait, bien sûr, le raccompagner jusquà larrêt de bus, ce nétait pas si loin ! Une fois là, tapotant amicalement lépaule de labsent, il évoqua, chaleureux et volubile, les souvenirs secrets du temps où Papa et son petit étaient si proches, bavard, attendri, sans en éprouver la moindre gêne. Un bus arrivait, celui de son fils, il ne fallait pas le rater ! Et, le fils installé, Du Yifu agitait pour lau revoir une main affectueuse, le salut dun hôte, où se lisait déjà linvitation à revenir. Cest ce que Du Yifu confirmait en criant vers le bus, au comble de lémotion : Si tu en as le temps, reviens, petit, reviens me voir ! Ton père pense à toi ! Les témoins de la scène, gens de chair et dos attendant pour de bon lautobus, nen croyant pas leurs yeux, regardaient tous cet homme qui parlait tout seul. Mais cette caresse au néant modelait si exactement la courbe dune épaule, ce monologue était si convaincant, quils finissaient eux aussi par voir se dessiner, dans le vide fécondé par le geste et les mots, la silhouette dun jeune homme élégant, bien bâti, bien réel ! Lui, Du Yifu, ne prêtait nulle attention aux spectateurs; lui, dordinaire si pâle, il était un peu rouge, dexcitation, de bonheur, grisé par sa pantomime.
Il était aussi heureux que son fils lorsque celui-ci, tout bébé, avait découvert quil pouvait marcher ! Il était sûr que son fils lavait entendu lorsquil avait crié : Reviens !, sûr que son fils reviendrait, frapperait à sa porte verrouillée, et que lui, Du Yifu, pourrait enfin crier, déverrouillant : Entre, entre, mon fils, sois le bienvenu !
Entre, mon fils ! Lécho de ce cri, dans la rue que, maintenant, gagnait peu à peu le silence, ressemblait au brouhaha mélancolique qui suit la fin dun grand festin : arrière-goût de bonheur, avant-goût de jamais-plus... Le chemin du retour était assez long pour permettre à Du Yifu de remettre de lordre dans ses pensées. Revenu dans sa cour, il sauta, avec sa dextérité coutumière, par la fenêtre, ayant déjà oublié quil disposait dune porte dentrée, celle quil avait ouverte et refermée avec tant daisance, là-bas, dans la rue. Lorsque laube se leva, ses vêtements, à nouveau, sentaient laigre, le riz fermenté... Mais ni lodeur aigre de ses vêtements ni la lumière de laube ne pouvaient compromettre la nécessité de ses expéditions nocturnes : cétait aussi bien réglé que le mouvement des astres, cela se faisait tout naturellement, comme au jour succède la nuit. Ni le vent, ni la pluie, ni la neige ne pouvaient lempêcher de donner sa représentation à larrêt dautobus; bien au contraire, les caprices de la météo ne faisaient quenrichir son spectacle nocturne. Venait-il à pleuvoir ? Il sinventait un parapluie, louvrait et disait : Prenez donc ce parapluie, je vous en prie, ce nest pas ce qui manque chez moi, le bus arrive, montez vite ! Et moi ? Oh, moi, je nai que deux pas à faire et je suis à la maison ! Il glissait le pseudo-parapluie dans la main imaginaire de son invité fantôme, et comme toujours, accompagnait le bus qui séloignait dun salut chaleureux de la main.
Il ne se contentait pas de raccompagner, il lui arrivait encore daccueillir ! A peine la porte du bus sétait-elle ouverte quil se précipitait, sexclamant : Mais qui est-ce que je vois ! Cétait souvent un vieux camarade décole ou duniversité, quun de ses enfants accompagnait parfois. Le visage illuminé de joie, Du Yifu les précédait, se retenant pour ne pas bondir, ouvrait une porte quune serrure libérait en grinçant, retenait dune main le battant et, de lautre, les invitait à entrer (lextraordinaire précision de ses gestes faisait quon ne pouvait sempêcher dy croire !). Entrez, entrez donc ! Et avec quelle bonhomie il répondait au salut des enfants de ses vieux camarades !
Tant et tant deau avait coulé sous les ponts du temps depuis quils sétaient quittés, lui et ses camarades détude ! Combien ? Trente années, peut-être davantage ! pourtant, ils semblaient avoir échappé à lâge, ils étaient restés aussi jeunes que jadis et les enfants quils tenaient étaient encore des bambins... Du Yifu ne savait plus où donner de la tête, se multipliait, offrait à tous des friandises, la fameuse boîte de chocolats ne cessant de remplir son office.
Une femme, témoin éberlué dune de ces cérémonies de pleine rue, racontait ainsi la scène : Il avait dans les mains une boîte de chocolats, vous savez, ces boîtes en fer, il se penchait en avant, pivotait sur ses talons pour en offrir à la ronde et disait, Allez, les enfants, servez-vous ! Et puis il se redressait, il offrait des cigarettes, préparait du thé, proposait des sièges... Mais il ny avait ni cigarettes, ni thé, ni sièges... et il ny avait personne autour de lui ! Il parlait tout seul !
Du Yifu reprenait avec ses vieux copains les conversations interrompues trente ans plus tôt, les reprenait là où elles en étaient restées, au temps de luniversité. Vous vous rappelez ce quon chantait tous ensemble, cette chanson, comment cétait déjà ? Les Hommes heureux, mais oui, ça me revient, cest ça, Les Hommes heureux ! Vous voulez que je vous la chante ? Ou, mieux, on va la chanter en choeur, comme ça, on se rappellera mutuellement les mots oubliés ! Allez, on y va, on chante ! Et, tourné vers la rue, vers les passants, désoeuvrés ou non, qui figuraient lauditoire, vers les bus, les tramways qui sarrêtaient ou ne sarrêtaient pas, il entonnait, avec ce qui lui restait de poumons : Allons, nos coeurs joyeux battent comme nos chants, Pleins de vie et damour, nous allons de lavant ! Notre marche et nos chants réveillent les cités, La campagne abattue, ses hameaux esseulés...
Et tous ceux qui attendaient à larrêt du bus regardaient Du Yifu et entendaient les paroles, si faible que fût la voix. Lui aussi regardait ces inconnus mais sans doute voyait-il à leur place les amis disparus, les copains dispersés. On sagitait autour de lui, on allait prendre le bus, on allait prendre congé, se séparer, se délaisser ! Alors, vite, il intervenait, suppliait quon reste encore un peu : Quy a-t-il pour que vous me laissiez seul ? Restez donc pour dîner ! Tenez, je vous prépare des raviolis, cest comme si cétait fait ! Et, accroupi sur le trottoir, il se mettait à éplucher des légumes fictifs, à hacher de la viande quil était seul à voir... Mais, finalement, puisquils devaient vraiment partir, puisquil faut bien se quitter, alors, il se relevait, leur serrait longuement les mains, soulevait de terre les enfants et les étourdissait de baisers sonores, à pleines joues. Il raccompagnait tout ce faux monde à la porte dentrée, puis à la porte de la cour, dont il devait franchir le seuil surélevé, représenté par le trottoir... Cétait le dernier bus ! Peu de gens à lintérieur, éparpillés... Du Yifu se réjouissait pour ses vieux camarades, pour leurs enfants, il y aurait de la place pour tous ! Il accompagnait du regard leur montée, leur adressait des signes de la main, au revoir, au revoir ! Son bras tremblait, ça devait être la fatigue ! Il sétait donné tant de mal, il était fourbu, mais quel bonheur ! Quel festin pour le coeur ! Il se sentait riche de tant dinvités, de tant de chants et déchanges ! Et les adieux quil prodiguait étaient si sincères que ceux qui en étaient témoins, hôtes vrais raccompagnant à larrêt du bus leurs vrais invités, se sentaient gênés. En voyant Du Yifu, menteur vrai, sentretenir avec ses fantômes, en suivant ses gestes pleins dentrain, ils réalisaient soudain combien piètres et gauches étaient leurs propres adieux. Lui, sans avoir dautre partenaire que lui-même, il atteignait à la perfection, tandis queux sempêtraient dans lartifice, lhypocrisie, les salamalecs, tant et si bien que, désarmés, nosant pas imiter les gestes de Du Yifu comment accepter un tel chef dorchestre ? ajouter de labsurde à un monde déjà absurde ? , ils se retrouvaient tout empesés, amputés, paralysés, contraints de faire des adieux sans gestes ni paroles, un cinéma muet avec arrêt sur limage ! Lillusion triomphait du vrai ! Et ils allaient jusquà sinterroger sur le sens de ce qui jusque là, allait de soi, tous ces cérémonials répétés mécaniquement : pourquoi donc les hommes devaient-ils se dire bonjour, se dire adieu, dans la chaleur des paroles et des paumes ? Ces réflexions les mettaient un instant mal à laise, mais, bien vite, la routine reprenait le dessus, tranquille...
Le dernier bus, solitaire, séloignait et Du Yifu le regardait partir; il était plein de confiance en lui : après tout, il était comme les autres, sa vie était comme celle des autres, normale; les regards lointains, suspicieux, de ses collègues de la banque ne devaient plus le troubler: navait-il pas, tout comme un autre, des camarades duniversité, des chocolats en suffisance pour les recevoir ? Il savait être un hôte exemplaire, attentif au plus petit détail, même si sa maison débordait dinvités.
Il allait, par les rues désertes, se remémorant la recette des raviolis quil venait tout juste de préparer, là, sur le trottoir : une farce au fenouil, ce quil y a de mieux ! Un légume fibreux, le fenouil, et, la preuve, cest que, se promenant la langue sur les dents, il en retrouvait des fibres, solidement retenues entre les incisives, les molaires... La tête tournée vers la rue vide, sans plus se gêner, il ouvrit grand la bouche, farfouilla dedans, les ongles en guise de cure-dents...
Autrefois, la seule odeur du fenouil lui était intolérable, comme celles du coriandre ou du céleri, dont le plus léger relent suffisait à lui broyer les tempes, jusquà la migraine. Seule son entrée à luniversité avait pu le guérir de cette allergie; là, à la cantine, on ne se souciait guère de parfums, puisque la nourriture, toujours la même, fleurait tout bonnement la merde... Mastiquant le vide, Du Yifu ruminait à pleine bouche ses années duniversité, au goût de fenouil; et le chant des Hommes heureux rythmait la mastication.
Il allait dépasser une épicerie à lextérieur de laquelle on avait disposé, sur les étals, quantité de légumes, sans se soucier des voleurs. Il sarrêta, reconnut des aubergines, des haricots verts, des courgettes, dautres espèces encore, toute une foire aux légumes où ne manquait que le fenouil. Appuyé droit contre un étal, il y avait un long balai de bambou, jaune pâle, attendant sans doute lemployé qui viendrait travailler là le lendemain matin et nettoierait le seuil avant que nafflue la foule des clients. Lémotion submergeait Du Yifu, immobile devant ces étals de légumes et ce long balai de bambou : dans lobscurité, cette échoppe close, cette porte fermée, ces végétaux sagement ordonnés, cela nétait-il pas plus amical, plus humain, que la boutique ouverte, en plein jour, grouillante de monde ? Il goûtait la paix de ces objets tranquilles, comme sil eût contemplé une nature morte. Pendant des années, il avait acheté là ses légumes et jamais il navait vu ce magasin comme il le voyait maintenant, les choses toutes seules, sans les hommes. Même la joie de recevoir des invités, des amis, des parents, ne pouvait égaler celle que lui procurait la contemplation de ce magasin fermé, au coeur de la nuit, oasis de sérénité. Les choses, comme lui, avaient leurs secrets, quelles ne révélaient quaux intimes.
Le chemin du retour ne parut pas long à Du Yifu, qui bouillonnait dénergie, quoique son visage fût couvert de poussière; comme à laccoutumée, il sauta lestement, par la fenêtre lestement ouverte, dans son deux-pièces orienté à lest; il nalluma pas lélectricité, se dirigea à tâtons vers son lit, sallongea: le lendemain était un dimanche. Fixant, dans le noir, sa porte verrouillée depuis des années, Du Yifu se dit que le dimanche était un bon jour pour les visites, quon viendrait frapper chez lui, à coup sûr : la soirée quil venait de vivre ne montrait-elle pas quil était un hôte exceptionnel ?
Le lendemain matin, dès le réveil, tout en sueur, il enfila sa chemise humide, aux épaules couvertes de pellicules, et ce fut comme sil avait, de nouveau, enfilé son chagrin... Sur sa table en désordre, il trouva un bol avec le reste dun brouet de la veille et, sans même se brosser les dents, il commença à boire... Cest alors quil entendit de légers coups frappés à sa porte.
Tenant le bol dans ses deux mains, il sentit ses tempes battre les cymbales contre son crâne, comme lorsque, autrefois, il respirait lodeur du fenouil ou du céleri. Que signifiaient ce bruit, ces coups ? Que fallait-il faire contre ce bruit, contre ces coups ? Il ramait désespérément à contre-courant, remontait en ahanant le cours de sa mémoire, il avait déjà entendu ça, ce bruit, ces coups... Nétait-ce pas son fils, une fois, qui était venu le voir, avait frappé ainsi, tandis que lui, Du Yifu, écartait les rideaux pour lui parler ?
Il reposa sur la table son bol de brouet, sapprocha de la fenêtre, écarta les rideaux, tourna la crémone, repoussa un châssis : une femme était debout devant sa porte ! Elle se précipita devant la fenêtre à demi ouverte ! Du Yifu tremblait de peur...
Il ne supportait pas le bruit des coups sur les portes, vieille terreur mal ensevelie au fond de lui-même et qui, maintenant, ressuscitait. Pourquoi cette inconnue venait-elle frapper à sa porte, quel besoin avait-elle dentrer dans son deux-pièces orienté à lest, son domaine ? Du Yifu nentretenait aucune relation avec les vivants, il nen avait nul besoin ! Se pouvait-il quil sagît là dune réponse à lespoir insensé quil avait nourri, la nuit précédente, alors quil gisait sur son lit ? Il fut pris de terreur à lidée davoir osé espérer cela...
Il aurait dû ouvrir le deuxième châssis, prier linconnue dentrer, comme, autrefois, il lavait fait pour sa bru ! Mais ce fut plus fort que lui, il referma la fenêtre, la poussant de toutes ses forces, et, comme si cela nétait pas suffisant, tira le verrou qui bloquait les vantaux de lintérieur.
Dehors, la femme, interdite, le regardait : il fermait soigneusement ses rideaux.
Assis au centre de sa pièce obscure, il écoutait séloigner les pas de lintruse. Peu à peu, son coeur retrouvait la paix : il avait agi comme il fallait, très correctement. Cétait très bien ainsi, cétait comme avant, il ny faudrait rien changer, RIEN.