BOOK REVIEWS

L’héritage économique de Deng Xiaoping

Les déclarations effectuées au lendemain de la mort de Deng Xiaoping par les dirigeants chinois et étrangers ont salué unanimement la disparition de l’architecte des réformes économiques chinoises. Pourtant, les réactions des intellectuels chinois ou de l’homme de la rue recueillies au moment des funérailles donnaient une image plus nuancée de l’héritage économique de Deng. La plupart d’entre eux reconnaissaient que leur situation matérielle s’était considérablement améliorée par rapport à la fin des années 70 ; mais tous insistaient également sur les difficultés et les grandes incertitudes qui pèsent actuellement sur leur avenir économique comme pour mieux rappeler certaines limites et impasses léguées par Deng à ses successeurs : montée du chômage dans les zones urbaines, disparités flagrantes des revenus, inégalités des chances et corruption endémique dans la bureaucratie encore toute puissante, privatisation de la protection sociale de l’ancien système socialiste (logement, retraite, couverture médicale), restructuration massive des entreprises d’Etat, montée de l’insécurité et de la délinquance. L’héritage économique de Deng se révélait donc au fil des réactions comme relativisé par ces problèmes très concrets et pourtant assez éloignés des aspirations encore taboues liées à la démocratisation politique qu’il a toujours refusée. Deng était également perçu comme celui qui a réussi à tirer rapidement la Chine des aberrations de la Révolution culturelle, de la politisation à outrance de la société voulue par Mao et à imposer au niveau politique le développement économique comme objectif prioritaire ; mais il apparaissait également comme celui qui a été dépassé par les forces qu’il a lui-même libérées au sein de l’économie, sans avoir pourtant de projet novateur global pour la société chinoise en dehors des limites étroites d’un Etat léniniste dont il a hérité.

Ces réactions montrent bien, s’il en était besoin, que l’héritage économique de Deng est aussi fait de paradoxes. La personnalité de Deng, ses différentes responsabilités dans l’histoire de la Chine communiste, la situation économique de la Chine au lendemain de la mort de Mao, la nature et les résultats des réformes nous mènent en effet à une série de questionnements difficiles à contourner lorsqu’on se livre à une analyse, aussi rapide soit-elle, de l’héritage économique de Deng. Quelles responsabilités imputer en effet à un seul homme dans un processus de transformation si vaste et inconnu dans l’histoire économique et dont lui-même reconnaissait qu’il constituait une révolution ? Tous les aspects des réformes économiques chinoises portent-ils son empreinte ? La nature du processus de réforme sous Deng n’a-t-elle eu que des conséquences positives sur le plan économique ? La manière de réformer qui a caractérisé l’ère Deng est-elle encore capable de produire des résultats équivalents à ceux des années 80 et de permettre de surmonter les difficultés actuelles de l’économie chinoise ? Il est bien évidemment impossible de répondre dans le cadre de cet article, et de manière exhaustive, à toutes ces questions. Nous chercherons simplement à travers quelques éléments de réponse à avancer une image plus nuancée de l’héritage économique de Deng par rapport à celle trop souvent proposée et qui tend à assimiler cet héritage à la simple évolution des indicateurs macro-économiques depuis le début des réformes en 1978.

L’empreinte de Deng sur la politique économique

Le rapport entre Deng Xiaoping et le contenu des politiques économiques menées depuis 1978 est assez paradoxal. On trouve peu de textes faisant référence à l’économie dans ses écrits et discours publiés, ce qui contraste avec l’abondance de textes politiques, militaires, ou de ceux consacrés à la consolidation du Parti Communiste (1). De surcroît, quand il parle d’économie, l’homme s’en tient à des principes très généraux qui contrastent avec les débats souvent très pointus (mais non moins cruciaux) qui ont traversé la direction du Parti et de l’Etat sur tel ou tel aspect de la réforme économique. Certains (2) y ont vu la marque du leader suprême qui, se tenant au dessus des rivalités et reproduisant une certaine mystique du pouvoir politique impérial chinois, laisse les détails aux subordonnés, tranchant éventuellement en dernière instance dans le cas de conflits insurmontables (comme pour l’abandon de la réforme fiscale en 1987 ou la réforme des prix en 1988). D’autres (3) y ont vu la trace de son passé d’homme d’Etat généraliste (secrétaire du Parti pour la zone du sud-ouest, secrétaire général du Parti, vice-Premier ministre), plus attaché à résoudre des problèmes de direction et d’orientation de la politique générale du pays et du Parti que de planifier le détail de mesures économiques. A côté de ces deux explications, ce paradoxe peut également s’interpréter par l’instrumentalisation de l’économie opérée par Deng dans son accession comme dans son maintien au pouvoir jusque dans le milieu des années 80 : les détails comptaient peu, seule la direction générale était importante pour maintenir un équilibre politique entre les différentes factions du Parti et garantir l’appui des provinces et de la bureaucratie (4).

Il est donc parfois difficile à partir des différents documents disponibles, de retracer la filiation entre Deng et les points les plus décisifs des réformes. Par ailleurs, ses oeuvres choisies les plus anciennes, couvrant la période 1938-1965 et publiées en 1992, ont été révisées pour mettre en lumière le réformateur à l’esprit indépendant plutôt que l’homme de main de Mao (5).

Certaines réformes portent cependant son empreinte de manière incontestable ; il est en effet possible de trouver des notions récurrentes dans les écrits et actions de Deng avant son ascension au pouvoir et sur lesquelles il s’appuiera à partir de 1978 :

- La délégation de responsabilités aux échelons inférieurs de la bureaucratie : son expérience d’administrateur de la région du sud-ouest au lendemain de la libération communiste en 1949 jusqu’à son ascension au gouvernement central en 1953, lui font certainement prendre conscience de la nécessité d’assouplir le système stalinien très hiérarchisé de commande de l’économie. Devenu vice-Premier ministre et ministre des finances en septembre 1953, il sera un des premiers à réclamer une plus grande autonomie des provinces. En 1954, il propose qu’elles puissent garder une partie du surplus des recettes fiscales qu’elles collectent par rapport aux objectifs fixés par l’Etat central (6). Deng est alors confronté au problème de la consolidation des recettes fiscales et cherche à modifier le système d’incitation des provinces qui sont entièrement responsables de la collecte des impôts. De la même manière, il se fait très tôt l’avocat du développement des petites entreprises gérées par les gouvernements locaux pour compléter les grandes unités de production supervisées par le “Grand Frère Soviétique” qui coûtent très cher à la Chine (7). Ce sont ces mêmes principes qu’il appliquera dans une configuration politique différente après 1978 et qui permettront de donner un élan décisif à la croissance de l’économie locale qui constitue la locomotive de la croissance économique chinoise depuis le début des réformes. La dénonciation par Deng dans les années 50 de certaines limites du modèle soviétique est cependant à replacer dans la ligne politique défendue alors par Mao qui, on le sait, s’opposera à une transposition rigide en Chine de l’organisation économique stalinienne.

- Une autonomie contrôlée des entreprises : de la même manière que pour la bureaucratie, Deng défend très tôt une plus grande flexibilité dans la gestion des entreprises. Dans un texte de 1957 présenté après une tournée d’inspection à Xi’an, Deng critique devant un parterre de responsables locaux, la gestion des grandes entreprises gérées au niveau central. Il fait même l’apologie des pays capitalistes et du Kuomintang dans leur capacité à comprimer les coûts de production, à développer les entreprises et à instaurer un esprit de travail sérieux. Certes, à l’époque il n’est pas question de supprimer le rôle des responsables du Parti dans l’entreprise ; mais on sent déjà dans ses différentes déclarations qui culmineront avec le programme de réajustement économique après le Grand bond en avant au début des années 60, qu’il partage avec d’autres leaders pragmatiques de l’époque comme Liu Shaoqi ou Chen Yun, l’idée d’une nécessaire clarification et délégation des responsabilités économiques vers les échelons inférieurs de l’Etat. Si l’on y regarde de plus près, et lorsqu’il sera appliqué dans le contexte de la dépolitisation massive de l’économie poursuivie par Deng après la mort de Mao, on comprend que ce principe a pu servir de référence dans l’établissement des droits de propriété mixte (gouvernements locaux et personnes privées) dans les entreprises collectives rurales durant les années 80. C’est également dans cet esprit, de manière presque inhabituelle, qu’il montera en première ligne en 1980 pour défendre l’application du système de responsabilité des directeurs d’entreprises d’Etat : les responsables du Parti devaient se limiter désormais à contrôler le travail idéologique et politique, laissant au directeur de l’entreprise la responsabilité des décisions relevant de la production. En 1984, la réforme ayant pris du retard, il nommera Peng Zhen à la tête d’un groupe de travail pour vérifier son application (8).

- L’ouverture sur l’étranger : beaucoup d’observateurs ont insisté sur la différence entre Mao et Deng concernant le rapport des deux hommes face à l’étranger. Le premier n’a effectué que deux très courts séjours à l’étranger en Union Soviétique en 1949-50 et en 1957 et se réfugiait dans la lecture des classiques de l’antiquité chinoise. Le deuxième, bien que marqué également par la culture classique, a effectué des études à l’étranger dans sa jeunesse (en France de 1920 à 1926, puis un passage en 1927 en Union Soviétique) et est devenu un observateur attentif du développement économique des pays d’Asie dans les années 70. L’ouverture diplomatique sur les Etats-Unis opérée par Mao était essentiellement motivée par des raisons de sécurité nationale. Elle ne sera véritablement consommée qu’après sa mort par Deng qui saura l’utiliser à d’autres fins, notamment pour importer des capitaux et des technologies étrangères. Son rapport à la technologie est également différent. Les multiples conférences sur la science, la technologie et l’éducation qui se déroulent entre son retour d’exil forcé au Jiangxi en 1973 et son succès politique définitif au début 1979 serviront certes de cheval de bataille contre la “Bande des Quatre” et les factions maoïstes du Parti ; mais Deng a su montrer tout au long de sa carrière une attention particulière aux compétences des gestionnaires et ingénieurs du moment qu’ils servent la cause du Parti, ce que lui-même s’était astreint à faire avant la Révolution culturelle. Il avalisera donc sans aucun état d’âme les expériences menées par les dirigeants de la province du Guangdong dans l’ouverture sur l’étranger durant les premiers mois de l’année 1979. Dans une phrase désormais célèbre, Deng en tournée dans le Guangdong en avril 1979 dira aux responsables locaux : “Vous pouvez délimiter une portion du territoire que vous appellerez une zone spéciale. Le shaan-gan-ning (bases d’appuis des communistes pendant la guerre sino-japonaise) n’était-il pas une zone spéciale ? Le gouvernement central n’a pas d’argent. Il faudra vous débrouiller seuls !” (9). Face aux nombreuses critiques, notamment celles orchestrées par Wang Zhen et Chen Yun en 1984, Deng continuera cependant d’appuyer personnellement et à différentes reprises la poursuite de l’expérience des Zones économiques spéciales.

... celles plus contestables

La filiation entre Deng et les autres axes de la réforme économique est plus contestable ou du moins se doit d’être partagée avec d’autre leaders, soit du même rang comme Chen Yun, soit avec ses lieutenants des années 80, Zhao Ziyang et Hu Yaobang. Concernant l’abolition des communes et l’application du système de responsabilité aux paysans qui marquent le début des réformes, il est difficile d’en attribuer la paternité à Deng. Dès 1953 et à plusieurs reprises jusqu’en 1958, le responsable de la politique rurale du Parti, Deng Zihui, proposa une plus grande autonomie des brigades de production, un système de contrat de production avec les paysans, la responsabilité de l’élevage au niveau des ménages et non pas au niveau des communes et l’utilisation privée de petites parcelles de terrain par les paysans (10). Ces principes seront largement utilisés entre 1961 et 1964 durant la période de réajustement de l’économie à la suite du Grand bond en avant par le groupe de leaders dits pragmatiques conduits par le Président de la République Liu Shaoqi. Ils seront repris presque intégralement par les deux initiateurs des réformes rurales à la fin des années 70, Zhao Ziyang au Sichuan et Wan Li dans l’Anhui avant que ces deux personnages-clefs des réformes ne soient appelés par Deng à Pékin. La période entre 1961 et 1964 est particulièrement intéressante puisqu’on retrouve pratiquement l’intégralité des concepts qui serviront de fondements à la première étape des réformes entre 1978 et 1981 : entreprises d’Etat indépendantes de la bureaucratie disposant de leurs profits et fixant de manière autonome leur production et leurs approvisionnements, mise en place d’incitations matérielles pour les ouvriers et les paysans, plus grande rationalité dans les prix, respect d’un certain équilibre entre l’industrie lourde et l’industrie légère (11). Deng appuiera certes ces réformes, mais jouera à l’époque un rôle beaucoup plus limité que des personnages comme Li Fuchun (à la tête de la Commission d’Etat au Plan), Bo Yibo, et surtout Chen Yun et les économistes qui travaillent sous sa houlette comme Sun Yefang et les plus jeunes comme Ma Hong et Xue Muqiao (12) (qui joueront un rôle central dans la conduite des réformes tout au long des années 80). Il n’est donc pas étonnant de retrouver dans la majorité des fameuses décisions économiques du 3ème Plenum du 11ème Comité Central en décembre 1978, la marque très claire du retour aux affaires de Chen Yun et de ses protégés. Deng se rangera pratiquement derrière toutes ses prises de positions en matière économique, cherchant à corriger une image un peu ternie de gestionnaire après avoir initié en 1975 et endossé sans broncher en 1977, le plan de développement économique décennal de Hua Guofeng qui se soldera par un échec (13).

Durant les années 80, la politique économique, qui se démarquera progressivement de l’orthodoxie de Chen Yun, doit là encore beaucoup plus à Zhao Ziyang ou à Hu Yaobang qu’à Deng lui-même. Tous les programmes économiques cohérents (qui seront pratiquement tous dénaturés ou avortés) comme la réforme fiscale de 1983-1984, la réforme des prix en 1987, puis les grandes réformes structurelles comme celles du système bancaire et financier, ainsi que du système de la propriété en 1988 (qui sont actuellement remises à l’ordre du jour), seront toutes issues de Zhao Ziyang et de ses think tanks, (comme le Centre de recherches sur la réforme du système économique) ou de la Commission d’Etat à l’économie abolie en 1990. Zhao Ziyang est également à l’origine d’une des réformes les plus importantes des années 80, avec la mise en place du système de la “double voie” (shuanggui zhidu) qui permettra aux entreprises d’Etat de vendre librement le surplus de leur production effectué au dessus du Plan, conduisant à la disparition progressive de la planification centralisée dans l’industrie chinoise.

Deng continuera certes à appuyer de manière générale les réformes auxquelles désormais il s’identifiera jusqu’à la fin de sa vie, comme le démontre son voyage dans le sud de la Chine en 1992, alors qu’il sent le péril des conservateurs du Parti peser sur son héritage politique. Mais son langage en matière de politique économique deviendra de plus en plus cryptique (14) pour les délices des observateurs étrangers qui chercheront derrière chaque formule du vieux leader la quintessence du savoir économique : “la zone spéciale de Zhuhai est bonne” (1984) ; “le développement et l’expérience de Shenzhen prouvent que notre politique d’instauration de zones économique spéciales était juste” (1984) ; “le marché est bon” (1992) ; sans parler de l’utilisation à “toutes les sauces” du proverbe sichuanais employé par Liu Bocheng (15) et que Deng utilisa la première fois pour la restauration de la production agricole en juillet 1962 : “peu importe si le chat est blanc (dans le texte original le chat blanc était en fait roux) ou noir du moment qu’il attrape la souris” ; ou de la remise à la mode du slogan maoïste “rechercher la vérité dans les faits”.

En fait, le rapport entre Deng et les politiques économiques se brouille encore plus à partir du milieu des années 80. Il laisse la réforme fiscale de 1984 mourir à petit feu devant le refus des provinces et de la bureaucratie centrale de voir appliquer une réforme aux principes universels. Il se défait de Zhao Ziyang en 1989 après l’avoir poussé personnellement durant l’été 1988 à réaliser une réforme des prix à un moment très peu propice durant lequel les pressions inflationnistes étaient fortes (16). Cette réforme des prix qui débouche sur une croissance de l’inflation et les paniques de l’été 1988 (retraits bancaires massifs des épargnants) expose directement Zhao Ziyang à la critique des factions conservatrices du Parti qui le tiennent pour responsable de tous les désordres économiques de la Chine. A la suite du massacre de Tian’anmen, Deng avale sans broncher pendant trois ans une suite de mesures conservatrices qui vont à l’encontre de la direction prise par les réformes durant les années 80 : suppression de la Commission d’Etat pour l’économie et du Centre de recherches sur la réforme du système économique, recentralisation des procédures d’investissements, politique de discrimination à l’encontre des entreprises rurales notamment au niveau du crédit et des approvisionnements en matières premières, tentative de recentralisation de la politique fiscale, arrêt de la réforme de la propriété et des prix, rappel de la priorité et de la supériorité du secteur d’Etat, ect. En fait, comme B. Naughton (17) l’a très bien montré, ces mesures conservatrices s’étoufferont d’elles mêmes bien avant le voyage de Deng dans le sud de la Chine en 1992. Venues d’un autre âge, très largement inspirées de l’orthodoxie de Chen Yun, elles ne pouvaient espérer contrôler une économie qui s’était profondément transformée durant les années 80. Elles provoqueront cependant une sorte d’électrochoc pour les dirigeants conservateurs avec une prise de conscience des évolutions économiques désormais irréversibles et la mise en place d’un programme de réforme économique auquel le pays s’accroche depuis 1994 : l’importance désormais capitale dans la santé économique et la stabilité sociale du pays de l’industrie collective rurale ; la crise financière du gouvernement central et la nécessité de réformer le système fiscal notamment dans le rééquilibrage des relations centre/provinces ; la crise du secteur d’Etat et du mode d’organisation de l’économie en milieu urbain et la nécessité de réformer toutes ces fondations (protection sociale, système bancaire, clarification des droits de propriété).

Le vieux leader descendra une nouvelle fois dans l’arène lors de son voyage dans le sud de la Chine en 1992 pour rappeler quelques grands principes généraux de politique économique et parachever un programme qu’il n’avait en aucun cas anticipé en 1978 : la mise en place d’une économie de marché dans le cadre d’un régime politique autoritaire. Mais la machine économique tournait déjà sans son architecte, ou plus exactement, en entretenant de moins en moins de rapport avec la rhétorique socialiste du pouvoir. Le dernier slogan de Deng, “l’économie de marché socialiste “ ne pouvait donc être qu’un concept fourre-tout, reflétant les contradictions politiques de l’expérience économique poursuivie depuis 1978 et non pas uniquement de manière neutre “une des pierres servant à traverser la rivière”.

C’est là peut être une des plus grandes ambiguïtés qui rendent difficile l’évaluation de l’héritage économique de Deng. Certains, dont la plupart des économistes (18), y ont vu la marque de son intelligence du fonctionnement de la vie économique et politique : son absence de vision planifiée du changement du système économique chinois lui aurait permis de prendre la mesure d’un processus de transformation économique, social et politique, de type évolutionniste, de réagir aux effets non anticipés des réformes et d’éviter les traumatismes économiques des thérapies de choc appliqués dans les pays socialistes européens. D’autres, dont la plupart des non-spécialistes de l’économie et dissidents-opposants politiques à Deng (19), en retournant contre son auteur le slogan du “peu importe si le chat est blanc ou noir du moment qu’il attrape la souris”, ont interprété son discours cryptique des années 80, son passé avant son accession au pouvoir suprême, et son absence de vision planifiée de l’économie comme la démonstration ultime de la subordination de la politique économique à la survie et au renforcement du Parti.

En fait, il apparaît bien difficile de trancher catégoriquement entre les deux interprétations du personnage. Chacun y trouvera une part de vérité. Mais les biographies et nécrologies ont tendance à accorder aux personnages en question bien plus de responsabilités qu’ils n’en ont véritablement. Il en va ainsi de Deng et de son influence sur les réformes économiques en Chine. Celles-ci ne sont compréhensibles que par rapport à l’héritage très particulier laissé par la Révolution culturelle ; le peuple chinois, pour reprendre une expression de L. Pye (20), trouvant à la mort de Mao et en la personne de Deng, une sorte de catalyseur pour libérer les frustrations endurées pendant la Révolution culturelle, libérant une énergie dans tous les pans de la société chinoise sans laquelle aucune réforme n’aurait été possible.

L’homme providentiel, un environnement favorable et l’énergie du peuple chinois

Ecrivains, artistes, scientifiques, dissidents, tous ont reconnu l’impact profond de la Révolution culturelle sur leurs écrits et productions et, de façon plus générale, sur leur manière de penser durant les années 80 (21). La Révolution culturelle a également provoqué un sentiment de trop plein politique que seuls quelques dissidents comme Wei Jingsheng ont réussi à analyser avec du recul pour s’y replonger courageusement en critiquant le pouvoir en place. A la fin de la Révolution culturelle, il y avait également la volonté de recoller les morceaux d’une jeunesse désorientée, d’une vie brisée, de revenir à un état normal qui, pour beaucoup, propagande et fermeture du pays aidant, s’assimilait aux années 50 ou à la période située entre la fin du Grand bond en avant et le début de la Révolution culturelle (22). Aussi, si la Révolution culturelle a laissé des traces aussi profondes dans la société et la politique chinoise, pourquoi le domaine économique devait-il y échapper ?

Si révolution économique il y a eu, tout du moins au début des réformes, c’est avant tout par rapport à la situation aberrante qui s’était développée dans le domaine économique depuis le début du Grand bond en avant. Etait-il normal que les scientifiques soient traités de contre-révolutionnaires pour le seul fait de vouloir faire leur travail? que Jiang Qing intervienne directement auprès de Mao pour interdire l’importation de technologies étrangères notamment en ce qui concerne les biens de consommation? que la Chine ne représente avant 1980 que moins de 1% du commerce mondial? que les niveaux de productivité dans l’industrie aient stagné, voire diminué de 1958 à 1977? que presque l’intégralité de l’appareil de production chinois le plus développé situé sur le littoral et dans le nord-est, ait vu ses ressources détournées pendant près de dix ans au profit de la construction massive des entreprises du troisième front situées dans les zones de montagne reculées de l’intérieur (23) ?

A la fin de la Révolution culturelle, Deng était le seul survivant des leaders des années 50 et 60 et le seul à avoir dit non à la Bande des Quatre après son retour d’exil en 1973. La Révolution culturelle avait transformé l’homme de main de Mao (ou l’organisation man comme il a été surnommé pendant les années 50 et 60) en un porteur d’espoir pour la société chinoise. Celui qui, comme Deng, proposait de se libérer le plus rapidement possible des aberrations économiques de la Révolution culturelle était sûr de rencontrer un vaste mouvement d’adhésion dans la bureaucratie et le monde ouvrier et agricole. En s’associant au début des réformes avec Chen Yun, Deng ne faisait cependant que récupérer des idées et concepts qui avaient très largement circulé durant la période qui suivit le Grand bond en avant et qui étaient également répandues en Europe de l’est. C’est donc plus dans sa capacité politique à avoir réussi une démaoïsation aussi rapide que dans l’originalité des idées économiques qu’il faut saluer la première partie de l’héritage économique de Deng.

De la même manière, certains résultats de la réforme qui ont été attribués à Deng se fondent à nos yeux sur une analyse qui a quelque peu exagéré son intervention ou simplement omis de considérer des conditions externes particulièrement favorables. La croissance des investissements directs étrangers par exemple, a profité très largement des problèmes de maintien de la compétitivité internationale des entreprises de Hong Kong et de Taiwan. Un récent article (24) dans la revue du Centre de développement du Conseil des affaires de l’Etat, Guanli shijie, rappelait une vérité toute crue : 80% des investissements directs étrangers réalisés sont le fait d’entreprises de Hong Kong, de Macao et de Taiwan, les Etats-Unis et le Japon comptant pour 10% seulement, et le Canada, l’Australie, et les pays de l’Union Européenne réunis représentant seulement 3% du total des investissements directs étrangers réalisés. Si l’on considère uniquement les investissements directs étrangers des pays de la triade (Etats-Unis, Japon, Union Européenne), les performances de la Chine dans l’attrait des investissements directs étrangers deviennent comparables à celles des autres grands pays en voie de développement (Brésil, Inde et Indonésie). La croissance du commerce extérieur est en effet due pour moitié au commerce de sous-traitance internationale (25), ce qui donc ne peut être assimilé entièrement à un effort endogène de la Chine : en 1995, près de 50% des exportations et 45% des importations relevaient du commerce de sous-traitance, principalement dominé par les entreprises de Hong Kong et de Taiwan ou par les entreprises rurales. Ainsi, la part relative de la Chine dans les exportations mondiales de commerce ordinaire en 1995 est à peu près égale à celle qu’elle occupait en 1982, soit 1,5% du commerce mondial, (ce qui correspond certes en valeur absolue à un triplement du volume du commerce extérieur chinois sur la même période, mais pas à une multiplication par six comme le claironnent les autorités chinoises). De ce fait, en tenant compte de cette distinction, la croissance du commerce extérieur chinois doit être ramenée à des proportions plus modestes, les échanges extérieurs représentant environ 20% du PIB (et non pas 40%) avec une part des importations ordinaires chinoises dans le commerce mondial qui a même diminué par rapport à 1982, passant de 1,1% en 1982 à 0,9% en 1995.

Dans ce registre, le deuxième exemple que l’on peut citer concerne l’autre principal résultat des réformes, à savoir la croissance exponentielle de l’industrie collective rurale. Deng reconnaîtra lui-même en 1986 s’y être très peu intéressé (26). On peut avancer que sa plus grande contribution concernant les entreprises collectives rurales aura justement été de ne rien faire ou de ne pas imposer d’obstacles idéologiques à leur développement (27). Mais comment expliquer alors qu’il ait accepté entre la fin 1988 et 1990 de la part des conservateurs de retour au pouvoir, l’application d’une politique discriminatoire à l’encontre de ces entreprises ? La période allant de 1988 à 1991 a été marquée en effet par la réaffirmation du rôle prioritaire et directeur du secteur d’Etat. Les entreprises rurales étaient suspectées de concurrencer les entreprises d’Etat sur le marché des matières premières, tout en contribuant à la pénurie ambiante qui caractérise les phases d’expansion rapide de l’économie chinoise. De ce fait, une politique discriminatoire d’accès au crédit a été mise en place par le gouvernement central pour réguler le nombre des entreprises rurales. Il a été estimé que 800 000 d’entre elles ont fait faillite durant l’année 1989, avec comme conséquence immédiate l’augmentation de près de 5 millions du nombre de chômeurs en milieu rural (officiellement recensés) (28). Aussi, concernant le rôle de Deng, de deux choses l’une : soit il ne pouvait pas intervenir face aux conservateurs rassérénés par leur victoire de 1989, et la mesure à l’encontre des entreprises rurales était alors tolérée comme une concession d’ordre politique ; soit il ne s’y est pas intéressé, ce qui, étant donné les compétences d’économiste qu’on lui reconnaît habituellement, apparaît quelque peu paradoxal. En effet, la plupart des économistes chinois et étrangers connaissaient déjà à cette époque le rôle incontournable des entreprises rurales dans l’équilibre global de l’économie chinoise, notamment en terme de croissance de la production, ainsi qu’au niveau des rentrées fiscales et des capacités d’assimilation du surplus de main-d’oeuvre en milieu rural. Il est bien évidemment difficile de trancher à la lueur des documents existants sur cette période, mais une nouvelle fois le rôle de Deng demeure ambigu sur un des aspects pourtant les plus importants des réformes économiques chinoises. Parallèlement, beaucoup d’analyses s’accordent à reconnaître aujourd’hui que les conditions d’un développement rapide du secteur collectif rural existaient déjà à la fin de la Révolution culturelle (29). Deng n’avait certainement pas à jouer contre les rigidités extrêmes existant dans l’agriculture soviétique : le secteur de la petite industrie en milieu rural était fortement réprimé en 1978, la bureaucratie centrale n’y avait aucun intérêt et les bureaucraties locales qui avaient goûté à l’autonomie durant la période maoïste ne demandaient qu’à développer leur pouvoir entrepreneurial en échange d’une plus grande autonomie fiscale.

De manière générale, et ceci est valable pour Deng comme pour les autres réformateurs chinois, l’efficacité des actions officielles provenant du gouvernement central a souvent été exagérée. Les politiques économiques ont été souvent mal formulées, manquant de moyens et d’objectifs précis ; lorsqu’elles en avaient, leur efficacité s’est diluée au contact du fonctionnement réel de l’économie chinoise (voir la réforme fiscale de 1984, ou différentes politiques industrielles au niveau sectoriel). A y regarder de plus près, on peut même avancer l’hypothèse paradoxale que c’est justement dans les domaines où les dirigeants chinois ont accordé le moins d’attention et donné des instructions les plus vagues que la réforme a le mieux fonctionné : l’ouverture sur l’étranger et le développement du secteur collectif rural. Quand on observe l’énergie dépensée dans une suite ininterrompue de réformes et les débats intenses au sein du leardership chinois concernant la réforme des entreprises d’Etat depuis le début des années 80, les résultats semblent bien maigres en comparaison. Le secteur d’Etat chinois s’est certes transformé, mais la crise financière dans laquelle il s’enfonce depuis 1988 est là pour rappeler les limites des réformes. Il n’est pas question ici de remettre en cause l’influence des réformes gouvernementales, mais lorsque l’on cherche a fortiori à comprendre l’influence d’un homme dans un processus de transformation aussi vaste, il est impossible de ne pas tenir compte de la réaction des acteurs sociaux, des évolutions provoquées par les acteurs eux-mêmes (processus qui a été appelé “bottom-up reform” dans la littérature économique des pays socialistes en transition) et les conditions socio-économiques et institutionnelles qui vont décupler ou inhiber une décision gouvernementale.

La pérennité de la méthode Deng ?

Si l’on accepte ce constat, l’action économique de Deng est alors à évaluer à travers un prisme différent. A la mort de Mao, Deng ne disposait pas d’alternatives pour s’installer au pouvoir suprême. La réforme de l’économie était cruciale. Il devait d’abord corriger les erreurs de Mao liées à la politisation à outrance de l’économie ; il aurait pu certes, comme il l’a fait entre 1978 et 1981, continuer à s’aligner totalement sur les idées plus orthodoxes de Chen Yun, mais il était difficile de ne pas tirer des leçons des expériences décevantes de la réforme de l’économie soviétique ainsi que de celles des pays de l’Europe de l’Est. Deng était en quelque sorte condamné à l’aventure sur le plan économique, en se fixant comme objectif de ne pas faire obstacle aux forces de développement économique tant qu’elles ne menaçaient pas le pouvoir suprême du Parti. Accroché à ces quelques principes, il a donc laissé ses lieutenants Zhao Ziyang et Hu Yaobang tâtonner, innover, mais aussi s’exposer directement à la critique des factions conservatrices du Parti et il les a lâchés dès qu’ils se sont aventurés dans les “eaux interdites” de la libéralisation politique. Ayant fixé des limites très fortes aux évolutions politiques, Deng ne pouvait cependant que s’appuyer sur la bureaucratie et les institutions communistes existantes pour avancer dans son aventure économique, quitte à les laisser déraper dans les excès de la corruption. Les débats sur l’émergence de la société civile chinoise montrent bien qu’aucune force sociale ne peut encore réellement s’émanciper de l’Etat et du Parti. Même les sphères économiques qui a priori apparaissent les plus éloignées de l’Etat, comme les entreprises collectives rurales ou les petites entreprises privées, demeurent en fait sous son contrôle. Il ne s’agit plus forcément d’une bureaucratie prédatrice ; de nombreux travaux (30) ont montré que la bureaucratie, surtout au niveau local, est devenue entreprenante, favorisant le développement de nombreuses entreprises collectives et privées dans l’industrie et les services. Mais elle demeure encore incontournable pour ces entreprises, conservant un contrôle encore étroit sur les circuits de financement, la manipulation de la fiscalité, l’attribution des matières premières et sur la gestion et le contrôle politique des ressources humaines.

Deng aura su manier la carotte et le bâton avec beaucoup d’efficacité au regard de ses objectifs. Le bâton consistera, en fonction des besoins politiques du moment, à coups de mouvements plus ou moins violents de rectification politique, à délimiter les frontières à ne pas franchir sur le plan de la libéralisation politique. Ceci lui a permis de contrôler le langage, de fixer les limites du débat politico-économique et de sélectionner les groupes sociaux autorisés via les institutions bureaucratiques ou semi bureaucratiques (les associations) à s’exprimer dans les négociations concernant le contenu et la direction des réformes. La carotte consistera à généraliser une de ses méthodes préférées d’administration : la délégation d’autorité à tous les échelons de la bureaucratie dans son travail de gestion de l’économie. En effet, les réformes économiques résultent avant tout, comme l’a montré l’analyse de S. Shirk (31), d’un processus de négociation intense entre le groupe dirigeant du Parti et les institutions bureaucratiques (gouvernements provinciaux et locaux, ministères, commissions d’Etat) concernant les compétences en matière de gestion de l’économie : il fallait récompenser ceux qui soutenaient la ligne politique des réformes (les provinces, certains ministères notamment ceux de l’industrie légère) et apporter des compensations à ceux qui perdaient avec l’introduction des réformes (certains ministères centraux de l’industrie lourde). Dans un système économique où le contrôle de l’exercice des droits de propriété n’existe pas, où les recettes fiscales et les profits des entreprises d’Etat sont contrôlés par les ministères centraux et les provinces, ceux-ci ont cherché dans le processus de réforme à négocier des compétences exclusives en matière de gestion d’une partie de l’économie : les ministères centraux sur les grandes entreprises d’Etat, les gouvernements provinciaux et locaux sur les petites entreprises d’Etat et les entreprises collectives. La délégation d’autorité en matière de gestion de l’économie (en matière de fiscalité et de droits de propriété) a ainsi poussé la bureaucratie à une croissance “en dehors du Plan” pour reprendre l’expression utilisée par B. Naughton (32) : réorientation des investissements des entreprises d’Etat dans le secteur civil et l’industrie légère, mais surtout avec un développement exponentiel des entreprises collectives rurales et l’attrait des investissements étrangers asiatiques. C’était dans ces domaines que la bureaucratie était assurée de réaliser des gains les plus conséquents car les retours sur investissements (donc les profits fiscalisés) y étaient rapides et importants. Parallèlement, cette croissance “en dehors du Plan” a permis une élévation rapide du niveau de vie de la population chinoise, le développement d’une industrie légère pour l’équipement des ménages, et l’insertion du territoire chinois dans la sous-traitance internationale. Elle a également provoqué une pression concurrentielle de plus en plus forte sur les marchés protégés des entreprises d’Etat, les obligeant à réformer leur mode de fonctionnement.

La bureaucratie, traditionnellement source de tous les blocages en matière de réforme des systèmes socialistes planifiés, a été dans le cas chinois, l’acteur, sinon le coordinateur principal des transformations économiques. Deng a donc réussi là où les réformateurs des pays socialistes d’Europe et de l’URSS avant la chute du mur de Berlin avaient échoué : réformer profondément le système économique en s’appuyant sur la bureaucratie existante et sans changer de système politique. La méthode prônée par Deng a eu l’avantage d’introduire de la flexibilité à tous les étages de la bureaucratie ; de limiter les risques d’investissements et donc de promouvoir une bureaucratie entreprenante, puisque c’est l’Etat qui demeure responsable financièrement en dernière instance ; et d’offrir au moins temporairement une compensation à ceux qui étaient représentés dans la bureaucratie et qui avaient le plus à perdre dans l’introduction de réformes (les bureaucrates, les entreprises d’Etat durant les années 80). En cela, plus qu’un homme d’Etat disposant de fortes compétences en matière économique et d’une vision à long terme pour la société chinoise, Deng reste un homme du Parti, doté d’un sens politique aigu, d’une excellente perception du fonctionnement et des rapports de force au sein de la bureaucratie chinoise.

La question qui vient cependant immédiatement à l’esprit est de savoir si la méthode survivra à l’homme et si elle pourra continuer à porter les mêmes fruits dans les défis qui se posent aujourd’hui à l’économie chinoise ?

En fait, si l’on se réfère aux trois piliers sur lesquels se fonde la conception de la politique économique de Deng, la démaoïsation de l’économie, la délégation de l’autorité de l’Etat sur l’économie à tous les échelons de la bureaucratie et la préservation du pouvoir suprême du Parti, il apparaît intéressant d’observer comment l’équipe dirigeante actuelle va se positionner par rapport à cet héritage. Dans cette période de succession où tous les jeux semblent encore loin d’être faits, on peut faire confiance à chacun des dirigeants pour jouer avec l’histoire et les concepts généraux énoncés par Deng afin de revendiquer son héritage économique. Deng n’avait lui-même jamais démoli complètement l’image de Mao. Il l’avait adaptée car il en avait besoin pour continuer à assurer la survie du Parti et donc de son pouvoir. En ce qui concerne l’héritage économique de Deng, mise à part la démaoïsation de l’économie sur laquelle aucun des dirigeants actuels ne semble vouloir revenir (sauf peut-être une faction isolée s’exprimant par la voix de Deng Liqun), il y a fort à parier que dans la pratique, les deux autres piliers seront remis en cause, ou tout du moins adaptés par les dirigeants actuels.

Les problèmes auxquels l’économie chinoise est désormais confrontée sont en effet bien différents de ceux qu’il fallait résoudre à la mort de Mao. En cela, l’articulation du politique et de l’économique et la délégation d’autorité à tous les échelons de la bureaucratie prônées par Deng ont relativement bien fonctionné pour moderniser l’agriculture, assurer le développement d’une industrie légère d’un faible niveau technologique, attirer les investisseurs asiatiques à la recherche d’un main-d’oeuvre à faible coût et assurer le développement de services qui étaient inexistants dans la société à l’époque de Mao. Aujourd’hui, l’économie chinoise a besoin de résoudre d’autres problèmes : de contrôler l’exercice des droits de propriété dans le secteur d’Etat, d’appliquer un droit économique et non pas uniquement de rédiger des lois, de mettre en place des instruments de régulation indirecte de l’économie (par les taux d’intérêt, les marchés boursiers, la modernisation du système bancaire et fiscal), de développer son système d’innovation donc d’améliorer les politiques technologiques (éducation, marché du travail) et de rendre plus transparent son système d’information.

La délégation d’autorité à tous les échelons de la bureaucratie et les processus de négociations intenses qui ont caractérisé la période Deng ne sont pas forcément à même de répondre à ces défis. Si l’Etat reste l’acteur principal de la dynamique économique en Chine, ses compétences en matière de gestion de l’économie sont désormais éclatées, compartimentées, gérées de manière exclusive par une multitudes d’entités bureaucratiques : les gouvernements provinciaux, les gouvernements locaux, les ministères centraux, leurs bureaux et leur représentation dans chaque province, les entreprises d’Etat, les compagnies d’import-export. Aucun Etat de droit et aucune règle universelle ne peut s’imposer aux acteurs économiques avec l’application d’une telle méthode de réforme. Chacun négocie ses droits et ses obligations avec ses supérieurs bureaucratiques. Ceci est flagrant au niveau de la fiscalité et en matière de financement des investissements. Les réformes du système fiscal et financier ont toutes échoué durant les années 80 car elles supposaient la mise en place d’un système universel d’obligations et une transparence dans les actions des acteurs économiques. Ce qui a été gagné en flexibilité et en dynamisme a été perdu en responsabilité et en capacité de coordination de l’économie au niveau national. Par ailleurs, personne n’est véritablement responsable ni disposé à assumer les risques de ses initiatives dans un tel système. Le contrôle sur l’exercice des droits de propriété n’est pas assuré actuellement en Chine ; pas même dans le secteur d’Etat où le Bureau de gestion des actifs de l’Etat (guojia zijin guanli ju) ne dispose d’aucun pouvoir devant les ministères centraux et les provinces. Chaque entité bureaucratique opère un contrôle discrétionnaire sur la gestion des actifs publics et les profits des entreprises dont elle a la responsabilité. Tout ceci comporte cependant un coût important en matière économique : sur le contenu de la croissance avec la dégradation de l’environnement, la multiplication d’investissements sous-dimensionnés sur des produits identiques freinant l’apparition d’économies d’échelle, et enfin le développement d’une “économie de la bulle” (paomo jingji) avec des phénomènes spéculatifs alimentés par les fonds contrôlés par les différentes entités bureaucratiques. L’Etat est là en fait en dernier recours pour renflouer les dettes, couvrir les mauvais investissements avec l’épargne des ménages et des entreprises qu’il contrôle par le biais du système bancaire (33).

Cette délégation d’autorité en matière de gestion de l’économie a également créé de nouveaux intérêts acquis à tous les échelons de la bureaucratie et sur lesquels il est désormais difficile de revenir. On le sait de manière ouverte concernant les provinces, qui tentent depuis 1988 de résister à une reprise en main du système fiscal par le Centre. Elles ont cependant dû concéder quelques prérogatives depuis la mise en place du nouveau système fiscal en 1994. D’autres réformes pourtant hautement nécessaires seront plus difficiles à mettre en oeuvre car elles touchent le coeur même de la dynamique bureaucratique sur lequel se sont appuyées les réformes durant l’ère Deng. Le contrôle sur l’exercice des droits de propriété conduisant aux problèmes de corruption ou de mauvaise gestion des actifs publics semble loin d’être réglé. Il est encore difficilement imaginable de voir se renforcer les pouvoirs du Bureau de gestion des actifs de l’Etat au point de contrôler les activités de tous les ministères centraux et de tous les gouvernements provinciaux et locaux. La fermeture ou la concentration des ministères centraux responsables des secteurs industriels, héritage de l’économie planifiée, est encore plus difficile à imaginer. Certes, avec la capitalisation des grandes entreprises d’Etat et la privatisation des petites et moyennes entreprises d’Etat, on peut s’attendre à un renforcement du contrôle des actionnaires qui pourraient être soutenus dans leur tâche par les banques que la réforme prévoit de transformer en de véritables établissements commerciaux. Mais la route semble encore bien longue et semée d’embûches avant d’arriver à cet objectif. Les entités bureaucratiques vont en effet conserver un pouvoir important, soit à travers les conseils d’administration avec la part du capital contrôlé par l’Etat (qui reste majoritaire dans la plupart des entreprises d’Etat cotées en bourse), soit à travers le système bancaire et le contrôle sur l’affectation des matières premières.

Il n’est donc pas surprenant que depuis le début des années 90, le programme économique du gouvernement central consiste justement à essayer de revenir sur cette délégation extrême de l’autorité de l’Etat en matière de gestion de l’économie : réforme du système fiscal avec un rééquilibrage des recettes fiscales au profit du Centre ; réforme du système bancaire avec l’établissement d’une banque centrale en charge de la politique monétaire et de véritables banques commerciales responsables de leurs opérations auprès des entreprises ; application de codes juridiques relatifs à l’activité économique, comme le droit des sociétés, le droit de la propriété intellectuelle. Toutes ces réformes ont été mises en place ou se sont accélérées depuis 1994. Ceci indiquerait bien que les trois hommes en charge de l’économie, Jiang Zemin, Li Peng et Zhu Rongji, cherchaient déjà, bien avant la mort du grand leader, à réorienter les réformes économiques et à corriger les effets de la politique économique cautionnée par Deng durant les années 80. Mais c’est certainement la partie de l’héritage économique de Deng la plus facile à remettre en question car celui-ci s’en était déjà détaché avant sa mort, en faisant porter l’entière responsabilité des effets négatifs à Zhao Ziyang et Hu Yaobang, qui ont en quelque sorte joué le rôle de fusibles.

En revanche, en ce qui concerne le troisième pilier de l’héritage économique de Deng, à savoir l’articulation de l’économique et du politique et la préservation du pouvoir suprême du Parti, les évolutions sont plus incertaines, mais de ce fait d’autant plus intéressantes à observer. En effet, si d’intenses négociations à l’intérieur de la bureaucratie ont vu le jour durant l’ère Deng, conduisant à des compromis et à des compensations pour les groupes sociaux représentés dans la bureaucratie, certaines catégories sociales ont été totalement absentes des processus de négociations. Jusqu’à la fin des années 80, les tensions sociales inévitables liées à un processus de réforme de cette envergure ont été contenues assez facilement. Certes, l’encadrement politique et policier est demeuré étroit, mais c’est surtout en raison du fait que par rapport à la situation économique sous Mao, la grande majorité des catégories sociales ont vu leur niveau de vie s’améliorer, même si le partage de la croissance était certainement loin d’être équitable. Or depuis la fin des années 80, les années de rattrapage sont révolues. D’une part, certaines catégories sociales sont frappées de plein fouet par les transformations économiques issues des réformes : les plus de 45 ans, surtout les femmes, subissent les dégraissages de plus en plus nombreux dans les entreprises d’Etat et collectives en milieu urbain, la privatisation du système de protection sociale, des logements et de l’éducation, touche désormais l’intégralité des classes urbaines, la modernisation de l’agriculture a jeté sur le marché du travail plusieurs dizaines de millions de paysans à la recherche d’un emploi dans l’industrie et les services. D’autre part, les individus et les ménages jugent désormais leur situation économique de manière relative et non plus uniquement de manière absolue. Sur un fond de corruption endémique dans l’Etat et le Parti, certaines catégories sociales ont de plus en plus l’impression de ne plus bénéficier de la croissance. Il y a donc nécessité pour l’Etat d’explorer de nouvelles voies dans le dialogue social et ceci même dans le cadre d’un système politique autoritaire. Les évolutions dans les autres économies asiatiques ayant un système politique autoritaire, notamment la Corée du Sud et Taiwan, illustrent bien cette nécessité pour des économies qui cherchent à évoluer vers des productions à plus forte valeur ajoutée. De récents travaux sur le développement de la société civile en Chine montrent que l’on assisterait à de timides évolutions vers un Etat qui cherche à “incorporer” et coopter de nouvelles catégories sociales (souvent sous la forme d’associations) ou de transformer les organisations communistes pour répondre à de nouveaux problèmes issus des réformes (34). Mais ces mêmes travaux insistent également sur le fait que l’Etat-Parti a encore le plus grand mal à se démarquer des circuits de négociations usuels intra-bureaucratie propres à un Etat communiste. C’est là certainement un des points d’évolution les plus sensibles et susceptible de remettre en cause l’articulation du politique et de l’économique qui a prévalu sous l’ère Deng. Mais de ce fait, cela risque également de constituer un des terrains d’affrontement les plus probables entre les aspirants à la succession de Deng. C’est justement sur les terrains où il y a nécessité d’avancer mais où il peut y avoir plusieurs choix, que l’instrumentalisation a la plus grande chance de voir le jour. Dans ce domaine, la gamme des choix est assez étendue : d’un néo-autoritarisme larvé empruntant le chemin des autres économies asiatiques, à la recherche, comme en Russie au moment de Gorbatchev, d’une légitimation du pouvoir à l’extérieur de la bureaucratie, tout est imaginable à moyen terme. Mais si une rupture profonde intervenait dans ce domaine, cela constituerait bel et bien la deuxième mort de Deng, et ouvrirait certainement la porte à un jugement plus juste et moins politisé de son oeuvre économique.