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L’île enchaînée : La télévision à Taiwan

by  David Kempf /

Les médias taiwanais souffrent d’une image ambiguë : on ne peut manquer d’être impressionné par la liberté de leur ton et par l’étendue des sujets abordés, pourtant ils sont également connus pour être très politisés, partiaux et souvent contrôlés de fait par le pouvoir en place. Comment peut-on parler d’élections présidentielles libres lorsque les trois chaînes nationales de télévision sont toutes affiliées au Kuomintang (KMT), se sont étonnés par exemple nombre d’observateurs en mars dernier lors de la campagne présidentielle (1). L’enjeu est de taille : le contrôle des médias est régulièrement dénoncé pour souligner les limites de la démocratisation et de la bonne volonté du KMT. Pourtant, il ne représente pas seulement un état des forces et de l’ouverture politiques du pays, mais reflète aussi un marché et les facteurs qui lui sont propres. Volonté politique et calcul économique interagissent et contribuent à renouveler les médias taiwanais. Ainsi en va-t-il de la télévision hertzienne, pour laquelle le pouvoir politique crée de toute pièce les règles du marché, et de la télévision par câble, où le marché force et fixe peu à peu la réglementation.

Ces dernières remportent aujourd’hui la part du lion : 98 % des Taiwanais regardent la télévision, alors que moins de 50 % lisent les journaux et près de 40 % seulement écoutent la radio (2). Elle est particulièrement dominante en ce qui concerne l’actualité (55 % des téléspectateurs allument la télévision principalement pour suivre les journaux d’informations), un domaine politiquement sensible mais au sein duquel une nouvelle dictature prend le pas sur l’ancienne et modifie les règles, celle de l’audimat (3). Le paysage télévisuel de l’île est devenu complexe, mouvant, et comprend de nouveaux acteurs. Il correspond à l’évolution d’une société qui s’autonomise et devient plus critique.

Des chaînes pour les ondes

La télévision hertzienne est le système le plus répandu dans l’île ; tout poste muni d’une antenne standard peut recevoir les chaînes sur l’ensemble du territoire sans que le téléspectateur ne paye de redevance. La loi sur la télévision et la radio (guangbo dianshi fa) de 1978 place le secteur sous l’autorité du Bureau de l’information (BI) du Yuan exécutif (le gouvernement) ainsi que du ministère des Transports et Communications (MTC), et du ministère de la Défense. Le premier exerce un contrôle étroit sur l’actionnariat et la direction des chaînes, ainsi que sur la programmation (communiquée à l’avance) dont il fixe les quotas par sujets. L’article 21 de cette loi interdit notamment toute émission qui nuirait aux intérêts nationaux et à la dignité nationale, ou qui irait à l’encontre de la politique nationale de lutte contre le communisme.

Trois chaînes (bendi santai) monopolisent les ondes, longtemps réservées à l’armée. La première chaîne, la Taiwan Television Entreprise Ltd. (Taiwan dianshi, TTV), a été créée en 1962. Son actionnariat comprend six banques contrôlées par le gouvernement provincial (49 %) ainsi que des entreprises du groupement d’affaires du KMT. La seconde, la China Television Co. (Zhongguo dianshi, CTV), a été fondée par un ensemble d’entreprises appartenant au KMT en 1968 (dont le Central Daily News, Zhongyang ribao) et diffuse en couleur dès l’année suivante. Deux ans plus tard, est née la troisième, la Chinese Television System (Zhonghua dianshi, CTS), contrôlée par les ministères de la Défense et de l’Education (36 %) et d’institutions culturelles publiques (39 %). Toutes trois sont commerciales puisqu’elles sont financées par les espaces publicitaires, mais les cadres sont des hommes du parti nationaliste, tels que le président de TTV Chien Ming-ching, ancien président de l’Assemblée provinciale et membre du comité central du KMT, mort en mai 1997. Dotées de puissantes infrastructures et de gros budgets, elles diffusent en fait le discours gouvernemental. Longtemps sans rivales, elles conservent aujourd’hui encore l’audience exclusive de 48 % des téléspectateurs, qui y suivent en priorité les actualités (à la différence des téléspectateurs « câblés », voir ci-dessous) (4). Elles apparaissent toutefois comme un outil de propagande daté et contesté. En effet, lors d’un sondage effectué en 1995, 50 % des gens interrogés pensent que l’actualité politique traitée par les trois chaînes était déformée, contre 25 % quelques années plus tôt (5).

L’idée de la création d’une nouvelle chaîne hertzienne a constitué une réponse du KMT à ces critiques et une concession directe aux membres de l’opposition politique. La nouvelle chaîne fit l’objet de trois projets concurrents. L’un provenait de la chaîne de télévision TVBS, le deuxième des représentants du groupe Coca Cola, le troisième d’un groupe affilié au Parti démocrate progressiste (PDP), la principale formation d’opposition de Taiwan. Composée de 11 membres dont deux représentants des administrations de tutelle (le BI et le MTC) mais aussi d’universitaires et d’un membre du PDP, la commission d’évaluation choisit le projet du parti indépendantiste. Enregistrée à Kaohsiung et appelée People Broadcasting Corporation (Minjian quanmin dianshi, PBC), cette chaîne a commencé à émettre depuis Taipei en juin 1997. Sa venue tardive, après la légalisation des chaînes câblées, a contribué à diminuer son impact et n’a guère retenu l’attention des médias. Trop longtemps contrôlée par le gouvernement, la télévision hertzienne n’est en effet pas le véritable terrain de la lutte pour une télévision indépendante. Le projet de privatisation des trois chaînes, mis à l’ordre du jour par le Bureau d’Information en 1997, n’a pas non plus fait l’objet de beaucoup de publicité. Celles-ci sont déjà partiellement détenues par des entreprises privées et on peut se demander si leur cotation en bourse qui devrait être clôturée le 1er janvier 1998 aura d’autres effets qu’un seul changement de nom. Elle marque cependant un second signe de recul de l’emprise gouvernementale sur la télévision. La récente controverse au sujet de la chaîne Public Television (Gonggong dianshi, PTV) en est une autre illustration.

Evoquée dès 1980 par le Premier ministre de l’époque, l’idée d’une chaîne publique non commerciale a reçu en 1984 un début d’application. Appelée à remplir une mission éducative et culturelle, elle a fonctionné depuis sur des plages horaires louées aux trois autres chaînes. En 1991, le Yuan législatif a voté l’attribution d’un réseau hertzien propre à la PTV et une commission de préparation a été mise en place pour lui donner tous les attributs d’une grande chaîne et d’une société de production. Le projet est de taille : il a englouti en l’espace de cinq ans plus d’un milliard de francs et 200 personnes ont été embauchées. Mais une nouvelle législation doit maintenant être mise en place pour commencer à émettre. L’annonce en avril 1997 de l’annulation du projet, décidée par le Comité de coordination politique du KMT, reflète la réticence du parti à poursuivre ses investissements dans un média devenu trop coûteux et trop concurrentiel. Le retrait a été officiellement motivé par l’improbabilité d’un accord du parlement sur le budget annuel de la chaîne, évalué pour 1998 à près de 100 millions de francs entièrement financés par l’Etat. La perspective d’une quatrième chaîne contrôlée de fait par le parti au pouvoir – une question légitime au vu de l’histoire de la télévision hertzienne taiwanaise – a en effet provoqué l’opposition d’un certain nombre d’élus. Néanmoins le brusque revirement du KMT sur cette question a facilité l’apparition d’un consensus parmi les parlementaires PDP et du Nouveau Parti (NP), consensus qui a finalement sauvé la chaîne. Discuté à la fin de la session parlementaire, le projet de loi long de plus de 30 articles, a été adopté par le Yuan législatif le 31 mai 1997. Ce texte devrait permettre aux émissions de la Télévivsion publique de commencer le 1er janvier 1998.

Néanmoins, le débat a été significatif à plus d’un titre : il démontre d’une part le manque de volonté du KMT de continuer à imposer une politique télévisuelle publique, dû en partie aux nouvelles résistances parlementaires qu’il doit prendre en compte. Il souligne d’autre part la confusion qui règne parmi les parlementaires et les intérêts qui les divisent au sein d’un même parti. Nombre d’entre eux sont impliqués dans le marché de la télévision par câble, dont l’ombre plane sur les questions qui touchent la diffusion hertzienne. C’est lui en définitive qui sera le vrai responsable de l’infanticide de la chaîne publique, s’il a lieu. Par les dimensions qu’il est en train de prendre, il relègue le développement de la télévision hertzienne au second plan, pour ne pas dire au passé.

La guerre du câble

Les réseaux câblés sont apparus dès la fin des années 1960 dans l’île pour couvrir les régions mal desservies par les ondes hertziennes. Il s’agissait d’infrastructures publiques communes (gongtong tianxian) destinées à assurer une bonne réception des chaînes hertziennes. Pendant la décennie suivante, les réseaux furent également utilisés à titre privé pour diffuser des programmes « pirates ». Quoiqu’on appelât ce système la « quatrième chaîne » (di si tai) par référence aux trois chaînes hertziennes officielles de l’époque, il ne correspondait pas à la création d’une chaîne de production télévisuelle : simplement, des cassettes vidéo été enregistré puis diffusées par câbles. Les programmes (films étrangers, comédie et spectacles, pornographie) étaient montés à peu de frais et ne respectaient en aucun cas les droits de propriété intellectuelle. Des fortunes se construisirent ainsi en quelques années. Les câbles commencèrent à envahir les rues en se greffant sur les installations aériennes d’éclairage public pour donner cet aspect urbain taiwanais typique que toute personne tentant de prendre une photo ne peut manquer de remarquer. A partir de la fin des années 1980, créant une multitude de petites chaînes locales (minzhu tai) l’opposition politique profita de ce média sur lequel le gouvernement n’avait alors aucun contrôle pour engager des débats sur la situation politique et sociale du pays (6).

Plus de vingt ans de pratique sans réglementation ont fait du câble un « écheveau inextricable » (7) qui s’est avéré difficile mais indispensable à reprendre en main. Le câble dispose du taux de pénétration le plus élevé en Asie, aux alentours de 70 % des foyers (8). La croissance du marché taiwanais et l’importance accrue de l’économie insulaire dans les échanges commerciaux de la zone pacifique rendent par ailleurs le non-respect des droits de propriété intellectuelles intolérables, surtout aux yeux des Etats-Unis. Les amendements de la Loi sur la radio et la télévision (guangbo dianshifa shixing xize) de mai 1993 sont de fait surnommés « Loi sur le câble » même s’ils s’appliquent à tout type de télévision. Ils fixent un capital minimum de 60 millions de francs pour créer une entreprise de diffusion télévisuelle, interdisent aux actionnaires étrangers et aux investisseurs déjà impliqués dans d’autres médias d’y participer, réglementent l’industrie des cassettes vidéo, exigent que 20 % de la programmation soit produite localement et contrôlent l’ensemble des programmes (par exemple pas moins de 15 % mais pas plus de 20 % du temps d’émission consacré aux actualités et déclarations gouvernementales). Les entreprises enregistrées auprès du Bureau d’Information qui ne remplissent pas ces conditions disposent d’un délai maximum neuf ans pour continuer leurs activités à titre provisoire et faire la demande d’un permis officiel. L’île est divisée en 51 zones, comprenant chacune au maximum cinq fournisseurs d’accès au câble, sachant que celui d’entre eux qui obtient le premier un permis légal a dès lors le monopole de l’activité jusqu’à ce que d’autres entreprises obtiennent une autorisation officielle.

Cette loi a eu plusieurs conséquences importantes : d’une part, les salons vidéo (MTV) ont progressivement disparu car peu d’établissements sont désormais prêts à payer les droits liés à la diffusion des cassettes vidéo. D’autre part, le nombre de fournisseurs d’accès au câble a chuté, de 680 opérateurs à la veille de la loi à une petite centaine aujourd’hui. Le marché s’est concentré, tant verticalement avec la création ou l’achat par plusieurs opérateurs de câble de chaînes télévisuelles, qu’horizontalement avec la mise en place de réseaux d’opérateurs détenus par une même maison-mère (Multiple System Operator, MSO). Une guerre des prix féroce (le téléspectateur taiwanais peut disposer d’une centaine de chaînes pour à peine plus de cent francs par mois) a frappé les petites entreprises encore indépendantes, tandis que trois grands groupes ont émergé : Hohsin (Hexin), Rebar (Liba) et Pohsin (Boxin).

Hohsin (groupe Chinatrust) est contrôlé par Jeffrey Koo, l’un des magnats de l’île dont le conglomérat touche la banque, l’industrie lourde et l’immobilier. Il a notamment le monopole de diffusion des chaînes américaines CNN et Discovery, et un réseaux de opérateurs de câble en MSO.

Dirigé par Wang You-chen, Rebar est le groupe le plus ancien du marché (depuis 1989), qui a utilisé les réseaux communs ainsi que ceux des minzhu tai pour construire son propre système et détenir aujourd’hui 25 fournisseurs d’accès au câble en MSO. Il a créé ses propres chaînes U1, U2 et U3, chacune spécialisée dans un domaine (actualité, sports, films). Le responsable de Rebar Télévision, Wang Ling-lin, le fils de Wang You-chen est un des acteurs les plus actifs et les plus influents du marché des télécommunications.

Présidé par Chu Tsong-ke, le troisième groupe, Pohsin, est contrôlé par le groupe d’affaires du KMT et est le dernier venu sur la scène du câble. S’il contrôle un certain nombre d’opérateurs de câble, son implantation dans la production et programmation est limitée, sa chaîne d’information a cessé d’émettre, il a vendu ses droits de diffusion de la Dysney Channel et ne conserve plus qu’une chaîne japonaise (9). La vente de plusieurs chaînes couplées aux fournisseurs d’accès au câble, une pratique inédite en Asie, a permis par ailleurs a certains groupes de se concentrer sur le rôle d’agent médiateur, sans investir dans la distribution. C’est le cas surtout d’ERA (Niandai zhongdaili), qui profite de ses deux contrats d’exclusivité avec les chaînes TVBS et HBO (annulés en février 1997) pour vendre un ensemble de plusieurs chaînes au prix fort.

L’appartenance politique des entreprises du câble est moins facile à délimiter et plus discrète en général. Les minzhu tai, par exemple, ont mal survécu à la loi de 1993, alors qu’on pouvait s’attendre au contraire à ce qu’elles fleurissent dans un nouveau cadre juridique. Ce sont d’abord de petites structures qui remplissent difficilement les nouvelles conditions, notamment financières, imposées par la loi. Ensuite, elles réunissaient des partenaires qui, travaillant tous dans l’ombre, avaient intérêt à s’épauler. Les entrepreneurs bénéficiaient des réseaux de protection et de soutien des hommes de l’opposition tandis que ceux-ci disposaient d’un relais pour rendre leur cause publique. La légalisation du marché a limité les risques et a permis aux opérateurs de s’affranchir de leurs alliés de la veille (10). Enfin, la majeure partie de l’activisme politique s’opérait auparavant plutôt au travers des stations de radio pirates, plus simples à faire fonctionner, plus discrètes et moins chères. La trentaine de chaînes de télévision qui ont survécu sont des relais politiques du PDP, mais ces chaînes sont locales et reproduisent le factionalisme et les divergences d’intérêt du premier parti d’opposition du pays. Les fournisseurs d’accès indépendants sont par ailleurs souvent liés aux potentats locaux, dont ils dépendent d’une manière ou d’une autre (problèmes de voirie concernant les câbles par exemple) et qu’ils peuvent mettre en avant dans des programmes régionaux qu’ils produisent eux-mêmes (11). Il ne s’agit pas tant de politisation de la télévision que de l’expression d’une forme traditionnelle de rapports sociaux et économiques, permise par l’aspect très local du câble à la différence de la diffusion hertzienne. Cette situation rend difficile l’établissement d’une carte politique du câble dans l’île.

Les trois grands groupes de télévision câblée sont tous liés au KMT mais n’agissent pas directement comme des instruments de propagande à la différence des trois chaînes. L’oncle de Jeffrey Koo, Koo Chen-fu, est le président de la Fondation pour les échanges à travers le détroit, l’organisme para-étatique de négociation avec la Chine continentale, et est membre du Comité central exécutif du KMT. Il en va de même de Wang You-chen, le père de Wang Ling-lin. Seul Pohsin s’est fait le porte-parole du parti nationaliste, par l’intermédiaire de la chaîne d’information qu’il a créée. Cette étiquette politique semble avoir joué un certain rôle dans la fermeture de la chaîne, que plusieurs analystes interprètent comme un signe de la désaffection croissante du public taiwanais envers les médias pro-gouvernementaux. Quelques chaînes ont misé sur le caractère figé et par trop partial des émissions d’actualités traditionnelles pour attirer le public vers de nouvelles formules. TVBS (Wuxian weixin dianshi) par exemple multiplie les reportages en direct, les plateaux où diverses personnalités politiques de bords différents débattent et emploient des présentateurs au verbe leste. Elle a créé une chaîne spéciale d’information et s’ouvre largement aux actualités internationales. D’autres ont suivi son sillage sans toutefois représenter pour l’heure de menace sérieuse en terme d’audimat (12). Aucune d’entre elles ne se réclame d’un parti politique. Ainsi, la chaîne TNN (Zhenxian xinwenwang) emploie l’élue du Nouveau Parti Chou Chuan mais se défend de toute affiliation au parti. Toutes font de leur impartialité la clé de leur réussite (13).

A vrai dire, la télévision câblée répond en général à d’autres attentes : seuls 13 % de ses téléspectateurs y regardent les informations, la plupart les préfèrent pour leurs émissions de variétés (zongyi jiemu) et leurs films (30 % chacun) (14). Le câble représente moins une alternative de discours politique qu’une ouverture sur l’étranger et un nouveau mode de loisir. L’émergence de la télévision par satellite ne fera que renforcer cette tendance.

Vers un centre régional de télévision ?

Le Bureau d’Information a pour projet d’ouvrir davantage le marché des médias de manière a en faire l’un des six pôles d’investissements prévus dans le Plan d’Opérations Régional Asie-Pacifique, le grand projet économique de l’île pour le tournant du siècle. La télévision y figure et la cotation en bourse des trois chaînes hertziennes en fait partie. Le marché du câble doit également s’ouvrir aux investisseurs étrangers, qui en pratique ont réussi à contrôler en sous-main au plus 20 % du capital de certains opérateurs. Ce projet pourrait ouvrir au public 49 % des parts d’action, mais son adoption au Yuan législatif n’est pas acquise car nombre d’élus protègent de petits intérêts qui seraient alors menacés. Le découpage actuel de l’île apparaît également peu rationnel. Trop de circonscriptions et trop d’entreprises par zone empêchent de mettre en place des économies d’échelle et incitent à la guerre des prix. Inspirée par le Bureau d’Information, la proposition de loi de 1993 recommandait en fait un seul fournisseur d’accès au câble par circonscription, mais les élus modifièrent lors de la discussion du texte afin de préserver la diversité d’entreprises et d’assurer la survie de celles auxquelles ils étaient liés (15). Il est néanmoins aujourd’hui question de réduire leur nombre. D’ores et déjà, une tendance à la baisse a été entamée sous l’effet de la concurrence : en 1997, trois circonscriptions sur 51 qui possèdent cinq opérateurs tandis qu’en moyenne l’on compte 2,3 entreprises par zone. Les activités multimédias devraient également être permises prochainement, car le Bureau d’Information juge les différents acteurs du marché suffisamment nombreux pour ne plus risquer d’établir un quelconque monopole, comme c’était le cas lorsqu’il n’existait que les trois chaînes.

Nombre de ces réformes ne seront en fait possibles qu’après l’adoption de la loi sur la télévision par satellite, qui est conçue comme une réglementation modèle pour l’ouverture souhaitée de l’île. La participation étrangère au capital sera sans limite, selon la proposition de texte du Bureau d’Information. Mais ce projet paraît encore loin d’être en mesure de recevoir l’approbation du Parlement.

Aujourd’hui, les chaînes étrangères retransmises à Taiwan ne sont pas assujetties à la loi de 1978 ni aux amendements de 1993, notamment en ce qui concerne les quotas pour la publicité et la programmation. Leur multiplication rend cette loi caduque et injuste pour les chaînes locales et la nécessité d’adhérer aux conventions internationales du secteur d’autant plus pressante. La réception directe par satellite est le dernier mais potentiellement le plus influent des changements qui risquent de secouer le marché de la télévision dans l’île. Autorisées à Taiwan depuis 1988, les antennes paraboliques individuelles reçoivent tous les programmes satellites asiatiques, dont en particulier Star TV (Weishi zhongwen tai) et Zhongtian de Hong Kong, Zhongyang dianshi tai (CCTV) de Chine populaire ainsi que NHK du Japon. L’utilisateur court-circuite ainsi tous les opérateurs du marché, à terme ceux-ci n’auront d’autre choix que de lancer leur propre satellite pour s’ouvrir sur les autres marchés (16). Dans le milieu urbain dense de Taiwan, les antennes paraboliques individuelles restent malaisées à installer et donc peu nombreuses. Quant aux antennes collectives, elles demeurent le privilège de quelques immeubles neufs de haut standing. Cet état de fait assure encore de belles années aux autres modes de diffusion.

Le récent conflit entre la chaîne HBO (sous-titrée en chinois) et son agent exclusif à Taiwan, ERA (Niandai zongdaili), qui éclata au printemps 1997 à la suite d’une augmentation des tarifs proposée par la chaîne américaine a poussé cette dernière à vendre ses programmes directement aux opérateurs du câble. Néanmoins l’intégration verticale du secteur ne laisse guère d’échappatoire aux chaînes, dont les agents locaux contrôlent une part du réseau de distribution câblé. Dans ce dernier cas, il est frappant de constater qu’il fallut attendre quatre mois pour qu’un accord soit trouvé entre HBO et ERA, en dépit de la présence à Taipei de 14 fournisseurs d’accès différents qui s’y partagent le marché. Le problème fondamental est le prix trop modeste des abonnements, parmi les plus bas en Asie (17).

La course à la modernisation et l’internationalisation du marché télévisuel de l’île lancée par le Bureau d’Information n’est pas encore gagnée car elle risque de buter en définitive sur la réticence des acteurs, publics et privés, qui ont taillé le secteur à leur mesure. Soucieux d’agir en accord avec ces derniers, le BI organise des discussions de travail à l’occasion de chaque projet de loi, auxquelles il convie les associations professionnelles et des universitaires. Les élus n’y apparaissent pas probablement parce qu’ils peuvent maintenant, comme nous l’avons vu, réviser efficacement les textes de loi en aval. Les discussions sont peu animées et semblent donner la prééminence aux autorités « intellectuelles » plus qu’aux sociétés commerciales. Malgré ses efforts, le Bureau d’Information semble peu en phase avec les entrepreneurs ni avec leurs représentants au sein du Parlement, qui restent engoncés dans une logique héritée des temps glorieux de la « quatrième chaîne ». Celle-ci est directement issue de la rigidité du système hertzien et de la domination de chaînes pro-gouvernementales trop peu ouvertes et redondantes. Cette logique véhicule plusieurs images : celle d’un marché mal ordonné où seul le plus malin, celui qui contournera le mieux la loi, pourra s’en sortir ; celle d’une multitude de petits entrepreneurs habitués à travailler seuls ; celle d’un investissement dont le retour est rapide et engendre peu d’immobilisations à long terme. Ces clichés sont aujourd’hui autant d’entraves que le marché fait tomber difficilement, malgré les efforts accrus de l’administration gouvernementale. La présence d’un certain nombre de grands capitaines d’industrie très liés au pouvoir ne facilite pas non plus cette évolution mais représente néanmoins les meilleures chances d’une libéralisation des médias : la nouvelle génération est politiquement plus libre et économiquement plus ouverte sur les marchés extérieurs que l’ancienne, même si elle a des intérêts immédiats à défendre. Ce faisant, elle donne le ton de la nouvelle démocratie : ouverte et libre, et discrète sur ses intérêts.