BOOK REVIEWS

Vers une crise alimentaire en Chine et dans le monde ?Interview de Lester Brown

Diplômé en agronomie de l’Université de Maryland (1959), Lester Brown a dans un premier temps occupé des fonction d’analyste au Département américain de l’Agriculture (1964-1969). En 1974, il fonda le Worldwatch Institute, une organisation de recherche à but non lucratif spécialisée dans l’étude des questions globales d’environnement. Dix ans plus tard, il lança la publication d’un rapport annuel intitulé State of the World (1). En 1988, cet institut démarra la diffusion d’une revue bimestrielle, World Watch, puis en 1991 inaugura une nouvelle collection intitulée Save the Planet : How to Shape an Environmentally Sustainable Global Economy. L’année suivante, Lester Brown commença à publier un autre annuaire : Vital Signs : The Trends That Are Shaping Our Future (2). Mais c’est son ouvrage Who Will Feed China ? Wake Up Call for A Small Planet (3) qui le rendit à la fois célèbre...et contesté en Chine ainsi que parmi les spécialistes de l’agriculture de ce pays. Lester Brown est aujourd’hui président du Worldwatch Institute (4). (JPC)

1. L’édition la plus récente, State of the World 1997, fut publiée en janvier 1997, New York, Londres, W.W. Norton & Co., 230 p.
2. Ces deux collections sont également publiées par W.W. Norton & Co.
3. New York, W.W. Norton & Co., 1995, 166 p.
4. Worldwatch Insitute : 1776 Massachussetts Ave., NW. Washington, DC 20036 ; tél : (1-202) 452 19 99 ; fax : (1-202) 296 73 65.

Jean-Pierre Cabestan : En 1995, vous avez publié Who Will Feed China ? Wake-up Call for a Small Planet. Pouvez-vous brièvement présenter l’argumentaire de votre ouvrage, et expliquer pourquoi vous avez choisi ce moment pour lancer ce cri d’alarme ?

Lester Brown : Ce livre est en fait la suite d’un article que nous avions publié au mois d’août 1994, intitulé lui aussi Who Will Feed China ?, dans notre revue World Watch. J’ai compris depuis quelques années déjà que tout pays densément peuplé avant qu’il amorce son processus d’industrialisation perd invariablement une partie importante de ses terres arables au cours de ce processus du fait de la construction d’usines, d’autoroutes, etc... Dans le cas du Japon, de la Corée du Sud et de Taiwan, ce processus de perte de terres arables a été remarquablement similaire, entraînant une dépendance croissante pour l’approvisionnement en céréales. Aujourd’hui, ces trois pays importent 70 % de leur céréales. En terme de densité de population, et superficie de terres arables par personne, la Chine en est aujourd’hui au niveau du Japon des années 60, donc la question que l’on peut se poser est la suivante : « que va-t-il advenir des terres arables chinoises si le pays se développe de la même manière que le Japon ? »

L’augmentation de la population associée au processus d’industrialisation entraîne invariablement une diminution des terres arables disponibles pour l’agriculture. Or, il est prévu que la Chine compte 400 millions d’habitants supplémentaires d’ici vingt ou trente ans. Pour la Chine, cela ne représente qu’une augmentation d’un tiers, mais il s’agit d’une augmentation gigantesque, qu’aucun autre pays n’oserait envisager en chiffres absolus. Fournir un logement à 400 millions de personnes, sur une base de 5 personnes par logement implique la construction de 80 millions de logements, soit sous la forme de maisons particulières, soit sous la forme de tours d’habitation : ceci va nécessiter l’utilisation de vastes surfaces de terres arables. Ce que beaucoup de gens ne réalisent pas, c’est que la superficie de la Chine est comparable à celle des Etats-Unis, Alaska inclus, mais que les deux tiers de la superficie du territoire chinois sont inhabitables, et que la majorité de la population chinoise vit à l’intérieur d’une zone large de mille kilomètres sur la côte est et sud. Pour faire comprendre cela aux Américains, on peut utiliser l’image suivante : c’est comme si l’on prenait la population des Etats-Unis, que l’on réunirait à l’est du Mississipi, et que l’on multiplierait par cinq. On obtient ainsi la densité des régions habitées de Chine actuellement. C’est sur la base de ces chiffres qu’il faut poser le problème de la construction de logements, la migration de 122 millions de paysans vers les villes à la recherche d’un emploi. Pour employer toute cette main-d’oeuvre, à raison de 100 employés par usine ou par entreprise privée, il faut prévoir la construction d’un million d’usines, auxquelles il faut ajouter une route d’accès ainsi qu’un entrepôt. On peut donc prévoir que la Chine va perdre une très importante superficie en terres cultivables, pour la simple raison que c’est autour de ces terres que les 1,2 milliard de Chinois vivent. C’est la raison pour laquelle je m’inquiète de la diminution des surfaces cultivables en Chine, et de son effet sur la production agricole future du pays.

Mais outre le problème de la terre, la Chine, au contraire du Japon, de Taiwan et de la Corée du Sud, va connaître une forte diminution de ses réserves en eau disponible pour l’irrigation. La partie septentrionale du pays subit déjà un déficit d’eau, et le niveau hydrostatique baisse régulièrement. Je ne pense pas que les gens comprennent vraiment la gravité du problème de l’eau en Chine. Tous les ans, le Fleuve Jaune est asséché pendant une certaine période sur son cours inférieur. Certes, chaque année, au cours du dernier millénaire, le Fleuve Jaune n’atteignait pas son embouchure pendant une partie de l’année. Mais cette année, il s’est asséché une semaine plus tôt que les années précédentes, et l’année dernière, pour la première fois, il n’a pas atteint la province du Shandong. En 1997, la situation s’est aggravée du fait de la sécheresse, et il a à peine atteint la province du Hebei. Au début du mois, un tiers des puits dans la province du Shandong ne fournissaient plus d’eau tant les niveaux hydrostatiques étaient bas. De plus, il faut garder à l’esprit le fait que le Fleuve Jaune non seulement est indispensable à l’irrigation, notamment dans la province du Shandong, mais également qu’il alimente les nappes phréatiques. Ainsi, lorsqu’il n’atteint pas son cours dans la province du Shandong, le niveau hydrostatique tombe encore plus bas, et plus rapidement.

Il y a un an de cela, nous avons reçu la visite du professeur Chen Yiyu, vice-président de l’Académie des Sciences de Chine, et responsable du département des ressources naturelles dans cette institution. Je lui ai demandé si l’Académie surveillait les niveaux hydrostatiques à travers toute la Chine, et il m’a assuré que c’était le cas. Puis il a mentionné une région en Chine du nord où le niveau hydrostatique était descendu de 20 à 30 mètres durant les dernières décennies. Lorsque je lui ai demandé quelle était la surface de la région concernée, il m’a répondu que 100 millions de personnes étaient concernées. Je lui ai posé la question en termes géographiques, et il m’a répondu en termes démographiques, parce que lui et ses collègues se demandent certainement ce qu’ils vont bien pouvoir faire le jour où les nappes seront asséchées, et que le pompage souterrain sera soumis à la vitesse de rechargement des nappes. Je mentionne cet exemple, parce que je pense que certaines parties de la Chine font face à de sérieuses réductions de la quantité d’eau disponible pour l’irrigation. Or, la combinaison des deux facteurs — l’utilisation de surfaces cultivables à des fins autres qu’agricoles, et la raréfaction de l’eau disponible pour l’irrigation à une époque où la population continue d’augmenter de 13 millions d’individus par an et où celle-ci consomme de plus en plus de viande — tend à créer un déficit de plus en plus important.

JPC : Quelles sont les solutions que vous proposez à ce problème de la raréfaction de l’eau ? Pensez-vous que transférer de l’eau du sud de la Chine, où celle-ci est plus abondante que dans le nord du pays, serait une réponse adéquate ? N’est-ce pas un processus trop coûteux et trop long ?

LB : Si j’étais le Premier ministre de la Chine, et que je doive décider entre allouer des fonds au projet de barrage des Trois Gorges, ou transporter de l’eau du sud vers le nord, j’aurais choisi la seconde option. Ce sera un projet long et coûteux, comme aux Etats-Unis, où nous avons décidé à Washington de faire venir l’eau du Mississipi, qui est éloigné de quelque 2 000 kilomètres. C’est ce que les Chinois tentent de faire avec leur projet nord-sud, qui consiste aussi à amener de l’eau de très loin. Mais la construction de tous les ponts et souterrains nécessaires à la construction de ce type de projet requerra d’importants investissements. En outre, cela représente une réponse minime comparée à l’ampleur du problème de l’eau en Chine du nord.

JPC : Vous citez la raréfaction des terres arables, de l’eau, et l’érosion du sol comme les principaux facteurs menant à une éventuelle pénurie alimentaire en Chine. Comment évaluez-vous le poids respectif de ces trois facteurs ?

LB : Je pense que la raréfaction de l’eau est le facteur qui aura les conséquences les plus graves parce que de grandes surfaces en Chine du nord pourraient être très productives si elles pouvaient être irriguées. Donc le problème numéro un est bien celui de l’eau. De nombreux responsables politiques dans le monde me parlent souvent du problème de l’eau. Si nous allons vers une époque de pénurie en eau, nous allons également devoir affronter une pénurie alimentaire : 70 % de l’eau extraite du sol ou détournée des cours d’eau est utilisée pour l’irrigation, 20 % pour un usage industriel et 10 % pour l’usage résidentiel. Ainsi, une pénurie d’eau entraînera invariablement une pénurie en eau disponible pour l’irrigation. Or, l’irrigation est nécessaire à la survie de 40 % des récoltes à l’échelle mondiale.

JPC : Selon vous, une utilisation intensive d’engrais, de meilleures espèces de semences, des récoltes multiples, l’usage des dernières technologies et une hausse du prix d’achat des céréales pourraient-ils réduire les risques de pénurie alimentaire en Chine comme certains le suggèrent ?

LB : La Chine peut continuer d’augmenter sa production alimentaire. Le problème est de savoir quel est le rapport entre ce potentiel, et la perte de terres arables et d’eau destinée à l’irrigation d’autre part. Je pense que les gens qui tablent sur le progrès technologique ont tendance à négliger la pénurie de ressources naturelles en Chine, telles que l’eau et la terre. D’un autre côté, la Chine n’est en aucune façon un pays dont le secteur agricole est totalement sous-développé. L’an dernier, les agriculteurs chinois ont utilisé 31 millions de tonnes d’engrais, contre 22 millions aux Etats-Unis par exemple, donc on ne peut pas dire qu’il y ait un potentiel énorme d’utilisation d’engrais. En fait, je doute fortement qu’une augmentation dans l’utilisation d’engrais permette une augmentation substantielle de la production céréalière.

JPC : Vous indiquez dans State of the World 1997 que les Etats-Unis et l’Europe ont tendance à utiliser moins d’engrais et plus d’éléments nutritifs.

LB : Le niveau d’utilisation d’engrais s’est stabilisé en Europe, en Amérique du Nord, au Japon et en Russie, et je pense que cela devrait être bientôt le cas en Chine aussi. Je remarque dans ce pays que des progrès ont été réalisés dans la recherche d’un meilleur équilibre entre engrais et éléments nutritifs. En terme de production globale, je ne vois pas d’augmentation dans l’utilisation des engrais. En revanche, il existe un potentiel de développement des récoltes multiples, et dans un pays qui connaît un vaste chômage, c’est important. Par exemple, la transplantation du riz est un processus utilisé depuis longtemps, par lequel on obtient plusieurs récoltes de riz par an. C’est également possible avec le maïs, mais personne ne le fait. En replantant les jeunes pieds de maïs, on pourrait obtenir deux à trois récoltes par an, au lieu d’une ou deux. Il existe des solutions.

JPC : La production officielle de céréales en Chine est de 490 millions de tonnes en 1996, soit une augmentation de 5 % par rapport à 1995. Ensuite, depuis le début des années 80, le ratio entre la production de céréales et la population (390 kg/personne) est resté constamment au-dessus de la moyenne mondiale (313 kg/personne). De plus, le gouvernement chinois estime qu’au tournant du siècle, la production atteindra 500 millions de tonnes (384 kg/p), entre 700 et 730 millions de tonnes en 2020 (437-456 kg/p). Vous-même, vous prévoyez que la demande en céréales de la Chine passera à 615 millions de tonnes en 2030, et que ce pays fera face à un déficit céréalier de 348 millions de tonnes cette année-là. Comment réconciliez-vous ces deux séries de chiffres ?

LB : Tout d’abord, l’utilisation du mot « céréales » en Chine est différente de celle utilisée internationalement. Lorsque les Chinois parlent de production céréalière, ils incluent le soja, les pommes de terre, et les patates douces. Je n’ai pas pris en compte la production de ces végétaux dans mes calculs. Les chiffres que j’ai utilisés étaient basés sur certaines hypothèses concernant la diminution des terres arables, la consommation et la hausse démographique, hypothèses fondées sur des tendances très claires. Mais la véritable question est : « le gouvernement chinois est-il capable de modifier ces tendances de façon significative ? »

Il est intéressant de noter que l’article que j’ai publié en 1994 a été attentivement lu à Pékin. Cette publication est sortie en août 1994, un jeudi, et le lundi suivant, le ministère de l’agriculture chinois donnait une conférence de presse pour y répondre. Je pense que je les ai un peu effrayés, et ceci pour deux raisons : les dirigeants chinois se sentent très concernés par cette question de sécurité alimentaire, parce qu’ils sont pour la plupart des survivants de la grande famine de 1959-61, où 30 millions de Chinois sont morts de faim. Je pense que ceci a laissé une profonde cicatrice psychologique dans la société chinoise, que les étrangers ne peuvent complètement appréhender. La seconde raison est que les dirigeants chinois réalisent que si leur pays devient fortement dépendant d’autres pays dans le domaine alimentaire, ils deviendront dépendants des Etats-Unis qui contrôlent la moitié des exportations céréalières mondiales. Les Chinois y sont donc très sensibles, et il est intéressant de voir que Pékin a augmenté de plus de 60 % le soutien aux prix des céréales ces trois dernières années. Ce soutien s’exprime sous la forme d’encouragements financiers et de prêts aux agriculteurs. Il a pour but de les inciter à produire et de les dissuader d’émigrer vers les villes. Les autorités chinoises font de réels efforts pour augmenter la production, et obtiennent quelques résultats : la Chine a ainsi pu diminuer les importations céréalières de 17 millions de tonnes en 1995 à 5 millions de tonnes cette année.

Pourtant, le problème de base est que les dirigeants chinois ont la tâche de maintenir les prix céréaliers assez hauts pour encourager les agriculteurs à rester à la campagne, tandis que le salaire moyen augmente dans les villes. Une forte migration rurale est donc à envisager. Au Japon par exemple, le gouvernement n’a cessé de subventionner les prix des céréales. La question est de savoir si la Chine du fait de sa taille, est capable d’en faire autant. J’en doute. Il y a déjà un débat à Pékin quant à savoir si le prix des céréales n’est pas trop élevé et si ce n’est pas une politique trop coûteuse. Néanmoins, la Chine va continuer à perdre des terres arables. Par exemple je regardais récemment des chiffres concernant la construction d’un aéroport dans la province du Guangdong de 16 000 hectares, qui selon moi, va certainement être construit sur des terres cultivables. Chaque province en Chine agrandit son aéroport international, ou en construit un nouveau. Quant à l’idée de mettre l’accent sur le système de transports routiers, elle est vivement critiquée par certaines personnes en Chine même. On peut voir certains signes prouvant que la Chine commence à prendre de la distance vis-à-vis de ce projet de développement d’un vaste système de transports routiers, en raison de l’importance des terres arables. Les problèmes rencontrés par le gouvernement chinois sur cette question sont donc bien réels, et ce dernier commence à prendre conscience de la difficulté de répondre à l’augmentation de la demande en céréales dans le futur, en raison de la diminution des surfaces cultivables et de l’eau disponible pour l’irrigation.

JPC : Pensez-vous que la production céréalière peut augmenter si le gouvernement chinois poursuit ces efforts ?

LB : Je pense que le fait d’augmenter le prix d’achat des céréales a eu un effet sur la production, mais il s’agit d’un encouragement ponctuel. Pour reprendre l’exemple du Japon, on constate que la production des champs de riz n’a pas augmenté au cours des 13 dernières années, bien que le support financier du gouvernement à cette culture soit six fois supérieur à la moyenne mondiale. La raison est qu’il existe une limite que les agriculteurs ne peuvent pas dépasser. Ils utilisent déjà les meilleures variétés de riz, et les meilleures technologies. Je pense que la Chine va dans la même direction, à savoir que quel que soit le soutien du gouvernement au prix des céréales, cela n’aura qu’un effet très limité sur la production. Une des faiblesses de l’analyse du gouvernement chinois est que celui-ci n’a pas à l’esprit les limites physiologiques qui commencent déjà à être atteintes dans le domaine agricole, à l’instar du Japon avec le riz, ou des Etats-Unis avec le blé.

JPC : D’après vos estimations, la production céréalière en 2030 sera égale à la moitié de celle de 1996. Est-il possible que la production céréalière chinoise diminue autant ?

LB : Les projections établies dans mon analyse stipulent que la Chine continuera de perdre des terres arables au même rythme que dans la première moitié des années 90. Mais je pense aussi que les autorités chinoises ont tenté de ralentir cette tendance : au Guangdong par exemple, l’administration a interdit la construction de nouveaux terrains de golf. Le but de mon analyse n’est donc pas de prédire l’effondrement de la Chine, mais plutôt de leur faire savoir que si les tendances actuelles persistent, la Chine va au devant de sérieux problèmes. Je pense de toute façon que la Chine va au devant de très sérieux problèmes quoi que les dirigeants fassent, mais ils ont les moyens de les atténuer dans une certaine mesure.

JPC : Quel fut l’impact de votre livre sur les responsables chinois ? Pensez-vous que vous les avez réveillés ?

LB : Effectivement, l’augmentation de l’aide de l’Etat au prix des céréales, et les prêts aux agriculteurs sont de bons exemples, mais je ne pense pas pouvoir m’attribuer la paternité de ces mesures, parce que la situation était déjà là avant mon analyse. Mais peut-être que le processus de prise de conscience des Chinois a été accéléré par mon analyse. Je sais qu’elle a circulé dans les différents bureaux du gouvernement, et je dois certainement être plus connu en Chine qu’aux Etats-Unis. Il est clair que mon analyse a clairement influencé les dernières recherches sur l’environnement en Chine. On m’a également rapporté que Jiang Zemin et Li Peng l’avaient lue.

JPC : Le gouvernement chinois prétend que la surface totale des terres arables en Chine continue d’augmenter pour atteindre 120 millions d’hectares en 1995 contre 109 millions en 1994. Nous savons que d’importantes surfaces ont été perdues autour des villes, qui sont en expansion constante ; cependant de gros efforts ont été réalisés pour étendre les surfaces cultivables dans d’autres régions. Entre 1990 et l’an 2000, le gouvernement chinois a prévu d’aménager 330 000 hectares supplémentaires chaque année, ce qui permettrait un gain total de 13 millions d’hectares. De plus, les autorités locales ont tendance à volontairement sous-estimer les surfaces cultivées, jusqu’à 25 % selon les experts. Quelle est votre appréciation des efforts fournis, et quelle est selon vous la situation réelle de l’étendue cultivable ?

LB : Les Chinois pensent que la surface des terres arables est en fait 30 % supérieure aux chiffres officiels, et je pense que c’est effectivement le cas, les informations fournies par les satellites américains le confirment. Mais pour moi, cela ne change en rien les données du problème : la Chine perd toujours une partie importante de ses terres arables à un moment où la demande alimentaire augmente rapidement et des efforts sont faits de la part des autorités pour défricher de nouvelles surfaces. Mais ces nouvelles terres sont dans leur grande majorité à faible rendement. La plupart des bons sols sont déjà utilisés, parce qu’il y a eu une telle contrainte sur l’utilisation des terres, et cela depuis longtemps. Les terres qui peuvent être récupérées doivent être irriguées, ou aménagées en terrasses à flanc de montagne, c’est pourquoi je ne vois pas là de gains substantiels en superficie cultivable.

JPC : Grâce à l’augmentation constante des revenus en Chine, l’alimentation de nombreux Chinois a évolué. En 1977, chaque Chinois consommait 8 kg de viande par an, en 1995, 32 kg par individu et par an, tandis que la consommation de céréales a, elle, diminué sensiblement au cours de la même période. Vous suggérez que cette tendance n’impliquera pas une disparition du danger de pénurie alimentaire en Chine, mais qu’au contraire, cela va augmenter la contrainte sur le marché mondial des céréales. Tout en gardant à l’esprit que le régime alimentaire chinois ne sera probablement jamais aussi riche en viande animale et en graisses que l’alimentation nord-américaine, pouvez-vous nous expliquer comment vous arrivez à de telles conclusions ?

LB : Aujourd’hui, la Chine consomme à peine plus de 300 kg de céréales par an et par personne. Taiwan en consomme environ 400 kg, l’Europe de l’ouest environ 565 kg, et les Etats-Unis sont proches de 800 kg (1). Il est très probable selon moi que la consommation de la Chine continue d’augmenter, jusqu’à 400 kg environ, avant de se stabiliser. Si l’on combine cette augmentation d’un tiers de la consommation avec l’augmentation de la population d’environ 400 millions d’individus, cela implique une hausse de 70 % de la demande par rapport à la demande actuelle. Selon moi, c’est cette hausse de la demande, ajoutée à la difficulté d’augmenter la production qui mèneront la Chine à être dépendante d’autres pays pour son alimentation. Une chose intéressante à observer est que la hausse de la production agricole chinoise s’est faite aux dépens des oléagineux, qui sont le second plus important produit de base. Pourtant, la demande chinoise en aliment pour bétail à base d’oléagineux et en légumes augmente de 4 à 5 % par an. Cette année, la Chine va probablement importer 40 % de ses besoins en huiles végétales et cela risque d’augmenter encore dans les années à venir, entraînant une dépendance croissante de la Chine pour ces produits. L’effort fait sur la production de céréales s’est fait au détriment des oléagineux et des huiles végétales. Ainsi, d’une manière ou d’une autre, la Chine va affecter la situation alimentaire du reste du monde.

La question de la raréfaction de l’eau est intéressante, car l’on voit que les autorités de Pékin ont interdit l’accès des réservoirs aux paysans parce que toute l’eau disponible dans la région est utilisée par la municipalité de Pékin. Si un pays limite l’irrigation des champs, il doit compenser les pertes en récoltes par l’importation de céréales : or, dans les faits, importer une tonne de céréales revient à importer mille tonnes d’eau. On voit donc se profiler une forte influence de la pénurie d’eau sur les flux commerciaux mondiaux de céréales, comme ce fut le cas avec la raréfaction des terres arables à d’autres moments de l’histoire.

JPC : La plupart des dirigeants chinois reconnaissent que la production céréalière, si elle veut satisfaire la demande, devra être complétée par des importations. En 1996 ces importations restaient limitées, comme vous l’avez mentionné. Les estimations chinoises prédisent que vers l’an 2000, la Chine importera annuellement entre 35 et 45 millions de tonnes, ce qui représentera une partie non négligeable des exportations céréalières mondiales. Cela risque-t-il de poser des problèmes à la Chine et au reste du monde ?

LB : Il est intéressant de noter que le gouvernement chinois reconnaît lui-même qu’il devra importer des quantités élevées de céréales dans un avenir proche. Pour la Chine, il ne s’agit pas de quantités très élevées, mais tout de même importantes en termes de commerce international. Si la Chine était le seul pays à importer des céréales, il s’agirait d’un problème relativement facile à gérer, du moins pour un temps limité. Le problème est que de nombreux autres pays augmentent leurs importations céréalières. L’Indonésie importe de plus en plus de blé, de maïs et de riz, tout comme l’Inde et la Malaisie. La Thaïlande est aujourd’hui importatrice de maïs, alors qu’il y a quelques années, elle était exportatrice. Des pays comme le Pakistan, l’Iran, le Nigeria, l’Algérie, l’Egypte et le Mexique font tous face à de sévères pénuries en eau, à une époque de développement économique et de croissance démographique. Il existe tant de pays désireux d’augmenter leurs importations en céréales, mais si peu de pays pouvant augmenter leurs exportations. Le Canada et l’Australie sont limités par le bas niveau des précipitations. On parle du Brésil, mais ce pays est devenu le plus grand importateur de céréales dans le monde occidental. Si le Brésil réussit à améliorer sa situation agricole, il pourrait redevenir autosuffisant. Mais il est exposé lui aussi à une demande intérieure en augmentation constante. Aux Etats-Unis, nos récoltes de céréales et la productivité de la terre n’augmentent que d’un pour-cent par an, mais notre population augmente au même rythme. Il nous est donc difficile d’augmenter nos exportations.

En ce qui concerne les stocks céréaliers, je pense qu’il va être difficile de les reconstruire parce que l’augmentation de la demande est trop importante : la population s’accroît chaque année de 80 millions d’individus, et le niveau de vie augmente sensiblement et rapidement en Asie. L’augmentation de la demande est énorme, mais la capacité d’augmentation de la production diminue. Certes, il est possible d’augmenter la production, notamment en Europe et en Argentine, mais il est de plus en plus difficile de l’augmenter suffisamment pour pallier l’augmentation de la demande. Et là encore, la question de l’eau devient de plus en plus une limite à la production. Des exemples montrent à quel point le problème de l’eau va abaisser notre capacité de production : l’Arabie Saoudite en est l’exemple le plus probant.

JPC : Vous avez indiqué qu’après avoir chuté au cours des 50 dernières années, le prix du blé a augmenté de 39 % au cours des trois dernières années. Entre 1995 et 1996, le prix du maïs a plus que doublé. Pensez-vous que des pays comme la Chine peuvent importer des céréales moins coûteuses, afin de pouvoir subvenir à leurs besoins ? Et selon vous, cette tendance à l’augmentation des prix va-t-elle se perpétuer ?

LB : Si notre analyse est réaliste et proche de la réalité, alors on peut conclure que la chute des prix des 50 dernières années est terminée. Le point le plus bas fut atteint en 1993, et à partir de cette année-là, le prix du blé a augmenté de 37 %, celui du riz de 30 %, et encore plus pour le maïs. Je prévois que les prix des céréales vont continuer d’augmenter à l’avenir, pas forcément chaque année, parfois ils pourront baisser, mais à long terme, nous allons subir une hausse significative. Sur ce point, mon analyse diffère complètement de celle des experts de la Banque Mondiale et de la F.A.O., qui prédisent un déclin continu des prix jusqu’en 2010. La différence fondamentale entre ces experts et moi, est qu’ils ne tiennent pas compte des limites physiologiques auxquelles les récoltes de céréales sont soumises, tout comme ils négligent l’importance du facteur hydrologique dans une éventuelle hausse de production. L’eau sera, à mon avis, la question principale de l’agriculture mondiale de la décennie à venir, cette question est à notre époque très largement sous-estimée.

JPC : Mais la Chine pourrait suivre un autre raisonnement. Au lieu d’investir à des coûts de plus en plus élevés dans son agriculture, elle pourrait se contenter d’augmenter ses importations céréalières, et en même temps augmenter ses exportations de biens manufacturés, pour amasser les devises nécessaires à ses importations.

LB : C’est exactement ce que le Japon, Taiwan et la Corée du Sud ont fait, et avec un grand succès. Mais je doute fortement que la Chine puisse faire la même chose, tout simplement à cause de sa taille. De plus, le Japon était en plein processus d’industrialisation, et lorsqu’il a eu besoin de se tourner vers l’extérieur pour satisfaire sa demande intérieure en céréales, le monde produisait des surplus. Mais les circonstances auxquelles doit faire face la Chine sont différentes, et le monde n’a plus d’excédents de céréales. Une autre raison m’a poussé à faire cette analyse : les gouvernements d’autres pays réalisent eux aussi que nous ne disposons plus d’excédents, et que donc la baisse des prix est révolue. Notre avenir pourrait être bien différent de notre passé. Ici encore, mon opinion diffère totalement de celle des économistes de la Banque mondiale, qui prétendent que l’avenir sera une projection du passé. Je ne le pense pas, nous allons vers une nouvelle situation, et il serait préférable que les gouvernements le reconnaissent le plus tôt possible.

JPC : La Chine tient beaucoup à préserver son indépendance économique, en particulier vis-à-vis des Etats-Unis. Pour cette raison, la Chine a fait l’acquisition de grandes parcelles de terres arables dans des pays étrangers, pour une utilisation agricole, comme au Brésil. Pensez-vous que ce genre de mesure puisse alléger la dépendance agricole de la Chine ?

LB : J’ai effectivement lu des rapports de plusieurs pays concernant ces achats de terres arables. Cela signifie que le gouvernement chinois reconnaît que la Chine est aux prises avec un problème de surface exploitable. Il s’agit d’ailleurs d’une tendance mondiale : George Soros a fait l’achat de 400 000 hectares de terres agricoles en Argentine, parce qu’il pense que le prix de la terre et celui des céréales vont augmenter à l’avenir, et il tient à tirer parti de cette augmentation. Cela montre à quel point certaines personnes, et parmi elles quelques-uns des investisseurs les plus avisés, commencent à partager les conclusions de mon analyse sur l’avenir de la question alimentaire.

JPC : Vous avez mentionné la possibilité d’une pénurie alimentaire mondiale aux alentours de l’an 2030. Quel serait l’impact d’une telle crise ? La guerre ?

LB : Une crise alimentaire surviendra bien avant l’an 2030. Cela pourrait survenir n’importe quand. Je pense que la prochaine mauvaise récolte mondiale pourrait déclencher une hausse assez rapide des prix alimentaires, et il sera difficile de les ramener à leur niveau initial. Il a souvent été avancé que les prochains conflits au Moyen-Orient auraient pour cause la question de l’eau, et non pas celle du pétrole. C’est effectivement une possibilité, mais les guerres autour de la question de l’eau risquent plutôt de survenir dans les pays producteurs de céréales. La réelle confrontation aura lieu sur la question des céréales. La raison pour laquelle l’eau est si importante est qu’elle est indispensable à l’irrigation des champs céréaliers. On peut déjà voir des signes précurseurs. Nous avons suivi, depuis un certain temps déjà, l’expansion rapide du commerce international, la globalisation croissante de l’économie et la baisse du déficit fiscal de nombreux pays, on constate donc que les indicateurs économiques sont à la hausse.

Cependant, les indicateurs environnementaux, eux, ne cessent de se dégrader. Un jour ou l’autre, nous allons devoir réconcilier ces deux indicateurs, parce que l’économie mondiale dépend d’un système de protection de l’environnement. Selon moi, l’agriculture va être le secteur qui va réconcilier ces tendances divergentes. Cela se fera sous la forme d’une hausse des prix des céréales, qui mènera à une instabilité politique dans les pays du Tiers Monde, et dans les villes du Tiers Monde tout particulièrement. Cette instabilité pourrait perturber la croissance économique, toucher les bénéfices des entreprises multinationales, ralentir la performance des marchés boursiers, et affecter la stabilité du système monétaire international. Ce jour-là, les problèmes des pauvres deviendront ceux des riches. Jusqu’à présent, la majorité d’entre nous, dans l’Occident prospère, ne se sont guère inquiétés du prix des denrées alimentaires, pour la simple et bonne raison que nous ne dépensons qu’une fraction mineure de notre revenu pour l’alimentation. Mais également parce que nous n’achetons pas les matières premières à l’état brut : nous achetons du pain de mie, qui aux Etats-Unis coûte un dollar, et contient dix cents de blé. Si le prix du blé double du jour au lendemain, nous payons dix cents de plus, ce qui ne représente pas une dépense faramineuse. Mais pour les 1,3 milliard d’individus qui vivent avec un dollar par jour, et moins parfois selon les estimations de la Banque mondiale, le doublement du prix du blé serait une véritable catastrophe. Lorsque l’on vit avec un dollar par jour, on n’achète pas de pain, mais plutôt du blé que l’on moud soi-même, ou du maïs, ou du riz que l’on consomme directement. C’est là que je vois un lien grandissant entre la détérioration de l’environnement, l’érosion des sols, le réchauffement de l’atmosphère, l’assèchement des nappes phréatiques, la dégradation de la bio-diversité et la surexploitation des ressources maritimes. Je vois tous ces courants actuels converger vers le spectre d’une future pénurie alimentaire.

JPC : Le gouvernement chinois a fait d’immenses efforts, mais quelles autres mesures peut-il prendre pour ralentir les tendances que vous décrivez ?

LB : D’abord, je pense que le gouvernement doit continuer de promouvoir sa politique d’enfant unique, c’est une question cruciale. Ensuite, je pense qu’une des plus grandes faiblesses dans l’effort de développement qui a été fait concerne l’efficacité de l’utilisation de l’eau. Les Chinois ont toujours tendance à considérer l’eau comme une ressource naturelle gratuite malgré sa raréfaction. Les utilisateurs ne sont pas facturés très cher, parfois pas du tout. D’après moi, les autorités compétentes doivent améliorer leur gestion de l’eau. Il faut également que les technologies visant à économiser l’eau soient utilisées de façon généralisée.

D’après moi, les Chinois doivent également repenser totalement leur stratégie de transports, parce que s’ils continuent de mettre l’accent sur un système de transport basé sur l’automobile, la Chine va perdre de larges portions de terres potentiellement cultivables pour la construction d’autoroutes, de routes et de parkings, et je ne pense pas que la Chine puisse se le permettre.

Le gouvernement devrait aussi protéger les terres arables, par l’adoption de fortes taxes pour la conversion de terres arables en projets autres qu’agricoles, afin que quiconque songeant à utiliser ses terres arables pour autre chose que des projets agricoles soit amené à regarder autour de lui pour voir si d’autres portions de terres non-cultivables ne feraient pas aussi bien l’affaire.

JPC : Comment le gouvernement peut-il forcer les entreprises non-étatiques à respecter et appliquer les lois de protection de l’environnement ?

LB : Il s’agit là d’un grand défi. Une partie du problème est que le gouvernement ne dispose d’aucun mécanisme pouvant vraiment forcer ces entreprises à respecter les lois de protection de l’environnement. Aux Etats-Unis, nous disposons d’un système de surveillance assez efficace : les principales entreprises de grande taille doivent publier chaque année un rapport de leurs émissions de polluants dans l’atmosphère, rapport qui non seulement énumère, mais aussi quantifie les polluants. Cela nous permet d’avoir une idée précise des activités de ces entreprises. Il est assez difficile pour elles de falsifier leur rapport, parce que nous savons déjà ce que tel type de procédé industriel est supposé produire comme déchets toxiques. Or, il n’existe pas de telles mesures en Chine, ce qui fait du problème un défi majeur pour l’avenir.

D’autre part, l’assèchement partiel du Fleuve Jaune est inquiétant : de nombreuses industries en amont rejettent leurs déchets toxiques dans le fleuve, supposant qu’ils seront emportés jusqu’à la mer. Mais si, comme c’est le cas, le Fleuve Jaune n’atteint pas la mer pendant une partie de l’année, il y a fort à parier que ces déchets industriels finissent dans les nappes phréatiques. La protection des eaux souterraines va devenir un problème majeur et pourrait faire de la Chine un des premiers pays à avoir recours massivement à l’eau en bouteille pour l’usage humain, pour boire et pour cuisiner, tant les nappes phréatiques sont polluées.

JPC : Dans de nombreux cas, le gouvernement chinois a infligé des amendes aux industries les plus polluantes. Mais les entreprises concernées ont tendance à inclure ces amendes dans leurs coûts de production, et continuent de polluer. Que peut faire le gouvernement chinois pour lutter contre cette attitude ?

LB : Si les sociétés décident simplement d’inclure le coût de l’amende dans leurs coûts de production globaux, c’est parce que les amendes ne sont pas assez lourdes. La Chine est en train d’évoluer rapidement, en matière de pollution, vers une situation similaire à celle qui prévalait en Europe de l’est avant le début de la révolution politique. C’est quelque chose que le gouvernement chinois devrait prendre en compte. Une des raisons pour lesquelles les gouvernements d’Europe de l’Est ont perdu leur légitimité est qu’ils refusaient de s’occuper des questions environnementales, en particulier de la pollution, de telle sorte que les sociétés concernées ont réalisé que leur gouvernement ne pouvaient pas les protéger contre les effets de la pollution.

JPC : Pensez-vous que les entreprises d’Etat chinoises respectent mieux les lois de protection de l’environnement que les autres ?

LB : Il n’est pas certain que les entreprises d’Etat en Chine soient plus respectueuses de la loi que les autres. En fait, en Europe de l’Est et en Union soviétique, la plupart des entreprises étaient publiques et restaient incapables de lutter contre la pollution.

JPC : Quelle est votre opinion sur le projet du barrage des Trois Gorges ?

LB : La logique qui prévalait à l’époque de l’élaboration du projet des Trois Gorges est totalement dépassée aujourd’hui. Les alternatives, telle la production d’énergie éolienne sont beaucoup plus prometteuses que l’hydroélectricité. Les Chinois eux-mêmes ont fait l’inventaire des lieux possibles pour l’exploitation de l’énergie éolienne et savent maintenant qu’ils pourraient doubler leur production d’électricité en exploitant cette nouvelle ressource. Le projet des Trois Gorges défie le bon sens par les sacrifices qu’il demande, tels le déplacement de deux millions de personnes, et la superficie des zones inondées. Si j’avais été le Premier ministre de la Chine à l’époque, je n’aurais jamais approuvé un tel projet et aurais plutôt alloué des fonds à la construction d’un projet de déplacement de l’eau du Sud vers le Nord.

JPC : Est-ce que le gouvernement a été réceptif à votre analyse et coopère avec le Worldwatch Institute ?

LB : Le gouvernement chinois a été réceptif à notre étude bien que pas toujours de manière constructive. Mais cela tend à changer, et maintenant il prête plus d’attention à ce que nous disons. Plus il réagissait à nos analyses, plus il les critiquait, plus il devenait clair qu’il faisait face à un réel problème. S’il n’avait pas eu de problèmes, il aurait ignoré nos analyses. Je ne pense pas qu’un gouvernement ait prêté plus d’attention à nos recherches et à mon ouvrage Who Will Feed China ? que le gouvernement chinois. C’est extraordinaire, je n’aurais jamais pensé il y a trois ans que nous aurions pu attirer à ce point l’attention du gouvernement chinois sur la question alimentaire.

JPC : Lorsque vous identifiez le développement de l’automobile comme le principal danger pour les terres arables en Asie, voulez-vous dire que ni la Chine ni l’Inde ne devraient atteindre le même niveau de développement que l’Occident ? Ne serait-ce pas une injustice flagrante ?

LB : Pas du tout. Il y a un an, nous avons publié un article dans la revue World Watch qui comparait le développement de la Chine à celui des Etats-Unis. La principale conclusion de cet article était que la Chine allait démontrer que le modèle occidental de développement n’est pas applicable à la Chine, et par là même, à l’ensemble du monde en développement. Et dans un contexte d’économie globale, on s’apercevra rapidement que ce modèle n’est également pas viable dans le monde occidental, à long terme tout au moins.

JPC : Vous êtes en quelque sorte en faveur d’un retour de la Chine à un maoïsme à visage humain ?

LB : La question est de savoir comment résoudre le mieux possible la question de la mobilité. Il est clair que l’automobile et la vie urbaine ne sont pas compatibles. Nous avons publié des statistiques dans l’un de nos récents rapports qui indiquent qu’à Bangkok, l’automobiliste moyen passe 44 jours par an dans sa voiture, coincé dans les embouteillages. Cela devient ridicule ! A Londres aujourd’hui, la vitesse moyenne du trafic automobile n’est pas plus rapide qu’il y a un siècle, à l’époque des voitures à cheval, et pourtant d’énormes investissements ont été réalisés dans le système routier. Cela n’est pas très raisonnable. Les gouvernements ont commencé à prendre conscience de ce problème et nous commençons à observer un mouvement en faveur du transport ferroviaire et aussi vers l’utilisation de la bicyclette. Nous avons une situation aberrante aux Etats-Unis où il est mauvais pour la santé d’utiliser la bicyclette dans les villes, de telle sorte que les gens vont dans des clubs de sport pour s’exercer sur des vélos d’appartement pendant une demi-heure chaque jour. Quelque chose ne va pas dans ce système et nous devons le repenser. Une des leçons de l’expérience chinoise est que nous devons repenser notre système de développement d’une manière globale.

JPC : Vous avez souvent été critiqué pour votre pessimisme excessif. Vous avez été comparé à Malthus ou au Club de Rome qui, l’expérience nous l’a prouvé, avaient tort. En quoi êtes-vous différent d’eux ?

LB : J’espère que ceux qui pensent que je me trompe ont raison, mais sincèrement, j’en doute. La raison pour laquelle les travaux du Worldwatch Institute sont traduits dans trente langues est parce que ces travaux sont considérés comme utiles, notamment pour notre effort de compréhension du monde d’aujourd’hui. Nous sommes l’institut de recherche le plus en vue, pas seulement dans le domaine de l’environnement, mais dans tous les domaines, je pense, malgré le fait que notre équipe ne soit constituée que de quinze chercheurs. La raison pour laquelle notre State of the World devient rapidement un best-seller après sa parution est que la recherche effectuée est de valeur. La raison pour laquelle plusieurs hommes d’Etat dans le monde me demandent conseil est que notre recherche est utile. Il est intéressant de noter que notre State of the World a été sélectionné pour plus de 750 cours universitaires aux Etats-Unis. J’interprète cela comme une reconnaissance de la qualité de notre travail par le monde académique. L’ambition du Worldwatch Institute n’est ni d’être excessivement optimiste, ni inconsidérément pessimiste, mais le plus réaliste possible, car je pense que le réalisme est la seule base d’une bonne politique.