BOOK REVIEWS
Dossier : Quel avenir pour les entreprises d’Etat après le XVe Congrès ?Le XVe Congrès et la réforme de la propriété
Parmi les grandes réformes du secteur dEtat qui se sont succédé depuis 1978, il en restait une à laquelle les autorités ne sétaient pas encore attaquées : la réforme de la propriété. Celle-ci, en effet, est restée, jusquau dernier Congrès du Parti communiste, un sujet tabou. Certains pays de lancien bloc socialiste, comme la Hongrie ou lAllemagne de lEst, avaient eux aussi longtemps cherché à contourner le problème en essayant de transférer aux entreprises une plus grande autonomie de gestion. Mais la chute des régimes communistes a vite précipité ce type de réforme dans les poubelles de lhistoire. A des degrés divers, tous les pays dEurope de lEst et de lancienne URSS se sont depuis lancés dans de vastes programmes de privatisation. Le caractère incontournable de cette réforme semble désormais faire lunanimité (1). On peut alors se poser la question de savoir pourquoi le gouvernement chinois a mis si longtemps à prendre la décision de sattaquer au problème de la propriété. Les raisons qui expliquent la longue réticence des autorités chinoises sont intéressantes à analyser car elles éclairent les options qui ont été retenues récemment lors du XVe Congrès en matière de réformes de la propriété. La Chine semble une nouvelle fois opter pour une direction et un rythme différents du reste des pays de lancien bloc socialiste : on ne parle pas de privatisation massive, mais plutôt de la transformation des entreprises dEtat en sociétés par actions sur la base dun actionnariat dit coopératif (gufen hezuozhi), dun désengagement progressif de lEtat qui variera en fonction de la taille des entreprises, de la création de holdings financières (guoyou konggu gongsi) dépendantes des ministères centraux industriels, et enfin de la création de sociétés de gestion des actifs publics dépendant des municipalités (guoyou zichan jingying gongsi).
Aussi symboliques soient-elles, les récentes décisions du XVe Congrès sur la propriété traduisent bien, comme dans la plupart des réformes mises en place depuis 1978, la recherche dun compromis entre ce qui est tolérable dun point de vue politique, et les nécessités économiques. Il sagit également, comme nous le montrerons, dun compromis entre les différents acteurs et institutions autorisés à exercer un pouvoir dans le processus de réforme du secteur dEtat. Dans ce contexte, on sinterrogera pour savoir si les options qui sont issues du compromis du XVe Congrès en matière de réforme de la propriété seront susceptibles de répondre aux défis de la restructuration et de lassainissement du secteur dEtat. De multiples inconnues demeurent en effet sur la direction future des réformes et sur les différentes variantes locales qui risquent dapparaître. La réponse des différents acteurs et des institutions à ce compromis sera donc capitale pour atteindre les objectifs ambitieux qui ont été fixés à la réforme.
La lente émergence dun consensus politique chez les dirigeants
Durant les années 1980, la propriété dEtat a été considérée comme un des noyaux de lorthodoxie marxiste-léniniste sur laquelle est fondé le régime communiste chinois. Toucher à la propriété dEtat signifiait revenir sur un des piliers de la justification théorique du régime. Depuis le début des réformes en 1978, laile conservatrice du régime, et en particulier Chen Yun, veillait au grain. Sa théorie de « loiseau dans la cage » (niaolong) qui était élevée au rang didéologie officielle, stipulait que la propriété non-étatique (loiseau) devait être encadrée dans léconomie planifiée étatique (la cage). Laile réformatrice a donc plutôt cherché à contourner cet obstacle idéologique en ne posant pas dentraves au développement des autres formes de propriété (2). Cela ne veut pas dire pour autant quil ny a pas eu de débats sur la réforme de la propriété avant les décisions récentes du XVe Congrès. Plusieurs économistes, dont Li Yining ou Jiang Yiwei, avaient suggéré en 1986 dans le débat sur la réforme des prix, une transformation préalable de la propriété dans le secteur dEtat très proche de ce qui a été proposé récemment au XVe Congrès du Parti (3). Lancien secrétaire du Parti, Zhao Ziyang, avait dailleurs repris en partie cette proposition au moment du XIIIe congrès du Parti en 1987. La théorie du premier stade du socialisme quil y défendait lui permettait de proposer des entorses de taille à lorthodoxie marxiste-léniniste (4). Sa destitution après le massacre de Tiananmen, et la montée des conservateurs ont mis temporairement fin à la réforme, et la question de la propriété est retombée sous la chape de plomb de lidéologie conservatrice.
Il faudra attendre 1992-1993 pour que le problème soit de nouveau abordé de manière officielle. Durant cette période, apparaissent de nouveaux concepts comme celui de « désétatisation », ou de nouvelles classifications pour les entreprises dEtat, distinguant celles gérées par lEtat (guoying qiye) de celles où lEtat est propriétaire mais dont la gestion est indépendante (guoyou qiye ou guoyou minying qiye) (5). Ces avancées sémantiques peuvent bien évidemment apparaître futiles vues de lextérieur. Cependant, lapparition même de tels barbarismes dans le vocabulaire économique en Chine montrait quon pouvait une nouvelle fois discuter du problème. Le XIVe Congrès du Parti en 1992 avait de son côté largement insisté sur la clarification des droits de propriété (chanquan qingxi) (6). Parallèlement, avec la théorie de la hiérarchisation des aides de lEtat (priorité accordée aux 1000 plus grandes entreprises) développée en 1994, les autorités admettaient désormais ouvertement que lEtat puisse se désengager des petites et moyennes entreprises dEtat. La mort de Chen Yun dabord, puis celle de Deng Xiaoping vont lever un des derniers tabous idéologiques sur la question de la propriété. Avec Chen Yun disparaissait un des plus farouches défenseurs du statu quo sur la propriété publique. Enfin, la mort de Deng Xiaoping obligeait son successeur à un nouvel élan dans le processus réformateur afin de saffirmer dans la lutte pour le pouvoir. Certains économistes chinois comme Zhou Shulian, influents auprès des politiques, avaient déjà commencé dès le début de lannée 1997 à préparer le terrain en répondant aux derniers adversaires et en rappelant bien que la réforme de la propriété nétait pas nécessairement synonyme de privatisation (7). Les conditions politiques étaient donc réunies pour avancer officiellement sur la question de la réforme de la propriété dans le secteur dEtat.
Une situation financière et sociale pressante
Parallèlement, la situation financière des entreprises dEtat sétait considérablement dégradée par rapport aux années 1980. Le secteur dEtat est désormais présenté, par les autorités, comme un boulet financier et social. Celles-ci ne lésinent donc plus sur la diffusion des statistiques afin de construire un consensus sur la question de la réforme des entreprises dEtat. Ils reconnaissent officiellement que 50 % à 70 % des entreprises enregistrent des pertes (8). Celles-ci ont été multipliées par 10 en lespace de 10 ans, passant de 5,5 milliards de yuans en 1986 à 54,1 milliards de yuans en 1995, même si on assiste à une stabilisation à partir de 1992 (voir figure n°1). Les profits réalisés par les entreprises dEtat industrielles en 1995 représentent désormais à peine 1 % de ceux enregistrés dans lensemble de lindustrie chinoise. Par ailleurs, à la fin de lannée 1996, les autorités reconnaissaient que près de 35 000 entreprises dEtat avaient stoppé ou réduit considérablement leur production faute de commandes, provoquant un chômage technique pour 6,5 millions demployés (9).
Les autorités sont en fait préoccupées par trois phénomènes provoqués par la dégradation de la situation du secteur dEtat : la montée du chômage, les risques de déstabilisation du système financier, et le détournement des actifs dEtat. A chacun dentre eux, la réforme de la propriété est censée apporter une solution. Les deux premiers problèmes sont en fait intimement liés. Une des principales raisons de la montée de linflation en 1993 et 1994 reposait sur le mode de financement du déficit du secteur dEtat, notamment par laugmentation des subventions et des prêts accordés par la Banque populaire de Chine (qui fait office de banque centrale). Pour endiguer ces effets inflationnistes, les responsables de la politique monétaire ont décidé en 1994 de limiter les subventions, de réduire les investissements des entreprises dEtat voraces en crédits bancaires en augmentant les taux dintérêts, de réduire les prêts de la Banque centrale et daugmenter les financements par lémission dobligations dEtat auprès des ménages. La politique a porté ses fruits assez rapidement, et a été saluée par beaucoup comme une des seules stabilisations en douceur que la Chine ait été capable de réaliser depuis 1978. Cependant, la politique anti-inflationniste a eu pour effet daugmenter linsolvabilité des entreprises dEtat. Avant 1994, celles-ci couvraient leurs déficits et leurs besoins en capitaux circulants par les subventions et les crédits bancaires, comme cela se faisait avant 1990 dans les pays dEurope de lEst ou en URSS. Mais lorsque les subventions et les crédits bancaires ont diminué, les entreprises dEtat ne pouvaient plus couvrir leurs besoins en capitaux circulants. Dans une étude publiée en 1994, réalisée sur 124 000 entreprises dEtat industrielles et commerciales, les capitaux circulants représentaient 91,5 % des dettes des entreprises, montrant ainsi quune partie infime des capitaux circulants des entreprises était financée par de lautofinancement (10). On a donc assisté à la montée en flèche des dettes inter-entreprises ou triangulaires (sanjiaozhai), les entreprises étant incapables de régler leurs fournisseurs (pour une analyse statistique plus détaillée de ce phénomène, voir la rubrique « Statistiques chinoises » dans ce numéro). Parallèlement, les entreprises se sont également trouvées face à de graves difficultés pour financer la masse salariale (salaires, retraites et autres coûts liés à la protection sociale). Les licenciements étant encore fortement contrôlés, elles ont opté pour deux solutions : dans les entreprises encore viables, les dirigeants ont cherché à placer une partie des employés dans la catégorie des sureffectifs en les mettant en pré-retraite, ou au chômage technique, ce qui leur a permis de rogner quelque peu sur les salaires en attendant quun véritable système national de protection sociale ne prenne le relais ; pour les entreprises au bord de la faillite, les salaires et retraites ne sont tout simplement plus payés. Toutes ces sommes qui, si lon se trouvait dans un système capitaliste, devraient être auto-financées, manquent désormais de financements non-inflationnistes. Doù une montée de linsolvabilité du secteur dEtat avec, dans son sillage, la croissance des mauvaises dettes du secteur bancaire. Les dirigeants chinois ayant opté pour la lutte contre linflation, la seule stratégie viable à moyen terme repose désormais sur la poursuite de la restructuration des entreprises que les autorités espèrent accélérer avec la réforme de la propriété.
Enfin, celles-ci doivent faire face au problème du détournement des actifs dEtat. Dans ce dossier, le texte dAntoine Kernen sur la situation à Shenyang illustre ce qui se passe au niveau national : ventes ou cessions dactifs à des fins privées de la part de la bureaucratie ou des équipes dirigeantes des entreprises, vols de matières premières ou de machines, absence de comptabilisation ou sous-évaluations des actifs apportés par les entreprises dEtat dans la constitution des entreprises sino-étrangères, etc. Une étude menée sur 124 000 entreprises dEtat estimait le montant des détournements à hauteur de 11,6 % du total des actifs, soit une perte située entre 30 et 100 milliards de yuans dactifs chaque année, ou entre 2 % et 9 % des investissements en capital des entreprises dEtat (11). Ce problème est caractéristique des systèmes économiques socialistes où les droits de propriété sont traditionnellement mal clarifiés (12). En effet, dans ce contexte, les acteurs du secteur dEtat cherchent à valoriser les actifs dEtat dans le secteur non-étatique où les règles sont moins contraignantes et les retours sur investissement plus élevés. De ce point de vue, la réforme de la propriété peut constituer un préalable au règlement de ce problème, car elle oblige à une évaluation des actifs et à une clarification des droits de propriété.
Au total, on comprend comment, sous la pression de la situation financière du secteur dEtat, de linsuffisance des réformes antérieures et des changements intervenus dans la situation politique depuis la mort de Deng Xiaoping, la réforme de la propriété a pu émerger ces derniers mois comme la réforme prioritaire sur lagenda des autorités chinoises.
Les choix du XVe Congrès en matière de réforme de la propriété
Lencadré ci-contre donne un aperçu du contenu de la réforme de la propriété telle quelle apparaît au lendemain du XVe Congrès. Trois catégories de réformes, qui se rapportent à trois niveaux différents de lorganisation du secteur dEtat peuvent être distinguées : la transformation de la bureaucratie en charge des entreprises, le développement des sociétés de gestion des actifs dEtat au niveau local et enfin, la transformation des entreprises en sociétés par actions.
On remarquera cependant, comme dans la plupart des réformes mises en place depuis 1978, que les décisions avalisées lors dun congrès du Parti visent plutôt à officialiser, lorsque les conditions politiques le permettent, certaines mesures prises au niveau local. Depuis 1994 en effet, plusieurs expériences locales assez audacieuses se sont développées : la vente aux employés des petites entreprises dEtat de la ville de Zhucheng dans la province du Shandong, ou bien encore la création de sociétés de gestion des actifs dEtat à Wuhan, Shanghai et Shenzhen. Le XVe Congrès a plutôt donné le ton sur le plan idéologique en reconnaissant officiellement la nécessité de dégraisser les sureffectifs et de voir lEtat abandonner progressivement ses PME. Mais rien de véritablement nouveau na été annoncé sur le plan de la création institutionnelle. Certes, de nouvelles expérimentations locales devraient tester les nouvelles limites idéologiques fixées par le pouvoir, notamment concernant les privatisations complètes, et la vente dentreprises aux étrangers. Certaines villes sont déjà en train de prendre les devants comme Zhuhai dans la province du Guangdong, qui a accepté de voir des investisseurs étrangers prendre le contrôle dentreprises dEtat locales (14). Mais la Chine na annoncé formellement ni la création dune agence pour la restructuration industrielle, ni une privatisation massive par distribution de coupons donnant droit à lachat dactions, ni la création de fonds dinvestissements. Cest donc un grand pas pour la Chine par rapport aux réformes menées depuis 1978, mais qui en fait savère beaucoup plus limité quand on le compare à dautres expériences dans les anciens pays du bloc socialiste. Comme à son habitude, la Chine avance plutôt sur la base de compromis entre les acteurs qui sont autorisés à participer au processus décisionnel dans la réforme du secteur dEtat. Cela explique la politique des petits pas retenue au niveau national et les différences régionales dans la conduite de la réforme.
Chasses gardées et compromis : lagenda caché des acteurs les plus puissants du secteur dEtat
Les programmes de privatisation mis en place en Europe de lEst ou dans lex-URSS ont tous été influencés par la brusque transformation des régimes politiques. La privatisation sest imposée comme un des pendants de lavènement de la démocratie. Dans la période du romantisme démocratique qui a suivi la chute du communisme, on considérait que la privatisation allait favoriser léclosion dune société civile indépendante du pouvoir et laccession à la propriété économique pour le plus grand nombre. Très rapidement, cependant, au-delà de ces grands principes, chaque gouvernement a retenu des options assez différentes dans les programmes de privatisation. Les différences ne sexpliquent pas uniquement par des choix décontextualisés résultant dune comparaison entre les différentes techniques de privatisation et de leurs avantages respectifs. Elles sont aussi la résultante des rapports de forces entre les principaux protagonistes prenant part à la définition des programmes de privatisation. La Russie, par exemple, a été obligée de faire dimportantes concessions aux puissants lobbies des directeurs dentreprises, en privilégiant un actionnariat interne aux entreprises, alors que les principes de léquipe du président Eltsine en la personne de Gaidar et de Chubais, était plutôt pour une privatisation ouverte sur les investisseurs externes (15).
Ce type de compromis est plus susceptible de se développer dans le cadre dun régime politique totalitaire comme celui qui est en place aujourdhui en Chine. Les impératifs économiques peuvent être tout aussi pressants, mais la bureaucratie économique et les dirigeants dentreprises ont encore moins de comptes à rendre à la population. Le nombre des acteurs capables de faire entendre leurs voix est plus restreint, et paradoxalement, la hiérarchie administrative ne peut sappuyer sur la volonté populaire pour contrecarrer les stratégies de survie ou dexpansion des bureaucraties économiques et des dirigeants dentreprises.
Qui sont donc les acteurs du secteur dEtat chinois qui disposent dune influence dans le processus de réforme ? Quels sont leurs intérêts respectifs et comment vont-ils sagencer pour produire une réforme acceptable par tous ? Tout au sommet de la hiérarchie administrative, on trouve le Conseil des affaires dEtat, les grandes Commissions dEtat et le ministère des finances. La réforme de la propriété constitue à ce niveau le moyen privilégié pour répondre à plusieurs objectifs de caractère national. Elle est censée conduire à une accélération des restructurations industrielles. Celles-ci, comme nous lavons observé plus haut, devraient diminuer les menaces sur le système financier en réduisant les dettes des entreprises dEtat et supprimer les racines inflationnistes du financement du secteur dEtat, dautant que loption retenue dun actionnariat des employés devrait permettre de recapitaliser les entreprises en difficulté avec lépargne des ménages sans avoir recours à de la création monétaire (la fameuse « planche à billets ») qui relancerait linflation (crédits bancaires, subventions). La réforme de la propriété est également souhaitée pour stabiliser et améliorer le système fiscal. En clarifiant les droits de propriété, notamment sur les PME dEtat, elle permettra didentifier un propriétaire et dappliquer une fiscalité universelle, remplaçant le rapport de marchandage entre lentreprise et la bureaucratie qui prévaut aujourdhui. Ces institutions, et plus particulièrement le ministère des finances, espèrent également freiner lérosion des actifs dEtat que nous décrivions au paragraphe précédent, en les plaçant sous la responsabilité du bureau de Gestion des actifs dEtat (encadré n°1, niveau I). Par ailleurs, la réforme permettra également daccélérer la concentration industrielle et la formation de grands groupes industriels à caractère national dont toute la presse chinoise parle. Enfin, mais de façon accessoire, ces institutions réclament la réforme de la propriété afin de contribuer à une démocratisation des pouvoirs économiques.
La deuxième catégorie dacteurs comprend les ministères centraux de type industriel, hérités de léconomie stalinienne. Ceux-ci sont préoccupés par leur survie. En effet, la réforme de la propriété est susceptible à terme de conduire à une privatisation et donc à la négation de leur raison dêtre. Devant les difficultés à sopposer aux acteurs du premier niveau, les ministères industriels ont négocié une porte de sortie. Ils acceptent de voir diminuer leurs attributions et leurs effectifs en échange de la transformation dune partie du ministère en holding financière, ce qui leur permet de contrôler la majorité du capital des grandes entreprises dEtat du pays. Le Conseil des affaires dEtat a dailleurs fait des concessions sur ce point, en excluant, pour le moment, les plus grandes entreprises dEtat de la privatisation et en favorisant la création de grands groupes industriels qui devraient ainsi tomber sous linfluence des ministères industriels.
La troisième catégorie dacteurs regroupe les bureaucraties locales en charge des PME dEtat. Elles ont des objectifs communs avec le niveau le plus élevé de la hiérarchie administrative. En matière de fiscalité tout dabord puisque, depuis la réforme fiscale de 1994, elles conservent de manière exclusive une partie des revenus fiscaux, mais également concernant la formation de groupes industriels. Cela permet, en effet, le renforcement dentreprises dEtat locales qui vont tomber sous la responsabilité des sociétés locales de gestion des actifs dEtat. A limage des ministères centraux, elles ne peuvent sopposer aux conséquences issues de la privatisation, à savoir une rupture plus prononcée entre ladministration et les entreprises. Une partie des bureaucraties locales en charge des entreprises renoncent donc à leur pouvoirs, mais se voient en échange transformées en sociétés de gestion des actifs dEtat, ce qui leur permet de conserver un certain pouvoir de contrôle sur les entreprises et de développer des stratégies financières.
Enfin, la quatrième catégorie dacteurs regroupe les dirigeants des entreprises dEtat. La succession de réformes depuis le début des années 1980 leur a permis de récupérer une bonne partie des pouvoirs de gestion de lentreprise qui étaient impartis aux bureaux industriels au début des réformes. Toutes les études sur lautonomie des entreprises dEtat confirment ce phénomène (16). La réforme de la propriété doit être pour eux le moyen de conserver ce contrôle, voire de laméliorer. Parmi les acteurs situés à lextérieur de lappareil dEtat, ce sont les seuls qui disposent dun véritable pouvoir dinfluence sur le contenu de la réforme. Les ouvriers sont en effet très largement exclus de ce processus. La puissante association des entreprises dEtat (Zhongguo qiye guanli xiehui) qui dépend directement du Conseil des affaires dEtat et de la Commission dEtat au Plan, et qui a le vice-premier ministre (et futur premier ministre) Zhu Rongji pour conseiller, sert de relais au lobby des directeurs dentreprises dEtat. Ceux-ci sont donc systématiquement consultés et associés aux grandes décisions sur la réforme de lentreprise dEtat (17). Ils ont cependant beaucoup à perdre dans un processus de privatisation. Le contrôle de lentreprise pouvant échoir à un investisseur extérieur ou à une coalition demployés hostiles, ces derniers peuvent, par le biais du conseil dadministration, remplacer les dirigeants actuels. Ces derniers vont alors, comme dans beaucoup dex-pays socialistes, faire un lobby pour que loption de lactionnariat des employés soit retenu. Celle-ci leur permet davoir une façade démocratique qui fait écho à une préoccupation de léchelon le plus haut de ladministration, mais surtout de sassurer du contrôle sur lentreprise. Dans un actionnariat de ce type, comme cest le cas en Russie, le pouvoir dans les conseils dadministration a été récupéré par les directeurs dentreprises (18). Plusieurs raisons sont à lorigine de ce phénomène. Les ouvriers ne sont pas organisés, notamment en raison de la faiblesse des syndicats, ce qui les empêche dagir de manière coordonnée dans les conseils dadministration. Les dirigeants dentreprises disposent également de plusieurs moyens de pression sur les ouvriers : menaces de licenciement ou de rétorsion, rétention dinformations sur la situation de lentreprise, accès limité aux documents attestant la répartition de la propriété. Il ny a aucune raison pour que la situation soit différente en Chine. Cependant, lintérêt de la réforme de la propriété ne sarrête pas là pour les dirigeants dentreprises. Nous avons décrit plus haut la lente érosion et le détournement des actifs dEtat depuis le début des années 80. Or, dans ce domaine, les dirigeants dentreprises avec laide des bureaucrates locaux ont été particulièrement actifs (19). De ce point de vue, la clarification des droits de propriété en leur faveur leur permet dofficialiser toutes les filiales quils ont créées ou aidées à créer en dehors du secteur dEtat de manière plus ou moins légale, et dagencer le tout dans une structure de groupe de type holding financière. Quand ils ont besoin de laccord des bureaucraties locales, la réforme de la propriété permet, là encore, de négocier cet accord avec eux en échange dune part de capital dans ces structures financières. On risque même de voir se renforcer les intérêts communs entre les dirigeants dentreprises et les nouvelles sociétés locales de gestion des actifs dEtat qui agissent pour le compte des gouvernements locaux.
Au total, ce rapide détour par les intérêts et les stratégies des acteurs ayant un pouvoir dans la refonte du secteur dEtat permet de mieux comprendre les choix du XVe Congrès, le désengagement de lEtat dans les petites entreprises (zhuada fangxiao), la promotion du système dactionnariat coopératif (gufen hezuozhi), et surtout pourquoi certaines options, comme la privatisation massive, ont été systématiquement écartées. Ce détour permet également de comprendre les demandes des gouvernements locaux pour conduire avec une relative autonomie la réforme de la propriété des PME dEtat dont ils ont la responsabilité. A ce stade, il convient cependant danalyser si ce compromis issu du XVe Congrès est en mesure de répondre aux défis de la restructuration des entreprises et de lassainissement du secteur dEtat.
Des effets limités sur les restructurations industrielles ?
Un des objectifs majeurs de la réforme de la propriété est bien de pousser les entreprises dEtat à une restructuration de leurs activités. Dans les textes décole en économie, la clarification des droits privés de propriété est considérée comme une des principales incitations à la poursuite de performances optimales pour une entreprise, et donc à leur restructuration quand elles sont en difficulté. Le système de lactionnariat coopératif et du désengagement de lEtat dans les PME retenu au XVe Congrès, sappliquera de manière différente selon les entreprises. On peut donc essayer danalyser ce compromis qui va inciter à des restructurations en distinguant les entreprises selon leur taille et la structure de leur actionnariat.
Un impact limité sur les grandes entreprises dEtat
LEtat a annoncé à plusieurs reprises quil conserverait une majorité des actions dans les grandes entreprises, et que celles-ci se verraient attribuer un ensemble de ressources pour accélérer leur restructuration. A lintérieur de cette catégorie, il convient dopérer une distinction entre les entreprises qui vont rester dans le domaine de lutilité publique, et celles qui vont devoir opérer dans un environnement concurrentiel. Par exemple, parmi les 57 groupes industriels formés sur décision du Conseil des affaires dEtat de 1991 (63 nouveaux groupes viennent dêtre ajoutés à cette liste au début de cette année) et qui sont toutes de grandes entreprises dEtat, on trouve six entreprises spécialisées dans la production dénergie électrique (20). Ces entreprises vont rester sous le contrôle étroit de lEtat et des ministères centraux industriels réorganisés en groupe ou en holding financière (voir encadré, niveau I). Ces entreprises névolueront pas dans un environnement concurrentiel et disposeront dune latitude très faible dans la fixation des prix, de la production et de leurs investissements. Les restructurations seront donc effectuées par lEtat, ce qui nous rapproche de la problématique dentreprises publiques similaires à lEDF ou la SNCF en France. Bien quelle ait un besoin urgent dêtre restructurée, cette catégorie dentreprises ne devrait pas sentir réellement linfluence des réformes de la propriété, si ce nest peut-être une amélioration dans larticulation du processus décisionnel avec les ministères centraux (21).
En ce qui concerne les grandes entreprises dEtat qui vont évoluer dans un environnement concurrentiel (automobile, sidérurgie, chimie), il apparaît bien difficile, là aussi, de voir comment la réforme de la propriété va pouvoir influencer directement leur restructuration. LEtat va en effet rester de loin le principal actionnaire, et les circuits décisionnels seront certainement encore très largement contrôlés par la bureaucratie économique. Les ministères centraux, par lintermédiaire de leurs nouvelles holdings financières (voir encadré), vont maintenir leur chasse gardée sur ces entreprises (22). Tout au plus vont-elles pouvoir bénéficier du désengagement financier de lEtat dans les petites et moyennes entreprises. LEtat pourra concentrer toutes ses ressources affectées au secteur dEtat sur un nombre plus restreint dentreprises. Cela peut constituer un point positif si les signaux envoyés par lEtat sont clairs. Ces nouvelles sommes devront être consacrées à la restructuration et non pas considérées comme des subventions reconductibles chaque année, comme cest le cas actuellement. De ce fait, on a certainement plus à attendre de la politique de la concurrence que des réformes de la propriété pour cette catégorie dentreprises, notamment louverture du marché intérieur aux importations et aux entreprises étrangères produisant sur le territoire chinois. Il serait également opportun dans ce contexte que lEtat fasse savoir à ces entreprises quil serait prêt à les privatiser dans une étape ultérieure de la réforme, afin de conforter la modification des signaux quil souhaite envoyer aux entreprises.
Quel rôle pour les sociétés locales de gestion des actifs dEtat dans les PME dEtat ?
Pour les petites et moyennes entreprises où lEtat va rester majoritaire, il faudra observer le rôle des sociétés locales de gestion des actifs dEtat qui détiennent le pouvoir dans les conseils dadministration des PME dEtat. Sur le papier et dans les interviews que nous avons menées auprès de ces sociétés dans les villes de Wuhan et de Hangzhou, elles affirment vouloir remplir un rôle important dans les restructurations industrielles. A Wuhan par exemple, la seule société de gestion des actifs dEtat qui opère actuellement dans la région, a censuré six équipes dirigeantes dans les entreprises parmi les 24 quelle contrôle (23). Elle a également facilité des regroupements industriels en se désengageant du capital de certaines entreprises et en rachetant dautres entreprises afin de renforcer la stratégie industrielle des entreprises quelle contrôle.
Cependant, il est encore difficile de savoir si elles vont se transformer en de véritables agences de restructuration industrielle à limage de ce qui sest passé en Allemagne de lEst avec la Treuhandanstalt, qui a coordonné les privatisations et les restructurations industrielles jusquen 1994 (24). Ces sociétés conservent dans les entreprises beaucoup plus de pouvoirs quelles ne veulent bien lavouer, notamment sur le règlement de la concurrence locale, sur les questions de financements et des décisions stratégiques des entreprises. Il ne faudrait pas que ces sociétés correspondent simplement à un « changement denseigne » (huan paizi), et que les anciens bureaux industriels continuent à agir plus ou moins de la même manière sous couvert de leur nouvelle identité institutionnelle. De ce point de vue, lexpérience menée à Shanghai soppose à celle de Wuhan. Christopher MacNally a recensé la création de 31 sociétés de gestion des actifs dEtat pour la ville de Shanghai dont la majeure partie sont danciens bureaux industriels. Leur mission de gestion des actifs dEtat est limitée à un secteur industriel particulier, très proche des attributions sectorielles précédant leur transformation en sociétés de gestion des actifs dEtat. Shanghai a donc été très rapide dans la création de ce type de sociétés, mais la compartimentation sectorielle existante et la nature des interventions incitent à émettre quelques réserves sur le degré dinnovation institutionnelle quelles représentent. Sur ce plan, lexpérience de Wuhan peut constituer un modèle alternatif pour les autres municipalités chinoises. Wuhan a avancé beaucoup plus lentement puisquelle na créé à ce jour quune seule société de ce type ; le gouvernement municipal prévoyait den créer une deuxième avant la fin de lannée. Cependant, les actifs des 24 entreprises dEtat que cette société contrôle ne sont pas limités à un seul secteur industriel. La période de gestation de la société a été beaucoup plus longue dans la mesure où il a fallu convaincre les différents bureaux industriels de la municipalité de renoncer à la gestion de certaines entreprises. Mais il semble, à première vue, quelle constitue une expérience importante visant à briser les compartimentations administrato-industrielles qui ont longtemps bloqué la Chine dans la réforme des entreprises dEtat. Les dirigeants de la société de gestion des actifs dEtat de la ville de Wuhan reconnaissaient cependant que, jusquà présent, la partie avait été relativement facile à jouer, dans la mesure où les 24 entreprises quelle contrôle sont en bonne santé financière et dotées dun appareil de production assez moderne. Or Wuhan, comme beaucoup de villes chinoises de lintérieur, est sévèrement touchée par la crise du secteur dEtat. Les dirigeants de la société de gestion des actifs publics de Wuhan sattendent à beaucoup plus de difficultés lorsquil sagira de restructurer des entreprises dEtat moins performantes (25).
Parallèlement, il faudra également observer comment seront utilisées les sommes dégagées par la vente des actifs dEtat dans les petites et moyennes entreprises. Cest là un point crucial dans lavenir des restructurations. Il sagit en effet de savoir si les sociétés de gestion des actifs dEtat vont privilégier une stratégie industrielle ou plutôt financière. Si la cession dactifs dEtat sert à recapitaliser des entreprises et à les restructurer, on peut alors penser que leur rôle sera positif. Ces sociétés disparaîtront delles-mêmes au fur et à mesure de la cession des actifs et des restructurations, toujours à limage de la Treuhandanstalt en Allemagne de lEst qui a été dissoute fin 1994 lorsque toutes les entreprises dEtat ont été capitalisées. Si, au contraire, ces sociétés privilégient des stratégies financières, on peut sinterroger sur leur rôle dans les restructurations industrielles. Quentend-on par stratégie financière ? Ces sociétés pourraient utiliser les cessions dactifs pour se constituer un portefeuille de valeurs et le faire fructifier. La Société de gestion des actifs de la ville de Wuhan a déjà créé une filiale qui possède des participations parallèles à la société mère : une entreprise dEtat déquipement automobile récemment transformée en société par actions, et qui est contrôlée majoritairement par la société de gestion des actifs dEtat de la ville de Wuhan, voit également une partie de son capital contrôlé par la propre filiale de la société de gestion des actifs dEtat de la ville de Wuhan. Celle-ci souhaiterait pouvoir faire coter sa filiale sur la bourse à Hong Kong ou à Singapour (26). Certes, les stratégies industrielles et financières ne sont pas forcement antagonistes. On peut imaginer les sociétés de gestion des actifs dEtat évoluer vers des institutions semblables aux fonds dinvestissements comme dans certains pays dEurope de lEst. A savoir que dans une étape ultérieure de la privatisation, les employés des entreprises dEtat pourraient vendre leurs actions à ces sociétés ; celles-ci auraient alors intérêt, dans lobjectif de maximisation de la valeur de leur portefeuille dactions, à inciter les entreprises quelles contrôlent à se restructurer. Cependant, on peut craindre le développement rapide de comportements financiers opportunistes de la part des sociétés de gestion dactifs dEtat, des comportements qui se feraient aux dépens des restructurations industrielles. Or sur ce plan, plusieurs éléments sont inquiétants dans le développement actuel des sociétés de gestion des actifs dEtat. Lenvironnement juridique est mal défini, notamment en ce qui concerne le contrôle de leurs activités. Elles disposent en fait dune grande autonomie, et le contrôle opéré au niveau national par le Bureau de gestion des actifs dEtat est difficile à exercer compte tenu du nombre croissant des municipalités susceptibles de créer ce type de sociétés. Ce sont donc les intérêts locaux qui risquent de primer avant tout. Les cadres de ces sociétés sont tous issus des anciens bureaux industriels ou des commissions économiques locales. Elles risquent en fait de se développer très rapidement à limage des sociétés para-bureaucratiques créées à la fin des années 1980 sans véritables moyens juridiques et institutionnels permettant la supervision de leurs activités. Par ailleurs, la perspective de voir se développer une coordination au niveau national de ces sociétés de gestion des actifs dEtat est également très maigre, ce qui est inquiétant pour le processus de concentration dont a besoin lindustrie chinoise et pour le transfert de capitaux tirés de la cession dactifs vers les régions sévèrement touchées par la crise du secteur dEtat. Enfin, elles semblent également se désintéresser de la question du reclassement des sureffectifs, et laissent lentière responsabilité sur le dos des entreprises et des employés. Au total, il faudra donc suivre avec attention lévolution de ces sociétés et notamment leurs contributions concernant les restructurations industrielles.
Une structure de lactionnariat peu propice aux restructurations
En ce qui concerne enfin les PME dans lesquelles lEtat va se désengager, il semble que lon se dirige vers un actionnariat dinsiders locaux : les dirigeants et les employés des entreprises principalement, et de manière résiduelle, les gouvernements locaux représentés par les sociétés locales de gestion des actifs dEtat, et enfin des personnes morales avec soit des entreprises collectives, soit des institutions liées à la bureaucratie locale en général. Ce genre de structure dactionnariat confère le pouvoir aux dirigeants dentreprises, même lorsque les employés détiennent la majorité du capital. On se retrouve ainsi dans une situation peu propice aux changements comme le montrent les expériences de privatisations menées en Russie depuis 1992 (27). Certes, certains chefs dentreprises sont très capables et peuvent profiter de leur nouvelle autonomie vis-à-vis de ladministration pour déclencher des réformes audacieuses dans lentreprise. Cependant, la plupart des PME dEtat, qui sont le plus touchées par la crise, ont besoin dune expertise externe qui se négocie généralement par une prise de participation, soit minoritaire soit majoritaire, dactionnaires qui ne font pas partie de lentreprise. Dans beaucoup de pays dEurope de lEst et en Russie, on a misé sur des entreprises étrangères avec plus ou moins de succès. Mais cet actionnaire extérieur peut également être un investisseur intérieur, une banque, un fond dinvestissement, une autre entreprise opérant dans le même secteur ou une holding financière. Limportant est que cet actionnaire dispose dune expertise et quil soit bien résolu à dynamiser lentreprise. Or, les dirigeants dentreprises, qui sont ceux qui ont le plus à perdre, développent de multiples stratégies pour bloquer ces prises de participation de la part dun investisseur extérieur. Ils organisent des pressions sur les ouvriers afin quils ne revendent pas leurs actions à un investisseur extérieur, ils bloquent les augmentations de capital, ou si une augmentation est nécessaire, ils font en sorte de racheter la majeure partie des nouvelles actions émises.
De multiples exemples dans la presse chinoise illustrent déjà limpatience dont font preuve des chefs dentreprises pour prendre le contrôle définitif de leur entreprise (28). Par ailleurs, comme signe aggravant, à lexception des entreprises cotées en bourse, les ouvriers ne sont pas autorisés à revendre leurs actions à lextérieur de lentreprise. Les syndicats non-officiels sont bannis et les employés sont dans un rapport de force beaucoup plus défavorable que dans les pays dEurope de lEst en ce qui concerne la défense de leurs droits. La loi sur les sociétés de 1994 constitue un pas en avant dans la constitution dun environnement juridique plus transparent pour le respect des droits des actionnaires, mais comme tous les textes juridiques votés en Chine, le problème réside dans leur application au quotidien. Les recherches menées sur les entreprises dEtat qui ont été transformées en sociétés par actions avant le XVe Congrès, indiquent beaucoup dinsuffisances : absence de diffusion dinformations par les entreprises sur leur situation financière, non-respect des droits des actionnaires minoritaires, prises de décisions sans consultation des actionnaires. De manière générale, les conseils dadministration sont des véritables chambres denregistrement de décisions prises par les chefs dentreprises en consultation avec les bureaucrates locaux (29). On se trouve donc dans un environnement où les coûts de transaction pour un investisseur potentiel dans une PME dEtat en Chine sont encore très élevés. Cela est particulièrement vrai pour les investisseurs étrangers qui, mis à part quelques investisseurs hongkongais ou taiwanais bien introduits dans les bureaucraties locales, ont le sentiment quune prise de participation ne leur confère aucun pouvoir de contrôle dans lentreprise (30).
Les employés du secteur dEtat pris en otage
Enfin, une analyse des réformes de la propriété serait incomplète si on ne parlait pas de la situation des employés des entreprises dEtat. Ce sont ceux qui ont certainement le plus à perdre dans le compromis issu du XVe Congrès. Dans son discours, Jiang Zemin a dailleurs insisté à plusieurs reprises sur le fait que des sacrifices de leur part seraient nécessaires pour garantir un développement à long terme de léconomie. Cependant, lactionnariat des employés reste pour linstant un trompe-lil et ressemble plus à une épargne forcée quà un investissement volontaire dans des valeurs boursières. Même si dans les entreprises récemment transformées en sociétés par actions, les employés peuvent acheter à des conditions avantageuses, ils nont pour linstant pas le droit de revendre les actions à lextérieur de lentreprise. Il est dailleurs assez significatif dans les interviews que nous avons réalisées à Wuhan et à Hangzhou, que dans les quelques cas dentreprises qui ont été cotées à la bourse de Shanghai, les ouvriers ont vendu leurs actions dès les premiers jours de la cotation. Ils ont certes empoché un bénéfice, mais ils cherchaient surtout à retrouver leur épargne, quitte à la réinvestir de manière plus libre ensuite. Cest cependant le meilleur cas de figure qui puisse exister pour les employés. En effet, seul un nombre restreint dentreprises peuvent espérer être cotées à Shanghai, Shenzhen ou Hong Kong. Pour les entreprises les plus efficaces qui ne seront pas cotées en bourse, les employés pourront profiter des termes assez avantageux, dont ils ont bénéficié, pour lachat pour effectuer des plus-values en les revendant aux dirigeants des entreprises qui cherchent à verrouiller lactionnariat. Cependant, pour la grande majorité des entreprises qui sont dans une situation difficile, les gains financiers pour les employés sont beaucoup plus incertains. Cest leur épargne qui est en jeu. Lenvironnement dans lequel se déroule la vente des actions aux employés nest pas des plus transparent. On peut en effet sinterroger sur la possibilité quont les employés de refuser dacheter des actions de leur entreprise. Le pouvoir du Parti dans lentreprise sur les questions de personnel, les moyens de pression des dirigeants sur tout ce qui concerne les avantages procurés par lentreprise aux employés (logement, santé, retraites, etc.) et la perspective dêtre mis dans la catégorie des sureffectifs, constituent autant de moyens de pression sur les employés. Les autorités doivent être vigilantes sur ce problème afin de ne pas discréditer la réforme de la propriété. En effet, les premiers pas de la réforme actuelle de la propriété sont associés aux dégraissages des employés, à la diminution des avantages sociaux avec un appel à contribution pour financer les dépenses de santé, de retraite et de logement. Par ailleurs, les employés se sentent très largement exclus de cette redistribution de la propriété quils considèrent réservée à un nombre restreint dinitiés, composés de bureaucrates, de dirigeants dentreprises et de membres du Parti. Il est assez surprenant à cet égard que dans le rapport sur les inégalités en Chine, préparé par la Banque Mondiale, la question des inégalités issues du processus de privatisation nait été mentionnée que très brièvement (31), alors que ce type dinégalité a été ressenti de manière très forte dans dautres pays ex-socialistes (32). Les autorités devront donc essayer de garantir au mieux le droit des employés surtout dans les entreprises en difficulté. Dune part, dans une étape ultérieure de la privatisation, en établissant la possibilité pour les employés de revendre leurs titres sils le souhaitent, notamment en établissant des fonds dinvestissements et des centres plus ou moins formels déchange des actions. Dautre part, les autorités devront renforcer les droits des salariés dans la loi sur la faillite, en faisant en sorte de ne pas les reléguer au bas de la liste des créditeurs à rembourser.
Pour conclure, il semble bien que la Chine ne puisse se contenter dune réforme de la propriété telle quelle se profile au lendemain du XVe Congrès. Cest un premier pas important et une rupture idéologique de taille. On peut comprendre que pour des raisons dagenda politique et de compromis entre les acteurs puissants du secteur dEtat, elle veuille gérer des privatisations devenues inéluctables à un rythme et sous des modalités qui lui sont propres. Tous les anciens pays socialistes lon fait à des degrés divers. Mais elle devra dans une étape ultérieure améliorer lenvironnement juridique qui entoure le processus de privatisation : défendre les droits des actionnaires, contrôler lactivité des sociétés de gestion des actifs publics, accepter la création de fonds dinvestissements indépendants du pouvoir. LEtat en tant quactionnaire majeur ne pourra pas contrôler et gérer des restructurations dans un nombre aussi important dentreprises. Il faut que les investisseurs externes aux entreprises (étrangers, banques, groupes industriels chinois, fonds dinvestissements) sentent que leur droits dactionnaires sont suffisamment garantis pour quils se lancent dans une participation au capital des entreprises dEtat en amenant une expertise et avec lobjectif de les restructurer. En attendant cette étape ultérieure, lEtat doit absolument émettre des signaux très clairs à lintention des entreprises en développant dautres stratégies qui serviront à compléter la réforme de la propriété. Parmi ces stratégies, la politique de la concurrence, la réforme du secteur bancaire et laccélération de la réforme du système de protection sociale seront cruciales dans lavenir des restructurations. Il devra également, dans ce domaine, mettre en place plus quil ne le fait à lheure actuelle des instruments garantissant la mobilité de la main-duvre urbaine : ouvrir dans les centres urbains dynamiques, des centres de formation, investir dans les écoles et les logements afin dy garantir laccès aux familles des émigrés urbains provenant des zones économiquement sinistrées. Dans ces régions, les autorités ne peuvent en effet compter uniquement sur les investissements étrangers et le développement des services pour absorber la main-duvre des entreprises dEtat en difficulté.
Dans ce numéro déquilibriste, le gouvernement chinois dispose de trois filets de sécurité qui lui permettent de limiter les conséquences des faux pas dans la réforme du secteur dEtat. Premièrement, un des taux dépargne les plus élevés du monde (35 à 40 % du PIB) qui permet au secteur bancaire intérieur de ne pas sécrouler et de transférer de largent, même maladroitement, là où la crise sociale est trop sévère. Deuxièmement, des investissements directs de la diaspora chinoise de Hong Kong, de Taiwan et du Sud-est asiatique qui lui procurent par les exportations quils génèrent (60 % des exportations sont le fait des entreprises sino-étrangères) des réserves en devises colossales compte tenu du niveau du PIB par tête ; ce « trésor de guerre » est capital pour sa crédibilité internationale dans lémission demprunts étrangers, les négociations avec les organismes internationaux du type Banque Mondiale et dans lapport de capital pour le développement intérieur ; avec des différences, bien sûr, il est comparable au Plan Marshall ou à laide financière de lAllemagne de lOuest dans la reconversion de lAllemagne de lEst. Troisièmement, le maintien dun Etat totalitaire qui impose aux individus, soit de se résigner, soit de canaliser leurs énergies vers lenrichissement personnel plutôt que vers la contestation des choix politiques et des injustices du système.
Malgré ces filets de sécurité, les autorités chinoises jouent gros avec la réforme de la propriété des entreprises dEtat. Si celle-ci était mal gérée, elle pourrait entraîner plusieurs conséquences négatives pour léconomie chinoise. La cristallisation des problèmes sociaux liés aux entreprises dEtat avec le développement de poches de pauvreté, comme celles qui existent actuellement dans les provinces du Nord-est (33) ou dans les provinces de lintérieur, ralentirait dautant plus la poursuite de la réforme du secteur bancaire et de la protection sociale. Cela pourrait même freiner un dégel politique dans la mesure où le pouvoir est toujours obsédé par la stabilité sociale et craint les revendications sociales de nature politique qui pourraient émerger au sein dune population désespérée. Mais ce qui se joue également avec la réforme de la propriété, cest la mise en place dun système efficace de gouvernement dentreprise (corporate governance) pour les entreprises chinoises. Peu importe quil imite celui des Etats-Unis qui donne à la bourse un rôle capital, ou celui du Japon qui confère aux banques et aux directeurs dentreprises un contrôle sur les entreprises. Certes, la globalisation de léconomie réduit léventail des possibilités au sein des systèmes de gouvernement dentreprises, le modèle américain ayant de plus en plus tendance à simposer. Mais lhistoire économique montre que des pays comme lAllemagne, le Japon, la France, les pays dEurope du nord, ont développé des systèmes bien spécifiques qui leur ont permis de se développer rapidement. La Chine doit encore inventer le sien pour sortir dune gestion trop bureaucratique et politisée de ses entreprises. La réforme de la propriété est donc capitale pour les autorités chinoises, car de cette réforme pourrait bien émerger un capitalisme « aux couleurs de la Chine ».

Le contenu des réformes sur la propriété
Premier niveau
La transformation de la bureaucratie économique
Les ministères industriels (électronique, machines-outils, industrie légère, etc.) devraient être désossés : une partie restera dans le domaine de ladministration et devrait soccuper de la planification à long terme du secteur. Dans une période ultérieure, ces ministères réduits devraient être fusionnés dans un grand ministère de lindustrie. Lautre partie perdrait son statut administratif et serait transformée en holding financière (guoyou konggu gongsi) (13). Toujours au niveau central, le bureau de Gestion des actifs dEtat (guojia guoyou zichan guanli ju) du ministère des finances sort de lombre et se voit conférer de véritables pouvoirs en matière de gestion des actifs dEtat. Il se situe au-dessus des ministères et devient, sur le papier, la plus haute institution de lEtat soccupant de la gestion des actifs dEtat.
Au niveau provincial et local cette fois, les bureaux industriels locaux sont amenés à disparaître plus rapidement quau niveau central, mais on reproduit, à quelques différences près, pratiquement les mêmes schémas. Le gouvernement municipal institue une commission locale de gestion des actifs de lEtat (guojia guoyou guanli weiyuanhui) qui dépend à la fois de la municipalité et de la commission centrale de gestion des actifs dEtat à Pékin. Dans chaque bureau industriel, une partie importante des effectifs perd son statut administratif et est transformée en groupes industriels ou en sociétés de gestion des actifs dEtat dans un secteur industriel particulier qui agit pour le compte de la commission (voir larticle de C. McNally sur la situation à Shanghai). Enfin lautre partie, beaucoup moins importante en terme de nombre demployés, est fusionnée avec une des commissions économiques municipales.
Deuxième niveau
Le développement des sociétés de gestion des actifs dEtat
Ces sociétés de gestion des actifs dEtat (guoyou zichan jingying gongsi) agissent pour le compte des commissions locales de gestion des actifs dEtat mentionnées ci-dessus. Elles sont des commanditaires des gouvernements municipaux. Mais elles détiennent une assez grande autonomie. Elles ont pour mission de gérer les actifs que lEtat détient dans les entreprises dEtat qui ont été transformées en sociétés par actions. Elles doivent donc, tout dabord, garantir la valeur présente des actifs dEtat. Mais elles peuvent également décider de vendre une part ou la totalité des actifs quelles détiennent dans une entreprise. Dans le cas où la vente dactifs conduit à un changement de majorité, elles doivent demander lautorisation à la commission municipale de gestion des actifs dEtat. Mais leur mission ne sarrête pas là. Elles sont censées contribuer à la restructuration des entreprises. En tant quactionnaires, le plus souvent majoritaires, elles détiennent le pouvoir dans les conseils dadministration des entreprises. Le président du conseil dadministration est un représentant de la société de gestion des actifs dEtat, en général son directeur. Elles nomment donc le directeur de lentreprise, et détiennent un droit de regard sur la gestion de lentreprise en tant quactionnaires majoritaires. Le personnel provient en grande partie des anciens bureaux industriels locaux ou des commissions économiques, mais les employés ont renoncé à leur statut de fonctionnaires.
Troisième niveau
Les entreprises : gufen hezuozhi et zhuada fangxiao
La principale évolution au niveau des entreprises repose sur leur transformation en sociétés par actions. Le code des sociétés promulgué en 1994 réglemente cette transformation. Daprès les expériences menées dans différentes localités depuis 1994 et les indications dans le discours de Jiang Zemin lors du XVe Congrès, il semble quà lexception des entreprises cotées en bourse, un «actionnariat de type coopératif» (gufen hezuozhi) devrait être promu : trois types dactionnaires devraient dominer le capital des entreprises dEtat : lEtat, représenté par les sociétés de gestion des actifs dEtat, des personnes morales qui sont en général des filiales ou des sociétés émanant dadministrations locales et enfin les employés et les dirigeants des entreprises. Selon le principe du zhuada fangxiao (soccuper des grandes entreprises, laisser les petites), lEtat prévoit de garder une part majoritaire dans les grandes et moyennes entreprises dEtat du pays (environ 15 000). Pour les petites entreprises dEtat industrielles (environ 100 000), lEtat a indiqué à plusieurs reprises quil pourrait se désengager assez rapidement. Lentrée en bourse à Shanghai, Shenzhen et Hong Kong (sans parler de New York, Singapour et Tokyo) ne devrait toucher quune infime partie des entreprises, même si les autorités ont répété à plusieurs reprises quelles accéléreraient le rythme des cotations.
Toutes les entreprises dEtat devraient donc à terme mettre en place les structures de gestion et de contrôle propres aux sociétés par actions : conseil dadministration, conseil de surveillance, audits réguliers, etc.
Lautre grand chantier qui attend les entreprises dEtat concerne le démantèlement progressif des activités sociales des entreprises : cliniques, écoles, transport, etc.
 
         
        