BOOK REVIEWS

Dossier : Quel avenir pour les entreprises d’Etat après le XVe Congrès ?Les entreprises d’Etat à Shenyang : acteurs et victimes de la transition

by  Antoine Kernen /

Nombreux sont les analystes qui dépeignent les entreprises d’Etat comme moribondes, alors que l’économie enregistre des taux de croissance mirobolants. Les principaux indicateurs économiques confirment en effet cette image, en relevant la lenteur de leur développement parallèlement à l’accroissement régulier de l’endettement et du déficit. Tout au long des réformes, leur croissance s’est située entre 3-5 % par an, alors que celle de l’économie privée et collective était généralement supérieure à 10 %. Le montant de leur endettement s’élevait à 496 milliards de yuans en début d’année (1). Seul un tiers des entreprises affiche un bénéfice alors que 43 % sont déficitaires et 30 % ont des déficits cachés. A Shenyang, la situation des 333 grandes et moyennes entreprises d’Etat est encore plus mauvaise que dans le reste du pays : on estime que 255 sont en difficulté (2). A cela s’ajoutent les entreprises qui sont sur le point d’être déclarées en faillite et qui ne payent déjà plus les salaires (3).

Pourtant cette image des entreprises d’Etat est incomplète. Ce constat d’échec doit être relativisé lorsque l’on abandonne une approche exclusivement économique pour s’intéresser aux pratiques des acteurs. Ce renversement de perspective permet de comprendre que même si elles ne sont pas devenues des entreprises rentables, leur fonctionnement s’est transformé en une vingtaine d’années. Elles ne ressemblent en aucun cas à ces dinosaures décrits par certains : trop grands, incapables de s’adapter, et voués à l’extinction (4). Loin d’être un poids mort dans les réformes, les entreprises d’Etat en sont devenues un des principaux acteurs. Les « contraintes budgétaires douces » (5) et certaines politiques réformistes ont eu pour conséquence de faire des entreprises d’Etat un champs d’action des réformes. Le manque de rigueur comptable, qui a favorisé l’accroissement de l’endettement des entreprises, a aussi permis une transition en douceur, faisant, dans un premier temps, l’économie de son coût social. Déficitaires certes, les entreprises d’Etat n’en ont pas moins accompagné et soutenu la transition de l’économie chinoise. L’analyse des réseaux (6) qui les traversent montre comment le développement d’activités économiques annexes ou affiliées a facilité la reconversion d’une partie des surplus de main-d’œuvre. Ainsi, au prix de leur efficacité, elles ont parrainé de nombreuses nouvelles entreprises dans la ville de Shenyang. Dans cette perspective, l’image des entreprises d’Etat se transforme. Elles ne se contentent plus de subir la transition, mais agissent sur elle. Au bord de la faillite, les entreprises d’Etat restent un vivier d’entrepreneurs où les initiatives se sont multipliées. A la base du quadrillage maoïste urbain du secteur social, l’unité de travail (danwei), est aujourd’hui au centre des stratégies mises en œuvre par les employés pour faire face à la transition. Les employés d’Etat utilisent aujourd’hui les chevauchements entre position étatique et position d’accumulation comme une rente pour faciliter le passage vers l’économie marchande (7).

Bien sûr, la multiplication des chevauchements, qu’ils soient légaux ou non, ne suffit pas à expliquer à elle seule, le déficit des entreprises d’Etat. Xiao Geng a déjà montré que le coût économique du mini-Etat social dont bénéficient (-aient) les ouvriers dans les unités de production est important (8). La mise à disposition de logements, d’écoles, d’hôpitaux, ainsi que le financement des retraites accroissent le prix du travail de 40 % par rapport aux entreprises rurales. Une autre étude (9) complète cette image en montrant que la fragmentation du marché de la main-d’œuvre résultant du système du hukou (10), a contribué à surévaluer le travail urbain. Ces facteurs, comme d’autres liés à la politique fiscale, à la corruption, ou aux erreurs de gestion, expliquent aussi en partie les déficits chroniques et l’endettement des entreprises d’Etat. Dans le Liaoning, en effet, divers rapports révèlent l’importance des sommes investies pour la modernisation technologique durant les années 1980, mais aussi la fréquence des achats inadaptés (11) : « Les achats à l’étranger ont permis de réformer 600 lignes de production et plus de 50 000 machines outils, mais en raison d’erreurs graves, l’impact de ces achats a été limité (12) ». Nous nous limiterons ici à montrer comment la souplesse budgétaire et certaines politiques réformistes ont permis de transformer les entreprises d’Etat en champ d’action des réformes.

Cette perspective nous permettra, en outre, d’apporter un éclairage sur les changements en cours. Car, depuis 1993, et plus encore depuis le début de l’année, la situation des entreprises d’Etat évolue. La réforme de la gestion, tant de fois reportée, semble être aujourd’hui engagée. Après l’échec des contrats de gestion (chengbao), le gouvernement essaie de renforcer radicalement les contraintes budgétaires des entreprises d’Etat en multipliant les faillites et en mettant en œuvre divers types de réformes de la propriété. Se dirige-t-on vers une privatisation à mots couverts, ou, au contraire, vers une transformation de la rente des entreprises d’Etat ? La question reste encore ouverte aujourd’hui, même après les déclarations du XVe Congrès.

L’utilisation d’une nouvelle autonomie

L’élément le plus marquant de la réforme des entreprises d’Etat est l’accroissement progressif de l’autonomie des gestionnaires. Dès le début des années 1980, avec le « système de responsabilité économique », le rôle du chef d’entreprise et la nécessité d’une autonomie de gestion sont mis en avant. Par la suite, cette marge de manœuvre sera encore accrue par les systèmes de contrat de gestion mis en place à partir de 1984, et généralisés en 1988. Mais paradoxalement, cette autonomie prend effet alors que le statut des travailleurs reste pour ainsi dire inchangé. C’est donc à travers le développement d’entreprises affiliées que s’exprime la nouvelle vitalité des entreprises d’Etat.

Au début des réformes, le développement d’entreprises affiliées dans le secteur des services a eu pour but de créer des emplois. Le compte rendu d’une conférence des cadres des grandes et moyennes entreprises sur ce thème est très explicite. Il s’agit certes de favoriser ce secteur très peu développé dans la ville, mais surtout de fournir de nouveaux postes de travail (13). On désirait alors améliorer l’utilisation de la main-d’œuvre et offrir des opportunités de travail aux enfants des employés (14). Dans cette optique, chaque entreprise a rivalisé d’imagination pour créer des emplois dans les services de proximité qui concurrencent le petit commerce privé. Ainsi, le bureau des transports de Shenyang ouvre des petits restaurants, des ateliers de confection et de retouche. En deux ans, il crée 10 230 emplois dans 91 entreprises (15).

Progressivement, le développement des entreprises affiliées n’est plus seulement un palliatif au chômage, mais devient une stratégie d’enrichissement pour certains cadres. Ainsi, dès le milieu des années 80, Shenyang, comme toutes les grandes villes, vit à l’heure des « sociétés » (gongsi). Au sein d’entreprises d’Etat, mais aussi d’administrations ou d’écoles, se créent des entreprises commerciales dont la force principale est de pouvoir jouer sur la dualité des prix. Les gongsi achètent au prix du plan pour revendre au prix du marché. « Profitant de ce marché en manque de biens, certains cadres jouent sur leur pouvoir dans presque tous les domaines, des biens de consommation aux matières premières, des droits d’exportation au commerce de voitures de luxe. Ils agissent autant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la Chine. Ces personnes n’ont besoin pour opérer que de cartes de visites, d’une licence, d’un téléphone, et d’un compte en banque. Ils réalisent de cette manière des profits ahurissants » (16).

Entre 1984 et 1985, il existe en Chine 300 000 entreprises de ce type. En 1985, le Conseil des affaires d’Etat sort une série de règlements pour interdire aux familles de cadres et de fonctionnaires de faire du commerce. Mais la « campagne de nettoyage » qui a marqué sa mise en œuvre n’a fait chuter que temporairement le nombre des gongsi.

Avec le redémarrage des réformes en 1992, c’est sous la forme du xia hai que la création d’entreprises affiliées reprend. Ce terme, signifiant « se jeter à la mer », était initialement utilisé pour désigner un chanteur d’opéra amateur qui entreprend de devenir professionnel. Officiellement, le « saut dans la mer » doit se faire sans bouée, mais la réalité est bien différente. A Shenyang, nombreux sont ceux qui n’ont pas besoin de quitter leur entreprise pour en créer une nouvelle. Les entreprises d’Etat encouragent même leurs employés à créer des entreprises affiliées. « Les entreprises industrielles doivent aider les travailleurs en surplus à établir des sociétés de services. L’entreprise doit soutenir les ouvriers dans leur recherche de capital pour développer ce nouveau type d’activités » (17).

Concrètement, les capitaux peuvent être prêtés avec intérêt par l’entreprise, ou celle-ci peut décider que le capital investi représente une participation dans la nouvelle entreprise affiliée. En outre, les plus motivés peuvent se constituer un capital de départ en obtenant une avance sur le capital de leur assurance chômage (18).

La plupart du temps, les entreprises de services ne sont donc créées que formellement par les entreprises d’Etat sous l’impulsion de tel ou tel groupe d’individus. Mais ce sont elles qui avancent le capital et qui, dans certains cas, continuent à garantir les salaires. La nouvelle entreprise remboursera l’investissement en payant des annuités à l’entreprise mère. Cette relation de dépendance des filiales avec l’entreprise mère est des plus variée (location, contrat de gestion, société par actions…). L’usine de matériel en aluminium de Shenyang fournit par exemple un capital de départ de 30 à 50 000 yuans et alloue chaque année 15 % du bénéfice de l’entreprise comme fonds de roulement. En outre, la totalité des bénéfices reviennent à l’entreprise mère. Celle-ci met en place un système de primes : une entreprise qui fera un bénéfice supérieur à 200 000 yuans recevra par exemple un appartement d’une pièce. Ce système très strict de dépendance est cependant l’exception. Dans la plupart des cas, le directeur a une large autonomie dans la gestion de « sa » filiale. Et avec l’accélération de la réforme, de plus en plus d’entreprises sont vendues ou transformées en sociétés par actions. Ainsi, le département de l’industrie des machines de Shenyang a changé le statut de la plupart de ses entreprises en sociétés par actions, grâce à la vente de la totalité ou d’une partie du capital à des individus.

Le point le plus remarquable dans la création de ces entreprises, c’est la persistance d’un flou dans la gestion et l’évolution de la nature de la propriété. « Si l’entreprise est bien gérée, elle voudra accroître son autonomie par un système de contrat de gestion. Celle qui fait beaucoup de bénéfices paiera aussi les retraites de ses ouvriers. Celle qui marche moins bien économisera au moins sur les frais salariaux de l’entreprise mère » (19).

En d’autres termes, certains employés ont la possibilité de tenter leur chance avec l’argent de l’entreprise, et, si l’affaire se révèle rentable, ils peuvent négocier pour accroître leur autonomie. Autre avantage pour ces entreprises utilisant le surplus de main-d’œuvre des entreprises d’Etat : elles peuvent bénéficier d’une exemption de taxes pendant deux ans et d’abattements pendant quatre ans.

Comme pour les gongsi, la création d’entreprises affiliées entre dans la stratégie d’enrichissement individuel de certains cadres ou de leurs protégés. Ces pratiques s’expliquent par l’accroissement de la marge de manœuvre des acteurs, mais elles constituent aussi un des objectifs explicites visés par le gouvernement dès le début des réformes. La volonté de résoudre le problème de la main-d’œuvre pléthorique des entreprises d’Etat a abouti à l’institutionnalisation des chevauchements. Leur omniprésence dans l’économie urbaine ne doit pas nous étonner puisque c’est sur eux que s’est construite la transition. Ils ne sont pas la dérive d’un système mais le système lui-même. Une analyse des dysfonctionnements de ce système serait impuissante à rendre compte du fait que la démaoïsation s’est faite en légalisant le jeu des acteurs entre économie étatique et économie marchande.

L’absence de contrôle des gestionnaires

Parallèlement au renforcement de la marge de manœuvre des gestionnaires, le gouvernement chinois a bien essayé de mettre en place un système de contrôle sur ses entreprises. Outre les tentatives peu fructueuses de restructuration des organes de contrôle traditionnels, c’est surtout la légalisation de la faillite qui aurait pu contrebalancer les nouveaux pouvoirs des gestionnaires. C’est dans cette optique que Shenyang a inauguré la première faillite de l’ère des réformes (20).

« Avant l’institutionnalisation de la faillite, les entreprises tardaient à rembourser les emprunts. Finalement, il n’y avait plus à la banque de décompte précis des dettes. (…) Comme les entreprises n’ont pas de contraintes pour rembourser leurs dettes à une date précise, elles ne remboursent que si elles le peuvent. Autrement dit, elles retardent le remboursement autant que possible. Pourtant, aujourd’hui, les déficits ne peuvent plus simplement déboucher sur de nouveaux emprunts, mais sur la fermeture de l’usine (21). »

La faillite aurait dû contribuer à transformer l’environnement des entreprises d’Etat urbaines en mettant un terme aux marchandages qui existaient entre elles et l’administration. Mais la situation n’a pas réellement changé. Les mises en faillite sont restées des cas isolés sans impact sur les autres entreprises.

C’est pour cette raison, entre autres, que la situation catastrophique des entreprises d’Etat fait disparaître en 1993 le « bon cadre » et le « bon ouvrier » de la Une du Shenyang ribao. Le gouvernement de la province dépêche 500 cadres dans les entreprises les plus endettées pour les « aider à résoudre les problèmes qui ont surgi dans la production et la gestion » (22). A Shenyang, 200 cadres participent à l’opération. Le but de cette politique n’est pas seulement, selon le maire, « de réduire les dettes mais aussi de montrer par quelque chose de concret, de réel et de pratique, que l’administration a changé d’attitude et qu’elle est aujourd’hui au service des entreprises » (23).

Après avoir exhorté pendant près de dix ans les entreprises à prendre leur autonomie, l’administration offre une aide qui peut être assimilée à une tentative de reprise de contrôle sur ses entreprises. En effet, le refus politique de faire usage de la Loi sur les faillites laisse l’administration sans armes pour réagir à l’accroissement de l’endettement.

En analysant la société russe et ukrainienne, un groupe de chercheurs a avancé le terme de « privatisation spontanée » pour caractériser le processus de captation des avoirs de l’Etat par les gestionnaires (24). Si les entrepreneurs d’Etat en Chine ont su tirer aussi profit de la transition, ils l’ont cependant fait selon des modalités très différentes. En effet, en raison de l’impossibilité de licencier, leur autonomie croissante n’a pas permis de réelles restructurations, mais a servi à multiplier les chevauchements entre l’économie étatique et l’accumulation individuelle.

Pourtant, le terme de « privatisation spontanée » n’en demeure pas moins utile. Centré sur les pratiques des gestionnaires, il a l’avantage de s’éloigner d’une définition juridique liée à la propriété des actifs. La comparaison permet de montrer qu’en Chine comme en Russie, s’est développée une transformation « informelle » de la propriété des entreprises d’Etat qui a précédé son officialisation.

Dans une perspective légèrement différente, un chercheur chinois, Yang Fan, utilise le terme d’individualisation (getihua) de la propriété étatique, et décrit le phénomène en des termes très explicites : « Possédant une large autonomie dans la gestion des filiales, les chefs d’entreprise peuvent, en jouant sur les prix, transférer la propriété étatique dans «leur» nouvelle entreprise. Ce jeu autour de la comptabilité permet de laisser les dettes dans l’entreprise mère, qui déclarera faillite. Les activités bénéficiaires dont les entreprises d’Etat sont les commanditaires ont une comptabilité séparée. Ainsi, les activités non rentables restent «étatiques» alors que les activités rentables s’autonomisent progressivement (25). »

Après avoir soutenu dans un premier temps le développement de filiales, les gestionnaires les utilisent aujourd’hui pour vider les entreprises d’Etat de leurs activités les plus productives. Ce transfert d’activité aggrave encore davantage les difficultés structurelles des entreprises d’Etat dont il ne reste parfois plus que les carcasses. En outre, cette évolution permet de comprendre les raisons qui poussent les gestionnaires à souhaiter la faillite de leur entreprise. En effet, pour certains d’entre eux, le rôle des entreprises d’Etat dans la transition est achevé. Vidées de leurs activités les plus rémunératrices, elles ne représentent plus que des charges sociales et des dettes bancaires importantes. Soucieux de rentabilité, les « nouveaux entrepreneurs étatiques » ont hâte de se débarrasser de ce fardeau. La faillite vient alors clore une phase plus ou moins longue de privatisation spontanée.

La « paresse » des employés d’Etat

Si leur statut est resté inchangé jusqu’à récemment, les employés d’Etat ne sont pas pour autant restés inactifs face à la transition. Le discours officiel sur la « paresse » des employés d’Etat doit être appréhendé à travers le prisme des stratégies d’acteurs. Ils calculent, manœuvrent, pour élaborer de petites tactiques face aux grandes stratégies (26). Sous l’impulsion de politiques visant elles-mêmes à réduire les sureffectifs ou en jouant sur leur petite marge de manœuvre, ils ont aussi multiplié les chevauchements. L’analyse des réseaux permet ici aussi de faire le lien entre une économie productive de bénéfices comptables et une économie étatique. Les acteurs du secteur d’Etat ont essayé de tirer profit de l’économie marchande en expansion.

Les congés

Pour favoriser la résorption des sureffectifs dans ces entreprises, l’Etat a institutionnalisé, dès le début des réformes, différents statuts légaux. Il s’agissait d’abord du système du « congé officiel » (tingxin liuzhi). Cette politique permet à un employé de demander un congé sans solde pour une durée indéterminée, tout en conservant certains des avantages liés à l’emploi d’Etat (logements, soins médicaux, écoles, etc.). Ce statut a joué un rôle de plus en plus important dans l’évolution du secteur privé puisque, en 1990, la moitié des nouveaux entrepreneurs l’utilisaient (27). La presse donne une image très variée du profil des ouvriers demandant un congé. Le vice-président district de Huanggu en poste depuis huit ans, décide d’ouvrir sa propre entreprise à l’âge de 52 ans (28) ; un ancien employé modèle ouvre une petite échoppe de produits courants (29) ; certains chefs d’entreprises privées restent encore officiellement employés d’Etat en attendant de voir si leur entreprise est rentable (30). Les interviews d’entrepreneurs privés confirment aussi que nombre d’entre eux ont bénéficié dans un premier temps d’un statut public.

Plus récemment, les jeunes qui s’engagent dans une entreprise privée étrangère ou qui vont tenter leur chance dans les zones économiques spéciales du sud de la Chine en font aussi usage. Une enquête de 1994 révèle que plus de la moitié des travailleurs « en congé » de la ville sont des universitaires âgés de 25 à 40 ans qui ont quitté une grande ou moyenne entreprise d’Etat (31). Il est vrai que pour les personnes avec un tel profil, un réel marché de la main-d’œuvre s’est développé. Ils trouvent des postes plus intéressants et mieux payés dans les entreprises privées ou étrangères (ce qui ne les empêche pas de conserver aussi longtemps qu’ils le peuvent un pied dans le secteur étatique). D’ailleurs, tout est fait pour favoriser la mobilité du personnel jeune et qualifié. Depuis 1994, un marché de l’emploi (rencai shichang) qui leur est destiné, a été ouvert à Shenyang. En reliant par réseaux informatiques différentes villes de Chine, il a pour ambition de casser les barrières régionales de l’emploi. A ce jour pourtant, il sert essentiellement à fournir aux entreprises étrangères et aux grandes entreprises privées de la ville les cadres dont elles ont besoin.

Fuyant la crise économique de Shenyang, de plus en plus d’ouvriers acceptent d’aller travailler à l’étranger. La municipalité voit dans les contrats d’exportation de main-d’œuvre un moyen de résoudre les problèmes de l’emploi (32). En 1994, seulement 1 029 personnes avaient pu aller travailler à l’étranger grâce à l’organisme étatique qui est chargé de gérer l’exportation de main-d’œuvre (Shenyang guoji jishu hezuo gongsi). En 1996, 4 842 travailleurs sont partis travailler à l’étranger, pour la plupart au Japon et en Russie (33). En outre, la municipalité propose aux chômeurs du nord des opportunités professionnelles dans les zones plus dynamiques de la Chine méridionale.

Les activités annexes

Parallèlement à ce système de congés, le gouvernement a, dans un premier temps, autorisé les techniciens à exercer une deuxième activité lucrative (di er zhiye). Cette mesure prise au début des réformes avait pour but de favoriser la modernisation des entreprises. « L’Etat encourage les techniciens à prendre un congé pour aller donner des conseils aux entreprises. Les techniciens peuvent avoir une activité annexe, tant qu’elle n’entrave pas le bon fonctionnement de l’entreprise » (34). A Shenyang, au milieu des années 1980, certains techniciens aidaient à réformer des entreprises collectives ou contribuaient à mettre sur pied des entreprises rurales (35). Après ces premiers essais, l’ensemble des citadins pouvaient faire la demande d’une « licence pour activité secondaire ».

La politique suivie au lendemain des événements de 1989 a subitement mis fin à ces activités avant qu’elles redeviennent pour un temps souterraines. En septembre 1992, un journaliste s’interroge innocemment sur l’illégalité qui entoure encore les activités annexes dans la ville alors que le climat politique a déjà changé dans le reste de la Chine (36). Ces activités seront à nouveau encouragées à travers la création d’une dizaine de marchés de nuit ouverts également le dimanche. Un an plus tard, une enquête révèle que 25 à 30 % des citadins ont une activité annexe. Même si l’évolution des salaires dans les entreprises d’Etat a modifié légèrement cette évolution (37), l’impact macro-économique de ces activités représentant 25 % du revenu des citadins (38).

Les chiffres rapportés ici ne rendent compte que des personnes déclarant une activité annexe et paient des impôts sur leurs revenus. Or, la plupart des citadins ne déclarent pas leurs revenus secondaires. Ces secrets sont bien gardés, puisque tout le monde y a intérêt. Ainsi, par exemple, dans l’entreprise de transport n° 2, à l’occasion d’une importante restructuration du personnel, la direction « découvre » l’importance des activités annexes (39). Quelques uns ont reçu un congé officiel, mais plus d’un millier d’employés, sur un total de 5 200, conservent leur salaire tout en pratiquant un absentéisme total. En outre, nombreux sont les employés qui s’absentent régulièrement pour plusieurs semaines d’affilée ou ont recours à des certificats médicaux de complaisance. Si ces activités ont aujourd’hui un statut légal, elles ne sont pas apparues avec les réformes. Selon des modalités différentes, elles étaient déjà florissantes à l’époque maoïste. Les petits réseaux d’entraide sont toujours légion dans une économie de pénurie (40), et les réformes ont accéléré leur monétarisation.

Aujourd’hui, ces activités annexes — déclarées ou non — sont une des caractéristiques majeures de la transition économique chinoise. Ce système a permis de résoudre partiellement le problème posé par les impératifs de diminution du personnel, tout en offrant le minimum de garantie que constitue pour l’employé le maintien de l’emploi statutaire antérieur. Aujourd’hui, alors que les contraintes budgétaires des entreprises d’Etat semblent se durcir, ces dernières réalisent le coût de ce mode de transition. « Ce genre de frais coûte au bas mot plusieurs centaines de milliers de yuans par an à l’entreprise » s’exclame un journaliste à propos de la même usine de transport n° 2 (41). Ces sommes ont servi à amortir dans un premier temps le coût social de la transition. Ces employés « invisibles » (yinxing) ont pu acquérir leur autonomie par rapport aux entreprises d’Etat et les quitter. Ainsi, la municipalité n’exagère probablement pas beaucoup lorsqu’elle affirme aujourd’hui que 40 % des ouvriers qui sont mis à pied (xiagang) ont une autre activité rémunérée (42).

Le vol et le gaspillage

Une autre caractéristique du fonctionnement des entreprises d’Etat en transition est le vol généralisé (43). Cette pratique est tellement répandue qu’elle n’est même plus perçue comme telle, mais quasiment comme un droit d’utiliser un avantage lié à une fonction. « L’entreprise, c’est ma famille, s’il manque quelque chose chez moi, je le prends dans l’entreprise », déclare un ouvrier dans le Quotidien de Shenyang (44).

Aujourd’hui pourtant, les ouvriers ne volent plus simplement pour leur usage personnel mais pour faire du commerce. Dans une usine de tissus, une employée cache chaque jour des serviettes de bains dans ses pantalons. Un autre employé prend chaque jour un thermos pour aller au travail. Il le ramène chez lui rempli non d’eau chaude, comme c’est la coutume, mais d’es-sence (45). Dans une chaîne de production importée de l’étranger, une pièce a été volée : la production doit être arrêtée jusqu’à ce que l’on retrouve la pièce chez un récupérateur de métal (46). Preuve de l’ampleur du phénomène, la presse en rend compte par des caricatures. Exemple : un petit revendeur a installé son stand de pièces détachées devant son usine et a écrit à l’attention des clients : « Derrière, il y a du stock ».

La presse insiste sur le fait que les «coulages » nourrissent le secteur privé. Ainsi, un groupe de getihu a réussi à s’enrichir sur les déchets de métal de l’usine de roulements à billes de Shenyang. Une dizaine de personnes venues de la province du Shandong et du Hebei se sont installées durant de longues années dans l’hôtel rattaché à l’entreprise. Au début, elles ont dû donner des cigarettes et de l’alcool aux responsables pour pouvoir pénétrer dans l’entreprise. Et petit à petit, elles ont acheté le « droit » de pénétrer dans chaque atelier. « Les chefs d’atelier ont reçu de quoi fermer les yeux, et les employés ont compris qu’ils gagnaient plus s’ils produisaient davantage de déchets (47). »

Dans certain cas pourtant, le vol s’inscrit dans un projet à long terme. Un employé qui habite en banlieue prend dans son entreprise un fer à souder, et quelques autres appareils électriques pour ouvrir un petit atelier de réparation dans son appartement (48). A l’inverse, une entreprise de machines de Shenyang décide d’être plus attentive aux personnes qui utilisent les équipements, les matières premières ou la technologie pour développer des activités annexes (49).

Ces vols dépassent de beaucoup l’anecdotique, même s’il est difficile d’évaluer leur portée réelle. Certains chiffres apparaissent toutefois dans la presse. Une entreprise de menuiserie a réussi, en 1986, à diminuer le montant des vols de bois de 10 000 yuans, grâce à des contrôles plus assidus (50). Selon une enquête faite dans 1 108 entreprises de la ville en 1991, les coulages sont évalués à une somme de 8,2 millions de yuans (51). En 1994, la municipalité tente une fois de plus de réagir en édictant un règlement contre le vol dans les entreprises.

A ce jour pourtant, ni les multiples réformes de la gestion des entreprises d’Etat, ni les différentes campagnes d’éducation n’ont réussi à mettre un terme à ces pratiques. Les directions d’entreprise ne peuvent licencier pour si peu, et les campagnes d’éducation sont toujours aussi inefficaces. Tout au long des réformes, les entreprises ont toléré le vol comme un impondérable de la gestion étatique.

Chevauchement et inégalité

Si les chevauchements se sont généralisés dans cette première période des réformes, ils sont pourtant loin d’être tous semblables. Au contraire, ils s’intègrent dans les mécanismes de reproduction sociale qui sont à l’œuvre dans la transition. Les premiers travaux d’A. Walder ont montré comment le petit monde des unités de production s’organisait à la fin des années 1970 (52). Les « chaînes de dépendance » qu’il a décrites ont été transformées par les réformes, mais la danwei reste un monde inégalitaire structuré en réseaux.

Souvent perçus comme atténuant les inégalités, ou même comme rendant difficile l’accumulation de richesses, les réseaux de l’économie chinoise servent au contraire de vecteur à la reproduction de l’inégalité. Preuve, s’il en fallait encore, que le discours sur la solidarité dans les sociétés non occidentales relève plus du fantasme sur le bon sauvage que de la réalité (53).

La multiplication des chevauchements a été le moyen utilisé en Chine pour mener à bien une transformation de la propriété étatique. Progressivement, et par de multiples moyens, les acteurs des entreprises d’Etat se sont accaparé « leur » entreprise. Aujourd’hui, certains auteurs chinois sont prêts à reconnaître l’importance de ce phénomène. Dans un récent ouvrage collectif, Jin Pei, qui qualifie cette transformation de « perte de la propriété étatique », évalue le montant annuel de ces pertes à 50 milliards de yuans (54).

Depuis quelques mois les faillites, les fusions et la transformation des entreprises en sociétés par action brisent le tabou de la propriété. Une tendance que le XVe Congrès est venue confirmer. S’il ne fait guère de doute qu’un jour une privatisation formelle viendra clore ce long processus des privatisations spontanées, tel n’est pas encore le cas. L’orientation de la réforme avalisée par le Congrès évite encore soigneusement ce terme. Dans bien des cas cependant, les transformations en sociétés par action cachent des rachats grâce au statut mal défini d’investisseur institutionnel. Les privatisations se formalisent même si elles gardent une étiquette étatique.

En dehors de la propriété, les gestionnaires continuent leur marche vers le pouvoir. Ils ont aujourd’hui la possibilité d’accroître l’exploitation de la main-d’œuvre grâce notamment à leur grande autonomie dans le domaine des mises à pied. Les résultats d’expériences menées dans d’autres villes de Chine montrent en effet que les entreprises d’Etat « modernisées » se caractérisent par un renforcement de la discipline du travail (55). Le sursis accordé aux ouvriers est terminé. Le prolétariat chinois, tant choyé jusqu’à ce jour, a perdu l’essentiel de ses avantages sociaux. Il va désormais goûter au statut peu enviable d’ouvrier dans le « nouveau » modèle de développement asiatique.

Les déclarations du XVe Congrès n’ont toutefois pas mis un terme aux hésitations dans la mise en œuvre de la réforme. Que se passera-t-il lorsque le calme des villes sera troublé par des manifestations d’ouvriers ? Tout porte à croire que l’Etat s’accordera une fois encore une petite pause dans la réforme de ces entreprises, comme ce fut le cas à Shenyang durant les premiers mois de l’année.