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La politique extérieure de Taiwan: une entreprise vouée à l’échec
Le récent voyage de Lee Teng-hui en Amérique latine a ravivé la colère de Pékin vis-à-vis de sa province séparatiste. En effet, ce voyage de 15 jours peut être interprété comme une contre-offensive diplomatique qui répondait à loffensive chinoise menée en 1996, offensive qui a permis à la République populaire de Chine de remporter plusieurs victoires.
Conscient de cette menace qui pourrait entraîner une vague de défections supplémentaires en faveur de Pékin, lancien ministre des affaires étrangères, John Chang (Chang Hsiao-yen), récemment remplacé à ce poste par Jason Hu (Hu Tzu-chiang), sest lancé ces derniers mois dans un marathon diplomatique visant à sassurer de la solidité des relations quentretient Taiwan avec ses alliés. Pour ce faire, John Chang na pas hésité à cimenter ces liens diplomatiques à grand renfort de prêts au développement à taux préférentiels, et de projets de coopération bilatéraux, souvent plus avantageux pour les pays concernés que pour Taiwan. Selon certains sondages dopinion, cette « diplomatie du dollar » est soutenue par 70 % de la population. Pourtant, elle suscite de nombreuses critiques, venant notamment des partis dopposition (mais également de la communauté daffaires dans certains cas), le Parti démocrate progressiste (PDP, minzhu jinbu dang) en tête.
Le débat concernant la politique étrangère officielle de Taiwan sarticule autour dune interrogation qui vient à lesprit dun nombre croissant dacteurs politiques et académiques : « Cela en vaut-il vraiment la peine » ? Afin de mieux appréhender la question, nous tenterons tout dabord de voir comment les récentes évolutions de la politique extérieure de Pékin ont affecté la diplomatie de Taipei. Puis dans un deuxième temps, nous analyserons la contre-offensive diplomatique de Taiwan, et les espoirs quelle y suscite. Enfin, nous présenterons les interrogations et les résistances que cette politique extérieure officielle rencontre à Taiwan.
La nouvelle offensive diplomatique de Pékin
La reconnaissance de Taiwan par le Sénégal (le 3 janvier 1996), Etat majeur en Afrique de par ses liens avec la France, ainsi que la crise des missiles de mars 1996 dans le détroit de Formose, et la levée de boucliers quelle a suscitée dans les pays occidentaux, ont eu leffet dun électrochoc à Pékin : une diplomatie plus douce simposait à la République populaire de Chine (RPC) dans son approche de la question taiwanaise. Le 8 mai, Jiang Zemin partait pour une tournée de deux semaines en Afrique (Ethiopie, Kenya, Egypte, Mali, Zimbabwe et Namibie) (1), et peu après, le Niger décidait de couper ses liens diplomatiques avec Taipei au bénéfice de Pékin. Il sagissait là de la première étape de la nouvelle diplomatie chinoise, calquée sur la diplomatie taiwanaise, si longtemps vilipendée par Pékin sous le nom de la « diplomatie du carnet de chèque ». La Chine ayant ces dernières années atteint un niveau de développement économique plus élevé, elle peut désormais se permettre de concurrencer Taiwan sur son propre terrain. Les belles années de la diplomatie pragmatique de Lee Teng-hui venaient de sachever.
Dès lors, Taiwan na cessé de perdre des alliés diplomatiques au profit de la Chine. Le plus important dentre eux est indéniablement lAfrique du Sud (le 27 novembre 1996, rupture effective à partir du 1er janvier 1998), mais également les Bahamas (le 20 mai 1997), et Sainte-Lucie (le 29 août 1997). A des degrés différents, tous trois ont accepté de reconnaître Pékin en échange dune aide financière (un million de dollars US dans le cas de Sainte-Lucie) (2), technique (construction de trois hôtels par Li Ka Shing, le magnat de Hong Kong) ou dune coopération économique substantielle (16 programmes de coopération avec lAfrique du Sud). Plus récemment, la RPC a approché, avec moins de succès, le Panama, ainsi que dautres pays dAmérique centrale récemment visités par Lee Teng-hui dans le cadre de la Conférence internationale sur le Canal de Panama.
En outre, Pékin sait également mieux utiliser à son avantage les évolutions de politique intérieure des pays qui reconnaissent Taiwan. Le cas de Sainte-Lucie est éloquent à ce sujet, puisque le gouvernement de lîle a décidé de rompre ses relations diplomatiques avec Taiwan à la suite de laccession au pouvoir dun parti dopposition dont le leader est depuis longtemps un proche de Pékin. Le Paraguay, où doivent prochainement avoir lieu des élections législatives, pourrait suivre le même exemple.
La rétrocession de Hong Kong en juillet dernier a elle aussi porté un coup à Taiwan. Peu avant la rétrocession, la Chine a exigé des pays qui reconnaissaient Taiwan quils transforment leur consulat à Hong Kong en bureau économique la majorité lont fait , ou quils le ferment (3). Si cette action na pas eu de conséquences directes sur les relations de Taiwan avec ses alliés, elle a sans doute joué un rôle dans la décision de lAfrique du Sud et, en tout cas, elle a donné raison à ceux qui sopposaient à la reconnaissance de Taiwan dans les pays concernés, et alimente les critiques de ces derniers.
Face à ces nouvelles menaces, Taiwan na dautre choix que de se lancer dans une partie de bras de fer avec la Chine, où chacun rivalise à coups de prêts à taux préférentiel et autres dons.
La contre-attaque de Taipei
Lassistance de Taiwan à ses alliés diplomatiques revêt plusieurs aspects, le plus important étant un volet agricole et technique. Pourtant, Taipei a peu à peu développé ses programmes de formation de cadres, ainsi que lentraînement de personnels militaires sur du matériel doccasion donné par Taiwan.
Celle-ci ne se cache pas de faire bénéficier ses alliés diplomatiques, pour la plupart des pays en voie de développement, dune aide financière et technique non négligeable, répartie en une cinquantaine de missions dassistance (4). Cette aide, bien que nétant pas loutil principal détablissement des liens diplomatiques entre Taipei et ses alliés, constitue néanmoins lessentiel de la présence taiwanaise dans ces pays.
Depuis la fin des années 1960, le ministère des affaires étrangères octroie des prêts au développement, principalement mais pas exclusivement à ses alliés diplomatiques, prélevés sur son propre budget. Le 1er février 1996, date de la fondation de lInternational Co-operation and Development Fund (ICDF), cette politique dassistance aux pays en voie de développement a été transférée au niveau privé, bien que toujours soutenue par un financement public de lordre de 400 millions de dollars US, alloués en différents prêts. Le secrétaire général de cette institution, Luo Ping-chang, explique quune dotation aussi faible, comparée au projet initial datteindre un fonds dun milliard de dollars US, fait de lICDF un acteur marginal de la politique extérieure de Taiwan. Pourtant, il admet que certains des programmes dassistance décidés par le ministère sont délégués à lICDF sous une forme contractuelle. De la même manière, cette fondation sest vu confier tous les prêts et les programmes dassistance avec le ministère en cours avant 1996. Dailleurs, « une des principales raisons pour laquelle lICDF a été créée est de mieux ccordonner les différents types daides gouvernementales sous une même administration » (5). Cela permet daffirmer que lICDF est un acteur non négligeable de la politique extérieure de la République de Chine.
Le ministère des affaires étrangères, par le biais de lICDF, rend ainsi tangible sa présence diplomatique chez ses alliés. Les programmes dassistance concernent aussi bien les secteurs agricole, technique, sanitaire, que laide aux PME locales et à la formation de cadres. En organisant des séminaires de gestion des PME, et en invitant des cadres à sinitier aux méthodes taiwanaises de commerce international, Taiwan se pose clairement comme un modèle de développement auprès de ses alliés diplomatiques.
Afin daffirmer son rang dacteur international, Taiwan participe, toujours par le biais de lICDF, à des projets dassistance aux pays en voie de développement en commun avec la Banque asiatique de développement, dont Taiwan et la RPC sont membres, ainsi que la BERD et la Banque américaine de développement.
Parallèlement, le CEPD (Council for Economic Planning and Development), sous la tutelle du Yuan exécutif, promeut la coopération économique entre Taiwan et ses alliés diplomatiques, ainsi quun certain nombre de pays dAsie du sud-est. Récemment, le CEPD sest associé à cinq pays dAmérique centrale (Costa Rica, El Salvador, Guatemala, Honduras et Nicaragua), ainsi quau CETRA (China External Trade Development Council), pour louverture le 1er juillet dernier, dun bureau commercial dAmérique centrale (Central American Trade Office, CATO) au World Trade Center de Taipei. Lidée de ce projet, dont la paternité est attribuée à lambassadeur du Honduras à Taiwan, Daniel Edgardo Milla, constitue le premier pas vers la réalisation dun projet de coopération encore plus ambitieux, et déjà accepté par les ministres représentant les cinq Etats à la suite de la conférence de San Pedro Sula au Honduras, quest la création dune zone de libre-échange reliant Taiwan à ces cinq pays dAmérique centrale, auxquels viendraient sajouter le Belize et le Panama. Devant joindre lALENA (Association nord-américaine de libre-échange, ou NAFTA dans son acronyme anglais) en 2002, ces pays attireraient donc en principe avec eux Taiwan dans cette zone de libre-échange nord-américaine, et partant favoriseraient le resserrement des liens déjà étroits entre lîle et les Etats-Unis (6).
Mais aujourdhui, la coopération entre Taiwan et ses alliés dAmérique centrale est principalement de nature technique et agricole. Parallèlement à la fondation du CATO, Taiwan a prévu la création dun fonds de développement auquel chaque pays membre versera 10 millions de dollars annuellement, et dont les intérêts seront utilisés pour promouvoir le commerce avec Taiwan. De plus, le CEPD, associé au ministère de léconomie, a alloué aux sept pays mentionnés plus haut, et à la République Dominicaine, 50 millions de dollars pour le développement des petites et moyennes entreprises (7).
Lee Teng-hui reprend son bâton de pèlerin : sa visite en Amérique centrale et ses retombées
Ces programmes dassistance ont été élargis lors de la récente visite de Lee Teng-hui en Amérique latine au mois de septembre. Lors de son passage au Salvador, il a signé un accord avec les présidents du Belize, du Costa Rica, du Salvador, du Guatemala, du Honduras et du Nicaragua concernant la participation de Taiwan au Système dintégration dAmérique centrale, connu sous son acronyme espagnol SICA. Cette organisation régionale, la plus importante de la région, a lavantage dêtre le représentant commun des six pays mentionnés ci-dessus au sein de plusieurs organisations affiliées à lONU. Taiwan, en devenant membre du SICA, « sera donc également habilité à participer indirectement aux réunions de lONU » (8).
Perçue par beaucoup comme une victoire diplomatique, cette visite qui a débouché sur la signature de nombreux traités bilatéraux, a tout de même coûté plus de 400 millions de dollars NT (80 millions de francs) (9), répartis en prêts et dons au Paraguay, investissements dans des zones dimport-export du Honduras, du Panama et du Salvador. Une partie de cette somme est consacrée à la création dun fonds de développement dAmérique centrale. Il faut également prendre en compte lassistance militaire, qui nest pas comptabilisée dans la somme mentionnée ci-dessus (Taiwan prévoit de donner au Paraguay, un de ses alliés, douze avions de combat F-5E de ses propres forces armées) (10).
Ce type de projet montre à quel point Taiwan mise sur ses alliés dAmérique centrale. Les programmes dassistance technique et agricole sont développés avec tous ses alliés diplomatiques, mais ceux dAmérique centrale sétant montrés les plus fidèles et les plus solidaires bénéficient de programmes de coopération plus intéressants. Des alliés tels le Honduras et le Panama ont confirmé récemment quils ne changeraient pas leur politique de reconnaissance du gouvernement de Taipei, et ce, quelles que soient les pressions de Pékin. La récente crise qui a opposé le Panama à la Chine continentale est intéressante à plus dun égard. Le Congrès mondial sur le Canal de Panama qui a eu lieu en septembre, et auquel le gouvernement de Panama City a invité Lee Teng-hui à participer, a déclenché les foudres de Pékin, qui a exigé lannulation immédiate de cette invitation. Selon lambassadeur du Panama à Taipei, Carlos Mendoza, les intérêts économiques du Panama ont motivé cette invitation. Daprès lui, il était donc naïf de la part des autorités chinoises de penser que le Panama aurait pu céder à ces pressions et que la Chine devrait suivre les leçons quelle se plaît à donner aux autres, à savoir le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures dun pays (11).
Ainsi, en participant à cette conférence aux côtés de quatre autres chefs dEtat, mais surtout de 42 ministres des affaires étrangères, Lee Teng-hui a donné à Taiwan un rôle politique mondial, et la RPC ne peut répondre que par de vaines menaces : les autorités de Pékin ont-elles les moyens de forcer leur principale compagnie maritime, la COSCO, à ne plus emprunter le Canal de Panama ? Est-il réaliste de leur part de menacer de faire changer limmatriculation des quelque 200 navires de la flotte commerciale chinoise battant pavillon panaméen ? Lambassadeur du Panama à Taiwan a récemment déclaré que la conférence du Canal de Panama avait été un grand succès de par les retombées économiques quelle avait entraînées, et ce en dépit du boycott de la conférence par Pékin.
Quant à la récente acquisition de la gestion des deux ports de Cristobal et Balboa, aux extrémités du canal, par le groupe industriel hongkongais Hutchison-Whampoa, elle ne semblerait pas rééquilibrer la situation pour la Chine continentale. En effet deux études, lune taiwanaise, lautre du Congrès américain concluent que Hutchison-Whampoa nest pas soumise à une influence directe de la Chine continentale dans la prise de décision, malgré la participation de Pékin dans le capital de Hutchison (5 %) (12). Taiwan reste donc le partenaire économique privilégié du Panama, malgré la cour assidue que lui fait Pékin.
Taiwan a, semble-t-il, remporté une victoire sur ce point : la principale compagnie de transport maritime taiwanaise, Evergreen, outre le fait dêtre le principal investisseur de la zone dexportation de Fort Davis, est actuellement en train de construire la nouvelle zone franche de Coco Solo le long du canal de Panama, renforçant à nouveau la part de Taiwan dans le commerce y transitant.
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Dautres réussites diplomatiques, moins importantes, peuvent être mises au compte de Taiwan, telles létablissement de relations diplomatiques avec les îles Sao Tomé e Principe, le 6 mai 1997, ainsi quavec le Tchad, le 13 août de la même année. Il semble que Taiwan entretienne des liens étroits avec quelques pays en développement et plusieurs micro-Etats (13) disposés à reconnaître Taipei au lieu de Pékin, et que chacun de ces alliés potentiels soit « activé » par Taiwan à chaque échec vis-à-vis de la Chine. Dès que Pékin remporte une victoire, Taipei, dans lannée qui suit annonce létablissement de liens diplomatiques avec un nouvel Etat. Les pays dAmérique centrale sont, eux, des alliés de longue date, et semblent résister aux pressions de Pékin, pourtant de plus en plus fortes. Lexplication de la réussite de Taiwan dans cette région peut se comprendre si lon tient compte du fait que les jeunes démocraties dAmérique centrale sont de petits pays qui peuvent sidentifier à Taiwan aussi bien sur le plan géographique et démographique que sur un le plan du régime politique. Ces petits Etats ont moins besoin dentretenir des relations avec les grands Etats, avec lesquels ils traitent toujours dans une position dinfériorité. Avec Taiwan, ils ont un pouvoir de négociation non négligeable.
Taiwan et ses alliés dAmérique centrale sont tous confrontés à un voisin imposant et expansionniste (respectivement la RPC et les Etats-Unis), et partagent le même ennemi politique, le communisme, à lextérieur du pays pour Taiwan, et jusque récemment à lintérieur du territoire pour les pays dAmérique centrale. Ces facteurs réunis ou pris individuellement peuvent expliquer le succès de Taiwan dans la région, soutenu par dimportants programmes daide économique à ces pays en développement.
Quelle utilité, quel avenir ?
Si, jusquà présent, Taiwan semble réussir à conserver un groupe de fidèles alliés diplomatiques dune trentaine de pays, cest au prix defforts financiers relativement importants et de négociations sans cesse renouvelées. Certaines voix sélèvent pourtant à Taiwan pour dénoncer cette politique étrangère. Avant de passer en revue le contenu de ces critiques, il convient de déterminer quelle est la motivation du gouvernement à poursuivre une politique qui a bien des égards semble vouée à léchec.
La première raison est que Taiwan a besoin dun minimum de reconnaissance internationale pour être en droit de prétendre au statut de pays souverain. Sans allié diplomatique, Taiwan ne pourrait bénéficier daucun soutien international, notamment à lONU, tribune à laquelle elle tente daccéder sans succès. Cela ne ferait que renforcer la position chinoise qui est daffirmer que la question de Taiwan est un problème de politique intérieure.
La persévérance de Taiwan à rechercher le soutien diplomatique de quelques pays en développement tend plus à rassembler tous les éléments symboliques dun Etat souverain, que de réellement sassurer un soutien international, en particulier en situation de crise : en cas dagression chinoise, Taiwan ne se fait aucune illusion sur linfluence de ces 30 Etats sur la Chine.
Au vu des interminables débats qui séparent les défenseurs et les détracteurs de la diplomatie officielle de Lee Teng-hui, il est difficile dévaluer lefficacité de cette dernière. Dans quelle mesure un arrêt de cette diplomatie affaiblirait-il Taipei vis-à-vis de Pékin ? Il y a fort à parier que Taiwan sen retrouverait grandement affaiblie, et que la RPC interpréterait ce signe comme un aveu déchec du gouvernement de lîle.
Cest dailleurs le sens du consensus trouvé lors de la Conférence Nationale pour le Développement de décembre 1996, où, à lexception du Nouveau Parti (Xindang), les différents partis politiques sétaient accordés sur la conduite à tenir en matière de relations extérieures : « La République de Chine [ ] doit promouvoir activement lexpansion de sa politique étrangère, et doit chercher à développer son statut de nation sur la scène internationale. » (14)
Les critiques et leurs limites
Les oppositions de la diplomatie officielle sont isolées et ne rassemblent pas les membres dun même parti politique. Elles sont cependant suffisamment ardentes pour attirer lattention.
Le consensus inscrit dans le texte de la Conférence nationale sur le Développement, na pas duré longtemps, comme le montrent les critiques exprimées par le PDP et le Nouveau Parti. Certains membres du KMT se rangent également du côté des détracteurs, avec le soutien de plusieurs universitaires. La critique principale adressée à lencontre de la diplomatie officielle de Lee Teng-hui est son coût, jugé trop élevé pour les résultats obtenus.
Pour ces détracteurs, lapparente victoire de la diplomatie taiwanaise que fut le voyage de Lee en Amérique latine pourrait avoir bien des conséquences néfastes pour Taipei. De nombreux universitaires, pourtant proches du Kuomintang, et soutenant totalement la diplomatie officielle de Lee, avouent quune telle visite présidentielle ne fut pas propice à la construction dune reconnaissance internationale pour Taiwan, et que le pays devra probablement en payer le prix ultérieurement. Certes, la presse taiwanaise a récemment félicité le gouvernement pour sa subtilité dans la demande dun visa de transit américain pour le président Lee en route pour le congrès de Panama via Honolulu, espérant ne pas embarrasser Washington vis-à-vis de Pékin. Et lors de son escale, les Etats-Unis ont veillé à ce que Lee Teng-hui nexerce aucune activité publique, ce qui explique le fait que les critiques chinoises aient été assez faibles, et de pure forme. Mais seuls quatre pays étaient représentés par leur chef dEtat à la conférence de Panama, là encore par crainte des représailles de Pékin. Les critiques de la diplomatie officielle saccordent pour mettre en doute lutilité dune telle visite, qui na pas recueilli lattention escomptée.
Ce voyage a, on la vu, coûté plus de 400 millions de dollars NT, sous la forme de dons et de prêts à taux préférentiels. Certes, Taiwan a en contrepartie obtenu une invitation à adhérer au SICA. Les critiques, émanant pour la plupart du PDP, rappellent le fait que Taiwan « devra supporter à elle seule la majorité du budget de fonctionnement de lorganisation », et que personne « ne peut garantir quel soutien Taiwan obtiendra des membres du SICA, ni pour combien de temps » (15). Selon les critiques, les coûts engagés dans cette politique semblent être supérieurs aux bénéfices.
Parris Chang (Chang Hsu-cheng), représentant du PDP à Washington a récemment déclaré que la « politique consistant à soudoyer des petits pays en échange de leur reconnaissance diplomatique de la République de Chine doit cesser. Même si Taiwan apprécie à leur juste valeur les liens lunissant aux pays dAmérique centrale, il faut admettre que cette reconnaissance na que peu dimpact sur la situation de Taiwan au sein de la communauté internationale » (16).
Ici resurgit le débat sur limportance relative de la politique étrangère de Taiwan par rapport à sa politique continentale. Le Nouveau Parti, favorable à la réunification, monte au créneau dès que Lee semporte contre Pékin. Mais, et il sagit dun fait nouveau et paradoxal, le PDP, parti supposé indépendantiste, a lui aussi reproché à Lee Teng-hui le caractère parfois provocateur de sa diplomatie, en particulier lors de sa récente visite au Paraguay. Au cours dune conférence de presse, Lee Teng-hui sest emporté contre le gouvernement chinois et les pressions de plus en plus pesantes quil exerce sur les alliés de Taiwan, en qualifiant le gouvernement de la RPC de « stupide » et vainement menaçant. Cette sortie, inattendue de la part dun chef dEtat, a valu à Lee Teng-hui toutes les critiques des médias, opposants politiques et universitaires réunis. Un représentant du PDP a déclaré à ce sujet que « Lee ne devrait pas se laisser aller au sarcasme dans ses confrontations verbales avec la RPC, car cela ne peut que desservir sa politique pragmatique ». Un représentant du Nouveau Parti est allé plus loin en décrivant Lee Teng-hui comme « un politicien aimant faire des déclarations fracassantes sans penser aux conséquences quelles peuvent entraîner » (17). On peut cependant arguer que la déclaration de Lee nétait pas innocente, et quelle visait à attirer lattention des médias internationaux sur son voyage, occulté par le XVe Congrès du Parti communiste chinois qui se déroulait au même moment.
Sil est vrai que ce discours au vitriol nétait pas utile, on voit mal quelle autre direction pourrait suivre Lee Teng-hui, ou tout autre dirigeant dans sa situation. Dailleurs, la politique étrangère de Lee est soutenue par le maire de Taipei, Chen Shuibian, candidat probable à la présidence en lan 2000 sous létiquette du PDP, avec lequel il diverge cependant sur certains points. Dans un entretien au Zhongguo shibao (China Times), un quotidien à grand tirage, il a récemment déclaré à propos de la soi-disant « diplomatie du carnet de chèques » de Lee que « laide aux pays étrangers est une composante essentielle à lentretien des relations diplomatiques. Après avoir reçu lassistance financière de pays comme les Etats-Unis dans les années 1950 et 1960, cest notre responsabilité, maintenant que nous en sommes capables, den faire autant avec les autres pays » (18).
Au vu de cette déclaration de Chen Shuibian, il est clair que la critique de la diplomatie pragmatique ne fait pas lunanimité au sein de lopposition, ni même au sein dun même parti dopposition. Les critiques semblent être désorganisées, et napportent aucune alternative viable. La branche dure du PDP, qui maintenant se rapproche du Parti pour lindépendance de Taiwan (Jianguo dang), ne propose comme alternative quun arrêt total de cette politique daide aux alliés diplomatiques, ainsi que le changement de nom de la République de Chine à Taiwan pour « République de Taiwan » (Taiwan gongheguo), malgré les menaces dinvasion militaire proférées par la RPC.
Quelles alternatives ?
La diplomatie officielle de Taiwan, même si elle est critiquée par quelques acteurs politiques et académiques isolés et désorganisés, bénéficie tout de même dun large soutien populaire. Selon un récent sondage réalisé par le Zhongguo shibao, « 70 % des Taiwanais accueillent positivement la diplomatie de Lee Teng-hui, et considèrent son récent voyage en Amérique latine comme une réussite majeure qui a contribué à améliorer le statut de Taiwan sur la scène internationale » (19).
Des péripéties, comme le discours violemment anti-chinois de Lee Teng-hui au Paraguay montrent les limites que rencontre la diplomatie officielle de Lee, toujours tiraillée entre un fort besoin de liberté dactions et de reconnaissance internationale, et la nécessité croissante de développer de bonnes relations politiques avec le premier partenaire économique de Taiwan, la RPC. Ce double impératif contraint continuellement le ministère des affaires étrangères de Taiwan à un certain équilibrisme en matière de politique étrangère.
Plusieurs alternatives pour résoudre cette impasse diplomatique ont été testées. Lune delles est le développement de liens économiques et politiques avec les pays qui ne reconnaissent pas Taiwan, notamment les Etats dAsie du sud-est. Cest la diplomatie pragmatique : la « politique vers le sud » (nanxiang) est depuis 1993 linstrument dapplication privilégié de cette volonté de gagner de nouveaux partenaires politiques, sans risquer de se heurter à la politique de la Chine unique professée par Pékin.
Cependant, cette diplomatie pragmatique comporte un autre volet : la multiplication de visites non officielles dans des pays dEurope occidentale et orientale, région du monde qui est devenue un des objectifs diplomatiques prioritaires de Taipei. En 1995 et 1996, lactuel vice-président de la République, Lien Chan, à lépoque premier ministre, effectua plusieurs voyages, notamment en Autriche, en Irlande, en République tchèque, en Ukraine et au Vatican. En octobre 1997, il tenta de renouveler lexercice, mais avec moins de succès. Sil est parvenu à effectuer une visite de cinq jours en Islande, où il sest entretenu avec le premier ministre, et à se rendre au Danemark et en Autriche, son déplacement en Espagne a dû être annulé à la dernière minute en raison des pressions exercées par Pékin sur Madrid.
Peu dalternatives sont concevables dans la situation que doit affronter Taiwan aujourdhui. Parris Chang, du PDP, propose « lutilisation de canaux informels diplomatiques, telle la diplomatie des villes » (20). Celle-ci consiste à jumeler des villes de Taiwan à dautres villes majeures dans le monde (récemment, Kaohsiung et la ville de San Jose, en Californie se sont jumelées). Le maire de Taipei, Chen Shuibian, passant de la théorie à la pratique a dailleurs effectué plusieurs visites « privées », et a amené le nombre de villes jumelées à Taipei à plus de 50 (la dernière en date étant Oulan Bator, en juin 1997, capitale dun pays dont Taiwan ne reconnaît pas lindépendance). Mais cette méthode de rapprochement ne seffectuant pas au niveau gouvernemental, on voit mal ce quune telle association pourrait apporter à Taiwan sur la scène internationale. Cependant, à long terme, de telles tentatives pourraient savérer fructueuses, en Europe notamment, si Taiwan, en contournant les échelons gouvernementaux si sensibles aux pressions chinoises, parvient à développer une coopération au niveau des régions.
Chen Shuibian propose également une nouvelle diplomatie qui ne consisterait plus à acheter la reconnaissance de quelques pays en développement, dont certains ne sont clairement motivés que par laspect financier des échanges, mais de promouvoir de façon plus poussée la candidature de Taiwan dans les organisations internationales, gouvernementales ou non gouvernementales, comme lOCDE et le FMI.
Taiwan espère par le biais de cette politique pragmatique susciter de nouvelles reconnaissances diplomatiques de facto de nombreux autres pays, à défaut dobtenir la reconnaissance de jure quelle nobtient que dune trentaine dEtats.
