BOOK REVIEWS
Vies parallèles et mouvementées de Peng Shuzhi et Chen Bilan
Notre revue tente déclairer sous des angles variés les réalités de la Chine daujourdhui. Mais le présent nétant jamais coupé du passé, nos perspectives ne doivent pas sinterdire la rétrospective, surtout lorsquelle nous rappelle des épisodes peu connus ou mal connus de lHistoire et lorsquelle exprime un point de vue original. Cest pourquoi, à loccasion de linhumation à Paris de deux grandes figures du trotskysme chinois, nous avons demandé à Cheng Yingxiang, leur fille, et Claude Cadart, leur gendre, de nous rappeler en quelques pages ce que furent les vies parallèles et mouvementées de Peng Shuzhi et Chen Bilan et de nous dire en quoi ces deux personnes concernent, plus que jamais, notre présent à tous, que nous soyons chinois ou que nous ne le soyons pas.| Cheng Yingxiang et Claude Cadart |
Hautes figures du communisme chinois des temps héroïques, celui des années 1920-1927, du trotskysme chinois des années 1928-1948 et du trotskysme international des années 1950, 1960, 1970, Peng Shuzhi et Chen Bilan sont morts depuis longtemps déjà : lui, depuis près de quinze ans, puisque ce fut le 28 novembre 1983 quil rendit lâme, âgé de 88 ans, à Los Angeles ; elle, depuis plus de dix ans, puisque ce fut le 6 septembre 1987 quelle séteignit, âgée de 85 ans, à Hong Kong. Mais ce nest que tout récemment que nous avons été en mesure de leur faire construire à Paris, au cimetière du Montparnasse, une sépulture digne deux. La cérémonie dinauguration de cette sépulture, matériellement constituée dune unique pierre tombale toute blanche, a eu lieu le 31 mars 1998 ; plus de quarante personnes y ont participé. Linstallation des urnes contenant les cendres des deux défunts à lintérieur de la sépulture a eu lieu le 22 avril 1988.
Il eût été, bien sûr, naturel et souhaitable que Peng Shuzhi et Chen Bilan fussent inhumés à Shanghai, en cette ville où ils se rencontrèrent et où ils saimèrent dans le feu de laction dès la fin de 1925, en cette ville où ce fut le plus longtemps quils se battirent, côte à côte, jusquà la fin de 1948, pour tenter de changer le destin de la Chine et, par là même, celui de la planète entière. Nous dûmes cependant renoncer à ce projet, quils avaient caressé jusquà la fin de 1994 ;nous dûmes y renoncer dabord à la suite du massacre de Pékin du 4 juin 1989, bien entendu, mais ensuite aussi du fait du caractère très décevant, outrageant, désespérant de lévolution politique de la Chine continentale des années 1990.
Leur long exil en Occident, ce fut surtout en France que Peng Shuzhi et Chen Bilan le vécurent. En ce pays, dont ils appréciaient tout particulièrement les traditions culturelles, la civilisation, lhistoire bouillonnante, ils passèrent vingt-deux années, les années 1951-1973, avant de partir pour la côte Ouest des Etats-Unis. Le mieux, dès lors, était que Paris, leur seconde ville après Shanghai, fût choisie comme le lieu de leur dernier repos.
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Peng Shuzhi, Chen Bilan : leurs noms ont été effacés, « rayés de la carte », ou traînés dans la boue des pires infamies, par les soins des staliniens et des maoïstes de tous les pays, staliniens et maoïstes chinois en tête, durant de longues décennies. Pour ce motif et pour quelques autres, les spécialistes des choses de la Chine contemporaine et les vulgarisateurs, journalistes et « honnêtes hommes » qui en sont tributaires sont encore bien peu nombreux à avoir une idée claire de ce que furent les vies de ces deux personnages. Doù la nécessité dans laquelle nous nous trouvons de vous les présenter, en tant quhistoriens et à titre personnel.
Deux « enfants du 4 mai » emportés par les souffles de la Révolution russe
Au cur de la Chine, les Deux Hu : le Hubei, le Hunan. Shuzhi est du Hunan : il est né à Tonglucun, un tout petit village de la région de Shaoyang (que lon appelait alors Baoqing), cinq ans avant le Siècle, dans une famille de paysans relativement riches et relativement cultivés. Bilan est du Hubei : elle est née à Huangpi (près Hankou), deux ans après le Siècle, dans une famille de mandarins et de lettrés locaux. Il y a donc entre eux une province et sept ans de différence. Mais ce sont des Han, tous les deux ; et ils sont de la même génération, politiquement parlant.
Desprit très vif, très réceptifs, ils sont lun comme lautre impatients, dès le plus jeune âge, de changer la vie et de changer leur vie, darracher leur pays aux tristesses de la dépendance et de larriération et de sy arracher eux-mêmes. Bien avant de se rencontrer, ils effectuent chacun un parcours hors du commun et se rendent déjà fameux dans leurs provinces respectives, voire à léchelle nationale, sans dailleurs lavoir cherché, emportés comme ils le sont par les courants profonds qui ne cessent de travailler la Chine depuis le choc du Double Dix de 1911 mais plus spécialement par ce mouvement patriotique, culturel et idéologique dit du 4 mai 1919 qui commença en fait en 1915 et ne prendra fin quen 1925. Oui, ce sont lun comme lautre des « enfants du 4 mai », le hasard voulant que son influence sexerce sur eux au maximum au moment précis, privilégié sans doute, où il éclate en se transformant en une sorte de feu dartifice, ses éléments les plus modérés (et les plus nombreux ne loublions pas) se ralliant aux bannières du Parti nationaliste de Sun Yat-sen, le Kuomintang, ou optant résolument pour lapolitisme, ses éléments les plus brillants et les plus radicaux basculant dans le marxisme, le communisme, le russotropisme, emmenés par les Chen Duxiu et les Li Dazhao.
Pour Peng Shuzhi, lannée-tournant est lannée 1920, lannée au cours de laquelle primo il se convertit tout seul, en avril, à Wuhan (la ville dune Chen Bilan dont il ne fera la connaissance que cinq ans et demi plus tard), au marxisme et au communisme, devant leffarant spectacle de lindustrie moderne et de la condition ouvrière, secundo il devient à Changsha, en septembre, lun des tout premiers membres du groupe communiste du Hunan (dont ce nest nullement Mao Zedong mais un certain He Minfan, aujourdhui encore totalement « oblitéré », qui est alors lanimateur), tertio se prépare intensément à Shanghai, doctobre à décembre, à partir pour la Russie, à lintérieur de l « École des langues étrangères » du groupe central des communistes chinois. Pour Chen Bilan, la période-tournant est celle de ses vingt ans, celle qui court de lautomne 1921 à lété 1923, celle au cours de laquelle primo elle souvre, presque dun seul coup, aux idées nouvelles, et aux plus avancées dentre elles, sous linfluence dun des professeurs de son école secrètement affilié au groupe communiste du Hubei, secundo elle prend la tête, en son école, dun mouvement de contestation culturel, féministe et anti- « féodal » qui fait scandale dans tout Wuhan et lui vaut dêtre chassée de son école, tertio se révèle à cette occasion agitatrice-propagandiste aussi courageuse que talentueuse, quarto adhère au Parti communiste, quinto se rend à Pékin et à Shanghai afin de sy préparer, elle aussi, à partir pour la Russie.
Peng Shuzhi entre en « Extrême-Orient rouge » dès le début de mars 1921 mais narrive à Moscou, après force péripéties, quen septembre de la même année. Il va rester près de trois ans en cette capitale de la Russie soviétique et de la Révolution mondiale pilotée par le Comintern, en tant quétudiant (1921-1923) puis en tant quenseignant (1923-1924) de la section chinoise de lUniversité communiste des travailleurs de lOrient. Et cest au cours de ces trois ans-là (nous allons y revenir) que se noue, à son insu, tout son destin ; cest de ce séjour prolongé-là dans le berceau de lavatar lénino-trotskyste du communisme des origines que sortiront, pêle-mêle, presque tous ses bonheurs et presque tous ses malheurs, et, par extension, presque tous ceux aussi de Chen Bilan sa future compagne. Il devait finir, dailleurs, par en prendre pleine conscience, ainsi que nous le ferait sentir lémotion très retenue mais très perceptible qui létreindrait quand il nous raconterait, à Paris, à la fin des années 1960, longuement, « objectivement », mais en tirant sur sa pipe plus fort que dhabitude, cet épisode-là de son existence.
Au terme dune année de battement et de déconvenues passée tantôt à Pékin, tantôt à Shanghai, Chen Bilan, elle, part à son tour pour Moscou, à lautomne 1924, soit quelques semaines après que Peng Shuzhi en est revenu mais sans avoir eu locassion de le rencontrer. Dans les murs comme hors les murs de lUniversité communiste des travailleurs de lOrient, elle saffirme à nouveau, là-bas, leader des plus remarquables, sur le registre dun féminisme conçu comme lune des facettes de la libération de lhomme tout entier et non pas, certes, comme une entreprise de castration revancharde du mâle ; et elle mûrit très vite, politiquement parlant. Elle ne reste pourtant pas en Russie durant trois ans, comme prévu ; elle y reste un an seulement. Il lui faut, en effet, regagner Shanghai dès lautomne 1925, rappelée par le « Centre » en même temps que nombre dautres jeunes communistes chinois de Moscou, à la suite de cette explosion révolutionnaire du Mouvement du 30 mai 1925 qui a enfin autorisé le décollage du PC chinois et dans la préparation de laquelle Peng Shuzhi, le numéro 2 du « Centre », a joué un rôle déterminant, de lautomne 1924 au printemps 1925.
Le « Centre », en mal de cadres aussi capables que dévoués, fait delle, tout de suite, lun des membres du Jiang-Zhe-Wan quwei, lexécutif du Parti pour les trois provinces du Jiangsu, du Zhejiang et de lAnhui, en ly chargeant plus spécialement des secteurs « Femmes » et « Ouvriers ». Et cest dans ces circonstances quelle et Peng Shuzhi se rencontrent. Chen Bilan nest pas seulement une révolutionnaire enthousiaste et vigoureuse ; cest également une femme tout à fait séduisante, une femme sensible et fine, étonnamment vivante (elle le restera jusquà la fin de sa vie). Peng Shuzhi est bel homme, lui aussi, il est âgé de 30 ans, il respire lintelligence et lénergie, et son prestige na cessé de grandir, depuis le début de 1922, à lintérieur du Parti.
Elle et lui ne se quitteront plus, désormais, sauf quand les circonstances les arracheront lun à lautre. Ils suivront, jusquau bout, le même chemin, mais en restant toujours très différents lun de lautre, chacun deux gardant sa propre personnalité, ses propres idées aussi, parfois très divergentes de celles de lautre. Ils auront trois enfants. Les deux derniers, des garçons, sont morts. Laînée, une fille, est lun des deux auteurs de ces lignes. Elle porte, aujourdhui, le nom de Cheng Yingxiang.
Les années communistes
Les préhistoires de la prime jeunesse oubliées, les vies de Peng Shuzhi et de Chen Bilan peuvent être distribuées en deux périodes de longueur tout à fait inégale mais de valeur politique à peu près équivalente : les années communistes (1921-1929) et les années trotskystes (1929-1983).
Les années communistes sont celles du rôle de premier plan que Peng Shuzhi, seul dabord puis secondé par Chen Bilan, joue dans la préparation puis dans la conduite de la Révolution de 1925-1927, une révolution manquée (mais pas par sa faute) quil a toujours appelée la Seconde Révolution chinoise (par opposition à la Première, celle de 1911). Elles ont pour fil directeur la résistance que Peng Shuzhi ne cesse dopposer à la ligne de la collaboration organique des communistes chinois avec le Kuomintang, de l « entrisme » obligatoire, proclamé, glorifié, des communistes chinois dans le Parti nationaliste créé par Sun Yat-sen et réorganisé par les soins de Moscou, bref de lasservissement du parti de la classe ouvrière chinoise au parti de la bourgeoisie « nationale » chinoise. Cette ligne scandalise Peng Shuzhi aussitôt que le Comintern juge nécessaire de limposer au PC chinois, soit au cours de lété 1922. Il la combat obstinément, à lintérieur du Parti, aussi longtemps, bien sûr, quelle naboutit pas à la catastrophe à laquelle il était fatal quelle finît par aboutir, soit jusquau 12 avril 1927.
Quatre temps forts sont à retenir, à cet égard, dans la vie de Peng Shuzhi, au cours de ces années-là.
Le premier est celui du séjour de Peng Shuzhi à Moscou, un séjour au cours duquel il assume de bout en bout les fonctions de secrétaire du groupe des jeunes Chinois de lUniversité communiste des travailleurs de lOrient et se permet, en tant que tel, et avec leur soutien le plus enthousiaste, de brandir létendard de la lutte pour en revenir à la ligne « orthodoxe » et raisonnable du développement indépendant du PC chinois, sa collaboration avec le Kuomintang redevenant conditionnelle, sourcilleuse et limitée.
Le second est celui des six mois qui sécoulent à Shanghai du début daoût 1924 à la fin de janvier 1925, six mois au cours desquels Peng Shuzhi réussit à rallier à ses points de vue les deux leaders encore actifs du PC chinois, Chen Duxiu et Cai Hesen, puis à opérer de concert avec eux, dans tous les domaines, sur tours les fronts, à un rythme époustouflant, un redressement complet de la ligne du PC chinois : le redressement que consacre le IVe Congrès du PC chinois (Shanghai, janvier 1925) et qui ouvre la voie au Mouvement du 30 mai 1925.
Le troisième est celui de la mission que Peng Shuzhi effectue à Canton en tant que représentant du « Centre » du PC chinois et des communistes de Shanghai, en mai 1926, aux lendemains du coup perpétré par Tchiang Kai-chek contre les communistes de Canton le 20 mars 1926, en vue dexiger de Borodine et du Comité du Guangdong du PC chinois quils se décident enfin à punir Tchiang Kai-chek, à en finir une fois pour toutes avec la ligne démissionnaire de la collaboration organique avec le Kuomintang et à doter les ouvriers de Canton de quelques milliers de fusils au moins pour quils puissent se défendre contre les soudards de Tchiang Kai-chek en cas de tentative de réédition du Coup du 20 mars ; une mission qui se solde par un échec complet mais qui ne déshonore que les camarades qui lont fait échouer.
Le quatrième est celui de la contribution, très importante, de Peng Shuzhi et de Chen Bilan à la préparation et à la victoire de linsurrection ouvrière de Shanghai des 20-22 mars 1927. La Victoire acquise, hélas ! nul ne soupçonne que larmée nationale révolutionnaire aux ordres de Tchiang Kai-chek qui sapprête à entrer dans la ville naura rien de plus pressé que de massacrer les insurgés puis dorganiser une chasse aux communistes sans merci, et cela dès le 12 avril 1927. De la fin mars au 10 avril 1927, les principaux dirigeants du PC chinois et de leur « forteresse » de Shanghai partent très tranquillement, les uns après les autres, pour Wuhan, où les appelle le Ve Congrès du PC chinois. Shuzhi quite Shanghai au début davril. Bilan en part huit jours plus tard. Cest en arrivant à Wuhan quelle apprend la nouvelle de la trahison suprême de Tchiang Kai-chek, annonciatrice de la défaite de la Révolution.
Les staliniens de Moscou, qui ont bien en mains les rênes du Comintern depuis 1924, avaient résolu den finir avec le couple Chen Duxiu-Peng Shuzhi, dont la fronde les énervait, dès avant la défaite de la Seconde Révolution chinoise, en sappuyant pour ce faire, à lintérieur du PC chinois, sur une clique dintrigants fractionniste et fratricide conduite par Qu Qiubai, lun de leurs fidèles obligés. La défaite de la Seconde Révolution chinoise, telle que le coup de Shanghai du 12 avril 1927 en amorce le processus (un processus qui ne prendra fin quen décembre 1927) leur fournit une occasion inespérée de se débarrasser de ce couple par trop récalcitrant sans attendre, et à peu de frais. Il suffit quils lui en imputent la responsabilité et que, par dessus le marché, ils fassent oublier, de la sorte, que ce sont eux qui, pour lessentiel, la portent. Nest-il pas, en effet, de tradition que les grands chefs coupables des plus lourdes erreurs accusent leurs exécutants de les avoir commises, de sêtre montrés incapables de comprendre leurs ordres, et les clouent au pilori dautant plus allégrement quils avaient eu le tort davoir raison contre eux ? La « loi » du sacrifice du bouc émissaire, les staliniens de Moscou lappliquent sans pitié, avec le concours de leur petite clientèle communiste chinoise, à Peng Shuzhi puis à Chen Duxiu, de la fin davril 1927 (Ve Congrès du PC chinois, Wuhan) à juin 1928 (VIe Congrès du PC chinois, Moscou) en passant, bien sûr, par la conférence aussi fameuse qu « extraordinaire » du 7 août 1927, qui a lieu à Jiujiang (Jiangxi).
Peng Shuzhi et Chen Duxiu, cependant, refusent de la subir. Désemparés, pour commencer, et dautant plus désemparés quà la différence de Qu Qiubai et de ses amis, ils ignorent tout des luttes féroces dont Moscou est le théâtre, ils ne savent pas que « la question chinoise » est devenue lun des enjeux majeurs du nouveau combat qui oppose là-bas Trotsky à Staline, ils ne tardent pas trop, malgré tout, à se ressaisir. Ils ne sinclinent pas. Ils nacceptent pas de confesser les fautes quils nont point commises. Ils se révoltent contre leurs accusateurs puis contre la nouvelle ligne stupidement putschiste que, sur lordre de Moscou, la nouvelle direction du PC chinois sattache à mettre en uvre et qui a pour seul effet daccélérer la processus de la défaite de la Révolution. Ils se délivrent des liens de caractère un peu religieux qui les attachaient encore au Comintern. Ils recouvrent le plein usage de leurs facultés critiques. Et ils le manifestent en déclinant, lun comme lautre, linvitation que leur adresse le Comintern de se rendre à Moscou pour y suivre les travaux du VIe Congrès de leur Parti. Mais ils sont ébranlés, quelque peu démoralisés, et ils ont de la peine à formuler clairement tout ce quils pensent de ce quil leur est arrivé depuis 1920.
Aussi est-ce avec un immense soulagement quils découvrent, au cours de lété 1929, les textes-clés récemment pondus par Trotsky sur la « question chinoise », tels que les leur apportent de jeunes communistes Chinois retour-de-Moscou qui ont opté là-bas pour lOpposition de gauche. Ils y trouvent exprimé bien mieux que par eux-mêmes ce quils avaient sur le cur. Ils y découvrent quen un sens, ils ont donné, sans le savoir, dans le trotskysme, depuis près de deux ans. Et leur religion est faite. Ils sinstituent immédiatement champions de lOpposition de gauche en Chine. Et ils exigent, comme tels, de la nouvelle direction du PC chinois (qui nest plus celle de Qu Qiubai mais celle de Li Lisan depuis juin 1928) quelle procède et fasse procéder dans tout le PC chinois à un réexamen critique des causes de la défaite de la Seconde Révolution. Elle leur répond en les excluant, sans façon, du PC chinois, le 15 novembre 1929, puis en en faisant exclure, quinze jours plus tard, Chen Bilan, par la cellule dont elle relève. Commencent alors vraiment les années trotskystes de Peng Shuzhi et de Chen Bilan. Elles ont pour point de départ une déclaration solennelle dadhésion à lOpposition de gauche dite des 81 (parce que signée par 81 militants du PC chinois) qui est publiée par les soins de Chen Duxiu et de Peng Shuzhi le 15 décembre 1929.
Les années trotskystes
Les vies de Shuzhi et de Bilan sont tissées dun si grand nombre de péripéties que leur récit complet serait un roman-fleuve. Bornons nous donc à en retenir les éléments suivants pour ce qui concerne leurs années trotskystes.
1) De la fin de 1929 à lautomne 1932, Peng Shuzhi, constamment secondé par Chen Bilan, réussit, de concert avec Chen Duxiu et nombre de militants dautres groupes trotskystes, à arracher un nombre énorme de cellules du PC chinois à linfluence des staliniens, à rallier la plupart des communistes des quartiers ouvriers à lOpposition de gauche, à Shanghai, ce renouveau de résistance sociale et politique évidemment clandestine à la dictature du Kuomintang se doublant dun renouveau de patriotisme anti-impérialiste à la suite des agressions perpétrées contre la Chine par le Japon dans lex-Mandchourie puis à Shanghai même, de septembre 1931 à janvier 1932, puisquaussi bien le Kuomintang na réagi que de façon très molle à ces agressions.
2) A Shanghai comme ailleurs, la police du Kuomintang veille, cependant. Et la chasse aux communistes à laquelle elle se livre frappe indistinctement staliniens et trotskystes. Elle a, au demeurant, dautant moins de peine à mener bien son travail de répression que le putschisme suicidaire dans lequel la direction stalinienne du PC chinois continue à donner, sur lordre de Moscou, ne cesse de nourrir le désespoir, la délation, la trahison, dans les rangs de ce quil lui reste de pauvres militants. La vie du couple Peng Shuzhi-Chen Bilan devient, dans ces conditions, extrêmement difficile. Elle acquiert un caractère de plus en plus précaire. Le 15 octobre 1932, enfin, Peng Shuzhi tombe, de nuit, dans un traquenard à lui tendu par un camarade félon, en se rendant à une réunion. Presquen même temps que lui, et du fait du même félon, une dizaine de ses camarades, Chen Duxiu compris, sont également arrêtés. Il sagit là, pour le Kuomintang, dun superbe coup de filet.
3) De lautomne 1932 à lautomne 1937, soit pendant cinq ans, Peng Shuzhi et Chen Bilan sont par la force des choses séparés lun de lautre. Peng Shuzhi est en prison, à Nankin, tout comme Chen Duxiu. Ces deux personnages étant trop fameux pour que Tchiang Kai-chek ait pu se permettre de les faire assassiner, quelque envie quil en avait : il a du consentir à ne les faire condamner quà huit ans de mise à lombre. Peng Shuzhi et Chen Duxiu se brouillent lun avec lautre, durant leur séjour en prison, le premier demeurant trotskyste, ardemment, le second se détachant de tous les communismes.
Chen Bilan, elle, a à se battre non seulement pour échapper aux griffes des abires du Kuomintang mais encore pour survivre matériellement parlant, pour subvenir à ses besoins et à ceux de ses enfants. Fort heureusement, de vieux amis laident à se faire une nouvelle vie, dans le secteur des éditions et des publications que contrôle la branche de Shanghai de la YMCA. Elle publie chaque mois ou presque dans de grandes revues de Shanghai mais plus spécialement dans Dongfang zazhi (Le Magazine de lOrient) des articles sur toutes sortes de problèmes de société, à commencer par ceux de la femme, de lenfant, de la famille, de léducation, des articles signés « Chen Biyun » qui ne tardent guère à lui valoir notoriété.
4) Le déferlement des troupes japonaises sur les provinces de la Chine de lEst quinaugure lIncident du 7 juillet 1937 et que les troupes chinoises se révèlent incapables darrêter donne rapidement lieu, à Nankin, à un tel désarroi et à de tels désordres que les « autorités compétentes » jugent navoir dautre choix que de relâcher Chen Duxiu puis Peng Shuzhi, en août 1937. Cest dans des conditions épouvantables, sous les bombes japonaises qui arrosent routes et voies ferrées, que Peng Shuzhi regagne alors Shanghai.
A peine a-t-il réussi à y retrouver Chen Bilan quil semploie à tenter dy relancer un mouvement trotskyste à base ouvrière, à partir de ce « sanctuaire » non-occupé par les Nippons que représente la Concession internationale jusquà ce quà la suite du drame de Pearl Harbour, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne entrent en guerre contre le Soleil Levant, au début de décembre 1941. Ses efforts ne sont guère couronnés de succès, il faut le reconnaître, tant les « conditions objectives » lui sont défavorables.
Elles le lui deviennent évidemment encore plus après que les Nippons ont fait main basse sur le territoire de la Concession internationale. De 1942 à 1945, il est très activement recherché par la police japonaise, qui lui reproche, entre autres choses, davoir fomenté des grèves de nature à nuire à leffort de guerre du Soleil Levant, des grèves pourtant peu nombreuses, férocement réprimées. Il néchappe que de peu, par moments, à une arrestation quaurait sûrement suivi un passage au poteau. Il sen tire, cependant, parce quil peut sans cesse compter sur laide dune Chen Bilan aussi astucieuse quintuitive et quil a acquis, comme elle, une solide expérience de survie dans la gueule de loup.
5) Au temps de la guerre contre le Japon, Peng Shuzhi se fait professeur dans une université privée, sous un faux nom bien entendu, pour gagner sa vie. Et cette activité finit par devenir son activité principale. Fort de toutes les lectures et de lénorme travail intellectuel quil a pu faire en sa prison, il enseigne lhistoire de la pensée chinoise re-située dans lhistoire de la pensée mondiale, et si brillamment quil rassemble autour de lui, peu à peu, un vrai vivier de jeunes disciples, tous orientés à gauche bien sûr. Cest dans ce vivier quil puise, la liberté retrouvée, pour relancer encore une fois, mais cette fois semi-ouvertement, le mouvement trotskyste, à partir de lautomne 1945.
De 1937 à 1945, il réussit aussi à se constituer discrètement, à Shanghai, un réseau bien étoffé de sympathisants adultes sur le concours duquel il peut ensuite compter afin dassurer le lancement puis le succès croissant de deux revues trotskysantes, La Jeunesse et la Femme (rédactrice en chef : Chen Bilan) et Quête de la Vérité (rédacteur en chef : Peng Shuzhi), du début de 1946 à la fin de 1948. Quand Peng Shuzhi et Chen Bilan jugent ne plus avoir dautre choix que de partir de Shanghai pour se fixer à Canton, au milieu de lautomne 1948, lorganisation trotskyste quils ont remise sur pied compte plusieurs centaines de membres Elle sera, bien entendu, réduite à rien par les maoïstes.
6) Quand ils prennent à Shanghai le bateau pour Canton, Peng Shuzhi et Chen Bilan ne senfuient pas de Chine. Ils se bornent à changer le lieu à partir duquel ils poursuivront leur double combat contre le parti de Mao Zedong et contre le parti de Tchiang Kai-chek, en tant que principaux personnages du noyau dirigeant de leur organisation. Et il en va de même quand lévolution de la situation les condamne à quitter Canton pour aller se fixer à Hong Kong (1949) puis quand les agissements de la police britannique les obligent à quitter Hong Kong pour aller se fixer à Saïgon (1950). Il faudra, pour quils renoncent à poursuivre en Extrême-Orient ce combat-là, que leurs derniers lieutenants soient massacrés par le Vietminh en même temps quun ultime groupe de trotskystes vietnamiens. Ils décident alors de partir pour lEurope. Ils débarquent à Marseille en juin 1951. Ils y restent peu de temps. Et cest à Paris, bien sûr, quils « montent » sinstaller, à Paris la ville dans laquelle la direction de la IVe Internationale a son siège.
7) Plus ou moins intégrés au groupe des dirigeants de la IVe Internationale, Peng Shuzhi et Chen Bilan y déçoivent la plupart de leurs camarades étrangers, quenthousiasme encore la victoire remportée en Chine par le Parti de Mao Zedong, quand ils essaient de leur ouvrir les yeux sur la vraie nature de cette victoire, à savoir celle dune révolution nationale d « Orient » conduite par la petite bourgeoisie des villes et basée sur le soutien de la paysannerie, et pas du tout celle dune révolution authentiquement socialiste, non-stalinienne, dun type nouveau. Peng Shuzhi et Chen Bilan, dautre part, sopposent dès leur arrivée en Europe à la ligne de l « entrisme sui generis » des trotskystes dans les PC staliniens que préconise Michel Raptis, alias Pablo, et quil va réussir à faire triompher en tant que ligne directrice de lensemble de la IVe Internationale, au début des années 1950, au nom de la théorie de la guerre inévitable entre lURSS et les Etats-Unis. Cet « entrisme » suicidaire-là, peut-être, leur en rappelle un autre, à savoir celui de la collaboration organique avec le Kuomintang des années 1922-1927
8) Durant leur exil à Paris puis à Los Angeles, Peng Shuzhi et Chen Bilan ne cessent jamais primo de se conduire en animateurs ou réanimateurs du mouvement trotskyste international, demployer comme tels le plus clair de leur temps à tenter de réunifier ses multiples composantes, de prévenir ses multiples scissions, et aussi de suivre avec la plus grande attention les développements de lactualité mondiale et den discuter avec leurs camarades de tous les pays, décrire dessus toutes sortes darticles, secundo de suivre au plus près les affaires de Chine, des affaires qui, le plus souvent, les attristent, bien sûr, jusquen 1976, mais qui, ensuite, leur redonnent de lespoir, quand elles se trouvent enfin éclairées par des mouvements comme celui du 5 avril 1976 ou celui du Mur de la Démocratie de 1978-1979. Peng Shuzhi nous déclarera à ce moment-là quil était désormais sûr davoir en son pays de nombreux héritiers. Puisse lavenir lui donner raison.
De bien vivants dynosaures
Que peuvent donc représenter Peng Shuzhi et Chen Bilan, pour nous, les petits gars de lan 1998 ? La cause quils ont assurément noblement servie, celle dune révolution mondiale à la lénino-trotskyste, na-t-elle pas été déjà deux fois perdue, une première fois du fait du triomphe des staliniens sur tous leurs concurrents « idéologiques » dans les pays de lEst, en Chine, en Corée, au Vietnam, à Cuba et dans presque tous les partis communistes du reste de la planète (1927-1989), une deuxième fois du fait du triomphe des rouleaux compresseurs de lultra-libéralisme globalisateur aux couleurs américaines sur tous les communismes, voire même sur tous les socialismes, à léchelle de la planète entière, y compris, en fait, en Chine, au Vietnam, en Corée, à Cuba ? Quelque respectables quils soient, Peng Shuzhi et Chen Bilan ne gardent-ils pour nous quun intérêt historique, pour ne pas dire archéologique ? Bref sont-ils encore autre chose, en 1998, que dadmirables dynosaures ?
Nous répondons que non, pour les cinq motifs que voici.
1. Ce sont des gens qui, sans cesse, ont gardé les yeux tournés vers lavenir avec la conviction que lon pouvait faire en sorte quil fût moins sombre que le présent. Ils nont jamais désespéré. On peut, certes, leur reprocher davoir un peu trop cru que le mouvement trotskyste international était encore porteur davenir, après avoir été défiguré comme il la été par l « entrisme sui generis » et par dinnombrables querelles de chapelles et de personnes dun niveau lamentable. On ne peut pas leur reprocher de lui être restés fidèles afin de pouvoir travailler pour lavenir. Il fallait voir avec quelle passion, ils se jetaient encore, tous les jours, devenus très âgés, sur les nouvelles du monde entier, avec quelle impatience ils surveillaient les progrès de la lutte de tous les peuples pour en finir avec toutes les formes dexploitation et doppression.
2. Ce sont des gens qui nont jamais cessé dassocier, en leur tête, lidéalisme à lexercice de la pensée critique, combinaison rare sil en est, combinaison qui, justement, caractérise les grands marxistes, les communistes des origines, que lon adhère ou non à leurs thèses, à leur philosophie. Ils savaient sincliner devant les faits et, par suite, enrichir, modifier leurs idées, remettre en cause leurs certitudes, chaque fois que nécessaire. Sans doute les réserves didéalisme que recèlent les sociétés daujourdhui ne sont-elles pas considérables. Mais celles que portaient en elles les sociétés dhier ne létaient pas non plus, en dépit des apparences. Lidéalisme daujourdhui se polarise le plus souvent sur le défense dautres causes que celles que défendent les mouvements politiques révolutionnaires. En tire-t-il toujours de même ? De toute façon, lidéalisme est bien là, il na pas disparu. Mais ce qui est peu fréquent est quil fasse alliance avec cette indépendance desprit, cette aptitude à défendre, passionnément, ce que lon croit juste et vrai sans se soucier en quoi que ce soit des conséquences malheureuses que cela risque demporter pour vous et dont Peng Shuzhi et Chen Bilan ont constamment fait preuve, ainsi que le démontre lhistoire de leurs deux vies.
3. Cétaient aussi des patriotes, de vrais patriotes chinois, mais qui ne cessèrent jamais dintégrer la défense de leur pays asservi par les puissances impérialistes à celle des intérêts généraux de lEspèce. Leur conscience nationale et leur conscience dEspèce se nourrissaient lune de lautre. Est-ce dépassé, cela ? Ce ne lest en rien. Mais cest très rare, même et peut-être en Europe, où lon prétend maintenant résoudre le problème de la contradiction entre patriotisme et internationalisme par la liquidation pure et simple du patriotisme. Impossible de faire parler les morts. Impossible donc de savoir ce que Peng Shuzhi et Chen Bilan auraient pensé au juste du mondialisme uniformisateur tel que nous limposent aujourdhui les théoriciens tout-puissants du « Village Global » avec le soutien des « marchés financiers ». Nous soupçonnons, cependant, quils ne lauraient pas confondu avec ce mondialisme internationaliste respectueux, par définition, de la diversité des nations quils ont toujours défendu, de même que nous soupçonnons quils nauraient jamais approuvé les aspirations à lhégémonie dont il est patent que la Chine continentale a contracté la maladie depuis quelques années.
4. Ils nignoraient ni lun ni lautre que le recours à la violence était souvent inévitable pour « accoucher de lavenir ». Mais ils ne laimaient guère. Ils se méfiaient comme du loup blanc, bien avant le coup de Shanghai du 12 avril 1927, des révolutions qui triomphent sur la pointe des baïonnettes et quassassinent leurs généraux, des pouvoirs que lon ne trouve quau bout du fusil. Ils détestaient le militarisme. Ils jugeaient que la Révolution devait être avant tout le fait des mouvements de masse, mouvement ouvrier en tête, et que cétait des villes quelle devait partir. Tout communistes quils étaient et parce que communistes, ils se voulaient démocrates. Peng Shuzhi nest jamais entré en conflit personnel avec Mao Zedong, durant la Seconde Révolution chinoise. Mais lon peut dire quil en aura été une sorte danti-thèse, puisque aussi bien, Mao Zedong, cétait la paysannerie, les campagnes, le nationalisme étroit, le fusil, la violence, le despotisme.
5. Ils avaient réussi, et cest par ce trait, sans doute, quils restent le plus actuels, à installer au centre de toute leur pensée et de toutes leurs entreprises le respect de lhomme, lhumanisme, tel quil leur était venu des plus nobles courants de la pensée chinoise en même temps que de la vieille Europe. Et cétait cet humanisme qui illuminait leur vision de la révolution mondiale et de toute révolution, révolution chinoise incluse. En cette fin du XXe siècle où lon est bien forcé dobserver que bureaucrates et ploutocrates de tous les pays font preuve, conjointement, dune étonnante imagination pour multiplier les formes de lexploitation et de loppression de lhomme par lhomme, il est réconfortant de pouvoir sinspirer, de temps à autre, de la pensée et de lexemple de personnages aussi incorruptibles que le furent Peng Shuzhi et Chen Bilan, dun bout à lautre de leur existence.