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Les nouvelles religions dans la société taiwanaiseRecomposition des faits religieux et pratiques de santé

Les phénomènes de recomposition des faits religieux sont révélateurs de l’insertion des pratiques de santé dans la pratique religieuse : une approche ethnologique des « nouvelles religions » (xinxing zongjiao) ou littéralement « mouvements religieux émergents », contribue à l’étude de ces formes religieuses en restructuration. Le choix des « nouvelles religions » plutôt que d’autres formes religieuses, s’explique par le fait qu’elles connaissent un développement continu depuis deux décennies tant par le nombre d’adeptes et de sympathisants qu’en termes d’enjeux socio-politiques. Parmi les « nouvelles religions », le mouvement Tiandi jiao, « l’enseignement de l’Empereur Céleste », donne un éclairage sur l’insertion de pratiques de santé au sein de pratiques religieuses.

L’article est articulé autour de trois thèmes : les caractéristiques des pratiques de santé qigong sont exposées brièvement ; les « nouvelles religions » sont définies en contraste avec la religion populaire et dans leurs relations avec le changement social à l’œuvre dans la société taiwanaise ; l’insertion des pratiques de santé dans les pratiques religieuses et la pratique du qigong dans le contexte des nouvelles religions sont montrées à travers l’exemple du Tianren qigong, pratiques de santé du groupe Tiandi jiao.

Au niveau méthodologique, les « nouveaux cultes » ont été approchés lors des enquêtes de terrain (1) par leur dimension thérapeutique et précisément grâce aux liens qu’ils entretiennent avec les pratiques de qigong. Ces pratiques de santé caractérisées par le « travail du qi » m’ont conduite aussi dans des groupes qui ne sont pas des « nouvelles religions » comme des associations non religieuses, des groupes bouddhistes ou écologistes ; dans le cadre de cet article, seul le contexte des groupes xinxing zongjiao est utilisé pour l’analyse.

Les pratiques de santé qigong

Le qigong contemporain est un ensemble de techniques corporelles, hérité de la tradition chinoise, visant au maintien de la santé, au prolongement de la vie et à la régression des états pathologiques : qi peut être traduit par « souffle, énergie, énergie vitale circulant dans le corps en correspondance avec des énergies cosmiques, force, influences, air, substance » ; gong signifie « exercice, pratique, travail, talent artistique, mérite, qualité, technique, art, temps ». Le contenu des deux champs sémantiques peut être combiné pour traduire le terme bissyllabique qigong.

Ces techniques constituent une forme de soin particulier dans la mesure où elles ont un objectif double :

1. L’acquisition de la longévité : ce sont, dans ce cas, des techniques corporelles qui concourent à la préservation de la santé.

2. La régression des états pathologiques : ce sont alors des techniques de soin.

Les principes essentiels de la pratique sont l’exercice de la relaxation, de la respiration et de la pensée. L’état de santé est considéré comme le résultat premier de la pratique qui conduit par la suite à l’acquisition de la longévité et au développement de la personne. Le qigong provoque des états de transe chez les pratiquants qui doivent atteindre « l’état de qigong ».

Des pratiques de santé telles que le qigong sont un moyen d’appréhender des processus à l’œuvre dans la société taiwanaise actuelle comme la recomposition des faits religieux, ou l’évolution des fonctions et des représentations de la tradition dans une période de changement social. Les enquêtes ont été menées à Taipei dans l’institution médicale et hors du cadre institutionnel. Nous avons pu vérifier auprès de plusieurs hôpitaux et de dispensaires que ni les pratiques de qigong, ni la médecine chinoise traditionnelle, méthodes de soin et de prévention utilisées dans le cadre institutionnel en Chine populaire, ne sont reconnues à Taiwan dans l’institution médicale étatique. La politique en matière de santé publique du Kuomintang (KMT) montre clairement que la médecine chinoise traditionnelle savante n’est pas considérée comme assez fiable et efficace pour être intégrée au système de santé publique : la biomédecine (2) est encouragée et elle est exclusivement pratiquée dans les institutions officielles étatiques. Toutes les autres médecines ou recours thérapeutiques sont classés dans la catégorie minjian yiliao (méthodes populaires de traitement), et sont exercés hors du cadre institutionnel étatique : même si la médecine chinoise traditionnelle savante est reconnue dans le secteur privé des services de santé, elle reste associée aux méthodes populaires comme les thérapeutiques liées à des cultes religieux. Deux raisons historiques expliquent cette orientation :

- c’était déjà celle du KMT au pouvoir en Chine avant 1949 (République de Chine 1912-1949), gouvernement qui s’est exilé à Taiwan après la prise de pouvoir par le Parti communiste. Les Nationalistes chinois n’ont jamais encouragé le développement de la médecine chinoise traditionnelle au sein des structures médicales étatiques contrairement à la politique en matière de santé du Parti communiste (3) ;

- le système de santé publique japonais mis en place pendant cinquante ans à Taiwan (période d’occupation Japonaise 1895-1945) a laissé des traces dans les structures du modèle post-colonial, dans le système d’éducation sanitaire et de formation médicale (4).

Hors de l’institution médicale, les séances de qigong prennent la forme de stages le soir ou le week-end et se déroulent soit dans le cadre d’associations informelles, soit dans le cadre de groupes religieux.

Nous avons donc suivi de manière régulière plusieurs stages. Ces séances ont pu fournir des données ethnographiques pertinentes : observation des pratiques et des conduites, enregistrement des discours des pratiquants. Nous avons ensuite noué des liens avec des pratiquants choisis en fonction de critères classiques utilisés par le chercheur en sciences humaines (âge/sexe/niveau d’éducation/catégorie sociale) : une relation établie à moyen terme, est un moyen de connaître les conditions de vie, les comportements dans des contextes diversifiés, les aspirations et les valeurs des pratiquants. En effectuant des recoupements entre ces diverses catégories de données, il est possible d’établir une sociographie des pratiquants et de dégager le système de représentations qui sous-tend l’exercice de telles pratiques corporelles. L’enquête sur des pratiques de soin et d’entretien de la santé (pratiques de qigong) nous a permis d’entrer dans des groupes religieux dans lesquels ce type de pratique fait partie intégrante de la pratique religieuse. La plupart de ces groupes appartiennent à la catégorie des « nouvelles religions » en plein essor dans la société taiwanaise contemporaine.

L’enquête qui m’a conduite vers les « nouvelles religions » avait pour objet d’investiguer les pratiques de qigong à Taipei dans ses dimensions thérapeutique et sociale selon une perspective comparative (RPC/Taiwan) (5). Une première approche du terrain montre que le phénomène social généré par le qigong en Chine populaire est spécifique. A Taiwan, il n’est actuellement pas possible de parler de phénomène social associé à la pratique du qigong : cette pratique a une visibilité réduite ; l’engouement pour le qigong est récent à Taiwan et intéresse en premier lieu les intellectuels et les personnes à haut niveau d’éducation, plus réceptifs aux changements ; le qigong n’est pas pratiqué dans l’institution médicale. La comparaison portera donc plutôt sur les différences que sur les similitudes : la recherche sur la dimension sociale du qigong s’inscrira a priori en contraste avec celle qui a été conduite en Chine populaire. La position du qigong dans le système médical taiwanais donne déjà un éclairage sur ce point. Le qigong en Chine populaire est un recours thérapeutique qui se situe à l’intersection des trois secteurs (populaire, professionnel et traditionnel). La structure interne de tout système médical a été mise en évidence par A. Kleinman (6) dans le contexte taiwanais : médecine populaire minjian yiliao (familiale, liées aux pratiques de la religion populaire, divinatoires...), médecine traditionnelle (savoirs médicaux objet de spécialisation tel que la médecine chinoise traditionnelle — zhongyi), médecine professionnelle (exercée dans l’institution médicale étatique, médecine occidentale moderne — xiyi). A Taiwan, le qigong appartient presque exclusivement au secteur populaire (7) dans lequel il a une place marginale parce que les activités du temple et de la famille occupent une place centrale : les activités du temple liées à la santé et à la thérapie s’insèrent dans le cadre des activités religieuses.

L’objectif des pratiquants est principalement la préservation de la santé yangsheng. Quand la pratique est exercée au sein de groupes religieux, le développement de la personne est le but explicitement revendiqué. Le qigong thérapeutique zhibing qigong (qui soigne les maladies) est utilisé pour traiter des maladies chroniques : c’est également le cas en Chine populaire.

La composante charismatique qui caractérise la personnalité du maître de qigong en Chine populaire se manifeste beaucoup moins dans le contexte de la société taiwanaise. Par exemple, un maître qui parlait du qigong à la radio, n’a dévoilé ni son nom, ni son adresse et répondait à la demande des auditeurs de la manière suivante :

« Trouvez un maître et un cours de Qigong près de chez vous ; ce n’est pas la peine de venir me chercher moi en particulier. Je n’ai rien de particulier ou d’extraordinaire par rapport à d’autres».

La formation d’un réseau social autour de l’activité qigong est moins systématique qu’en Chine populaire. Existe-t-il un lien entre l’absence de réseau social serré et les motivations des pratiquants ? Ces motivations sont subjectives et personnelles, et a priori ne dépendent pas d’un désir ou d’un besoin de rencontre, de lieu de sociabilité qui favoriserait la rencontre. Les pratiquants perçoivent la présence régulière aux activités collectives comme une perte de temps :

« Il faut pratiquer seul quelque temps pour assimiler les cours et progresser. Ensuite, il faut retourner voir le maître pour apprendre de nouveaux exercices mais il faut toujours approfondir la pratique par soi-même et pour soi-même ».

Le calendrier des activités collectives varie selon les groupes de pratiquants : elles ont lieu une ou plusieurs fois par semaine, deux fois par mois ou une fois par mois. Dans le cadre des nouveaux cultes religieux, les pratiquants peuvent se réunir jusqu’à trois fois par semaine le soir et aussi en fin de semaine.

Les « nouvelles religions » et le changement social à Taiwan

Les « nouvelles religions » dans le contexte contemporain peuvent être caractérisées par l’organisation en réseaux de relations sociales, le processus d’institutionnalisation, la légalisation et la reconnaissance par l’Etat à terme, des relations maîtres/disciples très codifiées, des pratiques et des motivations personnelles, individuelles plutôt que familiales, l’absence d’ancrage territorial des lieux de culte et des cultes, la valorisation de l’étude des textes et du niveau d’éducation dans le contexte de la pratique religieuse, le prosélytisme, le syncrétisme idéologique ; ces traits s’inscrivent en contraste avec ceux de la religion populaire minjian zongjiao. Cependant, ils doivent être compris comme des tendances plus ou moins significatives selon les groupes religieux, de leur mode de fonctionnement.

Le prosélytisme ne doit pas être interprété de la même manière que dans la tradition chrétienne ou musulmane : c’est un prosélytisme « particulariste » qui s’oppose à un prosélytisme « universaliste ». Il est motivé dans le contexte chinois par la volonté de former des réseaux de relations sociales au niveau international. Quelle est la place du prosélytisme idéologique ? L’idéologie est en fait limitée par le pragmatisme qui reste dominant comme mécanisme de fonctionnement.

Le syncrétisme est conscient, volontaire et opératoire dans le présent alors que le syncrétisme de la religion populaire est historique dans le sens où une superposition de pratiques et croyances diverses s’effectue dans le temps sans que les adeptes en aient conscience.

L’adhésion est individuelle alors qu’une affiliation familiale, clanique, communautaire avec ancrage territorial caractérise la participation à la religion populaire.

La compatibilité des pratiques et des enseignements traditionnels avec la science moderne est un argument souvent utilisé par les chefs charismatiques pour légitimer leurs activités religieuses. C’est la position défendue par exemple par le leader républicain Wang Hansheng qui a fondé la religion Xuanyuan en 1957 (8).

Les changements religieux constituent une composante dynamique du changement social. L’analyse des facteurs du changement religieux permet de poser de manière pertinente la question de l’innovation ou de la reproduction des pratiques traditionnelles. Le processus de transformation est-il innovant ou reproducteur ? Les formes restructurées qui en résultent, sont-elles nouvelles ou traditionnelles ?

Taiwan est une terre d’immigration chinoise récente et son identité a dû être sans cesse redéfinie au gré des normes imposées par les communautés et les gouvernements successifs. Des événements marquants inscrits dans la mémoire collective, ont eu une influence sur les changements religieux notamment :

- les luttes entre les colons et les aborigènes, entre les factions fidèles à la dynastie Ming et celles qui soutiennent la nouvelle dynastie Qing ;

- l’introduction d’éléments messianiques et du végétarisme au XIXe siècle (9), qui en partie coïncident avec l’arrivée des réfugiés de l’insurrection des Taiping et avec la réaction de la société au fléau de l’opium ;

- la politique religieuse des Japonais qui ont essayé d’imposer de nouvelles pratiques et croyances, en particulier après 1930 ;

- l’installation du gouvernement nationaliste après la guerre,

- l’émigration de chefs religieux venus de toute la Chine, provoquant une inflation soudaine de « l’offre religieuse » qui va avoir des répercussions profondes sur la société des décennies futures (10).

Dans cet article, les termes « culte » et « secte » sont employés dans le sens que D.K. Jordan et D.L. Overmeyer (11) leur attribuent dans leur étude de référence sur les mouvements sectaires : un culte est un corpus de croyances idéologiques et de pratiques religieuses ; une secte est un groupe de croyants et son organisation.

L’intégration des pratiques de santé telles que le qigong dans le corpus de pratiques et de références idéologiques des « nouvelles religions », atteste la flexibilité, la capacité d’intégrer de « nouveaux ingrédients » à succès comme c’est le cas des pratiques du qi. Ces pratiques sont héritées de la tradition chinoise mais constituent des « nouveaux ingrédients » car c’est le réagencement de telles pratiques dans les configurations religieuses qui est inédit. Le qigong est un exemple de « nouvel ingrédient » parmi d’autres : le processus d’intégration de ces éléments, permet de comprendre un aspect important du fonctionnement des « nouvelles religions », c’est-à-dire leur souplesse et leur adaptabilité à des conditions nouvelles. La capacité d’agréger d’autres éléments à une matrice de croyances et de pratiques, est un facteur explicatif de leur succès. Il faut souligner ici la différence avec la religion populaire : cette dernière a des contours flous et diffus, une absence de structure au point qu’il est impossible d’isoler une matrice de croyances et de pratiques, matrice dans le sens de structure donnant forme à la configuration religieuse.

Les « nouvelles religions » en milieu rural sont des religions transplantées sans ancrage territorial qui ne suscitent pas d’adhésion familiale, clanique ou communautaire ; ce trait s’inscrit en contraste avec la religion populaire qui s’organise autour de communautés de cultes locaux. L’implantation spatiale des lieux de culte est significative. Les temples des « nouvelles religions » sont souvent en milieu rural construits hors du village, hors de l’espace des communautés de culte de la religion populaire. La présence de grands espaces de stationnement devant les temples des « nouvelles religions » qui indique que de nombreux adeptes viennent en voiture et parfois de loin, est notable. La forme d’organisation sociale en réseaux de relations sociales avec dispersion spatiale plutôt que la communauté de culte avec ancrage territorial, cultes et pouvoirs locaux (12), est une expression de la modernité.

Pour caractériser les « nouvelles religions », D.K. Jordan et D.L. Overmeyer (13) parlent de « syncrétisme idéologique » dans le sens où les adeptes et les chefs religieux manipulent volontairement des matériaux idéologiques, techniques et rituels empruntés à plusieurs traditions, par contraste avec un « syncrétisme historique » fruit d’événements que les croyants ne maîtrisent pas et dont ils sont rarement conscients comme c’est le cas de la religion populaire.

Aujourd’hui, les nouveaux mouvements religieux sont actifs dans un contexte beaucoup plus flexible et dynamique que jamais auparavant. Reflètent-ils une vision nouvelle des croyances et des pratiques traditionnelles ou reproduisent-ils sous une forme nouvelle un modèle préexistant ? Ces deux propositions ne s’excluent pas mutuellement. Selon Chang Hsin-ying (14), les « nouvelles religions » sont en continuité avec des religions traditionnelles transposées dans un contexte nouveau.

Selon des pratiquants de Chine populaire et de Taiwan, le qigong fait partie intégrante des pratiques religieuses et est religieuse avant d’être thérapeutique. Les interactions entre le champ du religieux et le qigong constituent un trait commun aux deux sociétés taiwanaise et continentale. Mais les modalités de fonctionnement et le sens des interactions ne sont pas les mêmes. L’analyse de ces différences qui renvoient à des formes d’organisation sociale et des systèmes socio-politiques spécifiques à la société continentale, dépasse le cadre de cet article. Quand la pratique est exercée au sein de groupes religieux notamment dans les groupes néo-bouddhistes et dans les « nouvelles religions », le développement de la personne qui conduit au salut individuel, est le but explicitement revendiqué.

Le succès des pratiques de qigong comme celui des « nouvelles religions » est concomitant à l’émergence d’une tendance individualiste qui se développe dans la société taiwanaise. Selon le discours des pratiquants, développer une pratique personnelle est une manière de découvrir et de faire grandir l’individu. Dans ce contexte, le renouveau du bouddhisme se développe de manière remarquable : des jeunes gens qui ont, pour la plupart, un haut niveau d’éducation, se penchent sur l’étude des sutras (textes du canon bouddhique) et donnent une nouvelle interprétation des textes. Les corpus traditionnels sont l’objet de réinterprétation et donnent lieu à l’introduction de nouvelles idées : l’histoire montre que cette démarche est récurrente chez les intellectuels chinois. Dans son analyse des mutations religieuses dans la société taiwanaise contemporaine, B.Vermander constate également la privatisation des pratiques et des croyances (15).

Le « travail du qi » est un aspect de cette quête individuelle : il est souvent exercé dans le cadre de groupes religieux. Les pratiques corporelles telles que les techniques de méditation ou le qigong, font partie intégrante de la pratique religieuse. Des pratiques et croyances religieuses de la religion populaire peuvent être identifiées dans les groupes qui pratiquent le qigong :

« Une relation quasi-médiumnique est instaurée avec l’ancêtre supposé avoir inventé la technique particulière d’entretien du principe vital auquel le groupe se consacre ; le maintien de l’équilibre individuel n’est pas séparé de l’harmonie de l’environnement […] ces groupes sont représentatifs de la mutation expérimentée par la religion populaire dans le contexte contemporain : le groupe n’est pas subi mais choisi ; la fonctionnalisation de la pratique (emphase portée sur la santé individuelle) s’accompagne d’une revendication scientifique qui permet de se distancier par rapport à ce qui serait une croyance immédiate ou, pire, superstition ; en conséquence, le degré d’engagement de l’adepte, tant au niveau de la croyance que de la pratique, est décidé par lui seul » (16).

Les pratiques et les croyances de la religion populaire insérées dans les pratiques de qigong constitue une situation plus spécifique à ce qui se produit en Chine populaire où l’expression religieuse est restreinte et se dissimule derrière d’autres pratiques socio-culturelles.

Le qigong est donc une composante de la plupart des formes religieuses recomposées identifiées telles que la religion populaire transformée par l’agrégation ou la désagrégation d’éléments, les groupes « néo-bouddhistes » notamment ceux qui sont engagés dans la défense de l’environnement, et les « nouvelles religions ». Le processus de recomposition s’effectue dans le sens de l’insertion du qigong au sein de formes religieuses préexistantes plutôt que dans le sens de l’intégration d’éléments religieux au sein de ces pratiques de santé. Dans tous les cas, le phénomène qigong dans ses dimensions thérapeutiques et sociales, a un enracinement profond dans le champ religieux à Taiwan comme en Chine populaire même si dans les deux sociétés chinoises contemporaines, l’intervention du religieux prend des formes et a des fonctions différentes, et bien que la place et le rôle des phénomènes religieux ne soient pas comparables.

Des techniques thérapeutiques diverses sont utilisées par les adeptes des sectes religieuses au XIXe siècle et des pratiques de santé sont intégrées aux pratiques religieuses. Traditionnellement, les sectaires sont de bons thérapeutes pour les gens ordinaires car ils maîtrisent des techniques spéciales pour soigner. Chuang Chi-Fa donne des détails sur les pratiques thérapeutiques de la période Qing. Parmi elles, sont décrites des techniques de médecine traditionnelle (acupuncture-moxibustion zhenjiu et massages anmo), des pratiques d’entretien de la santé yangsheng, des pratiques religieuses (invocations zhou, prières) et des techniques de méditation zuogong (17). L’usage des invocations et de la méditation est très répandu dans diverses formes de qigong.

D.K. Jordan et D.L. Overmeyer (18) ont montré avec pertinence trois tendances du sectarisme taiwanais contemporain :

- C’est la religiosité individuelle qui est exprimée dans les sociétés sectaires par contraste avec la religiosité collective de la religion populaire qui se focalise sur le groupe corporatiste prescrit.

- Les membres sont conscients du syncrétisme religieux, un facteur qui motive l’adhésion.

- Les comportements des croyants suggèrent un pragmatisme sous-jacent quel que soit leur discours.

Il faut tout de même rester prudent quant à cette analyse et garder à l’esprit la notion de « tendance » plutôt que de « trait distinctif » du sectarisme : la religiosité individuelle et le pragmatisme peuvent aussi se manifester dans le contexte de la religion populaire (19).

Dans une perspective de comparatisme de proximité, les mêmes auteurs soulignent les points communs avec les « nouvelles religions » au Japon :

« Par leurs enseignements et leur langage, les groupes taiwanais ont dans une certaine mesure le mêmes caractéristiques que les mouvements de revitalisation au Japon. Des chefs charismatiques ont réactivé des traditions anciennes de révélation et de divination et ils ont formé des groupes avec ceux qui étaient déterminés à garder un pied dans le passé tout en vivant un présent incertain » (20).

Une autre tendance idéologique dominante dans les groupes xinxing zongjiao est le traditionalisme et le conservatisme. Les données recueillies sur le terrain en 1995-1996 vont dans le sens de l’analyse proposée par D.K. Jordan et D.L. Overmeyer (1986 : 275-276) :

« Un nombre disproportionné de membres […] se sont trouvés écartés à un niveau ou à un autre des chemins encouragés officiellement pour réussir dans le courant de la modernisation, mandarinisation inclue. Le traditionalisme en général [...] est accessible à tous parce qu’il se trouve en dehors du système des examens scolaires officiels, des qualifications des métiers, et pour cette raison, des normes ».

Le développement des sectes consciemment traditionalistes dans la société taiwanaise soumise à la modernisation, peut être analysé en ces termes. Les adeptes retrouvent une estime de soi suffisante pour tolérer le changement tout en refusant de le vivre. Comme le soulignent à juste titre D.K. Jordan et D.L. Overmeyer (21), à Taiwan, les traditionalistes en général ne sont pas opposés à la modernité mais ils revendiquent l’appartenance à une tradition.

Au XIXe siècle, les sociétés secrètes et les sectes traditionnelles, intègrent des individus plus ou moins marginalisés qui ne trouvent pas une position définie et durable dans la société (22). C’est aussi pour cette raison que les adeptes des sectes ont toujours été l’objet de rumeurs et d’idées préconçues défavorables. Ce point de vue est l’objet d’un débat aujourd’hui ; il semble que les membres de ces groupes aient toujours appartenu à toutes les couches sociales de la société comme c’est le cas dans la société contemporaine même si une couche sociale constitue la base d’adhésion à une période donnée. Aujourd’hui, les classes moyennes sont bien représentées dans les mouvements xinxing zongjiao.

Une composante de la pratique religieuse dans les groupes Tiandi jiao : les pratiques de santé Tianren qigong

La « nouvelle religion » Tiandi jiao « Enseignement de la Vertu Céleste » a été fondée en 1980 par Li Yu-chieh, figure charismatique du KMT. Elle est le résultat d’un schisme avec la religion Tiande jiao fondée en 1923 en Chine continentale. Ces organisations religieuses véhiculent une idéologie définie et revendiquée de la tradition religieuse chinoise avec pour matrice l’unité des « trois religions » sanjiao heyi (confucianisme, taoïsme et bouddhisme) et une doctrine de salut par leur tendance millénariste. La religion Tiande jiao est créée dans les années 1920, une période de troubles politiques intenses en Chine : une éclosion de « nouvelles religions » se produit à cette époque (années 1920 et 1930) et constitue un véritable phénomène social par son ampleur. Ce phénomène apparaît comme un moyen de réunifier la société chinoise. Deux forces, l’une qui vient des élites et l’autre de la base, se rejoignent pour favoriser le développement des mouvements religieux : d’une part, le pouvoir encourage ces mouvements dans une tentative de réunification de la société autour notamment des idées confucéennes qui pourraient jouer le rôle d’une religion d’Etat ; d’autre part, ces religions sont populaires parce qu’elles viennent en aide par leur système d’entraide et leur organisation sociale à des groupes marginaux exclus de la société.

Après cette parenthèse historique, revenons au monde contemporain et à la religion Tiandi jiao qui connaît un succès croissant et qui totaliserait aujourd’hui plus de 100 000 membres.

La méthode du Tianren qigong est enseignée par le groupe Tiandi jiao de la ville de Hsintien, située au Sud de l’agglomération de Taipei. Plusieurs formes de qigong sont pratiquées dans ce contexte parmi lesquelles le Xianggong « qigong parfumé » forme adoptée en général par des groupes bouddhistes. Les enquêtes de terrain montrent que l’entretien de la santé et la prévention des maladies sont les premières motivations des pratiquants dans un groupe Tiandi jiao. Certains pratiquants ignorent qu’ils s’entraînent dans le cadre d’une « nouvelle religion », une religion légale et liée à un parti politique en particulier, le KMT.

Il faut rappeler ici la prudence de D.K. Jordan et D.L. Overmeyer (23) quand ils analysent les traits distinctifs du sectarisme chinois passé et présent :

- Il n’y a aucun moyen de caractériser tous les membres ou presque tous les membres de la plupart des groupes visités. Il faut résister à la tentation de représenter les sectaires comme différents des non-sectaires.

- Les groupes d’individus examinés en détail révèlent que les croyants sont là pour diverses raisons. Des intérêts divergents sont satisfaits par des activités religieuses différentes. Les groupes qui focalisent leur attention sur une activité plutôt qu’une autre, attirent les croyants de manière différentielle.

- Les activités qui correspondent le plus aux intérêts des croyants, sont rarement liées au système idéologique explicite mis en évidence dans les discours des chefs charismatiques et dans les publications de référence pour le groupe.

- Il est pertinent de distinguer un niveau de connaissance « manipulatif » ou « logistique » d’un niveau idéologique chez presque tous les croyants interrogés. Le pragmatisme dépasse les motivations idéologiques.

A la lumière de ces précisions d’ordre plus général, la brochure de présentation du groupe de Hsintien distribuée dans des lieux publics, dépliant en trois volets recto-verso, donne des clefs pour comprendre les pratiques et les idées du groupe. Le terme qigong n’est pas mentionné comme c’est souvent le cas à Taiwan bien que le contenu technique et idéologique corresponde à celui du terme qigong en usage en Chine populaire. Le terme Tianren est écrit ainsi que le nom du groupe religieux Tiandi jiao. En première page du dépliant, sont inscrits les mots-clés de la pratique jingxin jingzuo « pour avoir le cœur (siège de l’esprit et des sentiments) serein, il faut s’asseoir calmement », position et technique de méditation. Un volet est consacré aux bienfaits de la méthode de méditation jingzuo. un autre à la valeur et au but de la vie avec la photo d’une personne seule qui pratique le jingzuo. La pratique collective a lieu trois fois par semaine, le soir dans les locaux de Xindian. Sur un autre volet, une photo montre une famille entière en train de méditer suivie d’un commentaire « Toute la famille médite ensemble, toute la famille est en bonne santé » (voir photo ci-contre) (24).

La tradition est un instrument de légitimation : selon le premier volet de la brochure, l’objectif de l’enseignement est de transmettre les « principes de base de la méditation orthodoxe la plus ancienne de Chine » (25).

Bien que la thérapie par qigong ne soit pas autorisée dans l’institution médicale à Taiwan, dans le groupe de Xindian, une informatrice-infirmière (26) m’a affirmé que son expérience concrète de l’efficacité thérapeutique du qigong l’a poussée à prendre la responsabilité d’intégrer des traitements par Tianren qigong aux traitements de médecine occidentale prescrits dans le contexte hospitalier : elle utilise le qigong comme traitement complémentaire notamment pour soigner les maladies chroniques. Le qigong est indiqué comme les autres techniques thérapeutiques relevant de la médecine chinoise traditionnelle pour le traitement des maladies chroniques, en particulier par ses promoteurs de Chine populaire.

L’intégration de facteurs de développement politiques et religieux est bien documentée (27) et le succès des groupes xinxing zongjiao est souvent expliqué par des facteurs socio-politiques (28) : les mouvements qui ont réussi, ont été fondés en général par des chefs charismatiques venant de Chine continentale qui avaient déjà ou qui ont créé des liens avec les milieux politiques. C’est le cas de Xuanyuan jiao fondé en 1957 par le député Wang Han-sheng, de Tiande jiao fondé en Chine continentale en 1923 et légalisé comme religion à Taiwan en 1989, de Tiandi jiao fondé par Li Yu-chieh en 1980. Chiang Wei-kuo, le dernier fils de Chiang Kai-shek encore en vie jusqu’à très récemment, a souvent participé à des activités organisées par Tiande jiao et Tiandi jiao (29). Li Yu-chieh a été une figure patriotique et a un rôle dynamique au sein du Guomin dang. Vincent Siew, l’actuel premier ministre, a été membre du Tiandi jiao (30) parfois appelée « la religion du Kuomintang (31) ». Dans le domaine idéologique, la référence explicite à la tradition de l’unité des « trois religions » commune aux groupes xinxing zongjiao est une vision de la culture véhiculée par le gouvernement nationaliste (32).

Un aspect de la recomposition des faits religieux, le développement continu des « nouvelles religions », permet de mettre en évidence des traits plus généraux du changement social à Taiwan :

- le processus d’individualisation et la privatisation des pratiques et des croyances ;

- la valorisation et l’élévation du niveau d’éducation,

- l’émergence de formes recomposées de pratiques de santé et de pratiques religieuses héritées de la tradition,

- les interactions constantes entre les facteurs de développement religieux et politique ;

- les tensions identitaires entre les différentes catégories de population ;

- l’affiliation religieuse comme indicateur identitaire et socio-politique.

Ces traits sont aussi révélateurs de l’importance de l’héritage traditionnel et de sa réinterprétation par l’ensemble de la population, c’est-à-dire à la fois par ceux qui revendiquent la continuité et par ceux qui préconisent ou qui vivent déjà la rupture. Pour résumer, les changements qui affectent les mouvements xinxing zongjiao, sont en cohérence avec les tendances générales du changement social à l’œuvre dans la société taiwanaise.

Dans une perspective complémentaire à celle qui domine dans cet article (la restructuration religieuse sous l’angle de l’insertion de pratiques de santé), les processus de recomposition des faits religieux peuvent être analysés en termes d’identité dans le contexte taiwanais. Les interrelations entre les appartenances religieuses et politiques, montrent la continuité des rapports traditionnels entre l’Etat et les groupes religieux dans le contexte chinois. Pour l’Etat, comment contrôler et s’affilier les groupes religieux qui rassemblent un nombre croissant de membres et qu’il devient donc impossible d’interdire ? Pour les groupes religieux, comment tirer profit de l’accord négocié avec les autorités politiques et comment bénéficier des faveurs des élites pour se développer sans entrave ? Ce mode de fonctionnement se perpétue dans la société taiwanaise actuelle : l’usage instrumental et pragmatique des religions par l’Etat est encore attesté par les facteurs socio-politiques qui expliquent l’institutionnalisation et enfin la légalisation des « nouvelles religions » dans une perspective diachronique (33). La forme d’organisation en réseaux de relations sociales des plus officiels aux plus informels, est un trait de la modernité en continuité avec la tradition. Dans ce rapport des forces qui tendent vers l’innovation ou la reproduction des pratiques traditionnelles, les changements politiques et économiques ne sont pas obligatoirement vecteurs de changements socio-culturels radicaux : ils ne transforment pas forcément en profondeur les structures sociales et ne sont pas toujours une entrave à leur reproduction.

Une approche des « nouvelles religions » sous l’angle de pratiques de santé telles que le qigong, éclaire de manière originale des traits distinctifs de ces religions, des aspects plus généraux du changement social à Taiwan, le caractère dynamique des relations entre le champ du religieux et du médical, et un trait récurrent de la pratique religieuse dans le contexte chinois, l’insertion de pratiques de santé dans la pratique religieuse. Les processus de thérapie ou les rituels à dimension thérapeutique qui, eux, sont largement répandus dans des contextes culturels diversifiés, sont distingués ici des pratiques corporelles préventives ou curatives que le « croyant-patient » apprend à maîtriser sous le contrôle d’un « maître religieux-soignant » dans des lieux de culte ou dans d’autres espaces non-religieux. Cet apprentissage met en jeu une relation thérapeutique originale caractérisée par la participation active, physique et mentale, du patient à la prévention ou à la cure. Dans le contexte de la société taiwanaise en mutation, j’évoquerai pour conclure le rôle de médiation des pratiques de santé qigong dans les représentations culturelles locales en voie de « modernisation » ; ces pratiques sous-tendues par des représentations qui ne laissent aucune place à des entités « surnaturelles », contribuent à l’adoption d’une vision plus rationnelle, plus objective de l’homme et de la nature davantage en cohérence avec les idées de la « science moderne ». L’engouement pour ces pratiques dans un cadre religieux, reflètent une tendance à la « sécularisation » des représentations culturelles.