BOOK REVIEWS
« Trois vieux ormes » de Li Zhenwei
« Vêtu de probité candide et de lin blanc », tel est Yu Jiawen, qui a fort mal choisi son costume, alors quil sagit de se lancer dans le Grand Bain en Avant, de se jeter à la mer (xia hai), daffronter leau dangereuse de largent sale! Vertueux par routine plus que par choix, et, par conséquent, pauvre, tout petit petit-bourgeois, il se laisse devancer par ses pairs, qui vont passer, la Réforme du logement aidant, de la catégorie dépargnants à celle de propriétaires fonciers, bénissant la mansuétude dun Etat tutélaire !Lascenseur social lui file sous le nez, et il en piétine de rage impuissante, à la fois envieux et méprisant. Il ne lui reste plus, à lui, lhomme aux mains propres autant dire, un manchot, en ce monde nouveau ! quà se rabattre sur lhéritage de ses parents, « trois vieux ormes » quil bazarderait comme on vend son âme, ou ce quil en reste. Mais la modernité et la rapacité des cadres ont déjà atteint le village. Cette nouvelle sans prétentions, mais tout à fait dans la tradition du réalisme critique dun Lu Xun, en dit plus long sur la société chinoise daujourdhui que bien des articles théoriques.
Trois vieux ormes
Une nouvelle de Li
Zhenwei, traduite par Françoise Naour
Etait-ce laurore toute proche qui donnait sa belle couleur rose au rêve que Yu Jiawen était en train de faire ? Toujours est-il quil se voyait cueillant des billets de banque comme dautres cueillent des fleurs Le lieu du miracle, cétait une encoignure familière, juste à lentrée de la ruelle qui conduisait à la maison paternelle. Les billets, entre les pavés, poussaient si vite et si nombreux que Yu Jiawen peinait à les ramasser tous, toutes les poches de ses vêtements débordant déjà de sa cueillette ! Il explorait du regard les alentours, en quête dun sac en plastique ou de tout autre récipient susceptible dabriter son trésor, quand, hélas ! il séveilla Pendant un court moment, comme dans la vieille histoire de Zhuang Zhou et du papillon(1), il eut du mal à démêler le rêve de la réalité. Puis, très vite, il comprit que tous ces billets si aisément récoltés étaient taillés dans létoffe des songes.
Le père de Yu Jiawen était expert dans lart dinterpréter les rêves, à la manière de Ma Yi(2) ; et, à la lumière de son enseignement, son fils établit que cette moisson nocturne était de mauvais augure ; aussi, dans lattente dune déconvenue toute proche mais non identifiable, se laissa-t-il aller au découragement. Il quitta silencieusement sa couche, se lava sans un bruit la figure et les mains, entreprit la préparation du petit-déjeuner ; cela fait, il emplit de nourriture un bol quil mit à refroidir et procéda à lhabillage de son fils Feifei. Une fois son rejeton dûment vêtu et rassasié, il put enfin commencer à se brosser les dents, escomptant un moment de paix. Mais, à ce moment précis, son épouse Yunfang à son tour se leva et, entre deux solos de gargarisme, lui proposa cette intéressante énigme : « Hier, les Wang se sont acheté une nouvelle table : devine combien ils lont payée ? » Jiawen fut aussitôt sur ses gardes, le ton de sa femme lavertissait que la table en question nétait certainement pas bon marché et il rechignait à lui répondre : depuis quelque temps, consommatrice frustrée, elle semblait atteinte dune forme aiguë de la dernière maladie moderne : lEnvie ! Untel sétait payé une moto, tel autre des meubles haut-de-gamme, toutes ces informations véhiculant le même sous-entendu : « Et nous, alors ? », comme sil se fût agi de rivaliser. Elle tournait son visage vers lui, dans lattente de son estimation ; flairant le piège, il jugea bon de proposer un prix délibérément excessif : « Si cest vraiment une belle table, ça peut bien aller chercher dans les trois mille yuans ! » LEpouse grogna de dédain, fit la moue : « Ce que tu peux être ringard, toi, alors ! Tes vraiment pas à la hauteur de la civilisation spirituelle, fais un effort, libère ton esprit, pense en chiffres de maintenant, trois mille yuans, cest un prix du passé, ça ! » Jiawen se rappelait son rêve, les brassées dargent quil avait ramassées cette nuit même ! Il se refusa à chercher plus longtemps une réponse à la devinette de lEpouse, cétait sans intérêt et ça risquait de durer à nen plus finir. Aussi trancha-t-il : « Cest tout froid maintenant ! Allez, on mange, faut que jaille conduire le petit ! »
Et cest ce quil fit, comme chaque matin après le petit-déjeuner : il conduisit à vélo son fils jusquà lécole. Mais, ce matin-là, son rêve de la nuit continuait de le hanter et, pédalant, il observait la rue avec une attention toute nouvelle : dans un sens comme dans lautre, la rue grouillait de motos et les cyclistes, comme autant de poules effrayées, jetaient de tous côtés des coups dil affolés, tant ce chassé-croisé était violent, menaçant. La vue de tous ces engins pétaradants contrariait Jiawen : depuis longtemps déjà, lEpouse le tannait pour quil en achète un, il refusait et jusquà ce jour, il avait tenu bon. Même, en fin stratège conjugal, Jiawen avait cessé de prendre en charge les gros travaux ménagers, calculant que, plus sa femme serait immergée dans les besognes domestiques, moins elle passerait de temps à rêver dune moto. Parallèlement, il ne manquait pas une occasion de dénoncer les méfaits de la moto : fréquence des accidents, conséquences plus ou moins désastreuses sur lorganisme humain, parmi lesquelles dysfonctionnement cardiaque, atrophie des muscles des cuisses entraînant larthrite, etc. LEpouse ripostait, rendait coup pour coup : cest vrai que les motards pullulaient maintenant dans les rues, mais elle navait jamais vu le moindre accident ! Quant à ces fariboles, dégénérescence cardiaque et musculaire, ça, cétait tout juste digne dun Ah Q(3) : vu que je suis un minable et que je le resterai, je chante quil y a rien de plus beau que dêtre un minable ! « Lâge est venu mais la sagesse nest pas venue ! » se répétait Jiawen en écoutant les propos de sa vieillissante moitié, « elle devient de plus en plus capricieuse » Au temps de sa jeunesse, elle avait plutôt fière allure et les prétendants sérieux - bien sous tous rapports, bonne situation - ne manquaient pas, mais elle les avait tous écartés pour lépouser, lui, lintello, lui, qui avait fait luniversité ! Qui pouvait alors deviner que, au fil des années, il se révélerait incapable de « faire son chemin », se contentant de vivoter, alors que les autres, les évincés, eux, sen sortaient beaucoup mieux ? Jiawen la comprenait, la pauvre : quand on est une femme ou, plutôt, une Epouse on espère toujours que son mari sera le meilleur, le premier, le roi ! Au fond, une femme choisit son partenaire en fonction des valeurs sociales les mieux cotées au moment du mariage
Ayant déposé son fils à lécole, Jiawen rejoignit son propre établissement, gagna la salle des profs. Ses collègues nétaient pas encore arrivés et, en les attendant, debout devant la fenêtre, il contempla le décor familier du jardin de lécole. Un groupe dadeptes du qigong(4) sexerçait au pied du bouquet de pins. Il les connaissait, tous des fanatiques de cet art, capables de sentraîner par tous les temps, insensibles en été aux piqûres des moustiques, aux morsures dinsectes de toute espèce, ne craignant en hiver ni la glace ni la neige, imperturbables sous leur bouquet de pins. Parfois, selon la posture, des danseurs ; parfois, des statues ; parfois encore, des aveugles, tâtonnant de leurs mains le vide. Délaissant ces silhouettes connues, Jiawen explora du regard, au loin, le quartier en pleine transformation autour duquel on faisait actuellement beaucoup de battage. Au nom de quelle considération, en vertu de quelle loi architecturale ? sociologique ? politique ? avait-on construit, dans cette zone en plein développement, Z.U.P. ou Z.A.C., ces vertigineuses barres dimmeubles sans épaisseur, hautes tours étroites qui se dressaient, silencieuses, énigmatiques, semblables aux rangées de stèles dun cimetière géant ?
A lheure précise de la reprise du travail, la salle des profs se remplit automatiquement. Il restait encore une bonne dizaine de minutes avant lentrée en cours et cétait le moment de la journée où chacun y allait de son petit déballage intime ; ce matin-là, au cur des épanchements, il y avait la réforme du logement. Prêtant loreille à ce jacassin confraternel, Yu Jiawen apprit que ladite réforme était bel et bien devenue réalité : certaines Unités de Travail(5) avaient déjà commencé à collecter largent. Cela faisait bientôt dix ans que sétait levé ce vent nouveau, sans plus de réalité quun pet sur une toile cirée. Mais, ces derniers mois, cette suave brise était devenue grand vent, et, comme le disent les vieux textes, si le vent souffle dans le pavillon, cest quil y a tempête dans la montagne ; à lécoute de ces symptômes, Yu Jiawen avait pressenti le caractère irréversible de cette Réforme du Logement ! Bref, lanémomètre se remettait en mouvement, et, en dix ans de bonace, les intéressés avaient pu acquérir psychologiquement aussi bien quéconomiquement assez de force pour affronter louragan.
Le salaire mensuel de Yu Jiawen était de cinq cents yuans ; lEpouse, qui vendait à bas prix sa force de travail dans une maison de commerce, rapportait encore moins au foyer ; bref, une famille à bas revenus, voilà ce quils étaient. Or, malgré cela, ils étaient parvenus à mettre de côté plus de dix mille yuans
De la même façon quelle sétait brusquement remplie, la salle des profs se vida avec la sonnerie dentrée en cours. Jiawen, lui, nofficiait pas le matin ; il avait un article à pondre et allait sy mettre lorsque le chef du Bureau du Personnel, Zhao-le-Gros, fit son entrée, soufflant comme un buffle et tenant à la main une épaisse liasse de formulaires. « Quel bon vent tamène, Chef Zhao ? lui dit Jiawen. Chaque fois que tu viens ici, cest quil y a du sérieux dans lair ! Alors, cette fois-ci, cest quoi ? Un relèvement de nos salaires ou une augmentation des frais de cantine ? » Lautre haleta : « toujours mieux satisfaire les besoins grandissants du peuple travailleur réforme du logement » Et, ce soufflant, il tendit à Jiawen un grand formulaire auquel lintéressé sempressa de jeter un coup dil : cétait une demande dachat de logement portant son propre nom. Entre colonnes et rubriques, il se repéra sans trop de mal : appartement principal, dépendances, installations annexes, etc., le tout se montait à une somme de quinze mille yuans, laquelle, à condition de payer comptant se trouvait réduite de vingt pour cent - « remise préférentielle » ! - soit douze mille yuans. Le gros chef indiqua à Yu Jiawen les nombreux endroits où il devait apposer sa signature, puis, lorsque celui-ci en eut terminé, se réappropria le formulaire dûment complété
Comme cétait le jour de repos de lEpouse, Yu Jiawen décida de la mettre illico au courant de lévénement et, à peine le Gros eut-il quitté la salle des profs quil lui emboîta le pas et se précipita chez lui. Là, il trouva sa femme devant la télé allumée, lavant du linge : le torse penché en avant, le cou dressé, les mains plongées dans la bassine, elle avait tout lair dune grenouille géante au repos sur ses cuisses ! Si lheure eût été moins grave, Yu Jiawen aurait plaisanté lEpouse sur cette ressemblance cocasse, mais il ne se sentait point le cur à rire et il se contenta de lui rapporter, sans fioritures, cette affaire de logement. Lorsquelle eut tout écouté, la grenouille sembla changée en pierre, lil débranché et les pattes immobiles au bord de la bassine. Quand, au bout dun moment, elle revint à la vie, ce fut pour sindigner : quoi, non seulement lUnité de Travail gelait les traitements, mais, par dessus le marché, fallait maintenant acheter son logement ! Si cétait ça, la Réforme, si cétait ça, lOuverture ! Cétait toujours les pauvres qui trinquaient, on ne sen sortirait jamais ! Jiawen sabstint de tout commentaire : quon applaudisse la Réforme ou lOuverture, ou quon les maudisse, ça revenait au même, cest à dire, à rien Le mieux, cétait encore de mourir dennui, là, momifié devant sa télé !
Le malheur des uns faisait le bonheur des autres A ce même moment, chez les Wang Yaming, à létage au dessous, la télé à vidéodisque se mit en marche, quelquun commença à chanter et, en entendant cette voix de canard, Jiawen reconnut aussitôt Wang Yaming lui-même. Alors sa colère éclata et il maudit cette société où les frustrés sont condamnés à cohabiter avec les comblés, ceux-ci sengraissant de ceux-là ! Or, ces dernières années, ce Wang Yaming avait été comblé au delà de toute espérance
Yu Jiawen et lui avaient été affectés la même année dans le même établissement, lun sortant de lEcole Normale, lautre, de lInstitut Pédagogique. Pendant cette première année dexercice, ils avaient dû partager la même chambre sans pour autant être devenus intimes, loin de là : Yu Jiawen faisait ses plus grandes joies de la solitude, de létude, de lécriture ; lautre naimait rien tant que fureter sans cesse de droite et de gauche, en quête de bottes à lécher. Cest ainsi que, peu de temps après sa nomination, il jugea utile de proposer ses gracieux services au Directeur de lEcole, Ding Maosong, dont le fils avait besoin dun soutien en langues étrangères, initiative qui valut à son auteur toutes les faveurs du Papa. A lépoque, on commençait tout juste à promouvoir « le système daccroissement des recettes des organismes dEtat par le développement audacieux du secteur tertiaire » et Wang Yaming se porta aussitôt au premier rang des volontaires pour organiser louverture dun restaurant géré par des familles denseignants, sis à lentrée même de létablissement. Ce restau de pointe ferma ses portes au bout de trois ans : il fonctionnait à perte. Mais, si réel et fâcheux que fût ce déficit, il apparut bien clairement aux observateurs que, en compensation, la situation de Wang Yaming et, davantage encore, celle du Directeur, sétaient considérablement améliorées ! En trois années de haute cuisine, les relations des deux compères étaient passées, fructueusement, de la pédagogie appliquée à la finance expérimentale. Lorsque le restaurant ferma, le vieil Intendant de lEcole prit, fort opportunément, sa retraite et ce fut Wang Yaming qui lui succéda à ce poste, avant dêtre promu Chef de Bureau des Travaux dInfrastructure. Là, il eut la haute main sur tous les achats faits au nom de lEcole, et perçut, pour chaque marché conclu avec son accord, ce quil est convenu dappeler pudiquement « une commission » : jamais avant son règne lEcole navait acheté tant de matériel de toute sorte ; on vit même sortir de terre quantité de bâtiments neufs. Conjointement, les poches du Directeur et de Wang Yaming se gonflèrent dans des proportions imposantes, tandis que les rapports entre les deux hommes prenaient le caractère dune amitié indestructible. Ainsi se fit la résistible ascension de Wang Yaming au rang de numéro deux de létablissement.
Une réussite aussi insolente indignait au plus haut point le probe Yu Jiawen : jamais il neût imaginé que la société pût ainsi se transformer, en arriver là ! Mais, sindigner, fût-ce légitimement, cest comme pisser dans un violon
Pour se consoler, Yu Jiawen comparait la valeur intellectuelle du parvenu à la sienne propre : « Toi, Wang Yaming, se disait-il, tu aurais beau accumuler du fric et encore du fric, tu ne seras jamais quun Maître Jacques des services administratifs ! Tu passes tes journées à banqueter, à taper le domino, à draguer les bonnes relations, mais as-tu jamais été capable de faire publier la moindre ligne dans une revue ? Toi, Wang Yaming, tu caracoles sur la route facile du fric, tandis que moi javance à pas lents sur le dur chemin de létude ! »
Ce sublime discours intérieur nempêcha pas que, quand vint le moment dévaluer le travail des fonctionnaires de lenseignement et de décider déventuelles promotions, on laissa Yu Jiawen assis sur son échelon, tandis que Wang Yaming, « à titre exceptionnel », était élevé au grade supérieur. Les deux hommes, diplômés la même année, étaient dégale ancienneté ; le niveau de formation de Yu Jiawen était celui dun étudiant duniversité, alors que Wang Yaming nétait issu que dun institut spécialisé ; pour ce qui était de leur compétence, Yu Jiawen, passionné denseignement, avait fait paraître de nombreux articles dans toutes sortes de revues tandis que Wang Yaming, expert en banquets, jeux de société et courtisanerie, limitait à cela ses talents, était un zéro professionnel ! Ce qui expliquait sans doute quil fût promu « à titre exceptionnel » ! Ce ne fut quaprès coup que Yu Jiawen put démonter le mécanisme de cette Ascension miraculeuse, que Wang Yaming devait à deux facteurs déterminants : le premier, cétait les recommandations « exceptionnellement » énergiques du Di recteur ; quant au second, cétait un livre, rédigé par une équipe de nègres, un lamentable patchwork réalisé sous sa direction éclairée ; louvrage, infâme compilation bricolée par dautres que lui, dans lequel le seul mot quil pût revendiquer était son propre nom, navait aucune valeur ; cependant, il reçut lhommage unanime des comités de critique et des sommités scientifiques concernées ! Ce fut à cette occasion que Yu Jiawen, pour la première fois, découvrit le goût amer de larbitraire, la saveur abjecte du piston, la nauséeuse toute-puissance du fric, le remugle dune époque pourrie
Il en était là de son voyage intérieur, lorsque, à létage au dessus, le palmipède et sa compagne se mirent à chanter en duo « LAmour du Haleur », et leurs vocalises exaspérèrent Yu Jiawen ; en représailles, il augmenta le son de sa télé
Cétait lheure des infos, il était question dune explosion meurtrière : une bande de malfrats, après avoir volé un taxi, avaient tenté un hold-up au domicile dun homme daffaires taiwanais, mais, celui-ci étant absent, lentreprise avait pris un autre cours : furieux de leur échec, les gangsters avaient pris en otage lépouse continentale du riche insulaire, avant dexiger de ce dernier une rançon. Or, non seulement le Taiwanais navait rien payé mais encore avait-il informé le Bureau de la Sécurité Publique ! Laquelle, sitôt avertie, avait diligemment dépêché des voitures de police afin dencercler celle de lotage, où la malheureuse avait pris place, en compagnie de ses agresseurs. Ceux-ci, se voyant faits comme des rats, avaient fait sauter la voiture Le bilan était lourd : quatre voitures -celle de lotage et les trois véhicules de police ; dix-neuf morts - lotage, ses quatre kidnappeurs, six policiers et huit badauds, tous réduits en charpie. Ayant suivi jusquau bout le reportage, Yu Jiawen se sentit gagné par lémotion, le mépris du danger dont avaient fait preuve les preneurs dotage ne témoignait-il pas dune sorte de grandeur ? Nous vivons, pensait-il, une époque où les valets, les esclaves, sont légion ; trop rares sont aujourdhui les braves, prêts au sacrifice de leur vie ! Là où il y a exploitation, il y a résistance ; lorsquune société est parvenue à son degré ultime de pourrissement, elle ne peut que donner naissance à des brigands au grand cur, éliminant les riches et secourant les pauvres, jetant bas les despotes et partageant leurs terres ! Quel mal y a-t-il à ce que ces nouveaux justiciers aujourdhui se multiplient et nous débarrassent de la maudite engeance des parvenus, les Wang Yaming et les Ding Maosong ?
Il fallait maintenant étendre le linge et Yu Jiawen prêta main forte à lEpouse ; cela fait, il lui enjoignit de se mettre en quête de leurs derniers relevés de comptes, afin quils puissent calculer le montant exact de leur épargne, intérêts et capital. LEpouse alors ouvrit la grande armoire et, des plis dune couverture ouatée, extirpa une serviette de cuir noir, du sein de laquelle elle sortit, précautionneusement, plusieurs livrets de dépôt, quelle tendit à son mari. Il les consulta, lun après lautre, fit cliqueter son boulier mental, énonça le résultat : « Il y a onze mille yuans. Il nous en manque encore mille » Cela dit, sans plus perdre de temps, il courut dune banque à lautre, vida ses comptes, retira tout leur argent ; revenu chez lui, il déposa sur le bureau le fruit de sa récolte, une épaisse liasse de billets de cent yuans : cétait tout ce quils avaient épargné depuis leur mariage, dix ans plus tôt Et encore, ce joli petit tas de fric nétait-il là, sous leurs yeux, quen transit : il faudrait bientôt léchanger contre le logement ! Et encore, ce pécule, fruit de tant de restrictions, de renoncements, nétait-il même pas suffisant : il y manquait encore mille yuans !
Yu Jiawen dit à lEpouse : « Range bien tout ça ! Moi, je vais aux nouvelles : sil ny a pas trop de monde qui se précipite sur les logements, nous aussi on attendra encore un peu »
Revenu sur son lieu de travail, il flâna dans les différents services pour prendre le vent : partout, on ne parlait plus que de ça, la Réforme du logement, que ce fût pour en dire du mal - On assassine les pauvres ! - ou pour en chanter les louanges - Quelle aubaine, un logement pour une poignée de riz ! Yu Jiawen termina son enquête par le Service Financier : les locaux étaient pleins à craquer de gens qui troquaient argent contre logement, en grande hâte, comme si le stock, bientôt, allait être épuisé Le Directeur, ses adjoints, étaient dans la file des candidats à limmobilier, et Yu Jiawen allait sesquiver lorsquil se trouva nez à nez avec Wang Yaming et sa femme, leurs visages tout luisants encore du bonheur quils venaient davoir en chantant à deux voix « LAmour du Haleur ». Ce fut Wang Yaming qui adressa le premier un signe de la main à son collègue : « Alors, Jiawen, toi aussi, tu viens ten acheter un ? » Le traitant de tous les noms en son for intérieur, Yu Jiawen répondit quil y avait vraiment trop de monde en ce moment, quil ny avait pas le feu, quil reviendrait plus tard, le lendemain, le surlendemain.
Puisque le Directeur et ses clones échangeaient tous argent contre logement, Yu Jiawen savait désormais à quoi sen tenir : quoi quil en eût dit un instant plus tôt, il y avait urgence ! Quand les dirigeants sont les premiers à se mouiller, les masses ont intérêt à les imiter sans délai. En revanche, si les dirigeants traînent les pieds, ou font carrément de lobstruction, alors, cest le moment de ne rien faire !
Rentré chez lui, Yu Jiawen mit lEpouse au courant, pour un briefing conjugal : messieurs les Directeurs, candidats empressés à lachat de leur logement, montraient la voie à suivre ; en conséquence, de quelle manière se procurer les mille yuans manquants ?
Evidemment, pour des nantis, une telle somme était dérisoire, mais, pour leur ménage, cétait proprement faramineux, ça représentait deux mois entiers de salaire, à condition de ne rien manger ni rien boire. Cette condition ne pouvant être remplie sur le champ, et la Réforme exigeant deux une action immédiate, il ne leur restait plus quà emprunter
La question était de savoir à qui emprunter, dautant que Yu Jiawen avait toujours répugné à une telle démarche ; et quand bien même il y eût soudain consenti, encore fallait-il trouver le prêteur et, dans lactuelle ruée vers le logement, en dehors dun petit nombre de nantis, la plupart des participants allaient devoir se défaire de toutes leurs économies. Bien sûr, ce ne serait pas les cas des Wang Yaming et des Ding Maosong, pleins de fric et pour qui acheter un logement nétait pas plus douloureux que darracher un poil au cul dune vache ! Et, sil le leur demandait, lui prêteraient-ils de largent ? Rien nétait moins sûr : pour éviter de paraître trop riches, pour donner le change, ils pouvaient très bien jouer les misérables !
Non, ce nétait pas du côté de lécole quil devait chercher un quelconque crédit Alors, que faire ? Se tourner du côté de la famille ? Il pensa dabord à sa soeur aînée, mariée à un mineur qui se faisait dans les mille yuans par mois ; mais la soeur ne travaillait pas, il y avait trois gosses, les deux plus grands étaient à lUniversité, les études nétaient pas données, le loyer non plus ils étaient logés par la mine, mais cétait assez cher , bref, au bout du compte, ils dépensaient presque tout ce quils gagnaient, la preuve, cest quils nétaient pas, eux non plus, propriétaires
Alors qui ? Il y avait bien Yunjin, le petit frère de sa femme, employé de banque, bon salaire, grosses primes, celui-là avait sûrement de largent de côté Lorsque Yu Jiawen sétait marié, Yunjin allait encore au lycée, et il arrivait à son beau-frère de lui donner un coup de main en anglais, voire de lui acheter des stylos, des crayons, ce genre de fournitures scolaires ; à cette époque-là, ils sentendaient très bien, tous les trois. Et puis, Yunjin avait eu ce poste, à la banque, ensuite, il sétait marié et, surtout après son mariage, les relations avec la famille de sa sur étaient devenues de plus en plus distantes. Yunjin ne cachait pas le sentiment de sa supériorité, tenait à légard des enseignants des propos volontiers méprisants, au point que lamour-propre de Yu Jiawen avait souvent à en souffrir. Au bout du compte, cela faisait bien deux ans quils avaient rompu tout contact. De quoi aurait-il lair, maintenant, sil allait lui demander de largent ? ! Du coup, lautre se pavanerait encore davantage, lécraserait de son mépris, lui, le petit prof !
Donc, de quelque côté quon regardât, rien à attendre de la famille. Restaient les vieux copains Aussi bien à lécole primaire quau lycée ou à luniversité, Yu Jiawen avait toujours été en bons termes avec ses condisciples. Mais, soit par négligence, soit parce que cétait là le cours normal des choses, il avait perdu de vue la plupart dentre eux ; il nétait pas question de se mettre maintenant à leur recherche, encore moins de quémander leur aide !
Il en restait un, cependant, un seul, un certain Yang Qun, avec qui, au temps lointain du lycée, il partageait le goût du patinage, en hiver, et des parties de baignade, lété venu. Une fois, comme ça, ils samusaient à sauter dans leau dun réservoir, du haut dune écluse, et, en plongeant, Yang Qun sétait cogné la tête contre une pierre qui émergeait à fleur deau ; sous le choc, il avait perdu connaissance, sa blessure saignait. Cétait Yu Jiawen qui lavait tiré de là, lavait pansé comme il pouvait et arrêté une charrette de passage pour le conduire à lhôpital de la Commune Populaire. De cette aventure, Yang Qun portait au front une balafre, comme sil avait reçu là un coup de couteau Cela ne lavait pas empêché de se lancer dans le commerce du charbon, senrichissant non tant à cause de la qualité de sa marchandise que par son habileté à graisser la patte aux cadres dentreprise, à soudoyer les responsables de lalimentation des chaudières, à mêler des résidus à ses chargements afin den augmenter le poids à peu de frais. Cependant, chaque hiver, il faisait cadeau de deux tonnes de bon charbon aux parents de Yu Jiawen Et, à cause de cela, Yu Jiawen estima quil ne pouvait décemment pas taper son ancien camarade : de quel droit pouvait-il faire appel au bon coeur des autres, lui qui navait jamais pu apporter son aide financière à qui que ce fût ?
LEpouse, voyant au visage sombre de son mari, à ses sourcils froncés, que ses réflexions ne débouchaient sur rien de concret, lui dit : « Et pourquoi tu tadresserais pas à Liu Jun, il nous a toujours répété que, si on avait des problèmes, fallait sadresser à lui ? Tu te rappelles bien que tu lui avais donné deux cents yuans, autrefois » La réponse de Yu Jiawen fut aussi catégorique que véhémente : « Ne me parle pas de ce type ! Même sil men proposait, je voudrais pas me salir les mains avec son argent, vu la manière dont il le gagne ! » Il sagissait dun de ses anciens élèves, un garçon déjà un peu trop débrouillard et grand amateur de bagarres. A peine diplômé, il sétait fait coffrer pour une histoire de rixe, et la police lui avait demandé sil avait des parents dans la ville, qui pourraient répondre de lui. Faute de parents, Liu Jun navait rien trouvé de mieux que de citer le nom de Yu Jiawen, si bien que la police, escortant le contrevenant dûment menotté, sétait présentée chez ce malheureux parent tout au plus spirituel, exigeant quil payât les deux cents yuans damende. Yu Jiawen, furieux, mais encore plus impatient de voir disparaître les représentants de lordre et de se débarrasser de lindigne imposteur, avait payé sans murmurer Les années qui venaient de sécouler semblaient avoir porté chance à Liu Jun qui exhibait maintenant, de la voiture au téléphone portable, tous les signes dune prospérité sur lorigine de laquelle planait le mystère. Il sétait à plusieurs reprises présenté chez les Yu, mais il était hors de question pour Yu Jiawen demprunter de largent à un individu aussi louche.
LEpouse émit un long soupir, où se mêlaient laigreur et le découragement : « Tes tout à fait comme Kong Yiji(6), dans le genre Moi, je suis au dessus de tout ça, désintéressé et crâneur en même temps ! Puisque cest comme ça, il te reste plus quà retourner chez tes parents, quils vendent leurs trois ormes ! Là-dessus, tu gardes ce quil nous faut pour le logement, tu leur laisses le reste, et le tour est joué ! » En son for intérieur, Yu Jiawen reconnut que cétait effectivement la dernière solution, la seule ; néanmoins, il protesta : « Cest pas possible, Yunfang ! Ces arbres, cest pas seulement du bois, cest le soutien spirituel de mes parents, ils ont toujours dit quils les gardaient pour leur cercueil ! Après ça, comment veux-tu que je les vende, cest sacré ! Sacré tant que tu voudras, mais enfin, là-bas, dans leur bled, on doit se faire incinérer, non ? Alors ? Je vois pas bien lintérêt de brûler dans de lorme ! Et puis, quest-ce qui compte le plus, le cercueil ou le logement ? » Yu Jiawen ne dit mot : les paroles de lEpouse faisaient peut-être mal à entendre, mais elles étaient justes ! Les morts sen moquent bien, du confort ! Mais les vivants, eux, il leur faut au moins quatre murs, et un toit par dessus !
Dans la cour de la maison paternelle, il y avait trois grands ormes : le père les avait plantés avant la naissance de son fils. Au début, Yu Jiawen se le rappelait, il y en avait huit ; il y grimpait souvent, quand il était petit, pour y cueillir des feuilles et des samares que sa mère hachait pour en farcir des boulettes ou pour en faire du brouet. Elle lui disait que lorme tout entier était un trésor, que tout en lui était bon à manger, feuilles, samares, écorce tendre Aujourdhui encore, Yu Jiawen se souvenait de cette devinette que sa mère lui avait posée :
La première a visage rond
La seconde a visage long ;
Ce sont deux surs, et lune est mère,
Qui, au printemps, meurt la première ;
Lautre, à lautomne, tombe à terre.
La réponse, bien sûr, cétait la samare et la feuille.
Plus tard, au moment de son entrée au lycée, les ormes étaient devenus de grands arbres, majestueux, dont, à loccasion de létude du triangle rectangle, plusieurs profs et leurs élèves étaient venus calculer la hauteur. Plus tard encore, sa grand-mère était morte, et, pour son cercueil, on avait abattu un des ormes ; puis, deux autres, pour la dot de sa soeur aînée ; et enfin, deux de plus, pour payer ses propres études à lUniversité Cest ainsi quil nen était plus resté que trois, et le père avait dit : « Heureusement que je les avais plantés, ces ormes ! Grâce à eux, la grand-mère a eu un beau cercueil, ma fille a pu se marier et mon fils devenir un savant ! » Une autre fois, caressant lécorce des trois survivants, il avait ajouté, le visage triste : « Ceux-là, Jiawen, faut pas les couper ! Quand on mourra, ta mère et moi, tu les feras débiter pour nos cercueils » Deux vieillards, trois vieux ormes, compagnons sur la même terre depuis des dizaines dannées : cétait bien plus quun sentiment de propriété qui unissait le père à ses arbres.
Chaque fois que Yu Jiawen revenait au hameau natal, cétaient ces trois vieux ormes quil voyait en premier : à plusieurs lis de distance, ils lui faisaient signe, de leurs plus hautes branches. Et lorsquil devait repartir, ils répétaient ce signe, aussi longtemps quil se retournait, fidèles jusquau dernier moment. En ville, au travail, ces images lui revenaient, parfois : le hameau natal, la maison et sa cour, ses parents et les trois ormes vieillissant ensemble
Maintenant quil devait retourner là-bas pour négocier une vulgaire vente de bois, il se sentait abattu, humilié ; mais où trouver ailleurs les mille yuans manquants ? Il nétait pas gratuit, ce sacré logement ! Sil disait franchement à son père que cétait pour se loger quil lui fallait cet argent, sans doute son père, homme de bon sens, serait-il daccord ; un logement, cest vital ! Et puis, maintenant quon navait plus le droit de se faire inhumer Bien sûr, tout ça, faudrait le dire avec beaucoup de tact, par exemple, suggérer que les ormes se faisaient vraiment trop vieux, que, si on attendait trop avant de les abattre, ils risquaient de mourir desséchés. Ainsi ruminait amèrement Jiawen dans le car qui le ramenait au pays natal.
Le car sarrêta à la gare routière du chef-lieu de district et Yu Jiawen descendit ; une fois sorti de la gare, il passa devant le siège du Comité du Parti : au pied du bâtiment stationnait une longue file de grosses voitures, rutilantes. En somme, pensa-t-il, si on veut estimer le niveau de vie du peuple daprès celui des cadres du Parti, cest très facile, suffit dinverser : sils ont de beaux costumes, cest que nous autres, on va tout nus.
Le cinéma quil dépassa marquait les confins de la ville, et cest là que stationnaient quantité de taxis dont les chauffeurs, à laffût du client, se précipitèrent sur lui. Yu Jiawen refusa poliment : de la sortie de la ville jusquà son hameau, il ny avait guère que neuf kilomètres, soit une bonne heure de trajet à pied, en marchant vite ; en taxi, ceût été plus de dix yuans, de quoi acheter plusieurs kilos de sel : sa mère calculait toujours tous les prix en fonction du sel, telle somme permettait dacheter tant de sel, avec tant de sel, on pouvait manger tant de temps Et ce mode de calcul archaïque était sensé, car, mis à part lair et leau, rien nest aussi indispensable que le sel, ni aussi bon marché.
Yu Jiawen arriva bientôt au village de Wang, la municipalité dont dépendait son hameau natal ; de là jusque chez ses parents ne restaient plus que trois kilomètres de marche, direction nord ; à peine sorti du village, on distinguait au loin les cimes des trois ormes de la cour paternelle.
Il quitta Wang, et son regard, survolant la campagne jaunie, chercha, au nord, la silhouette du hameau natal. Il en reconnut vite les vieilles maisons grises, le fouillis darbres et de toits, mais chercha en vain les trois cimes familières. Il sefforça de mieux accommoder, clignant des deux yeux, ce fut peine perdue. Il réfléchit que, ces derniers temps, il avait dû lire beaucoup, beaucoup écrire aussi et que sa vue en avait pâti. Il continua davancer, convaincu quil suffisait dun pas, dun autre encore, pour que les ormes réapparaissent, si fatigués que fussent ses yeux Mais il était déjà arrivé devant le magasin à lentrée du hameau quil ne voyait toujours pas « ses » ormes. Langoisse alors lui prit la gorge, pourquoi les vieux arbres nétaient-ils plus là ? Il ny comprenait rien Et ses parents, alors, quavait-il pu leur arriver ? Avait-on coupé les arbres, une tempête les avait-elle abattus ? Questions sans réponse.
Il enfila lantique ruelle quil avait empruntée un nombre incalculable de fois et, pour cela, familière en même temps quétrangère. En dehors de quelques enfants jouant aux billes, il ne vit personne. Il hâta le pas, se précipita chez ses parents.
Lorsquil entra dans la cour, il vit tout de suite les souches, comme trois gros chaudrons posés là ; on avait scié les vieux ormes au ras du sol. La cour, du coup, sen trouvait plus vaste, plus claire aussi. Quelques poules, surprises par lirruption de Yu Jiawen, agitèrent la tête en tous sens, caquetant de peur.
Il poussa la porte de la pièce principale : son père, assis sur le bord du kang(7), le visage cireux, fumait la pipe ; sa mère, accroupie devant le foyer, attisait le feu, toute couverte de cendres et de débris de paille. Les mots tombèrent deux-mêmes de la bouche de Yu Jiawen : « Papa, Maman, les ormes » Il vit les lèvres de son père remuer, sans émettre aucun son ; sa mère se redressa, épousseta de la main les cendres et les brins de paille qui couvraient ses vêtements, et, incapable elle aussi de dire un seul mot, se mit à sangloter. Puis, pleurant toujours, elle raconta : les autorités avaient décidé de remettre en état les routes du canton, les citoyens valides serviraient de main duvre ; quant aux autres, eux, par exemple, qui ne pouvaient plus travailler , ils devraient participer à leffort commun en versant de largent. Dans leur cas, la contribution avait été fixée à six cents yuans. « Ils nous ont dit de tenvoyer un télégramme pour que tu payes à notre place ou bien de couper nos ormes et de les vendre. Nous autres, ton père et moi, on a bien réfléchi là-dessus et on sest dit que toi, là-bas, à la ville, tavais déjà du mal à joindre les deux bouts, et puis, en plus, on a entendu dire que les professeurs, fallait maintenant quils achètent leur logement. alors, vois-tu, on leur a dit de couper les arbres » Son père se mit en devoir de débourrer sa pipe, en en frappant le fourneau contre sa semelle : « Allons, dit-il, Jiawen vient tout juste darriver chez nous, parlons plus de ça, dailleurs, ils se faisaient bien trop vieux, les arbres, si on les avait pas coupés, ils auraient fini par mourir desséchés, et puis, la cour est bien plus claire depuis quils sont plus là » Là-dessus, il glissa sa pipe vidée dans sa ceinture, et Jiawen, qui le regardait faire, reconnut, serrant la taille de son père, cette espèce de tresse faite de chiffons entortillés quil utilisait depuis des dizaines dannées.
Après le repas, Yu Jiawen alla dans la cour prendre lair ; il sagenouilla auprès des souches et, en en caressant la surface humide, il entreprit de compter un à un les cernes de laubier ; mais il était loin de les avoir tous dénombrés quand les larmes vinrent lui brouiller la vue, si bien quil ne devait jamais savoir lâge exact des trois vieux ormes.
Nouvelle parue in Qingming, nov.déc.1997/6, p.157-161.
Traduite du chinois par Françoise Naour