BOOK REVIEWS

« Trois vieux ormes » de Li Zhenwei

by  Françoise Naour /
« Vêtu de probité candide et de lin blanc », tel est Yu Jiawen, qui a fort mal choisi son costume, alors qu’il s’agit de se lancer dans le Grand Bain en Avant, de se jeter à la mer (xia hai), d’affronter l’eau dangereuse de l’argent sale! Vertueux par routine plus que par choix, et, par conséquent, pauvre, tout petit petit-bourgeois, il se laisse devancer par ses pairs, qui vont passer, la Réforme du logement aidant, de la catégorie d’épargnants à celle de propriétaires fonciers, bénissant la mansuétude d’un Etat tutélaire !
L’ascenseur social lui file sous le nez, et il en piétine de rage impuissante, à la fois envieux et méprisant. Il ne lui reste plus, à lui, l’homme aux mains propres – autant dire, un manchot, en ce monde nouveau ! – qu’à se rabattre sur l’héritage de ses parents, « trois vieux ormes » qu’il bazarderait comme on vend son âme, ou ce qu’il en reste. Mais la modernité et la rapacité des cadres ont déjà atteint le village. Cette nouvelle sans prétentions, mais tout à fait dans la tradition du réalisme critique d’un Lu Xun, en dit plus long sur la société chinoise d’aujourd’hui que bien des articles théoriques.

Trois vieux ormes


Une nouvelle de Li Zhenwei, traduite par Françoise Naour

Etait-ce l’aurore toute proche qui donnait sa belle couleur rose au rêve que Yu Jiawen était en train de faire ? Toujours est-il qu’il se voyait cueillant des billets de banque comme d’autres cueillent des fleurs… Le lieu du miracle, c’était une encoignure familière, juste à l’entrée de la ruelle qui conduisait à la maison paternelle. Les billets, entre les pavés, poussaient si vite et si nombreux que Yu Jiawen peinait à les ramasser tous, toutes les poches de ses vêtements débordant déjà de sa cueillette ! Il explorait du regard les alentours, en quête d’un sac en plastique ou de tout autre récipient susceptible d’abriter son trésor, quand, hélas ! il s’éveilla… Pendant un court moment, comme dans la vieille histoire de Zhuang Zhou et du papillon(1), il eut du mal à démêler le rêve de la réalité. Puis, très vite, il comprit que tous ces billets si aisément récoltés étaient taillés dans l’étoffe des songes.

Le père de Yu Jiawen était expert dans l’art d’interpréter les rêves, à la manière de Ma Yi(2) ; et, à la lumière de son enseignement, son fils établit que cette moisson nocturne était de mauvais augure ; aussi, dans l’attente d’une déconvenue toute proche mais non identifiable, se laissa-t-il aller au découragement. Il quitta silencieusement sa couche, se lava sans un bruit la figure et les mains, entreprit la préparation du petit-déjeuner ; cela fait, il emplit de nourriture un bol qu’il mit à refroidir et procéda à l’habillage de son fils Feifei. Une fois son rejeton dûment vêtu et rassasié, il put enfin commencer à se brosser les dents, escomptant un moment de paix. Mais, à ce moment précis, son épouse Yunfang à son tour se leva et, entre deux solos de gargarisme, lui proposa cette intéressante énigme : « Hier, les Wang se sont acheté une nouvelle table : devine combien ils l’ont payée ? » Jiawen fut aussitôt sur ses gardes, le ton de sa femme l’avertissait que la table en question n’était certainement pas bon marché et il rechignait à lui répondre : depuis quelque temps, consommatrice frustrée, elle semblait atteinte d’une forme aiguë de la dernière maladie moderne : l’Envie ! Untel s’était payé une moto, tel autre des meubles haut-de-gamme, toutes ces informations véhiculant le même sous-entendu : « Et nous, alors ? », comme s’il se fût agi de rivaliser. Elle tournait son visage vers lui, dans l’attente de son estimation ; flairant le piège, il jugea bon de proposer un prix délibérément excessif : « Si c’est vraiment une belle table, ça peut bien aller chercher dans les trois mille yuans ! » L’Epouse grogna de dédain, fit la moue : « Ce que tu peux être ringard, toi, alors ! T’es vraiment pas à la hauteur de la civilisation spirituelle, fais un effort, libère ton esprit, pense en chiffres de maintenant, trois mille yuans, c’est un prix du passé, ça ! » Jiawen se rappelait son rêve, les brassées d’argent qu’il avait ramassées cette nuit même ! Il se refusa à chercher plus longtemps une réponse à la devinette de l’Epouse, c’était sans intérêt et ça risquait de durer à n’en plus finir. Aussi trancha-t-il : « C’est tout froid maintenant ! Allez, on mange, faut que j’aille conduire le petit ! »

Et c’est ce qu’il fit, comme chaque matin après le petit-déjeuner : il conduisit à vélo son fils jusqu’à l’école. Mais, ce matin-là, son rêve de la nuit continuait de le hanter et, pédalant, il observait la rue avec une attention toute nouvelle : dans un sens comme dans l’autre, la rue grouillait de motos et les cyclistes, comme autant de poules effrayées, jetaient de tous côtés des coups d’œil affolés, tant ce chassé-croisé était violent, menaçant. La vue de tous ces engins pétaradants contrariait Jiawen : depuis longtemps déjà, l’Epouse le tannait pour qu’il en achète un, il refusait et jusqu’à ce jour, il avait tenu bon. Même, en fin stratège conjugal, Jiawen avait cessé de prendre en charge les gros travaux ménagers, calculant que, plus sa femme serait immergée dans les besognes domestiques, moins elle passerait de temps à rêver d’une moto. Parallèlement, il ne manquait pas une occasion de dénoncer les méfaits de la moto : fréquence des accidents, conséquences plus ou moins désastreuses sur l’organisme humain, parmi lesquelles dysfonctionnement cardiaque, atrophie des muscles des cuisses entraînant l’arthrite, etc. L’Epouse ripostait, rendait coup pour coup : c’est vrai que les motards pullulaient maintenant dans les rues, mais elle n’avait jamais vu le moindre accident ! Quant à ces fariboles, dégénérescence cardiaque et musculaire, ça, c’était tout juste digne d’un Ah Q(3) : vu que je suis un minable et que je le resterai, je chante qu’il y a rien de plus beau que d’être un minable ! « L’âge est venu mais la sagesse n’est pas venue ! » se répétait Jiawen en écoutant les propos de sa vieillissante moitié, « elle devient de plus en plus capricieuse… » Au temps de sa jeunesse, elle avait plutôt fière allure et les prétendants sérieux - bien sous tous rapports, bonne situation - ne manquaient pas, mais elle les avait tous écartés pour l’épouser, lui, l’intello, lui, qui avait fait l’université ! Qui pouvait alors deviner que, au fil des années, il se révélerait incapable de « faire son chemin », se contentant de vivoter, alors que les autres, les évincés, eux, s’en sortaient beaucoup mieux ? Jiawen la comprenait, la pauvre : quand on est une femme – ou, plutôt, une Epouse – on espère toujours que son mari sera le meilleur, le premier, le roi ! Au fond, une femme choisit son partenaire en fonction des valeurs sociales les mieux cotées au moment du mariage…

Ayant déposé son fils à l’école, Jiawen rejoignit son propre établissement, gagna la salle des profs. Ses collègues n’étaient pas encore arrivés et, en les attendant, debout devant la fenêtre, il contempla le décor familier du jardin de l’école. Un groupe d’adeptes du qigong(4) s’exerçait au pied du bouquet de pins. Il les connaissait, tous des fanatiques de cet art, capables de s’entraîner par tous les temps, insensibles en été aux piqûres des moustiques, aux morsures d’insectes de toute espèce, ne craignant en hiver ni la glace ni la neige, imperturbables sous leur bouquet de pins. Parfois, selon la posture, des danseurs ; parfois, des statues ; parfois encore, des aveugles, tâtonnant de leurs mains le vide. Délaissant ces silhouettes connues, Jiawen explora du regard, au loin, le quartier en pleine transformation autour duquel on faisait actuellement beaucoup de battage. Au nom de quelle considération, en vertu de quelle loi – architecturale ? sociologique ? politique ? – avait-on construit, dans cette zone en plein développement, Z.U.P. ou Z.A.C., ces vertigineuses barres d’immeubles sans épaisseur, hautes tours étroites qui se dressaient, silencieuses, énigmatiques, semblables aux rangées de stèles d’un cimetière géant ?

A l’heure précise de la reprise du travail, la salle des profs se remplit automatiquement. Il restait encore une bonne dizaine de minutes avant l’entrée en cours et c’était le moment de la journée où chacun y allait de son petit déballage intime ; ce matin-là, au cœur des épanchements, il y avait la réforme du logement. Prêtant l’oreille à ce jacassin confraternel, Yu Jiawen apprit que ladite réforme était bel et bien devenue réalité : certaines Unités de Travail(5) avaient déjà commencé à collecter l’argent. Cela faisait bientôt dix ans que s’était levé ce vent nouveau, sans plus de réalité qu’un pet sur une toile cirée. Mais, ces derniers mois, cette suave brise était devenue grand vent, et, comme le disent les vieux textes, si le vent souffle dans le pavillon, c’est qu’il y a tempête dans la montagne ; à l’écoute de ces symptômes, Yu Jiawen avait pressenti le caractère irréversible de cette Réforme du Logement ! Bref, l’anémomètre se remettait en mouvement, et, en dix ans de bonace, les intéressés avaient pu acquérir – psychologiquement aussi bien qu’économiquement – assez de force pour affronter l’ouragan.

Le salaire mensuel de Yu Jiawen était de cinq cents yuans ; l’Epouse, qui vendait à bas prix sa force de travail dans une maison de commerce, rapportait encore moins au foyer ; bref, une famille à bas revenus, voilà ce qu’ils étaient. Or, malgré cela, ils étaient parvenus à mettre de côté plus de dix mille yuans…

De la même façon qu’elle s’était brusquement remplie, la salle des profs se vida avec la sonnerie d’entrée en cours. Jiawen, lui, n’officiait pas le matin ; il avait un article à pondre et allait s’y mettre lorsque le chef du Bureau du Personnel, Zhao-le-Gros, fit son entrée, soufflant comme un buffle et tenant à la main une épaisse liasse de formulaires. « Quel bon vent t’amène, Chef Zhao ? lui dit Jiawen. Chaque fois que tu viens ici, c’est qu’il y a du sérieux dans l’air ! Alors, cette fois-ci, c’est quoi ? Un relèvement de nos salaires ou une augmentation des frais de cantine ? » L’autre haleta : « …toujours mieux satisfaire les besoins grandissants du peuple travailleur… réforme du logement… » Et, ce soufflant, il tendit à Jiawen un grand formulaire auquel l’intéressé s’empressa de jeter un coup d’œil : c’était une demande d’achat de logement portant son propre nom. Entre colonnes et rubriques, il se repéra sans trop de mal : appartement principal, dépendances, installations annexes, etc., le tout se montait à une somme de quinze mille yuans, laquelle, à condition de payer comptant se trouvait réduite de vingt pour cent - « remise préférentielle » ! - soit douze mille yuans. Le gros chef indiqua à Yu Jiawen les nombreux endroits où il devait apposer sa signature, puis, lorsque celui-ci en eut terminé, se réappropria le formulaire dûment complété…

Comme c’était le jour de repos de l’Epouse, Yu Jiawen décida de la mettre illico au courant de l’événement et, à peine le Gros eut-il quitté la salle des profs qu’il lui emboîta le pas et se précipita chez lui. Là, il trouva sa femme devant la télé allumée, lavant du linge : le torse penché en avant, le cou dressé, les mains plongées dans la bassine, elle avait tout l’air d’une grenouille géante au repos sur ses cuisses ! Si l’heure eût été moins grave, Yu Jiawen aurait plaisanté l’Epouse sur cette ressemblance cocasse, mais il ne se sentait point le cœur à rire et il se contenta de lui rapporter, sans fioritures, cette affaire de logement. Lorsqu’elle eut tout écouté, la grenouille sembla changée en pierre, l’œil débranché et les pattes immobiles au bord de la bassine. Quand, au bout d’un moment, elle revint à la vie, ce fut pour s’indigner : quoi, non seulement l’Unité de Travail gelait les traitements, mais, par dessus le marché, fallait maintenant acheter son logement ! Si c’était ça, la Réforme, si c’était ça, l’Ouverture ! C’était toujours les pauvres qui trinquaient, on ne s’en sortirait jamais ! Jiawen s’abstint de tout commentaire : qu’on applaudisse la Réforme ou l’Ouverture, ou qu’on les maudisse, ça revenait au même, c’est à dire, à rien… Le mieux, c’était encore de mourir d’ennui, là, momifié devant sa télé !

Le malheur des uns faisait le bonheur des autres… A ce même moment, chez les Wang Yaming, à l’étage au dessous, la télé à vidéodisque se mit en marche, quelqu’un commença à chanter et, en entendant cette voix de canard, Jiawen reconnut aussitôt Wang Yaming lui-même. Alors sa colère éclata et il maudit cette société où les frustrés sont condamnés à cohabiter avec les comblés, ceux-ci s’engraissant de ceux-là ! Or, ces dernières années, ce Wang Yaming avait été comblé au delà de toute espérance…

Yu Jiawen et lui avaient été affectés la même année dans le même établissement, l’un sortant de l’Ecole Normale, l’autre, de l’Institut Pédagogique. Pendant cette première année d’exercice, ils avaient dû partager la même chambre sans pour autant être devenus intimes, loin de là : Yu Jiawen faisait ses plus grandes joies de la solitude, de l’étude, de l’écriture ; l’autre n’aimait rien tant que fureter sans cesse de droite et de gauche, en quête de bottes à lécher. C’est ainsi que, peu de temps après sa nomination, il jugea utile de proposer ses gracieux services au Directeur de l’Ecole, Ding Maosong, dont le fils avait besoin d’un soutien en langues étrangères, initiative qui valut à son auteur toutes les faveurs du Papa. A l’époque, on commençait tout juste à promouvoir « le système d’accroissement des recettes des organismes d’Etat par le développement audacieux du secteur tertiaire » et Wang Yaming se porta aussitôt au premier rang des volontaires pour organiser l’ouverture d’un restaurant géré par des familles d’enseignants, sis à l’entrée même de l’établissement. Ce restau de pointe ferma ses portes au bout de trois ans : il fonctionnait à perte. Mais, si réel et fâcheux que fût ce déficit, il apparut bien clairement aux observateurs que, en compensation, la situation de Wang Yaming et, davantage encore, celle du Directeur, s’étaient considérablement améliorées ! En trois années de haute cuisine, les relations des deux compères étaient passées, fructueusement, de la pédagogie appliquée à la finance expérimentale. Lorsque le restaurant ferma, le vieil Intendant de l’Ecole prit, fort opportunément, sa retraite et ce fut Wang Yaming qui lui succéda à ce poste, avant d’être promu Chef de Bureau des Travaux d’Infrastructure. Là, il eut la haute main sur tous les achats faits au nom de l’Ecole, et perçut, pour chaque marché conclu avec son accord, ce qu’il est convenu d’appeler pudiquement « une commission » : jamais avant son règne l’Ecole n’avait acheté tant de matériel de toute sorte ; on vit même sortir de terre quantité de bâtiments neufs. Conjointement, les poches du Directeur et de Wang Yaming se gonflèrent dans des proportions imposantes, tandis que les rapports entre les deux hommes prenaient le caractère d’une amitié indestructible. Ainsi se fit la résistible ascension de Wang Yaming au rang de numéro deux de l’établissement.

Une réussite aussi insolente indignait au plus haut point le probe Yu Jiawen : jamais il n’eût imaginé que la société pût ainsi se transformer, en arriver là ! Mais, s’indigner, fût-ce légitimement, c’est comme pisser dans un violon…

Pour se consoler, Yu Jiawen comparait la valeur intellectuelle du parvenu à la sienne propre : « Toi, Wang Yaming, se disait-il, tu aurais beau accumuler du fric et encore du fric, tu ne seras jamais qu’un Maître Jacques des services administratifs ! Tu passes tes journées à banqueter, à taper le domino, à draguer les bonnes relations, mais as-tu jamais été capable de faire publier la moindre ligne dans une revue ? Toi, Wang Yaming, tu caracoles sur la route facile du fric, tandis que moi j’avance à pas lents sur le dur chemin de l’étude ! »

Ce sublime discours intérieur n’empêcha pas que, quand vint le moment d’évaluer le travail des fonctionnaires de l’enseignement et de décider d’éventuelles promotions, on laissa Yu Jiawen assis sur son échelon, tandis que Wang Yaming, « à titre exceptionnel », était élevé au grade supérieur. Les deux hommes, diplômés la même année, étaient d’égale ancienneté ; le niveau de formation de Yu Jiawen était celui d’un étudiant d’université, alors que Wang Yaming n’était issu que d’un institut spécialisé ; pour ce qui était de leur compétence, Yu Jiawen, passionné d’enseignement, avait fait paraître de nombreux articles dans toutes sortes de revues tandis que Wang Yaming, expert en banquets, jeux de société et courtisanerie, limitait à cela ses talents, était un zéro professionnel ! Ce qui expliquait sans doute qu’il fût promu « à titre exceptionnel » ! Ce ne fut qu’après coup que Yu Jiawen put démonter le mécanisme de cette Ascension miraculeuse, que Wang Yaming devait à deux facteurs déterminants : le premier, c’était les recommandations « exceptionnellement » énergiques du Di recteur ; quant au second, c’était un livre, rédigé par une équipe de nègres, un lamentable patchwork réalisé sous sa direction éclairée ; l’ouvrage, infâme compilation bricolée par d’autres que lui, dans lequel le seul mot qu’il pût revendiquer était son propre nom, n’avait aucune valeur ; cependant, il reçut l’hommage unanime des comités de critique et des sommités scientifiques concernées ! Ce fut à cette occasion que Yu Jiawen, pour la première fois, découvrit le goût amer de l’arbitraire, la saveur abjecte du piston, la nauséeuse toute-puissance du fric, le remugle d’une époque pourrie…

Il en était là de son voyage intérieur, lorsque, à l’étage au dessus, le palmipède et sa compagne se mirent à chanter en duo « L’Amour du Haleur », et leurs vocalises exaspérèrent Yu Jiawen ; en représailles, il augmenta le son de sa télé…

C’était l’heure des infos, il était question d’une explosion meurtrière : une bande de malfrats, après avoir volé un taxi, avaient tenté un hold-up au domicile d’un homme d’affaires taiwanais, mais, celui-ci étant absent, l’entreprise avait pris un autre cours : furieux de leur échec, les gangsters avaient pris en otage l’épouse continentale du riche insulaire, avant d’exiger de ce dernier une rançon. Or, non seulement le Taiwanais n’avait rien payé mais encore avait-il informé le Bureau de la Sécurité Publique ! Laquelle, sitôt avertie, avait diligemment dépêché des voitures de police afin d’encercler celle de l’otage, où la malheureuse avait pris place, en compagnie de ses agresseurs. Ceux-ci, se voyant faits comme des rats, avaient fait sauter la voiture… Le bilan était lourd : quatre voitures -celle de l’otage et les trois véhicules de police ; dix-neuf morts - l’otage, ses quatre kidnappeurs, six policiers et huit badauds, tous réduits en charpie. Ayant suivi jusqu’au bout le reportage, Yu Jiawen se sentit gagné par l’émotion, le mépris du danger dont avaient fait preuve les preneurs d’otage ne témoignait-il pas d’une sorte de grandeur ? Nous vivons, pensait-il, une époque où les valets, les esclaves, sont légion ; trop rares sont aujourd’hui les braves, prêts au sacrifice de leur vie ! Là où il y a exploitation, il y a résistance ; lorsqu’une société est parvenue à son degré ultime de pourrissement, elle ne peut que donner naissance à des brigands au grand cœur, éliminant les riches et secourant les pauvres, jetant bas les despotes et partageant leurs terres ! Quel mal y a-t-il à ce que ces nouveaux justiciers aujourd’hui se multiplient et nous débarrassent de la maudite engeance des parvenus, les Wang Yaming et les Ding Maosong ?

Il fallait maintenant étendre le linge et Yu Jiawen prêta main forte à l’Epouse ; cela fait, il lui enjoignit de se mettre en quête de leurs derniers relevés de comptes, afin qu’ils puissent calculer le montant exact de leur épargne, intérêts et capital. L’Epouse alors ouvrit la grande armoire et, des plis d’une couverture ouatée, extirpa une serviette de cuir noir, du sein de laquelle elle sortit, précautionneusement, plusieurs livrets de dépôt, qu’elle tendit à son mari. Il les consulta, l’un après l’autre, fit cliqueter son boulier mental, énonça le résultat : « Il y a onze mille yuans. Il nous en manque encore mille… » Cela dit, sans plus perdre de temps, il courut d’une banque à l’autre, vida ses comptes, retira tout leur argent ; revenu chez lui, il déposa sur le bureau le fruit de sa récolte, une épaisse liasse de billets de cent yuans : c’était tout ce qu’ils avaient épargné depuis leur mariage, dix ans plus tôt… Et encore, ce joli petit tas de fric n’était-il là, sous leurs yeux, qu’en transit : il faudrait bientôt l’échanger contre le logement ! Et encore, ce pécule, fruit de tant de restrictions, de renoncements, n’était-il même pas suffisant : il y manquait encore mille yuans !

Yu Jiawen dit à l’Epouse : « Range bien tout ça ! Moi, je vais aux nouvelles : s’il n’y a pas trop de monde qui se précipite sur les logements, nous aussi on attendra encore un peu… »

Revenu sur son lieu de travail, il flâna dans les différents services pour prendre le vent : partout, on ne parlait plus que de ça, la Réforme du logement, que ce fût pour en dire du mal - On assassine les pauvres ! - ou pour en chanter les louanges - Quelle aubaine, un logement pour une poignée de riz ! Yu Jiawen termina son enquête par le Service Financier : les locaux étaient pleins à craquer de gens qui troquaient argent contre logement, en grande hâte, comme si le stock, bientôt, allait être épuisé… Le Directeur, ses adjoints, étaient dans la file des candidats à l’immobilier, et Yu Jiawen allait s’esquiver lorsqu’il se trouva nez à nez avec Wang Yaming et sa femme, leurs visages tout luisants encore du bonheur qu’ils venaient d’avoir en chantant à deux voix « L’Amour du Haleur ». Ce fut Wang Yaming qui adressa le premier un signe de la main à son collègue : « Alors, Jiawen, toi aussi, tu viens t’en acheter un ? » Le traitant de tous les noms en son for intérieur, Yu Jiawen répondit qu’il y avait vraiment trop de monde en ce moment, qu’il n’y avait pas le feu, qu’il reviendrait plus tard, le lendemain, le surlendemain.

Puisque le Directeur et ses clones échangeaient tous argent contre logement, Yu Jiawen savait désormais à quoi s’en tenir : quoi qu’il en eût dit un instant plus tôt, il y avait urgence ! Quand les dirigeants sont les premiers à se mouiller, les masses ont intérêt à les imiter sans délai. En revanche, si les dirigeants traînent les pieds, ou font carrément de l’obstruction, alors, c’est le moment de ne rien faire !

Rentré chez lui, Yu Jiawen mit l’Epouse au courant, pour un briefing conjugal : messieurs les Directeurs, candidats empressés à l’achat de leur logement, montraient la voie à suivre ; en conséquence, de quelle manière se procurer les mille yuans manquants ?

Evidemment, pour des nantis, une telle somme était dérisoire, mais, pour leur ménage, c’était proprement faramineux, ça représentait deux mois entiers de salaire, à condition de ne rien manger ni rien boire. Cette condition ne pouvant être remplie sur le champ, et la Réforme exigeant d’eux une action immédiate, il ne leur restait plus qu’à emprunter…

La question était de savoir à qui emprunter, d’autant que Yu Jiawen avait toujours répugné à une telle démarche ; et quand bien même il y eût soudain consenti, encore fallait-il trouver le prêteur et, dans l’actuelle ruée vers le logement, en dehors d’un petit nombre de nantis, la plupart des participants allaient devoir se défaire de toutes leurs économies. Bien sûr, ce ne serait pas les cas des Wang Yaming et des Ding Maosong, pleins de fric et pour qui acheter un logement n’était pas plus douloureux que d’arracher un poil au cul d’une vache ! Et, s’il le leur demandait, lui prêteraient-ils de l’argent ? Rien n’était moins sûr : pour éviter de paraître trop riches, pour donner le change, ils pouvaient très bien jouer les misérables !

Non, ce n’était pas du côté de l’école qu’il devait chercher un quelconque crédit… Alors, que faire ? Se tourner du côté de la famille ? Il pensa d’abord à sa soeur aînée, mariée à un mineur qui se faisait dans les mille yuans par mois ; mais la soeur ne travaillait pas, il y avait trois gosses, les deux plus grands étaient à l’Université, les études n’étaient pas données, le loyer non plus – ils étaient logés par la mine, mais c’était assez cher –, bref, au bout du compte, ils dépensaient presque tout ce qu’ils gagnaient, la preuve, c’est qu’ils n’étaient pas, eux non plus, propriétaires…

Alors qui ? Il y avait bien Yunjin, le petit frère de sa femme, employé de banque, bon salaire, grosses primes, celui-là avait sûrement de l’argent de côté… Lorsque Yu Jiawen s’était marié, Yunjin allait encore au lycée, et il arrivait à son beau-frère de lui donner un coup de main en anglais, voire de lui acheter des stylos, des crayons, ce genre de fournitures scolaires ; à cette époque-là, ils s’entendaient très bien, tous les trois. Et puis, Yunjin avait eu ce poste, à la banque, ensuite, il s’était marié et, surtout après son mariage, les relations avec la famille de sa sœur étaient devenues de plus en plus distantes. Yunjin ne cachait pas le sentiment de sa supériorité, tenait à l’égard des enseignants des propos volontiers méprisants, au point que l’amour-propre de Yu Jiawen avait souvent à en souffrir. Au bout du compte, cela faisait bien deux ans qu’ils avaient rompu tout contact. De quoi aurait-il l’air, maintenant, s’il allait lui demander de l’argent ? ! Du coup, l’autre se pavanerait encore davantage, l’écraserait de son mépris, lui, le petit prof !

Donc, de quelque côté qu’on regardât, rien à attendre de la famille. Restaient les vieux copains… Aussi bien à l’école primaire qu’au lycée ou à l’université, Yu Jiawen avait toujours été en bons termes avec ses condisciples. Mais, soit par négligence, soit parce que c’était là le cours normal des choses, il avait perdu de vue la plupart d’entre eux ; il n’était pas question de se mettre maintenant à leur recherche, encore moins de quémander leur aide !

Il en restait un, cependant, un seul, un certain Yang Qun, avec qui, au temps lointain du lycée, il partageait le goût du patinage, en hiver, et des parties de baignade, l’été venu. Une fois, comme ça, ils s’amusaient à sauter dans l’eau d’un réservoir, du haut d’une écluse, et, en plongeant, Yang Qun s’était cogné la tête contre une pierre qui émergeait à fleur d’eau ; sous le choc, il avait perdu connaissance, sa blessure saignait. C’était Yu Jiawen qui l’avait tiré de là, l’avait pansé comme il pouvait et arrêté une charrette de passage pour le conduire à l’hôpital de la Commune Populaire. De cette aventure, Yang Qun portait au front une balafre, comme s’il avait reçu là un coup de couteau… Cela ne l’avait pas empêché de se lancer dans le commerce du charbon, s’enrichissant non tant à cause de la qualité de sa marchandise que par son habileté à graisser la patte aux cadres d’entreprise, à soudoyer les responsables de l’alimentation des chaudières, à mêler des résidus à ses chargements afin d’en augmenter le poids à peu de frais. Cependant, chaque hiver, il faisait cadeau de deux tonnes de bon charbon aux parents de Yu Jiawen… Et, à cause de cela, Yu Jiawen estima qu’il ne pouvait décemment pas taper son ancien camarade : de quel droit pouvait-il faire appel au bon coeur des autres, lui qui n’avait jamais pu apporter son aide financière à qui que ce fût ?

L’Epouse, voyant au visage sombre de son mari, à ses sourcils froncés, que ses réflexions ne débouchaient sur rien de concret, lui dit : « Et pourquoi tu t’adresserais pas à Liu Jun, il nous a toujours répété que, si on avait des problèmes, fallait s’adresser à lui… ? Tu te rappelles bien que tu lui avais donné deux cents yuans, autrefois… » La réponse de Yu Jiawen fut aussi catégorique que véhémente : « Ne me parle pas de ce type ! Même s’il m’en proposait, je voudrais pas me salir les mains avec son argent, vu la manière dont il le gagne ! » Il s’agissait d’un de ses anciens élèves, un garçon déjà un peu trop débrouillard et grand amateur de bagarres. A peine diplômé, il s’était fait coffrer pour une histoire de rixe, et la police lui avait demandé s’il avait des parents dans la ville, qui pourraient répondre de lui. Faute de parents, Liu Jun n’avait rien trouvé de mieux que de citer le nom de Yu Jiawen, si bien que la police, escortant le contrevenant dûment menotté, s’était présentée chez ce malheureux parent tout au plus spirituel, exigeant qu’il payât les deux cents yuans d’amende. Yu Jiawen, furieux, mais encore plus impatient de voir disparaître les représentants de l’ordre et de se débarrasser de l’indigne imposteur, avait payé sans murmurer… Les années qui venaient de s’écouler semblaient avoir porté chance à Liu Jun qui exhibait maintenant, de la voiture au téléphone portable, tous les signes d’une prospérité sur l’origine de laquelle planait le mystère. Il s’était à plusieurs reprises présenté chez les Yu, mais il était hors de question pour Yu Jiawen d’emprunter de l’argent à un individu aussi louche.

L’Epouse émit un long soupir, où se mêlaient l’aigreur et le découragement : « T’es tout à fait comme Kong Yiji(6), dans le genre “Moi, je suis au dessus de tout ça”, désintéressé et crâneur en même temps ! Puisque c’est comme ça, il te reste plus qu’à retourner chez tes parents, qu’ils vendent leurs trois ormes ! Là-dessus, tu gardes ce qu’il nous faut pour le logement, tu leur laisses le reste, et le tour est joué ! » En son for intérieur, Yu Jiawen reconnut que c’était effectivement la dernière solution, la seule ; néanmoins, il protesta : « C’est pas possible, Yunfang ! Ces arbres, c’est pas seulement du bois, c’est le soutien spirituel de mes parents, ils ont toujours dit qu’ils les gardaient pour leur cercueil ! Après ça, comment veux-tu que je les vende, c’est sacré ! – Sacré tant que tu voudras, mais enfin, là-bas, dans leur bled, on doit se faire incinérer, non ? Alors ? Je vois pas bien l’intérêt de brûler dans de l’orme ! Et puis, qu’est-ce qui compte le plus, le cercueil ou le logement ? » Yu Jiawen ne dit mot : les paroles de l’Epouse faisaient peut-être mal à entendre, mais elles étaient justes ! Les morts s’en moquent bien, du confort ! Mais les vivants, eux, il leur faut au moins quatre murs, et un toit par dessus !

Dans la cour de la maison paternelle, il y avait trois grands ormes : le père les avait plantés avant la naissance de son fils. Au début, Yu Jiawen se le rappelait, il y en avait huit ; il y grimpait souvent, quand il était petit, pour y cueillir des feuilles et des samares que sa mère hachait pour en farcir des boulettes ou pour en faire du brouet. Elle lui disait que l’orme tout entier était un trésor, que tout en lui était bon à manger, feuilles, samares, écorce tendre… Aujourd’hui encore, Yu Jiawen se souvenait de cette devinette que sa mère lui avait posée :

La première a visage rond

La seconde a visage long ;

Ce sont deux sœurs, et l’une est mère,

Qui, au printemps, meurt la première ;

L’autre, à l’automne, tombe à terre.

La réponse, bien sûr, c’était la samare et la feuille.

Plus tard, au moment de son entrée au lycée, les ormes étaient devenus de grands arbres, majestueux, dont, à l’occasion de l’étude du triangle rectangle, plusieurs profs et leurs élèves étaient venus calculer la hauteur. Plus tard encore, sa grand-mère était morte, et, pour son cercueil, on avait abattu un des ormes ; puis, deux autres, pour la dot de sa soeur aînée ; et enfin, deux de plus, pour payer ses propres études à l’Université… C’est ainsi qu’il n’en était plus resté que trois, et le père avait dit : « Heureusement que je les avais plantés, ces ormes ! Grâce à eux, la grand-mère a eu un beau cercueil, ma fille a pu se marier et mon fils devenir un savant ! » Une autre fois, caressant l’écorce des trois survivants, il avait ajouté, le visage triste : « Ceux-là, Jiawen, faut pas les couper ! Quand on mourra, ta mère et moi, tu les feras débiter pour nos cercueils… » Deux vieillards, trois vieux ormes, compagnons sur la même terre depuis des dizaines d’années : c’était bien plus qu’un sentiment de propriété qui unissait le père à ses arbres.

Chaque fois que Yu Jiawen revenait au hameau natal, c’étaient ces trois vieux ormes qu’il voyait en premier : à plusieurs lis de distance, ils lui faisaient signe, de leurs plus hautes branches. Et lorsqu’il devait repartir, ils répétaient ce signe, aussi longtemps qu’il se retournait, fidèles jusqu’au dernier moment. En ville, au travail, ces images lui revenaient, parfois : le hameau natal, la maison et sa cour, ses parents et les trois ormes vieillissant ensemble…

Maintenant qu’il devait retourner là-bas pour négocier une vulgaire vente de bois, il se sentait abattu, humilié ; mais où trouver ailleurs les mille yuans manquants ? Il n’était pas gratuit, ce sacré logement ! S’il disait franchement à son père que c’était pour se loger qu’il lui fallait cet argent, sans doute son père, homme de bon sens, serait-il d’accord ; un logement, c’est vital ! Et puis, maintenant qu’on n’avait plus le droit de se faire inhumer… Bien sûr, tout ça, faudrait le dire avec beaucoup de tact, par exemple, suggérer que les ormes se faisaient vraiment trop vieux, que, si on attendait trop avant de les abattre, ils risquaient de mourir desséchés. Ainsi ruminait amèrement Jiawen dans le car qui le ramenait au pays natal.

Le car s’arrêta à la gare routière du chef-lieu de district et Yu Jiawen descendit ; une fois sorti de la gare, il passa devant le siège du Comité du Parti : au pied du bâtiment stationnait une longue file de grosses voitures, rutilantes. En somme, pensa-t-il, si on veut estimer le niveau de vie du peuple d’après celui des cadres du Parti, c’est très facile, suffit d’inverser : s’ils ont de beaux costumes, c’est que nous autres, on va tout nus.

Le cinéma qu’il dépassa marquait les confins de la ville, et c’est là que stationnaient quantité de taxis dont les chauffeurs, à l’affût du client, se précipitèrent sur lui. Yu Jiawen refusa poliment : de la sortie de la ville jusqu’à son hameau, il n’y avait guère que neuf kilomètres, soit une bonne heure de trajet à pied, en marchant vite ; en taxi, c’eût été plus de dix yuans, de quoi acheter plusieurs kilos de sel : sa mère calculait toujours tous les prix en fonction du sel, telle somme permettait d’acheter tant de sel, avec tant de sel, on pouvait manger tant de temps… Et ce mode de calcul archaïque était sensé, car, mis à part l’air et l’eau, rien n’est aussi indispensable que le sel, ni aussi bon marché.

Yu Jiawen arriva bientôt au village de Wang, la municipalité dont dépendait son hameau natal ; de là jusque chez ses parents ne restaient plus que trois kilomètres de marche, direction nord ; à peine sorti du village, on distinguait au loin les cimes des trois ormes de la cour paternelle.

Il quitta Wang, et son regard, survolant la campagne jaunie, chercha, au nord, la silhouette du hameau natal. Il en reconnut vite les vieilles maisons grises, le fouillis d’arbres et de toits, mais chercha en vain les trois cimes familières. Il s’efforça de mieux accommoder, clignant des deux yeux, ce fut peine perdue. Il réfléchit que, ces derniers temps, il avait dû lire beaucoup, beaucoup écrire aussi et que sa vue en avait pâti. Il continua d’avancer, convaincu qu’il suffisait d’un pas, d’un autre encore, pour que les ormes réapparaissent, si fatigués que fussent ses yeux… Mais il était déjà arrivé devant le magasin à l’entrée du hameau qu’il ne voyait toujours pas « ses » ormes. L’angoisse alors lui prit la gorge, pourquoi les vieux arbres n’étaient-ils plus là ? Il n’y comprenait rien… Et ses parents, alors, qu’avait-il pu leur arriver ? Avait-on coupé les arbres, une tempête les avait-elle abattus ? Questions sans réponse.

Il enfila l’antique ruelle qu’il avait empruntée un nombre incalculable de fois et, pour cela, familière en même temps qu’étrangère. En dehors de quelques enfants jouant aux billes, il ne vit personne. Il hâta le pas, se précipita chez ses parents.

Lorsqu’il entra dans la cour, il vit tout de suite les souches, comme trois gros chaudrons posés là ; on avait scié les vieux ormes au ras du sol. La cour, du coup, s’en trouvait plus vaste, plus claire aussi. Quelques poules, surprises par l’irruption de Yu Jiawen, agitèrent la tête en tous sens, caquetant de peur.

Il poussa la porte de la pièce principale : son père, assis sur le bord du kang(7), le visage cireux, fumait la pipe ; sa mère, accroupie devant le foyer, attisait le feu, toute couverte de cendres et de débris de paille. Les mots tombèrent d’eux-mêmes de la bouche de Yu Jiawen : « Papa, Maman, les ormes… » Il vit les lèvres de son père remuer, sans émettre aucun son ; sa mère se redressa, épousseta de la main les cendres et les brins de paille qui couvraient ses vêtements, et, incapable elle aussi de dire un seul mot, se mit à sangloter. Puis, pleurant toujours, elle raconta : les autorités avaient décidé de remettre en état les routes du canton, les citoyens valides serviraient de main d’œuvre ; quant aux autres, – eux, par exemple, qui ne pouvaient plus travailler –, ils devraient participer à l’effort commun en versant de l’argent. Dans leur cas, la contribution avait été fixée à six cents yuans. « Ils nous ont dit de t’envoyer un télégramme pour que tu payes à notre place ou bien de couper nos ormes et de les vendre. Nous autres, ton père et moi, on a bien réfléchi là-dessus et on s’est dit que toi, là-bas, à la ville, t’avais déjà du mal à joindre les deux bouts, et puis, en plus, on a entendu dire que les professeurs, fallait maintenant qu’ils achètent leur logement. alors, vois-tu, on leur a dit de couper les arbres… » Son père se mit en devoir de débourrer sa pipe, en en frappant le fourneau contre sa semelle : « Allons, dit-il, Jiawen vient tout juste d’arriver chez nous, parlons plus de ça, d’ailleurs, ils se faisaient bien trop vieux, les arbres, si on les avait pas coupés, ils auraient fini par mourir desséchés, et puis, la cour est bien plus claire depuis qu’ils sont plus là… » Là-dessus, il glissa sa pipe vidée dans sa ceinture, et Jiawen, qui le regardait faire, reconnut, serrant la taille de son père, cette espèce de tresse faite de chiffons entortillés qu’il utilisait depuis des dizaines d’années.

Après le repas, Yu Jiawen alla dans la cour prendre l’air ; il s’agenouilla auprès des souches et, en en caressant la surface humide, il entreprit de compter un à un les cernes de l’aubier ; mais il était loin de les avoir tous dénombrés quand les larmes vinrent lui brouiller la vue, si bien qu’il ne devait jamais savoir l’âge exact des trois vieux ormes.

Nouvelle parue in Qingming, nov.déc.1997/6, p.157-161.

Traduite du chinois par Françoise Naour