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Gillian Bickley: The Golden Needle.The Biography of Frederick Stewart(1836-1889)

« Recherchons immédiatement un homme aux aptitudes littéraires et aux qualités morales requises pour occuper le poste de Principal de l’Ecole centrale et d’Inspecteur des écoles du gouvernement à Hong Kong. Le salaire est de 500 livres par an, avec logement. Cette personne devra enseigner la langue anglaise et les matières générales de l’instruction anglaise aux jeunes autochtones et superviser les instituteurs autochtones à travers toute l’île sous la direction du Conseil local de l’Education nommé par le Gouverneur. Il sera demandé au candidat d’acquérir la langue chinoise et de posséder une bonne connaissance de la profession d’enseignant. Il n’est toutefois pas jugé souhaitable que cette personne soit âgée de plus de 25 ans.[…] »

A peine plus de cinq mois après la parution de cette annonce dans le Aberdeen Journal du 7 août 1861, Frederick Stewart, un jeune Ecossais de 25 ans, embarquait à Southampton pour rejoindre son affectation dans la lointaine colonie acquise par la Grande-Bretagne vingt ans plus tôt.

Dans The Golden Needle, Gillian Bickley, professeur associé d’anglais à la Hong Kong Baptist University et résidente de Hong Kong depuis 23 ans, nous livre le fruit de huit années de recherche sur la vie et la carrière de celui qui nous est présenté non seulement comme le fondateur du système éducatif public de la colonie, mais aussi comme un homme dont l’influence s’est étendue bien au-delà du domaine de l’enseignement et des frontières du Territoire.

Le livre, qui s’appuie sur une riche documentation provenant des quatre coins du monde, est divisé en quarante chapitres qui couvrent la jeunesse et les études de Stewart, son voyage à Hong Kong, son travail de principal de l’Ecole centrale et les différents postes qu’il a occupés à la fin de sa vie.

Le jeune enseignant, qui débarqua à Hong Kong le 15 février 1862, n’avait pas le profil du fonctionnaire colonial typique. Fils de fermiers d’un petit village du nord-est de l’Ecosse, il était néanmoins parvenu à intégrer le King’s College de l’Université d’Aberdeen grâce aux sacrifices de ses parents et à son propre travail. Aussi, nous rappelle G. Bickley, était-il mieux placé que quiconque pour apprécier la valeur de l’éducation, et c’est sans doute pourquoi il prit sa mission particulièrement à cœur. Sa démarche était motivée par deux passions. D’abord, élevé dans un environnement très religieux, et destiné — avant son départ — à entrer lui-même dans les ordres, Stewart considérait la diffusion d’une « éducation occidentale » comme indissociable de la diffusion du christianisme. Ensuite, il était très attiré par le défi que constituait la connaissance d’une nouvelle culture et l’acquisition d’une nouvelle langue.

Peu après son arrivée dans la colonie, Stewart découvre que Hong Kong est toujours, à bien des égards, le “rocher stérile” décrit par Lord Palmerston quelque vingt ans plus tôt. Surtout, le système d’éducation offert aux habitants laisse énormément à désirer tant par la qualité de l’enseignement dispensé que par le peu de gens qu’il atteint. Lors de l’arrivée de Stewart, l’éducation de type occidental était confinée à deux ou trois écoles religieuses dont la fonction première était la formation des missionnaires destinés à aller travailler en Chine. Les autres étaient pour la plupart de petites écoles de village en partie subventionnées par le gouvernement et qui offraient un enseignement strictement chinois, identique à celui qui était pratiqué dans le reste de la Chine. La décision du gouvernement de créer une Ecole centrale (par le regroupement de plusieurs écoles publiques) est née de la nécessité de procurer à certains élèves une éducation en anglais pour former des interprètes pouvant faire le lien entre Occidentaux et Chinois dans la fonction publique comme dans le commerce.

La création de l’Ecole centrale (plus tard renommée Queen’s College) fut entièrement laissée dans les mains du jeune Stewart qui en profita pour mettre en pratique ses idées sur l’éducation qui se trouvaient être aux antipodes des pratiques de l’enseignement traditionnel chinois. Stewart n’était pas avare de critiques tant sur les méthode que sur le contenu de l’enseignement à la chinoise :

« Les Chinois n’ont pas d’éducation dans le vrai sens du mot. Rien n’est tenté pour développer simultanément les pouvoirs de l’esprit. Ceux-ci sont sacrifiés à la culture de la mémoire. Le jeune garçon qui peut répéter correctement les écrits de Confucius ou Mencius est considéré comme un grand érudit alors qu’il peut être aussi ignorant de leur sens que s’ils étaient écrits dans une langue dont il ne connaît pas l’alphabet. […] [L’enseignement] ne couvre ni l’histoire, ni la géographie, ni l’arithmétique, ni même les plus simples éléments de la science — autant de sujets qui, en Occident, sont considérés comme si indispensables.» (p. 75).

Si Stewart était convaincu que seule une éducation de type occidental pouvait mener à l’enrichissement intellectuel de l’individu, et que l’anglais était à Hong Kong le seul véhicule possible de cette éducation, il insistait toutefois pour que les jeunes élèves apprennent leur propre langue et leur propre culture. Aussi avait-il pour principe d’accorder une place égale aux deux enseignements à l’Ecole centrale afin que les élèves puissent recevoir une éducation occidentale tout en préservant leur identité chinoise.

Gillian Bickley nous expose tous les obstacles que Stewart a dû surmonter tout au long de sa carrière pour mettre ses idées en pratique. En tant qu’inspecteur des écoles, le jeune instituteur était sans cesse confronté à la situation critique de l’enseignement dans les petites écoles de village dispersées à travers les territoires de Hong Kong et de Kowloon et à l’hostilité des villageois à l’égard de toute réforme du système en vigueur (p. 77).

Au fil des années, il réussit peu à peu à faire traduire des livres anglais en chinois et à les introduire dans les écoles. La mise en place du Grant in Aid Scheme, une subvention accordée à toutes les écoles (privées et publiques) répondant à certaines normes, contribua clairement à l’élévation du niveau de l’enseignement dans toute la colonie. A l’Ecole centrale même, Stewart parvint rapidement à dispenser un enseignement de qualité en dépit du peu de moyens mis à sa disposition. Peu après son arrivée, il introduisit un examen d’entrée en chinois, imposa une certaine discipline d’assiduité, divisa les élèves en plusieurs classes, et établit une séparation entre l’enseignement en anglais (le matin) et en chinois (l’après-midi). Seul instituteur étranger, il dut pendant longtemps, avec l’aide d’assistants chinois, suivre trois classes en même temps. Notons qu’en dépit des convictions religieuses du Principal, l’enseignement dispensé à l’Ecole centrale est resté séculier, Stewart se contentant de précher la bonne parole dans la rue — le plus souvent sans résultat.

L’Ecole centrale a toutefois été victime de son propre succès. Beaucoup d’élèves intégraient cet établissement uniquement pour y apprendre l’anglais, et la demande d’anglophones était tellement élevée dans le commerce que beaucoup d’entre eux quittaient l’école avant la fin de leurs études, voire même en cours d’année. Stewart déplorait une telle situation :

« Obsédés par l’appât du gain, les Chinois qui se sont rués à Hong Kong ont laissé derrière eux leur respect traditionnel pour l’éducation et se sont laissés aller à une apathie digne de la barbarie. Rien qui n’ait de valeur marchande ne semble les intéresser. D’où le succès relatif de l’Ecole centrale, l’anglais étant convertible en dollars ; d’où, également le manque d’intérêt pour les écoles vernaculaires, le chinois étant invendable » (p. 90).

Les méthodes de Frederick Stewart allaient être sérieusement remises en question avec l’arrivée, en 1877, du huitième gouverneur de la colonie, Sir John Pope Hennessy, qui avait lui aussi des idées bien arrêtées sur l’éducation. La question de la langue était la principale pomme de discorde entre le principal de l’Ecole centrale et le nouveau représentant de Sa Majesté. Ce dernier jugeait en effet qu’une trop grande importance était accordée à l’enseignement du chinois et que le niveau d’anglais des élèves était, en conséquence, très insuffisant. Son intention était « […] de modifier le programme de l’Ecole centrale et des autres écoles afin de [dispenser] un enseignement adapté aux besoins des professions mercantiles » (p. 211). Ce point de vue allait clairement à l’encontre des convictions de Stewart pour qui l’éducation devait d’abord servir l’individu avant la communauté (p. 83).

Aujourd’hui, un siècle plus tard, le lecteur ne peut s’empêcher de constater que cette question est toujours — plus que jamais — d’actualité. Les autorités et les milieux d’affaires de Hong Kong continuent de déplorer le niveau d’anglais de la plupart des habitants du Territoire, y compris des plus éduqués, et la décision du gouvernement d’imposer le chinois comme langue d’enseignement dans la plupart des collèges et lycées est loin de faire l’unanimité dans la population.

Pour Gillian Beckley, l’influence de Stewart sur le système éducatif de Hong Kong est inestimable. Tout d’abord, le nombre d’enfants inscrits dans les écoles gouvernementales a été multiplié par sept entre 1862 et 1889, alors que la population avait à peine doublé durant cette période (pp. 95-96). Par ailleurs, le prestige que l’Ecole centrale a peu à peu acquis dans la colonie a indéniablement contribué à élever le niveau des autres écoles publiques dans la mesure où beaucoup de jeunes aspiraient à réussir l’examen d’entrée dans cet établissement. L’auteur souligne également que par la nature même de son enseignement qui inculquait le meilleur des valeurs chinoises et occidentales, l’Ecole centrale a fortement influencé l’avenir de la colonie, de la Chine et de bien d’autres pays par les élèves qui sont passés sur ses bancs, à commencer par Sun Yat-sen, le fondateur de la République de Chine. L’auteur cite à ce sujet Alice Ng :

«Le rôle du système éducatif à Hong Kong comme agent de la fermentation d’idées politiques et révolutionnaires n’est pas la conséquence de l’inclusion d’un contenu explicitement politique dans le programme scolaire. […] L’impact de ces idées, bien sûr, dépendait beaucoup de la personnalité et de l’esprit de l’individu. Cela explique pourquoi Queen’s College... a produit pendant toutes ces années à la fois des serviteurs fidèles de la dynastie Ch’ing et des révolutionnaires qui ont tout fait pour la renverser. » (p. 109)

Frederick Stewart démissionna de son poste de Principal de l’Ecole centrale en 1881 et occupa ensuite plusieurs postes importants dans l’administration coloniale : secrétaire colonial (une position qu’il avait déjà occupée par intérim), magistrat de police et officier-en-chef de l’Etat-civil (Registrar general). L’auteur souligne que l’ancien instituteur n’a pour autant jamais cessé d’assumer « son rôle de médiateur entre les communautés chinoise et étrangère » (p. 262) au point d’être qualifié, dans un éditorial du China Mail, d’ « ami des Chinois » (p. 229). Il continua également d’exercer une influence sur l’éducation, notamment par ses efforts dans le domaine de la scolarisation des filles. Le remplacement de Hennessy par Sir George Bowen en 1883 fut marqué par un retour à la politique éducative préconisée par Stewart. A la fin de sa vie, celui-ci occupa également le poste de recteur de la Faculté de médecine, le premier établissement d’enseignement supérieur de la colonie, qui allait devenir plus tard l’Université de Hong Kong.

L’ouvrage de Gillian Beckley est, à n’en point douter, bien documenté et la bibliographie située à la fin du livre sera la bienvenue pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de Hong Kong en générale et à la question de l’éducation en particulier. On regretta toutefois que l’auteur n’ait exposé ses principales sources dans le corps du livre. La division du livre en quarante petits chapitres suivant un ordre à la fois thématique et chronologique rend l’ouvrage aéré et agréable à lire mais donne lieu à de nombreuses répétitions et à des zigzags dans le temps qui sont parfois déroutants. A travers la vie d’un homme hors du commun et malheureusement assez méconnu, The Golden Needle dresse un portrait saisissant de la société hongkongaise et de l’administration coloniale à la fin du siècle dernier. Surtout, il nous apporte de nombreux éléments de réflexion sur les problèmes que connaît aujourd’hui le système éducatif de Hong Kong, toujours partagé entre deux mondes. Mais, après-tout, ce système n’est-il pas l’un des éléments fondateurs de l’« identité hongkongaise » ?