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Intégration ou désintégrationLes effets spatiaux de l’investissement étranger en Chine


Une version préliminaire de cet article a été présentée au séminaire : « Foreign Direct Investment in China », organisé à Tokyo, les 23-24 février 1998 par le GISPRI, le Japanese-German Center, Berlin et l’Université Stanford. Je tiens à remercier Thilo Brockdorff, Katsuo Seiki, Stanley Lubman, Endymion Wilkinson, pour leurs stimulantes suggestions. Ma reconnaissance va également à Philippe Chevalérias, Alain Guillerm et Jean-François Huchet pour leurs précieux commentaires.

François Gipouloux

De 1991 à 1997, les flux d’investissement direct étranger (IDE) en Chine ont crû de 20 % par an en moyenne. Surpassant les pays de l’ASEAN dès le début des années 90, la Chine était devenue en 1996 la première destination des flux de capitaux parmi les pays en voie de développement, devant le Mexique (28,1 milliards de dollars), l’Indonésie (17,9 milliards) et la Malaisie (16 milliards). Bien que l’année 1997 ait marqué un net fléchissement, les flux ont encore été substantiels (45,28 milliards de dollars).

Joint ventures, filiales, réseaux de sous-traitance internationale font désormais partie du paysage économique chinois. En 1996, le capital étranger représentait 12 % des immobilisations dans l’industrie, 17 % de la production industrielle (1). Cent-vingt mille entreprises sino-étrangères employaient, en 1995, 16,5 millions d’ouvriers, soit près de 10 % du total de la main-d’œuvre urbaine (2). Loin d’être marginal, l’investissement direct étranger stimule très fortement la croissance du commerce extérieur chinois : il contribuait à 5,6 % du commerce extérieur chinois. Dix ans plus tard, en 1996, cette proportion était passée à 47,3 % (3). C’est dire à quel point tout affaiblissement des flux de capitaux étrangers en particulier en raison de la crise asiatique, affectera les capacités exportatrices de la Chine.

L’injection massive de capitaux étrangers n’a pas seulement fourni à la Chine ce dont elle était le plus dépourvue à la veille de la politique d’ouverture : technologies et méthodes de gestion avancées. Diffusant de nouvelles formes d’organisation qui altèrent le fonctionnement de l’entreprise et des institutions économiques chinoises, l’investissement étranger a également apporté sa contribution au développement d’un vigoureux secteur non-étatique et à la croissance tout court. L’investissement étranger est enfin partie prenante du remodelage de la géographie économique de la Chine le long de nouvelles lignes de fractures, Chine côtière, Chine centrale et Chine de l’ouest. Cette partition des zones économiques de la Chine souligne aussi des logiques géo-économiques contradictoires. Tandis que les zones côtières sont de plus en plus impliquées dans les échanges intra-asiatiques, la Chine centrale et la Chine de l’ouest, à de rares exceptions près, restent très marquées par un système industriel dont la structure cellulaire est induite par la domination de la propriété publique, et une faible urbanisation. Dans cette structure géo-économique duale, quels sont les points d’appuis de la diffusion de l’IDE, quelles sont les résistances auxquelles elle se heurte ? Première question.

Seconde interrogation, plus politique : l’investissement direct étranger accentue-t-il les clivages géo-économiques de l’espace chinois, ou au contraire contribue-t-il à en estomper les frontières ? Poser la question en ces termes incite à revisiter une problématique qui a opposé, sur le sujet du nationalisme ou de la souveraineté économiques, les historiens de l’économie chinoise de la fin du XIXe siècle (4) : l’IDE est-il la seule force qui structurerait la Chine en un espace économique homogène ? Bref, aurait-il un effet intégrateur ? Mais on peut aussi retourner la question en son pendant exact : la pénétration de l’IDE renforce-t-elle les fractures existantes entre les espaces économiques chinois et empêche-t-elle la formation d’un marché unifié ? Autrement dit, assisterions-nous à une fragmentation de la Chine en macro-régions ou zones d’influences structurées par le capital étranger, mais faiblement reliées entre elles, et dont la connexion ne dépendrait pas du centre mais de forces extérieures et centrifuges ? L’IDE aurait-il alors un effet désintégrateur ?

Le renforcement de la partition en macro-régions

L’IDE — défini comme la somme des capitaux étrangers investis dans les joint ventures avec apport en capital (hezi qiye), les joint ventures coopératives (hezuo qiye), les filiales à 100 % (duzi qiye) et l’exploitation conjointe (zhongwai hezuo kaifa)— opère sur des structures industrielles très différenciées mais généralement tournées vers l’exportation. Originaire d’Asie (Hong Kong, Taiwan, Japon, Thaïlande, Corée et Singapour essentiellement) à près de 80 % en 1996 (5), il est dans une très large mesure dominé par des projets de petite taille (moins de 30 millions de dollars) et par des secteurs à faible intensité technologique (6). Ceci expliquant peut-être cela, l’investissement direct étranger est, à près de 90 %, concentré dans les régions côtières (7). Cette répartition très déséquilibrée est-elle appelée à durer ? Tentons de cerner au niveau spatial, les effets de l’implantation de l’investissement étranger en analysant trois de ses dimensions : sa contribution 1) à la production industrielle brute, 2) à l’investissement industriel, et 3) au commerce extérieur.

1) Alors que le capital étranger contribue dans une forte proportion à la production industrielle dans les régions côtières (plus de 60 % dans le Guangdong, 40 % à Hainan et à Shanghai, 33 % dans le Fujian) il reste à des niveaux très faibles dans les régions centrales — à peine 3 % dans le Shanxi, 4 % dans le Hunan — et pratiquement négligeables dans les régions occidentales (Xinjiang, Qinghai et Gansu) [voir carte 1]. La seule exception est le Sichuan, où la contribution des firmes sino-étrangères à la production industrielle totale a déjà franchi le seuil des 10 % (8).

Carte 1 — Contribution des entreprises sino-étrangères à la production industrielle brute par province, 1996 (%)

Source : Zhongguo Tongji nianjian 1997

Là encore, les provinces côtières sauf le Liaoning, se distinguent du reste du pays, avec des niveaux de contribution des entreprises sino-étrangères à l’investissement industriel supérieur à 15 % [voir carte 2]. Dans le Jilin, elle dépasse 10 % toutefois. La Chine centrale et occidentale demeure en deçà de ce seuil, l’Anhui, le Jiangxi, le Hunan constituant une ceinture « dure », où l’IDE représente moins de 5 % de l’investissement industriel. Au-delà de cette frontière, une seule exception, le Hubei (12 %), qui témoigne de la récente pénétration de l’IDE à Wuhan — infrastructures portuaires et production manufacturière, dans l’automobile entre autres.

Carte 2 — Contribution des entreprises sino-étrangères à l’investissement en capital fixe par province, 1996 (%)

Source : Zhongguo Tongji nianjian 1997

3) Dans ce cas enfin, la division entre la Chine côtière et le reste du pays est à nouveau nettement visible [voir carte 3]. Le seuil critique se situe cette fois à hauteur de 30 % dans la contribution du commerce extérieur apporté par les entreprises sino-étrangères. Le groupe le plus avancé est constitué par la municipalité de Tianjin, avec 70 % de son commerce extérieur généré par les entreprises sino-étrangères, le Fujian (60 %) ; le Guangdong (54 %) et Shanghai (53 %) se situant au même niveau.

Carte 3 — Contribution des entreprises sino-étrangères au commerce extérieur chinois, par province, 1996 (importations + exportations, %)

Source : Zhongguo Tongji nianjian 1997

Avec une forte proportion de son commerce extérieur commandé par les entreprises sino-étrangères (36 %), le Hubei reste, une fois encore, l’unique exemple d’une province de l’intérieur rejoignant le groupe des provinces côtières (9).

L’IDE épouse les clivages induits par la croissance chinoise au cours des 20 dernières années, et souligne la forte division entre une Chine côtière très orientée vers l’exportation, une Chine centrale pourvoyeuse de matières premières et de main d’œuvre, et l’ouest dont les atouts (matières premières, produits énergétiques) sont encore difficilement exploitables. Brutalement réactivée par l’ouverture et la dynamique des réformes économiques, la division entre Chine côtière et Chine de l’intérieur n’est cependant que la trace de clivages géo-économiques très anciens, après une phase de brouillage induite par les trois décennies (1949-1979) qui vont de la prise du pouvoir par les communistes au déclenchement des réformes. L’ouverture de 14 villes côtières en 1984 recouvre pour l’essentiel la chaîne de ports ouverts sous la pression diplomatique et militaire à la suite de la guerre de l’opium.

Une frontière économique invisible

Ces trois cartes ont une caractéristique en commun : la frontière nette séparant la Chine côtière de la Chine de l’intérieur. Avec, cependant, une exception notable : le Sichuan dans le cas de la contribution des entreprises sino-étrangères à la production industrielle, et le Hubei en ce qui concerne la contribution des entreprises sino-étrangères à l’investissement industriel et au commerce extérieur.

Pourquoi une telle frontière ?

Une récente étude de la Banque mondiale, consacrée à la répartition géographique de l’investissement étranger en Chine, identifie quatre facteurs déterminant l’implantation de l’IDE : le PNB d’une province donnée, le degré de développement de ses infrastructures, le niveau d’instruction de sa population, et l’accès à un port (10). Cette grille d’analyse permet certes d’expliquer la concentration de l’investissement étranger dans les régions côtières par exemple, en dépit de coûts (terrains, bâtiments, personnels) de plus en plus élevés. Elle a en outre le mérite de montrer le rôle marginal que jouent les politiques d’incitations fiscales ou tarifaires dans la décision d’investissement d’un opérateur étranger. Ce point avait d’ailleurs été établi dans le cas de plusieurs pays en voie de développement (11).

En revanche, l’approche de la Banque mondiale ne permet pas d’expliquer l’apparition de contrastes très forts dans la répartition de l’investissement étranger parmi les provinces de l’intérieur. L’Anhui et le Jiangxi restent réfractaires à l’investissement étranger, alors que dans le Hubei et le Sichuan, les flux de capitaux étrangers, en valeur absolue ou rapportés à l’investissement en capital fixe, sont loin d’être négligeables. Le niveau du PNB par habitant et la densité du réseau des infrastructures jouent ici sans conteste. Mais deux facteurs d’ordre institutionnel semblent avoir été négligés : le régime de propriété et le degré d’urbanisation. Ils sont pourtant déterminants pour rendre compte des futures orientations de l’investissement direct étranger.

Le régime de propriété

Afin de rendre indépendantes les deux variables (IDE et part de la production industrielle contrôlée par les entreprises d’Etat), mesurons le poids des entreprises d’Etat dans la production industrielle brute par province (1996), une fois déduite la contribution des entreprises sino-étrangères. L’image est plus confuse, mais les grandes articulations restent nettes : dans sa répartition spatiale, l’investissement étranger semble suivre une ligne de moindre résistance, délimitée par les contours de la propriété publique dans l’industrie. L’IDE progresse là où se désagrège l’emprise des entreprises d’Etat sur le système industriel.

Le système industriel de la Chine centrale et occidentale est dominé par les entreprises publiques. C’est là qu’ont été implantées depuis la fin des années 60 et jusqu’au milieu des années 70 les industries dites de la « troisième ligne », ordonnées autour de l’axe Xining, Xi’an, Chongqing, Guiyang. Avec une forte concentration des industries et des centres de recherches liés à la défense, cette région est aujourd’hui le siège d’entreprises très polluantes, faiblement rentables, isolées les unes des autres, desservies de surcroît par le manque d’infrastructures de transport. Dans ce pré carré du plan (Shaanxi, Guizhou, Yunnan, Qinghai, Ningxia et Xinjiang), les entreprises publiques contrôlent entre 60 % et 80 % de la production industrielle totale. Seule exception, le Sichuan (42 %), province où le secteur public voit sa part diminuer notablement.

Il est vrai que les entreprises d’Etat sont de plus en plus placées sous la tutelle des autorités locales (provinces et municipalités, districts). Le contrôle du gouvernement central sur ces entreprises criblées de dettes, accablées par une mauvaise gestion et une productivité déclinante, est appelé à décroître. Les initiatives prises par les acteurs locaux en faveur de l’ouverture du capital aux investisseurs étrangers se heurtent cependant à un nationalisme économique que l’on aurait tort de négliger : pour nombre de cadres, le dilemme n’est pas le maintien de la « propriété du peuple entier » ou privatisation, mais souveraineté chinoise ou étrangère sur des actifs — en particulier les entreprises grandes et moyennes — considérés encore comme stratégiques (12).

En revanche, dans les régions côtières, la part de la production industrielle contrôlée par le secteur public est faible : 12,15 % dans le Zhejiang, 21,09 % dans le Fujian, 22,77 % dans le Jiangsu, 25 % dans le Guangdong. Depuis 1994, elle décline rapidement dans le Hubei (32,27 %) et le Shandong (30,07 %). Toutefois, elle reste élevée dans les zones d’industrialisation ancienne comme le Liaoning (38,94 %) Pékin (64 %) et Shanghai (56,91 %). La croissance y est d’ailleurs moindre que dans les quatre foyers que sont le Guangdong, le Zhejiang, le Jiangsu et le Shandong.

Enfin dans des provinces centrales comme le Henan, le Hubei, et le Shanxi la propriété publique commence à être érodée [voir carte 4].

Carte 4 — Contribution des entreprises d’Etat à la production industrielle brute par province, 1996 (%)

Source : Zhongguo Tongji nianjian 1997

La prépondérance de la propriété publique se traduit en outre par un comportement particulièrement prédateur à l’égard du système bancaire : assèchement des ressources financières au détriment du secteur collectif et privé, et des joint ventures. Elle a enfin pour corollaire l’incapacité à construire un tissu industriel (sous-traitance en particulier), la plupart des grandes entreprises publiques étant des isolats hautement intégrés (usines grandes et complètes, da er quan).

Parce qu’il a besoin d’un réseau de sous-traitance que les entreprises publiques ne peuvent lui offrir en raison de la rigidité de leur gestion et du poids d’une organisation territoriale étouffante, l’IDE épouse et renforce à la fois la ligne de fracture entre les régions de concentration des entreprises publiques (le centre et l’ouest), et celles où le régime de propriété dans l’industrie s’est considérablement diversifié — entreprises privées, entreprises collectives, entreprises privées déguisées sous le label collectif, sous traitance internationale, ou même de dispersion à domicile — dans les riches campagnes, désormais très urbanisées, du Guangdong, du Zhejiang et du Jiangsu.

Le degré d’urbanisation

L’urbanisation, précisément, constitue un autre facteur déterminant la frontière entre les régions irriguées par l’IDE et celles où il pénètre difficilement. Ce qui est ici décisif n’est pas seulement l’accroissement de la population urbaine et son corollaire, le déclin de la population active dans l’agriculture. Alors que l’investissement étranger se tourne aussi vers la satisfaction du marché intérieur, l’accroissement de la population urbaine est certes un facteur pertinent pour la localisation de l’implantation, parce qu’il signifie l’élargissement de marchés solvables. Mais ce qui importe surtout, c’est la diversification du tissu urbain, résultant d’un triple phénomène :

1. L’autonomisation des villes par rapport à l’échelon provincial. En 1993, six villes (Qingdao, Dalian, Ningbo, Chongqing (13), Xiamen et Shenzhen) sont traitées comme des entités de rang provincial. Pour l’approbation des projets d’investissement, l’émission d’obligations, la disposition des fonds publics, la fiscalité, elles dépendent directement du gouvernement central. Elles restent par contre, sur le plan administratif, soumises à l’échelon provincial (14).

2. Le déclin des fonctions administratives et la restauration — timide — des fonctions marchandes traditionnellement associées avec la ville. Aujourd’hui, la ville n’est plus seulement, comme durant la période maoïste, le foyer du développement industriel sous planification centralisée, et le lieu privilégié du contrôle social se déployant grâce à l’enregistrement policier des résidences, le rationnement, l’emploi administré, le système de protection sociale. L’encerclement des villes par les campagnes, si net avant les réformes, tend sinon à être rompu, du moins à se distendre. La frontière devient floue entre zone urbaine et périurbaine, et dans une certaine mesure, le continuum ville/campagne qui était la marque caractéristique du développement économique chinois avant 1949, tend à réapparaître (15), avec l’administration des districts par les municipalités (shi guan xian).

3. La multiplication du nombre des villes de petite et moyenne importance (de moins de 200 000 habitants, ou dont la population est comprise entre 200 000 et 500 000 habitants). C’est dans ces villes de création relativement récente (16), que les initiatives réformatrices ont été les plus marquées et la croissance la plus forte au cours des dix dernières années. Pour une raison simple : leur tissu industriel est fait d’un enchevêtrement d’entreprises privées, collectives, joint ventures, etc., les services sont reconstitués, les fonctions marchandes prennent le pas sur les fonctions administratives .

Carte 5 — Répartition des villes de 200 000 à 500 000 habitants (1995)

Source : Ministère des affaires civiles, Les unités administratives en Chine, 1987-1995 ; Zhongguo chengshi tongji nianjian, 1994, 1995, 1996; Bureau de la planification urbaine, Ministère de la construction, 1997.

A considérer cette spectaculaire progression de l’urbanisation de 1986 à 1996 [voir carte 5]— le nombre de villes a presque doublé de 1986 à 1996, passant de 347 à 640 — trois faits marquants sont à relever :

1. Le centre et l’ouest, dans leur ensemble, connaissent un rythme de création de villes très lent : six au Yunnan, quatre au Xinjiang, quatre en Mongolie intérieure, Il s’agit il est vrai de provinces à très faibles densités démographiques. Mais dans des provinces plus peuplées comme le Guizhou (sept villes créées) ou le Shaanxi (cinq), l’urbanisation marque le pas. Jiangxi et Anhui apparaissent, parmi les provinces centrales, particulièrement retardataires, avec sept villes seulement créées en dix ans.

2. Les provinces les plus actives dans ce processus d’urbanisation ont été celles où le déclin de la population agricole a été le plus rapide, et où l’industrialisation s’est faite en dehors du secteur étatique. Elles sont toutes situées sur la façade maritime : Guangdong (+39), Jiangsu (+31), Shandong (+29), Zhejiang (+24), le Fujian (+13) et Hainan (+6) étant deux cas atypiques dont le retard en matière d’urbanisation pourrait en partie s’expliquer par des facteurs géographiques mais aussi par l’héritage historique et des préoccupation d’ordre stratégique (le Fujian fait face à Taiwan), et le caractère récent de l’industrialisation, comme à Hainan.

3. Certaines provinces du centre sont gagnées par la fièvre de l’urbanisation : le Hubei (21 villes créées), le Sichuan (+18), auxquelles s’adjoignent le Henan (+20), mais aussi deux provinces du nord-est densément peuplées : le Jilin (+16) et le Heilongjiang (+16).

Où cette frontière est-elle franchie ?

Quel que soit l’indicateur retenu (contribution des entreprises sino-étrangères à la production industrielle, à l’investissement ou au commerce extérieur), l’IDE se propage le long de l’axe est/ouest constitué par le Fleuve bleu, une fois franchie la barrière dure du système industriel de l’Anhui, et, dans le nord-est, vers le Jilin.

Ce déplacement inaugure-t-il une propagation de la croissance, selon une diffusion qui gagnerait, d’est en ouest, la profondeur chinoise ? Il s’agit là d’une vision trop optimiste du développement économique. La Chine est loin de constituer un espace économique lisse et homogène dans lequel la croissance pourrait se propager une fois que les facteurs de production seraient libérés des diverses entraves dans lesquels ils sont pris. Il est en effet important de garder en tête le degré d’hétérogénéité des systèmes de réglementation (17). Les investissements chinois des provinces côtières vers l’intérieur se heurtent à un intense protectionnisme. Loin d’être un marché unifié, la Chine apparaît davantage comme scindée en macro-régions distinctes, chacune d’entre elles étant dotée de facteurs de production différents, mais aussi de systèmes juridiques et réglementaires différents (en ce qui concerne en particulier l’attraction des investissements étrangers et leur protection). Bref, une collection de mini-marchés, de fiefs corsetés de réglementations (18).

Différentes logiques économiques sont également à l’œuvre. Le gouvernement central conserve un rôle déterminant dans la mise en œuvre de la politique industrielle (cf. entre autres le cas des télécommunications ou de l’industrie automobile), et de la réforme du système bancaire. Jusqu’à un certain degré, il est capable d’imposer aux provinces ses choix économiques. En revanche, en matière d’attraction de l’IDE, d’extraction fiscale, et de rétention des devises étrangères, les autorités locales ont capturé une large autonomie de décision.

L’hypothèse proposée ici est que cette frontière pourrait devenir rigide ou imperméable, pour une simple raison : elle sépare des entités économiques encore très hétérogènes. Dans la mesure où l’intégration des villes côtières chinoises dans les échanges économiques internationaux procède grâce à l’absorption de l’investissement direct étranger, il semble que les liens entre les villes côtières et les villes portuaires asiatiques soient plus forts et avec des effets à long terme plus importants que leurs liens avec l’hinterland. Dans un contexte différent, Rhoads Murphey avait développé une hypothèse similaire à propos de la Chine de la fin du XIXe siècle et du début du XXème, montrant que Tianjin avait des liens plus intenses avec le monde extérieur qu’avec son arrière-pays : les étrangers restent en marge du système économique chinois (« The foreigners remained outsiders ») (19). Mais il s’agissait d’une période où le commerce extérieur et l’investissement étranger en Chine jouaient encore un rôle mineur dans le développement chinois (20). Qu’en est-il aujourd’hui ?

Les effets intégrateurs-désintégrateurs d’une Méditerranée asiatique sur l’espace chinois

Alors que 80 % des flux d’investissement direct en Chine sont originaires des pays de la région, on peut enfin se demander si en dernière instance, l’apparition de cette frontière ne provient pas tout autant d’une dynamique extérieure à la Chine que d’un développement endogène du capitalisme chinois. Si l’on déplace la perspective, en la centrant non plus sur la Chine mais sur le corridor économique de l’Asie de l’est, le tableau apparaît sous un jour différent.

La frontière notée plus haut coupe certes la Chine en deux, soulignant la relative hétérogénéité de deux logiques économiques. Mais cette frontière insère aussi la Chine dans un autre espace, beaucoup plus mondialisé, où les échanges intra-asiatiques sont le moteur de la dynamique. Bref, cette frontière intègre tout autant qu’elle sépare. C’est peut-être en se plaçant hors de Chine qu’il faut alors lire la dynamique des forces qui travaillent le continent chinois. Et c’est sur le pourtour de cette Méditerranée asiatique dont il faut cerner les contours et les flux, qu’il importe de chercher l’un des foyers du développement chinois.

La Méditerranée n’est pas seulement le titre de l’un des plus célèbres ouvrages de Fernand Braudel (21). C’est également un concept de portée plus générale, qui lui a permis de rendre compte de la dynamique du capitalisme européen au XVIe siècle. L’appliquant à un tout autre contexte, Denys Lombard en a fourni une illustration magistrale dans son étude sur la Mer de Chine du sud (22). Le propos de Braudel était focalisé sur les villes du pourtour méditerranéen, et nous ne sommes plus au XVIe siècle. Quatre éléments dans le concept de Méditerranée méritent toutefois d’être mis en relief. Ils pourraient nous aider aujourd’hui à comprendre les enjeux économiques de la dynamique économique du corridor qui court du détroit de La Pérouse à celui de Malacca.

1. En dépit de l’étymologie du mot, une Méditerranée ne définit pas un espace clos. Cela n’était pas le cas pour la Méditerranée à l’époque de Philippe II. Ce n’est pas le cas non plus pour le corridor est- asiatique aujourd’hui. Les échanges avec l’Amérique du Nord, d’une part, avec l’Europe d’autre part sont deux dimensions fondamentales qui caractérisent l’ouverture de cette zone. Les délocalisations massives qui se sont produites tout au long des années 90 dans les pays de l’ASEAN et ensuite dans les zones côtières chinoises ont eu pour résultat l’apparition d’un arc manufacturier à vocation mondiale, ayant pour vocation des marchés très éloignés.

2. Une Méditerranée est un creuset où se fondent les initiatives industrielles, l’activité d’innovation, les initiatives entrepreneuriales. Il s’agit d’un laboratoire pour l’expérimentation de nouvelles normes sociales, et de nouvelles modes.

3. Une Méditerranée constitue par conséquent un espace multiplicateur au sein duquel les flux de capitaux, l’intensité des échanges, le réseau des infrastructures produisent des dynamiques spécifiques, qui arrachent les zones côtières à leur profondeur continentale et réordonnent l’espace chinois selon d’autres lignes de force qui brouillent le quadrillage étouffant de la planification bureaucratique.

4. Une Méditerranée est un lien entre différentes aires de civilisation ; plus précisément, le développement des échanges autour de la Mer du Japon, de la Mer jaune ou de la Mer de Chine du sud contourne habilement les obstacles relevant de systèmes économiques et sociaux très hétérogènes (23) [voir carte 6].

Carte 6 — Corridor économique de l’Asie orientale

Une telle vision a plusieurs implications pour notre conception de l’économie, de l’espace et des territoires, et des relations économiques internationales. Gardons-nous cependant de tout déterminisme géographique. Les acteurs sont ici plus importants que les structures. Les entrepreneurs et leurs réseaux, et peut-être, en dernière instance, des structures de concertation informelles d’élaboration de normes techniques, comme le Pacific Basin Economic Council (PBEC), pèsent plus que les gouvernements. Les métropoles portuaires, c’est-à-dire les plates-formes de traitement des flux de biens et services, mais aussi de l’information, comptent plus que les contours de l’espace ainsi défini.

Ce corridor économique de l’Asie de l’est a des effets centrifuges sur l’espace chinois. Les zones côtières sont en quelque sorte « aspirées », happées par des échanges intra-asiatiques, des flux d’investissements, des dynamiques régionales. L’espace chinois est violemment polarisé par ce corridor, et recomposé selon une dynamique qui échappe en partie au centre. La frontière entre la Chine côtière et la Chine de l’intérieur est aussi déterminée par cette Méditerranée, dont elle est la limite occidentale, la séparant d’un hinterland asiatique.

Elle remodèle considérablement la physionomie des espaces côtiers : Xiamen a, en 1997, enregistré des flux d’investissement considérables, en particulier dans le domaine des infrastructures portuaires (Hutchinson Delta Ports) qui anticipent l’établissement de liens directs avec Taiwan. De même, les investissements coréens à Qingdao ont transformé le Shandong, ou encore les investissements japonais à Dalian, en les insérant dans un réseau intra-asiatique. Pour ne rien dire des synergies qui se produisent entre Hong Kong et les ports du delta de la rivière des Perles.

L’investissement direct étranger en Chine a en définitive un triple effet sur le développement économique régional.

Premièrement, il accélère la différenciation de l’espace économique chinois. On peut raisonnablement prévoir que l’implantation future de l’IDE n’obéira pas seulement à des préoccupations de coûts ou de potentiel d’un marché donné, mais s’orientera aussi en fonction de deux lignes de force qui travaillent l’espace économique chinois, et dont il est partie prenante : le degré de décomposition de la propriété publique et la diversification du tissu urbain, ou plus précisément, la restauration des fonctions marchandes de la ville.

Deuxièmement, il souligne la frontière invisible qui divise la Chine en deux macro-régions distinctes. Chacune d’entre elles fonctionne avec sa propre logique : échangiste dans un cas, relativement autarcique dans l’autre, en raison d’abord de l’inertie particulière induite par la propriété étatique.

Troisièmement, il renforce l’intégration des zones côtières dans un réseau de sous-traitance internationale impulsé par les « Quatre Dragons », le Japon, et dans une certaine mesure, les entreprises américaines et européennes. La vocation de ces zones est clairement orientée vers l’exportation : ce qui se dessine dans le delta de la Rivière des Perles, le triangle Shanghai-Nankin-Hangzhou, et, dans une moindre mesure, le golfe du Bohai — le rôle de Dalian pour les réexportations japonaises est à cet égard remarquable — est la constitution d’un arc manufacturier visant des marchés éloignés, en Europe ou aux Etats-Unis.

De ce point de vue là, l’émergence d’une « Méditerranée asiatique » confirme ce que de nombreuses compagnies étrangères pratiquent aujourd’hui : l’investissement direct n’est plus seulement un flux de capital enfermé dans une dimension bilatérale (par exemple entre Japon et Chine), mais bien partie prenante d’une dynamique multilatérale qui implique plusieurs pays, ou régions transnationales.

Reste une interrogation centrale, celle de la partition économique de la Chine. On peut la décliner en deux thèmes : celui de la montée du protectionnisme provincial, et celui, connexe, de la naissance de nouvelles macro-régions qui deviendront les centres de gravité de la Chine de demain. La problématique de Chi Ch’ao-ting (24) — la constitution puis le basculement des zones économiques clés sont les articulations majeures de l’histoire de la Chine — comme celle de Skinner — la hiérarchie des centres marchands en Chine détermine la reproduction d’une structure centre/périphérie dans chacune des macro-régions considérées (25) — se trouvent bouleversées par la pratique économique des 20 dernières années. La Chine « utile » a basculé vers l’est, au terme d’une translation qui mine l’acharnement nationaliste d’un Parti communiste à construire ou maintenir un contrôle du centre sur le développement économique. Une telle dynamique renoue, paradoxalement, à l’âge de la mondialisation, avec le dessein impérial et sa logique des souverainetés floues, des réseaux flexibles, des frontières fluctuantes, comme avec ses ambitions : projeter hors de Chine une puissance géo-politique et économique bien réelle.