BOOK REVIEWS

Des missiles aux missivesLa reprise des pourparlers entre Pékin et Taipei

Près de trois ans après leur suspension unilatérale et sine die par la Chine populaire, les pourparlers entre Pékin et Taipei ont repris. En effet, après de longues tractations, du 22 au 24 avril 1998, l’Association (continentale) chargée des relations entre les deux rives du détroit et la Fondation (taiwanaise) pour les échanges à travers le détroit rétablirent officiellement leurs rencontres au niveau des secrétaires-généraux-adjoints (Li Yafei et Jan Jyh-horng respectivement).

L’on sait quelles étaient les raisons qui avaient conduit les dirigeants du PC chinois à interrompre ces discussions : la visite privée du président taiwanais Lee Teng-hui aux Etats-Unis après que, sous la pression du Congrès américain et contre le gré du Département d’Etat, le président Clinton eut finalement accepté d’accorder un visa restrictif (Washington et New York exclus) à l’homme politique le plus connu de l’Etat-nation le moins reconnu du monde (27 pays aujourd’hui). L’on sait également ce qui s’en suivit, une montée de la tension entre les deux Chine, des gesticulations de plus en plus provocatrices de l’Armée populaire de libération dans le détroit de Formose puis, en mars 1996, le déploiement de la 7ème flotte américaine « dans la région de Taiwan ». Passé le choc causé par cette dernière décision ainsi que par la réélection triomphale de Lee Teng-hui (54 % des voix), Pékin repoussa pendant longtemps toute reprise officielle des contacts entre les deux organisations officieuses habilitées à parler au nom de leur gouvernement respectif. Pourtant, les contacts entre la Chine populaire et Taiwan ne furent jamais interrompus. Il n’en demeure pas moins qu’une accumulation de facteurs précis et récents ont incité Jiang Zemin à accepter la restauration du dialogue avec l’« île rebelle » sans que celle-ci pour autant accède le moins du monde aux conditions préalables posées pendant quelque trente mois par le PC chinois. Ainsi, tout se passe comme si les deux Etats chinois reprenaient les choses là où ils les avaient laissées au printemps 1995. Comme nous allons le voir, la réalité est plus compliquée : sans pour autant favoriser la cause chère à Pékin de la réunification, la reprise du dialogue pourrait permettre à terme l’ouverture de négociations de nature plus politique.

Pékin retarde volontairement toute reprise du dialogue

Les précédents pourparlers entre l’Association continentale et la Fondation taiwanaise remontent à mai 1995 à Taipei. Alors, dirigées par Tang Shubei et Chiao Jen-ho, tous deux vice-présidents de leur organisation respective, les délégations chinoise et taiwanaise convinrent d’organiser autour du 20 juillet de la même année un second sommet entre Wang Daohan et Koo Chen-fu, les chefs de ces deux entités, rencontre au cours de laquelle trois accords auraient vraisemblablement dû — et pu — être signés (rapatriement des illégaux, échange des criminels et résolution des conflits de pêche). L’annulation de ce sommet vers la mi-juin, c’est-à-dire au lendemain de la visite de Lee aux Etats-Unis constituait pour Pékin une remise en cause de sa stratégie de négociation avec Taipei. Prenant conscience du peu d’utilité de ces discussions par trop techniques et de fait éloignées de leurs objectifs finaux, les dirigeants chinois ont successivement mis en œuvre deux nouvelles stratégies envers Taiwan : de juillet 1995 à mars 1996, une stratégie accordant la priorité aux pressions militaires et aux manœuvres d’intimidation contre les forces indépendantistes taiwanaises, avouées ou masquées, réelles ou supposées ; puis d’avril 1996 à l’automne 1997, une stratégie certes plus conciliatrice qu’au cours de la crise des missiles mais nettement plus offensive qu’avant juin 1995. Cette nouvelle stratégie était organisée autour des trois axes suivants : 1) séduire les milieux d’affaires taiwanais non plus seulement dans le but d’augmenter la dépendance économique de Formose par rapport au continent mais également afin de constituer sur l’île, comme hier à Hong Kong, un groupe d’influence de plus en plus contraint de se montrer bien disposé à l’égard des autorités de Pékin ; 2) accroître l’isolement international des autorités de Formose notamment au moyen d’une diplomatie du carnet de chèques parallèle à celle mise en oeuvre depuis près de vingt ans par ces dernières ; et 3) proposer à Taipei, mais sans vraiment le souhaiter, l’ouverture de « négociations politiques » portant non seulement sur la signature d’un « accord de fin d’hostilités » mais sur la question de la réunification sur le modèle « un pays - deux systèmes ». De fait, jusqu’à l’automne 1997, la Chine populaire posait des conditions inacceptables pour le gouvernement taiwanais à la reprise du dialogue : l’acceptation par ce dernier de la définition pékinoise du principe d’une seule Chine (la République populaire) et la création d’une « atmosphère favorable », c’est-à-dire l’abandon par la République de Chine de sa diplomatie pragmatique et de sa politique de retour à l’ONU. Bien que le gouvernement de Taipei soit favorable à la signature d’un traité de paix avec Pékin et, depuis l’été 1996, ne refuse plus d’aborder les questions politiques ni de discuter de l’interprétation du concept d’« une seule Chine », c’étaient à ses yeux — et les dirigeants du PC chinois le savaient pertinemment — autant d’obstacles à toute restauration du dialogue entre les deux rives. Comme nous allons le voir, à partir de la fin 1997, une quatrième stratégie allait être mise en oeuvre par Pékin : sans contredire les points 1 et 2 de la précédente, cette stratégie allait être complétée par une offensive de charme en direction à la fois des Etats-Unis et de Taiwan et donc permettre la reprise des pourparlers avec Taipei.

Une lente mais prévisible reprise des contacts

Les blocages évoqués ci-dessus n’interdirent pas pour autant au cours des années 1996-1997 toute reprise des contacts entre Pékin et Taipei. En réalité, ceux-ci ne furent jamais interrompus, y compris entre l’Association continentale et la Fondation taiwanaise dont les fonctionnaires de rang subalterne (inférieur à l’échelon des secrétaires généraux-adjoints) continuèrent de se rencontrer de temps à autre et dont les télécopieurs ne cessèrent d’échanger messages de circonstances et informations techniques. De même, les visites officieuses de hauts fonctionnaires des deux gouvernements se multiplièrent dès l’automne 1996. Ainsi, en mars 1997, Liu Zhentao, directeur des affaires économiques du Bureau chargé de Taiwan du Conseil des affaires de l’Etat se rendit à Taiwan à la tête d’une délégation de cadres de différentes administrations techniques. Et le même mois, un responsable chinois de rang ministériel, le général Wu Shaozu, alors président de la Commission à la Culture physique et aux Sports, foulait pour la première fois depuis 1949 le sol taiwanais. Inaugurées par Kao Ching-yuan, président de la Chambre de commerce et d’industrie de Taiwan et membre du Comité central permanent du Kuomintang (KMT), en août 1996, les visites d’hommes d’affaires et de politiciens taiwanais en Chine ne furent pas moins nombreuses au cours de cette période.

Mais d’autres questions plus concrètes et urgentes favorisèrent non seulement une rapide reprise des contacts mais, au terme de négociations tenues à Hong Kong entre représentants officieux de Pékin et de Taipei, aboutirent à la signature d’accords engageant les deux gouvernements chinois : d’une part, l’ouverture en avril 1997 de liaisons maritimes de transbordement entre le Fujian et Taiwan et, d’autre part, la stabilisation des relations aériennes (juin 1996), maritimes (mai 1997) et administratives (accord tacite sur le maintien de la représentation taiwanaise à Hong Kong) entre l’ancienne colonie britannique et Taiwan (1).

En outre, techniquement, les rencontres de haut niveau entre la Fondation taiwanaise et l’Association continentale reprirent non pas en avril 1998 mais un an plus tôt. En effet, le 28 avril 1997, en visite en Chine à la tête d’une délégation de notaires taiwanais, Lee Ching-ping, secrétaire général-adjoint de la première rencontrait non seulement son homologue continental, Liu Gangqi, mais aussi Tang Shubei en personne, qui ne marqua aucune opposition à l’invitation faite par Lee à Liu. D’ailleurs, ce dernier se rendit à Formose au début août 1997 à la tête d’une trentaine d’universitaires venus participer à une conférence sur la modernisation de la Chine. Liu ne manqua pas alors d’être reçu par Chiao Jen-ho et Wu An-chia, l’un des vice-présidents de la Commission aux affaires continentales (2). De même, Lee Ching-ping retourna une seconde fois en Chine en novembre comme « conseiller » d’une délégation de l’Administration des postes (3) tandis que le mois suivant un groupe de responsables économiques de Pékin, conduit par An Chengxin, vice-président du Conseil chinois pour la promotion du commerce international (CCPIT), traversait le détroit pour mettre en place une coopération régulière avec son équivalent taiwanais, le CETRA (China External Trade Development Council) (4).

Il n’en demeure pas moins qu’avant février 1998, Pékin resta sourd aux demandes répétées de Taipei de reprise formelle des pourparlers. C’est d’ailleurs au début de ce mois, au lendemain du Nouvel An chinois, que, sentant l’ambiance changer, la Fondation taiwanaise se dota d’un nouveau vice-président et secrétaire général en la personne du taiwanais de souche Shi Hwei-you, connu, lorsqu’il n’était que l’adjoint de Chiao Jen-ho, pour son franc-parler, ses qualités de négociateur et sa tendance à passer au dialecte minnan lorsque les délégués de Pékin marquaient une trop forte rigidité (5).

Les causes de la restauration du « dialogue officiel » entre organisations officieuses

Si nombre d’observateurs estimaient probable la reprise des discussions entre les deux rives du détroit de Formose après le retour de Hong Kong à la Chine populaire (1er juillet 1997) et la tenue du XVème congrès du PC chinois (septembre 1997), d’autres causes plus profondes et, pour certaines, plus immédiates ont amené Pékin à accepter de renouer — finalement sans conditions — les fils du dialogue avec Taipei.

Il est clair qu’aux yeux des autorités chinoises, la rétrocession de Hong Kong et la mise en place, dans cette nouvelle « région administrative spéciale » de la formule « un pays - deux systèmes » étaient de nature à réduire la marge de manoeuvre de Taiwan. De même, conforté dans sa position de numéro un du pays, Jiang Zemin était en mesure à l’automne 1997 de lancer un certain nombre d’initiatives — et de ballons d’essai — en direction de l’« île rebelle ». Cependant, trois autres motifs, probablement plus importants, ont incité Pékin à ne plus tarder à reprendre langue avec Taipei : l’amélioration des relations sino-américaines, l’important succès du Parti démocrate progressiste (PDP) aux élections locales de novembre 1997 et la crise asiatique.

L’on sait que les événements survenus dans le détroit de Formose en 1995-1996 étaient dans une large mesure — et peut-être avant tout — la manifestation d’une détérioration des rapports entre Pékin et Washington. Inversement, toute amélioration des relations entre ces deux capitales ne pouvait que favoriser un certain assouplissement de la politique taiwanaise du PC chinois. Bien que le premier voyage officiel de Jiang Zemin aux Etats-Unis (octobre 1997) n’ait apporté à la Chine populaire aucune garantie nouvelle de l’Administration américaine sur la question de Taiwan, la simple réalisation d’une visite d’Etat attendue depuis quelque neuf années par Pékin et l’impact qu’elle a exercé sur les relations entre les deux pays (ou tout au moins sur la perception officielle des rapports entre ceux-ci affichée par les gouvernements chinois et américain) ont largement contribué à rassurer les autorités de Pékin sur la politique chinoise — et taiwanaise — de Bill Clinton. Ainsi, toute reprise des discussions entre les deux rives du détroit de Formose passait, aux yeux de la direction chinoise, par la restauration d’un dialogue politique régulier et au plus haut niveau entre la République populaire et les Etats-Unis. La perspective de la visite du président américain en Chine en juin 1998 ne pouvait que convaincre Pékin de la solidité de cette « normalisation politique » et, partant, lui faire espérer que Washington accepterait désormais d’exercer une certaine pression sur la classe politique taiwanaise afin de l’aider à convaincre celle-ci du bien-fondé de son projet de réunification.

Il est vrai que cette évolution favorable des relations sino-américaines a conduit l’Administration Clinton à manifester sinon une certaine impatience, du moins un agacement croissant à l’égard du gouvernement de Taipei et en particulier de ses revendications les plus irréalisables (retour à l’ONU, recherche de reconnaissances diplomatiques supplémentaires). Il est vrai également que depuis l’hiver 1997-1998, s’efforçant de favoriser une reprise du dialogue entre les deux rives, le gouvernement américain a directement ou indirectement dépêché une série impressionnante de délégations à Taiwan (et en Chine). Mais les Etats-Unis sont-ils pour autant en train de remettre en cause leurs engagements à l’égard de Taiwan, notamment ceux inscrits dans le Taiwan Relations Act ? Ces visiteurs ont-ils cherché à faire avancer dans l’île la cause de Pékin ? En réalité, la multiplication des contacts officieux entre Washington et Taipei et la relance aux Etats-Unis du débat sur le maintien à leur niveau actuel des ventes d’armes à Taiwan sont principalement dus à un autre événement : la nette victoire du Parti indépendantiste taiwanais au élections locales de novembre 1997, une victoire largement inattendue tant aux Etats-Unis qu’en Chine populaire.

En effet, la perspective d’une défaite politique du KMT et donc de l’arrivée au pouvoir du Parti démocrate progressiste, soit lors des élections législatives de décembre 1998 ou de 2001, soit lors des élections présidentielles de 2000 ont conduit l’Administration Clinton à accroître ses pressions non pas tant sur le gouvernement de Taipei que sur le PDP lui-même. Si les autorités américaines feignirent d’inciter le KMT à la reprise du dialogue afin de maintenir un équilibre formel avec les conseils similaires qu’elles prodiguaient depuis l’automne dernier à Pékin, elles ont surtout cherché à mieux cerner et, si possible, à infléchir les intentions réelles du PDP, à leurs yeux l’une des principales menaces potentielles à la stabilité et à la paix dans le détroit. C’était l’objectif essentiel poursuivi par les délégations d’importantes personnalités politiques américaines qui se sont succédé à Taipei depuis le début 1998 : parmi celles-ci l’on doit citer l’ancien secrétaire-adjoint à la Défense Joseph Nye en janvier, puis une semaine plus tard, William Perry, le secrétaire à la défense au moment de la crise des missiles (qui était déjà venu à Taiwan en septembre 1997) accompagné de l’ex-chef d’état-major général interarmes, John Shalikashvili, le mois suivant des spécialistes influents de la Chine, tels Kenneth Lieberthal et Harry Harding, puis en mars l’ex-conseiller du président pour les affaires de sécurité nationale, Anthony Lake.

Toutefois, cette inflation de visites à également mis au jour les différences de point de vue qui existent aujourd’hui aux Etats-Unis à la fois sur la politique à l’égard de la Chine et sur les chances d’aboutissement d’une négociation politique entre Pékin et Taipei. D’un côté, les personnalités les plus favorables à la Chine (Nye, Lieberthal) proposaient des packages « réunificationnistes » fondés sur le principe d’« une seule Chine » plus aisément acceptables par Pékin que par une quelconque force politique d’importance à Taipei (y compris le Nouveau Parti et le KMT). Ainsi, Nye demanda à Taiwan de renoncer officiellement à toute velléité d’indépendance en échange d’une garantie de sécurité américaine contre l’usage de la force dans le détroit et d’un « espace de vie international » offert par Pékin dans le cadre d’une formule « un pays - deux systèmes » relativement plus souple qu’à Hong Kong. Quant à Lieberthal, sans contredire ces propositions, il suggéra à Taiwan d’établir avec la Chine populaire un accord intérim valable pour une période de 50 ans au terme de laquelle les deux rives du détroit engageraient des négociations officielles en vue de la réunification (6). D’un autre, les anciens responsables américains les plus « gradés » (Perry, Lake) s’efforçaient à la fois de rassurer leurs interlocuteurs sur les engagements américains à l’égard de Taiwan en matière de sécurité tout en faisant comprendre au PDP que l’appui stratégique et l’assistance militaire des Etats-Unis n’étaient pas sans limites : ainsi ces derniers ont clairement rappelé à Hsu Hsin-liang, le président du PDP, et à Chen Shui-bian, le maire de Taipei, que toute déclaration d’indépendance non seulement déclencherait un conflit militaire avec la Chine populaire mais priverait Taiwan de toute intervention armée de l’Administration américaine (7).

Ce dernier message fut d’autant mieux entendu que le PDP fait preuve depuis plusieurs années d’une progressive modération sur la question de l’indépendance : s’il demeure opposé à toute réunification et continue d’estimer — comme Chen Shui-bian s’est fait un plaisir de le rappeler à plusieurs de ses hôtes — que Taiwan ne fait pas partie de la Chine (et non pas seulement de la République populaire), le PDP est disposé à se satisfaire du statu quo et par conséquent des institutions et symboles de la République de Chine. La question est évidemment de savoir combien de temps encore les Etats-Unis pourront également trouver un intérêt dans le maintien de la séparation de la Chine en deux Etats distincts. La plus grande modération que Pékin a manifestée à l’égard de Taipei ces derniers mois est de nature à conforter Washington dans sa politique de « bons offices sans ingérences » et de « conseils amicaux » de part et d’autre du détroit de Formose dénués pour l’heure de toutes « pressions insupportables » sur aucun des deux gouvernements concernés.

Car les élections locales taiwanaises de novembre dernier ont également contraint les autorités chinoises, prises elles aussi en défaut d’imprévisibilité, à un certain nombre de réévaluations (8). En effet, toute victoire électorale du PDP à l’échelon national ne saurait qu’accroître les obstacles à la réunification. Par conséquent, la priorité pour le PC chinois est désormais d’amorcer non seulement la reprise des pourparlers avec Taiwan mais aussi, si possible, le démarrage d’un processus de négociations politiques que le PDP, une fois au pouvoir, pourrait difficilement interrompre (notamment en raison des pressions américaines).

Certes, peu avant cette consultation, Pékin avait déjà fait montre d’une certaine ouverture envers Taipei en invitant Chiao Jen-ho, alors encore vice-président de la Fondation taiwanaise à participer à Xiamen en décembre à une conférence sur les relations économiques entre les deux rives du détroit. Mais il semble que cette curieuse initiative ait eu surtout pour objectif de placer Taiwan dans la position inconfortable de celui qui s’oppose à la reprise des pourparlers. En effet, lorsqu’il rendit publique l’invitation, Pékin savait déjà que Chiao refuserait. En effet, cette conférence devant être ouverte côté chinois par Wang Daohan, Taipei demanda à ce que Koo Chen-fu, son homologue, soit invité à y conduire la délégation taiwanaise, ce que Pékin refusa, prétextant que celui-ci serait accueilli « à un moment approprié ». Finalement, cet exercice mi-académique mi-diplomatique fut annulé (9). Et il faudra attendre février 1998 pour que l’Association continentale demande officiellement à la Fondation taiwanaise la reprise des pourparlers.

La troisième cause de la reprise des pourparlers est la crise asiatique. Probablement moins déterminant que les deux premiers, ce facteur n’en a pas moins incité Pékin à faire preuve d’une plus grande souplesse à l’égard de Taiwan. Bien qu’apparemment épargnée par la récession qui touche l’ensemble de l’Asie orientale, l’économie chinoise n’en subit pas moins les contre-coups d’une crise qui ne peut qu’affecter ses exportations dans la région, accroître la pression sur sa monnaie et ralentir sa croissance (désormais à moins de 8 %) au moment où les investissements étrangers dont elle bénéficie reculent (- 29 % en 1997). Toutes ces tendances contribuer à freiner le programme lancé par le nouveau premier ministre Zhu Rongji au lendemain du XVème congrès de privatisation des entreprises d’Etat déficitaires et ainsi à compromettre le maintien d’une croissance soutenue en Chine populaire.

Or Taiwan est l’un des principaux investisseurs dans ce pays (10 à 20 % des investissements étrangers selon les estimations). Mais tandis que la crise a gelé un certain nombre de décisions taiwanaises d’investir en Asie du sud-est (en particulier en Indonésie où Formose a déjà injecté 13, 3 milliards de dollars américains (10)) et a alimenté les critiques contre la politique « en direction du sud » chère à Lee Teng-hui, elle a également ouvert de nouvelles possibilités de prise de participation avantageuses dans des secteurs dont la rentabilité a été récemment accrue par la dévaluation des monnaies locales. Il n’en est pas de même en Chine populaire où, du fait du refus actuel du gouvernement de dévaluer, le coût des exportations s’est sensiblement renchéri (en dépit des rabais de TVA accordés à certaines industries, tel le textile). De l’aveu même des autorités de Pékin, les investissements taiwanais sur le continent ont diminué de 40 % en 1997 (11). C’est pourquoi, vantant la stabilité économique et politique de leur pays, les autorités chinoises s’efforcent de dissuader les entrepreneurs taiwanais d’investir en Asie du Sud-est (12). Pour l’heure ceux-ci restent partagés et ont investi, au cours des quatre premiers mois de 1998, 468 millions de dollars en Chine (+ 31 %) et 979 millions de dollars dans le reste du monde (+ 39 %) (13). A cet égard, sans perdre de vue ses objectifs politiques, la Chine populaire sait que toute reprise des pourparlers avec Taiwan et notamment la négociation d’un accord bilatéral de protection des investissements taiwanais pourraient favoriser l’augmentation d’un flux financier que le gouvernement de Taipei continue de décourager ouvertement .

La modeste reprise des pourparlers entre Pékin et Taipei

C’est le 24 février 1998 que l’Association continentale se décida enfin à envoyer par télécopie à son homologue taiwanaise une lettre formelle d’invitation à la reprise des pourparlers. Cette décision intervenait au lendemain de la visite en Chine d’un groupe de « juristes et de politistes » à nouveau conduit par Lee Ching-ping, visite, restée pour le moins discrète, qui laissait entrevoir l’ouverture de canaux de communication complémentaires et probablement plus « politiques » entre les deux rives du détroit (cf. ci-après).

Pour le moins ambigu et alambiqué, le message du 24 février n’en exprime pas moins un notable assouplissement de la position de Pékin (14) :

« L’Association (continentale) a constamment estimé que l’ouverture de négociations politiques (zhengzhi tanpan) entre les deux rives était la condition déterminante d’une amélioration et d’un développement véritable des relations entre les deux rives (du détroit). L’Association a été autorisée à discuter (xieshang) avec votre Fondation les questions relatives aux procédures d’organisation des négociations politiques et ensuite procéder aux arrangements concernant la réouverture des pourparlers (shangtan) sur les questions économiques et techniques »…

Si la priorité de Pékin est clairement l’ouverture de négociations politiques, le concept d’une seule Chine n’est pas évoqué et surtout le texte poursuit :

« L’Association estime qu’avant d’ouvrir les discussions sus-indiquées, nous devons élargir les échanges et les contacts entre nos deux organisations afin de renforcer la communication […] Nous invitons M. Koo Chen-fu à visiter (le continent) à un moment approprié. Les responsables d’un niveau approprié des deux organisations peuvent, par l’échange de visites, procéder aux préparatifs nécessaires à cette visite. »

Sans marquer le moindre empressement, le 5 mars, la Fondation taiwanaise répondit qu’elle accueillait favorablement l’invitation adressée à M. Koo et la volonté de l’Association « d’élargir les échanges, les contacts et les pourparlers » mais qu’il fallait reprendre les discussions sur la base du système de consultations établi lors du sommet Koo Chen-fu — Wang Daohan de 1993 (réunions semestrielles des vice-présidents ou des secrétaires généraux, réunions trimestrielles des secrétaires généraux-adjoints) et, « par ce canal de communication, promouvoir de bonnes relations mutuelles entre les deux rives et garantir les intérêts des peuples des deux rives ». Si elle se déclara prête à envoyer un émissaire en Chine pour préparer un nouveau sommet Koo-Wang, la Fondation ne fit pas la moindre allusion aux négociations politiques tant désirées par Pékin (15).

Le 11 mars, l’Association continentale envoya à son homologue taiwanaise une deuxième lettre qui démontrait un assouplissement supplémentaire de sa position. En effet, dans cette missive, Pékin invitait un « responsable à un niveau approprié de la Fondation à conduire sur le continent une délégation économique, culturelle ou universitaire soit pour y effectuer une visite soit pour participer à une conférence ». Et d’ajouter : « Au cours de la visite de cette délégation, nous pourrons également échanger nos points de vue de manière officieuse (feizhengshi) sur les questions telles que les pourparlers préparatoires aux négociations politiques et la visite de M. Koo Chen-fu » (16).

Le 17 mars, la Fondation taiwanaise répondit qu’elle était d’accord pour envoyer une telle délégation en Chine « afin de procéder (avec l’Association) à un large échange de vues sur l’ensemble des question d’intérêt commun et relatives aux deux organisations » mais qu’auparavant, afin de préparer cette visite, elle souhaitait dépêcher l’un de ses responsables sur le continent vers la mi-avril (17).

Le 26 mars, l’Association continentale demanda à son homologue de préciser les « sujets concrets d’échanges » qu’elle voulait aborder au cours de cette visite préparatoire (18). C’était en réalité une manière indirecte d’accroître la pression sur Taipei afin de l’amener à renoncer à envoyer dans un premier temps le « redoutable » Shi Hwei-you en Chine. De fait, dans sa réponse, le 3 avril, Taiwan accepta de reprendre les pourparlers au niveau des secrétaires-généraux adjoints, notamment pour discuter de la préparation de la visite de Koo (19). Et ce n’est que dix jours plus tard que l’Association continentale proposa de manière souple les dates de cette visite (21-22 avril) (20). Le 17 avril, Taipei finalement proposa d’envoyer en Chine le 22 avril le secrétaire général-adjoint de la Fondation Jan Jyh-horng, également directeur du département de recherche et de planification du Conseil aux affaires continentales, ce que Pékin accepta (21).

De faibles résultats

Mais cet échange de courrier proto-diplomatique met au jour la distance persistante entre les négociateurs de deux rives et par conséquent explique pour une large part les faibles résultats que cette reprise des pourparlers entre la Chine populaire et Taiwan a enregistrés.

Certes, au cours d’une visite où il rencontra à plusieurs reprises son homologue continental Li Yafei et fut reçu par Tang Shubei, Jan put discuter de l’organisation des futures rencontres, et des problèmes tels que les immigrés clandestins et la contrebande. Mais aucun accord ne fut trouvé sur ces points. En outre, les négociateurs chinois refusèrent d’aborder la plupart des thèmes de discussions soulevés par les Taiwanais (tourisme, relations culturelles), uniquement intéressés par la perspective d’une future rencontre au sommet entre Koo et Wang. A cet égard, Pékin souhaiterait que « M. Koo » se rende dans des délais assez brefs sur le continent à l’occasion de l’ouverture d’une conférence préparée en commun par les deux organisations — par exemple sur le thème des négociations politiques (22) — tandis que Taipei espère que Shi Hwei-you puisse effectuer une visite en amont d’une deuxième rencontre Koo-Wang, de préférence dénuée de tout artifice académique. Pourtant, au lendemain de la visite de Jan en Chine, les deux parties formèrent l’espoir que ces deux responsables se rencontrent à l’automne et en tout cas avant la fin 1998 (23). Et le 12 mai, la Fondation taiwanaise invita Li Yafei à effectuer une visite retour à Taiwan, lettre à ce jour sans réponse (24).

Mais pour le reste, les désaccords entre Pékin et Taipei demeurent profonds : la capitale continentale entend attirer Taiwan dans une négociation politique qui — s’il elle ne s’identifie pas totalement à la négociation sur la réunification — en possède les prémisses (25) ; la capitale insulaire n’est plus fondamentalement opposée à l’ouverture d’une telle négociation mais donne à celle-ci une définition bien plus restrictive (accord de fin d’hostilités, reconnaissance réciproque) et estime que la situation n’est pas encore mûre pour qu’elle démarre (26).

C’est la raison pour laquelle d’autres voies de communications entre les deux rives du détroit sont parallèlement testées. La délégation conduite par Lee Ching-ping qui se rendit à Pékin du 17 au 23 février illustre cette diversification souhaitée par la Chine et acceptée par Taiwan des canaux de discussions. En effet, pour la première fois, Taipei acceptait d’envoyer une délégation tripartite sur le continent pour y engager un dialogue officieux mais global entre les deux rives. Composée notamment de Yen Wan-ching, le directeur du département des affaires chinoises du PDP, de Lin Yu-fang, un député du Nouveau Parti spécialiste des problèmes de défense, et d’universitaires proches du KMT tels Pao Tsung-ho et Yang Nien-tzu, ce groupe put aborder franchement les sujets les plus sensibles (concept d’une seule Chine, indépendance, sécurité, questions militaires, relations avec les Etats-Unis) avec des interlocuteurs parfois peu habitués à rencontrer des hommes politiques et des intellectuels taiwanais (généraux en grand uniforme de l’Institut d’études stratégique de l’Université de défense nationale ou du Centre de recherche sur la paix et le développement). Ainsi, peu avant la reprise des pourparlers semi-officiels entre les deux rives, s’engageait un autre dialogue plus libre mais peut-être plus fructueux et susceptible, s’il se poursuit, de déboucher à terme sur des « mesures de construction de la confiance » entre les deux Etats chinois, et en particulier entre leurs forces armées (27). Ces rencontres étaient également l’occasion pour Pékin de renforcer ses échanges avec le PDP dont l’unique représentant fut, tout au long de son séjour sur le continent, entouré d’égards particuliers et, à première vue, inattendus (28).

Mais c’était sans compter avec l’habileté d’une nouvelle direction chinoise qui, plaçant désormais officiellement « ses espoirs dans le peuple de Taiwan » (ji xiwang yu Taiwan renmin), semble depuis le début 1998 souhaiter remettre à l’honneur les propositions les plus audacieuses jamais avancées par Deng Xiaoping aux riches heures de la première stratégie de « réunification pacifique de la patrie » (1979-1989).

Pékin : une multiplication des ballons d’essai

En effet, à l’automne 1997, la Chine populaire adopta une quatrième stratégie à l’égard de Taiwan. Ainsi, en novembre, Pékin se lança dans une opération de séduction — et de division — des élites politiques taiwanaises jamais appliquée depuis la démocratisation de l’île. Alors, reprenant une idée avancée par Deng une décennie auparavant, Wang Daohan déclara à une délégation du Nouveau Parti, une formation taiwanaise favorable à la réunification, que si des négociations politiques s’ouvraient, les représentants des deux rives pourraient discuter du futur nom et drapeau du pays. D’après ses interlocuteurs d’outre-détroit, Wang aurait également avancé l’idée que le concept d’« une seule Chine » ne s’identifiait pas à celui de la République populaire mais faisait référence à « une nouvelle Chine que les compatriotes des deux rives construiront ensemble » (liang’an tongbao tong dizao tongyi de xin Zhongguo) (29). Bien que démenti par la suite, Wang réitéra en mai à Pékin la même proposition à Lin Yang-kang, ancien vice-président du KMT et rival malheureux de Lee (et soutenu par le Nouveau Parti) aux élections présidentielles de 1996, auquel il précisa : « la patrie (zuguo), ce n’est pas seulement le continent chinois, la patrie doit être la patrie commune des Chinois des deux rives » (30). De fait, ces sorties ne suggéraient-elles pas un début d’acceptation de la division du pays et, partant de « reconnaissance » à usage strictement interne et chinois de la République de Chine ? Se référant au concept rarement utilisé en République populaire de « patrie », Wang ne tentait-il pas un début de rapprochement avec les précédents allemand ou coréen (une nation - deux Etats) ? Un certain nombre d’universitaires continentaux ont déjà proposé que si Taipei renonçait à toute souveraineté internationale, Pékin pourrait accepter de lui accorder une « totale autonomie » (31). L’un d’entre eux est même allé jusqu’à demander aux autorités taiwanaises de simplement en revenir à la définition du concept d’une seule Chine contenu dans la Constitution de la République de Chine (1947) et dans les « Lignes directrices de l’unification nationale » (1991) (32).

Si telle devenait la condition de l’ouverture des négociations politiques, Taiwan se trouverait alors placée dans une position délicate. Cette effervescence continentale, confirmée par la tenue à la mi-mai d’une conférence nationale sur Taiwan à laquelle ont assisté les plus hautes autorités de la République populaire, est-elle en mesure de rapprocher les deux rives du détroit de Formose ? Peut-elle favoriser l’ouverture de liaisons maritimes et aériennes directes, voire la négociation d’un accord de fin d’hostilités entre Pékin et Taipei ? La Chine populaire ne poursuit-elle pas d’autres objectifs ?

La portée de la reprise officielle des pourparlers entre Pékin et Taipei

Nombre d’observateurs estiment que Jiang Zemin entend réussir avec Taiwan ce que Deng Xiaoping a réussi avec Hong Kong. S’il est important pour Jiang, commepour tout numéro un chinois, de se saisir de cette question et de lui accorder officiellement la priorité, il n’a pas d’obligation de résultat. La meilleure preuve en est le refus constant de la Chine de fixer publiquement une quelconque date butoir au processus de réunification. En revanche, inquiet de l’évolution de Taiwan depuis la suspension des pourparlers en 1995 et désireux de poursuivre l’amélioration de ses relations avec Washington, Pékin pense aujourd’hui qu’il est urgent de reprendre langue avec Taipei. Parallèlement, afin de renforcer sa position dans le bras de fer qui l’oppose à Taiwan depuis 1949, la Chine populaire s’efforce d’accroître l’isolement non seulement diplomatique amis aussi politique et psychologique de l’« île rebelle ».

Ainsi, plutôt qu’une réunification qu’ils savent pour l’heure impossible, l’objectif poursuivi par les dirigeants de Pékin consiste non seulement à placer Taipei sur la défensive mais aussi — en multipliant les ballons d’essai et les opérations de charme — à peu à peu semer les graines du doute et de la division au sein de la société taiwanaise. Il est également, quelques semaines avant la première visite du président Clinton en Chine, à tenter de progressivement gagner les Etats-Unis et l’opinion publique internationale à leur cause.

Si elle ne manque pas d’atouts, cette stratégie présente un certain nombre de limites. Ainsi, les succès diplomatiques récents remportés par Pékin au détriment de Taipei (plus que 27 Etats reconnaissent la République de Chine depuis la défection du Centre-afrique en janvier et de la Guinée Bissau fin avril) ne disposent guère les Taiwanais à engager des négociations politiques. En effet, plus qu’hier encore, ceux-ci jugent la République populaire inamicale ou hostile à leur égard (63 %) et affirment leur identité formosane (42 % s’estiment uniquement Taiwanais, 40 % Taiwanais et Chinois et 16 % seulement Chinois) (33). En outre, la montée en puissance du PDP et la marginalisation du Nouveau Parti laissent peu d’espoir au PC chinois de convaincre la majorité des esprits insulaires du bien fondé de la formule un « pays - deux systèmes ». Bien que faisant aujourd’hui preuve d’une plus grande prudence et quoiqu’étant divisé sur certaines questions telle l’ouverture de liaisons maritimes et aériennes directes, celui qui est depuis novembre dernier le premier parti politique de l’île reste opposé à toute idée de réunification — même à long terme — avec la Chine.

En fait, tout se passe comme si la Chine populaire et Taiwan avaient décidé de reprendre leurs pourparlers principalement pour calmer les inquiétudes des Etats-Unis et mieux se disputer les bonnes grâces de ces derniers. C’est pourquoi, s’il est possible qu’à l’avenir les deux Etats chinois entreprennent des « discussions préparatoires à l’ouverture de négociations politiques », l’un comme l’autre savent pertinemment qu’un long chemin reste à parcourir avant qu’un quelconque accord politique de coexistence pacifique séparée puisse être trouvé entre les deux rives du détroit de Formose.