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Les investissements taiwanais en Chine

Il n’existe pas de données fiables, quelle que soit leur origine, sur les investissements taiwanais en Chine. Certains auteurs affirment que, compte tenu des flux d’investissements directs et indirects illicites, les chiffres officiels devraient être doublés1. Mais quels chiffres officiels ? Des sources hongkongaises estimaient la va leur des contrats signés par les entrepreneurs taiwanais sur le Continent entre 10,5 et 20,4 milliards de dollars US dès la fin de 19922. Des sources japonaises suggéraient 15 milliards de dollars US pour la même période3. Plus récemment, la presse américaine et taiwanaise a souvent mentionné le chiffre de plus de 20 milliards de dollars US, investis par 25 000 firmes4.

Une réglementation qui brouille les cartes

L’incertitude réside dans le manque de fiabilité des sources statistiques. Les deux principales sont la commission chargée de l’investissement du ministère taiwanais des affaires économiques (MOEA)5 d’un côté, et le ministère chinois du commerce extérieur et de la coopération économique (MOFTEC)6 de l’autre.

La réglementation en vigueur à Taiwan concernant les investissements directs des entreprises taiwanaises à l’étranger requiert des entrepreneurs qu’ils déclarent leur investissement auprès de la commission chargée de l’investissement, quel que soit le pays de destination. Les investissements en Chine continentale reçoivent cependant un traitement spécifique : 1) les firmes taiwanaises doivent investir indirectement sur le Continent, c’est-à-dire que le capital doit transiter par un pays tiers ; si le total des sommes investies dépasse un million de dollars US, l’investissement doit s’effectuer sous le couvert d’une société enregistrée dans ce pays tiers (société écran ou offshore) ; 2) quel que soit le montant de l’investissement, l’approbation préalable de la commission est requise, même s’il s’agit de réinvestissements de profits réalisés sur place ; 3) depuis le 1er juillet 1997, le montant cumulé maximum pouvant être investi par une firme prise individuellement est lié à sa nature et à sa taille (le plafond est fixé à 60 millions de dollars NT, soit 1,8 million de dollars US, pour les particuliers et les PME, puis varie suivant le capital de l’entreprise) ; l’ensemble des capitaux réunis pour un projet donné ne peut pas non plus excéder 50 millions de dollars US ; si un projet dépasse cette somme, il sera examiné par une commission qui jugera de son intérêt pour le développement économique de Taiwan ; 4) un plus grand nombre de secteurs d’activité sont interdits à l’investissement et, depuis le 14 mai 1997, des amendes de un à cinq millions de dollars NT (de 30 124 à 150 621 dollars US) sont prévues en cas d’infraction.

Deux grands biais statistiques résultent de cette réglementation : d’une part les contraintes imposées par Taipei incitent certains hommes d’affaires à ne pas déclarer leurs investissements auprès du MOEA, d’autre part l’obligation d’investir via une société écran contribue à masquer l’origine des capitaux tels qu’ils sont répertoriés par les autorités de Chine populaire.

Des données statistiques biaisées

Le MOEA recense les projets d’investissement en Chine, sur la foi des déclarations des entrepreneurs de l’île. Or, non seulement une partie d’entre eux investissent sur le Continent sans en informer les autorités taiwanaises (pour gagner du temps en démarches administratives, éviter de payer des taxes, ou encore s’ils investissent dans un secteur interdit), mais rien n’assure non plus que la valeur déclarée des projets corresponde aux sommes réellement investies.

Le MOFTEC répertorie quant à lui les contrats d’investissement signés par les firmes taiwanaises. Les biais se situent à deux niveaux : la valeur des contrats et l’origine du capital. Du fait de l’intégration de biens et équipements dans l’apport en capital, la valeur des contrats dépendra notamment de la façon dont sont évalués ces actifs corporels. A la fois l’investisseur taiwanais et les autorités locales pourront chercher à falsifier leur valeur réelle. L’origine du capital n’est pas non plus toujours facile à déterminer. Il est de notoriété publique que des firmes classées officiellement comme taiwanaises (ou d’autres pays), sont directement financées par des Chinois du Continent (parents ou amis), ou par des capitaux chinois d’abord transférés à Hong Kong, et qui réapparaissent ensuite sous la forme d’investissements étrangers afin de bénéficier des conditions préférentielles qui leur sont attachées (cela représenterait 25 % des investissements étrangers en Chine7).

Mais le flou demeure aussi sur la façon dont le pouvoir communiste répertorie les firmes taiwanaises en général. Théoriquement, les choses sont claires : la procédure d’enregistrement des investisseurs taiwanais est distincte de celle des autres investisseurs étrangers. Pourtant, la réalité l’est beaucoup moins, d’autant que bon nombre de firmes de l’île investissent sous le nom d’une société écran (souvent hongkongaise). Selon certains officiels, c’est la nationalité de l’investisseur qui compte, et non le pays d’enregistrement de son entreprise. Mais d’autres fonctionnaires affirment que l’investisseur est libre de choisir de faire enregistrer son capital sous la dénomination «investissement taiwanais» ou sous celle du pays d’enregistrement de son entreprise. C’est également le cas pour les hommes d’affaires taiwanais possédant un passeport américain par exemple. La première option permet de profiter des avantages accordés aux seuls Taiwanais, tandis que la seconde garantit théoriquement une meilleure protection en cas de conflit avec les autorités chinoises.

Il s’ensuit qu’une part des investissements enregistrés comme hongkongais (voire américains) dans les statistiques chinoises sont en fait des investissements taiwanais. L’ampleur de ce phénomène apparaît dans une enquête effectuée dans le delta de la rivière des Perles, par une association d’entrepreneurs taiwanais, où il est révélé qu’un tiers des entreprises répertoriées en Chine populaire comme hongkongaises seraient en réalité dirigées par des hommes d’affaires taiwanais8.

Au delà de ces ambiguités, rappelons que les contrats ou accords d’investissement (touzi xieyi) ne représentent pas les sommes réellement investies. C’est pour cette raison que Pékin isole aussi la catégorie des investissements réalisés (shiji touzi). Si ces derniers sont plus proches de la réalité, la question de l’origine des capitaux reste toujours posée.

Combien d’entreprises taiwanaises en Chine ?

Le principal atout des statistiques publiées par Taipei est qu’elles tiennent compte du nombre d’entreprises. La règle est qu’une firme est comptabilisée une fois pour toute lorsqu’elle dépose son premier projet d’investissement, mais n’est plus recomptée par la suite. Le nombre cumulé de «cas» (jian) ou projets apparaissant dans les statistiques à une date déterminée est donc égal au nombre total d’entreprises ayant investi jusqu’à cette date. A la fin de l’année 1997, ce chiffre était de 20 362. Il est normalement tenu compte des «retraits» de projets d’investissement.

Les statistiques publiées par Pékin quant à elles retiennent le nombre de contrats d’investissement. Cela veut dire que plusieurs projets d’investissement par une seule et même firme seront comptés comme un seul «cas» par le MOEA, mais comme plusieurs «cas» par le MOFTEC. Le nombre cumulé de contrats atteignait 37 145 en septembre 1997. Il semble que ce nombre ne soit pas réactualisé en fonction des fermetures d’entreprises, bien que des officiels affirment le contraire.

Le chiffre publié par Taipei est incontestablement une sous-estimation. Certes, sa fiabilité s’est grandement accrue en 1997, après que le MOEA eut accordé une période de rémission aux firmes ayant investi illégalement sur le Continent, pour qu’elles régularisent leur situation, et au cours de laquelle près de 8000 entreprises se manifestèrent. Mais malgré cela, ce chiffre est probablement encore en deçà de la réalité.

Une autre donnée utilisable est celle des entreprises répertoriées par les autorités locales, dont les statistiques ont été rassemblées par les associations d’entreprises taiwanaises en Chine. Elle est très imparfaite car le recensement est incomplet et a été réalisé à des dates différentes (1995 ou 1996) suivant les provinces, mais c’est une base plus solide car il s’agit d’une comptabilisation ponctuelle, qui évite donc le problème des fermetures d’entreprises. Ce chiffre est de 23 065 firmes. On peut sans doute considérer que c’est une estimation basse. On pourrait alors s’appuyer sur l’enquête réalisée dans le delta de la rivière des Perles, en l’extrapolant à l’ensemble de la Chine, pour faire une estimation haute : si un tiers des firmes classées comme hongkongaises par les autorités chinoises sont en réalité taiwanaises, cela porterait le nombre cumulé des contrats d’investissement signés par les hommes d’affaires de l’île à 95 370. Si nous gardons le même rapport - 37 145 contrats pour 23 065 firmes, c’est-à-dire en moyenne 1,61 contrat par firme - l’estimation haute serait donc de 59 236 firmes taiwanaises en Chine. Si l’on parle des entreprises effectivement possédées et gérées par des Taiwanais en Chine, le chiffre est sans doute plus proche de l’estimation basse (23 065) ; mais si l’on inclut les firmes à participation taiwanaise minoritaire, les entrepreneurs faisant un «mélange» de sous-traitance et d’investissement, voire le putting-out (sous-traitance de petits travaux manufacturiers à des particuliers), alors on se rapprocherait peut-être de l’estimation haute.

Quels montants investis ?

Estimer les montants investis par les Taiwanais en Chine s’avère encore plus ardu. Si les statistiques du MOEA se sont beaucoup améliorées en termes de nombre d’entreprises, c’est loin d’être le cas pour la valeur des investissements. Le chiffre de 11,2 milliards de dollars d’investissements cumulés à la fin de 1997 est un plancher. Les 17,4 milliards d’investissements réalisés, annoncés par le MOFTEC (total en septembre 1997), bien que plus réalistes, sont sans doute encore une sous-estimation.

Pour une estimation haute, si l’on applique la méthode précédente à la valeur des investissements réalisés, on aboutit au résultat suivant : 56,6 milliards de dollars US. Si l’on déduit de cette somme 25 % au titre des capitaux chinois continentaux investis sous le nom de Taiwanais, cela donnerait 42,5 milliards. Retenir ce dernier chiffre voudrait dire que plus de la moitié des capitaux investis par les Taiwanais en Chine n’apparaissent dans aucune statistique. Cela n’est pas inimaginable quand on connaît le peu de goût des hommes d’affaires de l’île pour les canaux officiels. Si maintenant on tient compte de l’argent d’origine taiwanaise (profits réalisés sur place, capitaux passant la frontière par des canaux officiels ou officieux), indépendamment de la façon dont il est utilisé une fois sur le Continent, on peut envisager le chiffre de 56,6 milliards.

Les chemins détournés de l’investissement

Entre 23 000 et 59 000 entrepreneurs taiwanais en Chine auraient investi de 17 à 56 milliards de dollars US. Voilà un cadre bien large pour un phénomène dont il est bien difficile, pour ne pas dire impossible, de saisir la véritable ampleur. Car les chemins de l’investissement sont bien souvent détournés. Il suffit pour s’en convaincre de regarder l’évolution de la structure de l’investissement étranger en Chine sur les trois dernières années. Au moment même où l’investissement étranger diminuait en valeur absolue, sa structure par pays d’origine évoluait aussi. D’abord, la position dominante de Hong Kong (et Macao) apparaît moins assise qu’on ne le dit trop souvent. Non seulement la part de Hong Kong est réduite d’au moins 10 % si l’on suppose qu’un tiers correspond à de l’investissement taiwanais (elle cache d’ailleurs aussi des capitaux japonais ou américains), mais elle a aussi baissé substantiellement en trois ans. Ensuite, de la mer des Caraïbes émergent les minuscules Iles Vierges britanniques : près de 10 % de l’investissement étranger en Chine en 1997. Quand on sait que, selon le MOEA, les territoires britanniques d’Amérique (Iles Vierges, Iles Caïmans) représentaient 27 % (0,37 milliard de dollars US) de l’investissement taiwanais à l’étranger (hors Chine) en 1995, 37 % (0,81 milliard) en 1996 et 36 % (1,05 milliard) en 1997, en majorité dans le secteur des banques et assurances (0,57 milliard en 1997), on ne peut que s’interroger sur les méandres suivis par les capitaux taiwanais - et peut-être par d’autres - avant d’aboutir en Chine. En incitant certaines firmes de l’île à délaisser le Port aux Parfums pour d’autres territoires tiers, la rétrocession de Hong Kong à la Chine le 1er juillet 1997 a contribué à mettre en évidence ce phénomène. Plus que jamais, tenter d’estimer les investissements taiwanais en Chine relève de la quadrature du cercle.

Graphique — Investissements taiwanais en Chine, cumul : 1983-1997 – Résumé des sources statistiques

37 145 nombre de contrats signés par les entreprises taiwanaises (jusqu’en septembre seulement).

20 362 nombre d’entreprises taiwanaises ayant déclaré leur investissement auprès du MOEA.

23 065 nombre d’entreprises taiwanaises répertoriées par les autorités locales chinoises (statistiques rassemblées en 1995 ou 1996 par les associations d’entreprises taiwanaises en Chine).

59 236 estimation haute du nombre d’entreprises taiwanaises en Chine.

Hypothèse 1 un tiers des entreprises répertoriées comme hongkongaises sont en réalité taiwanaises.

· nombre de contrats signés par les firmes hongkongaises et taiwanaises :

avant correction Hong Kong = 174 674 ; Taiwan = 37 145 ;

après correction Hong Kong = 174 674 x 2/3 = 116 449 ; Taiwan = 37 145 + (174 674 x 1/3) = 95 370.

Hypothèse 2 chaque firme a signé en moyenne 1,61 contrat (37 145/23 065).

· nombre total de firmes taiwanaises : 95 370/1,61 = 59 236.

(en milliards de dollars US)

36,544 valeur totale des contrats signés par les entreprises taiwanaises (jusqu’en septembre seulement).

11,208 valeur totale des projets d’investissement déclarés auprès du MOEA.

17,388 valeur des investissements réalisés (jusqu’en septembre seulement).

56,6 première estimation haute pour la valeur des investissements réalisés (cf. hypothèse 1).

avant correction Hong Kong : 117,5 ; Taiwan : 17,4 ;

après correction Hong Kong : 117,5 x 2/3 = 78,3 ; Taiwan : 17,4 + [117,5 x 1/3] = 56,6.

42,5 seconde estimation haute pour la valeur des investissements réalisés (cf. hypothèse 3).

Hypothèse 3 25 % des capitaux étrangers sont des capitaux originaires de RPC et réinvestis via Hong Kong · 56,6 x 0,75 = 42,5.
Sources : Investment Commission, Ministry of Economic Affairs, Taipei. Ministry of Foreign Trade and Economic Cooperation, Pékin (in Liang’an jingji tongji yue bao, n° 63, novembre 1997, p. 46). Straits Exchange Foundation, Taipei.

Tableau — Structure de l’investissement étranger en Chine (investissements réalisés)

Après correction (cf. hypothèse 1) Hong Kong et Macao : - 1 / 3, Taiwan : + 1 / 3
Source : Ministry of Foreign Trade and Economic Cooperation (in Liang’an jingji tongji yuebao, n°63, novembre 1997, p. 47)