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Jeunesse et vie urbaine dans le cinéma taiwanais des années 90Sous l’emprise des forces corruptrices de la ville

by  Laurent Michelon /

Le renouveau du cinéma taiwanais au début des années 90 a émergé des cendres de la société taiwanaise traditionnelle après vingt ans de développement économique effréné. Auparavant, vivant sous un régime de loi martiale, la production cinématographique taiwanaise des années 60 et 70 était monopolisée par des sociétés d’Etat comme la Central Motion Picture Corporation (Zhongyang dianying gongsi) contrôlée par le Kuomintang, le China Studio (Zhongguo zhipianchang) contrôlé par le ministère de la défense et le Taiwan Studio (Taiwan dianying gongsi) contrôlé par le gouvernement provincial. L’industrie du cinéma taiwanais était soumise à la censure du gouvernement nationaliste, et de nombreuses productions avaient clairement un but propagandiste. Un establishment cinématographique entièrement dévoué au gouvernement s’était formé, se contentant de produire des films de kung-fu dans le plus pur style hongkongais, ainsi que des histoires d’amour sirupeuses dont le public chinois raffole tant. La critique cinématographique était, quant à elle, absente de l’industrie.

Les thèmes exploités à l’époque sont classiques : la difficile cohabitation entre la communauté de souche taiwanaise et celle récemment arrivée du Continent, que la société taiwanaise a eu du mal à assimiler (1), est un sujet magistralement traité en 1961 dans Sweet Home (Yishi yijia) du réalisateur d’origine continentale Zhong Yiou. Les films de kung-fu, quant à eux, relatent tous de façon plus ou moins fidèle l’épopée héroïque de quelque résistant à l’envahisseur mandchou.

Puis, les années 70 virent la naissance du mouvement de « réalisme sain », dont le meilleur exemple est Goodbye Darling (Zaijian alang) de Pai Ching-jui en 1970. Ce mouvement, précurseur de la « nouvelle vague » des années 80, fait le bilan des vingt années de séparation de la Chine continentale, sans traiter de politique toutefois, mais en faisant état du changement de mentalité des Taiwanais modernes, et de la perte de certaines valeurs morales traditionnelles.

Le début des années 80 vit le retour à Taiwan de plusieurs jeunes réalisateurs partis étudier aux Etats-Unis. Edward Yang (Yang De-chang), Ko I-cheng et Wan Tong en sont les plus réputés. Une mention particulière doit être faite de la célèbre critique de cinéma Peggy Chiao (Chiao Hsiong-ping). De concert avec le réalisateur Hou Hsiao-hsien (qui n’a pas étudié aux Etats-Unis), cette nouvelle génération de réalisateurs commença à créer des films qui n’entraient pas dans la ligne créatrice fixée par le gouvernement. Peggy Chiao, de son côté, s’employa à critiquer vivement la production taiwanaise de l’époque, dont le seul objectif était de se maintenir face à la concurrence de l’industrie hongkongaise. Avec le soutien d’un groupe de jeunes critiques, elle fit l’éloge des réalisateurs de la « nouvelle vague » (appelée à Taiwan le « nouveau cinéma » ou xin dian ying) pour leurs créations originales et controversées : « Lorsque je suis rentrée à Taiwan en 1982, les Taiwanais étaient las de ce cinéma “d’évasion de la réalité”, concentré sur des illusions de lutte contre le communisme. Ils voulaient un cinéma qui reflète leur vision quotidienne des choses » (2).

Avant de faire des films sur la société taiwanaise à proprement parler, stimulée par la récente démocratisation du régime, la nouvelle vague de réalisateurs taiwanais entama un projet de démystification de l’histoire de l’île, qui avait été occultée voire falsifiée par le gouvernement depuis 1949. Une série de films sur le Taiwan des années soixante apparut, traitant de sujets tabous tels l’incident du 28 février 1947, et la période qui suivit, appelée la Terreur Blanche. Le film de Hou Hsiao-hsien, City of Sadness (Beiqing chengshi), Lion d’or au festival cinématographique de Venise en 1989, traite justement de cette période. Les jeunes réalisateurs portèrent alors leur attention sur l’histoire collective taiwanaise, s’investissant d’une mission d’éducation, et de contestation de la version officielle. Et ce n’est qu’au début des années 90 que les films sur la société taiwanaise contemporaine firent leur apparition.

La perte des valeurs confucéennes : premier pas vers la décadence

La grande majorité des films taiwanais qui décrivent la société contemporaine ont pour cadre la cellule familiale, considérée dans la plus pure tradition chinoise confucéenne comme microcosme représentatif du corps social. Comme le souligne Woei Lien Chong, « cela donne au réalisateur des possibilités infinies d’analyse sociale et politique, ainsi que de critique, sans que celle-ci ne soit évidente ou gênante » (3).

Le père, garant des valeurs confucéennes, est souvent un personnage taciturne, imprégné de sévérité et de droiture morale. Or, dans les films de Hou Hsiao-hsien (dont le père est décédé lorsqu’il avait trois ans), la figure du père est toujours absente ou tout du moins insignifiante. Il s’agit d’une manière détournée de parler de la perte de repères de la société taiwanaise après le formidable essor économique que le pays a connu ces vingt dernières années. Dans ses films, « les patriarches contredisent totalement l’image que la tradition leur prête » (4).

Le chef-d’œuvre d’Edward Yang, A Confucian Confusion (Duli shidai) est une description magistrale de ce phénomène de dégénérescence de la société taiwanaise, ayant adopté, trop rapidement selon lui, les valeurs occidentales. Yang montre que la société taiwanaise s’est coupée de son berceau culturel chinois vieux de trois mille ans, pour laisser place à l’égoïsme, qui est clairement identifié comme une influence de l’Occident, que les personnages de Duli shidai s’efforcent de singer. Pourtant, Yang parvient à éviter le piège dans lequel il aurait pu facilement tomber, à savoir la dénonciation des valeurs occidentales comme la cause unique de la détérioration du modèle confucéen. Certes, il ne manque pas de tourner en ridicule les étrangers dans son film Mahjong (Majiang), en faisant d’eux un portrait peu élogieux, mais il montre également des Taiwanais qui peuvent être tout aussi détestables. Yang compte ainsi faire prendre conscience au spectateur moyen que ce sont les Taiwanais eux-mêmes qui ont choisi de laisser Taipei être envahie de franchises McDonald. Yang explique à propos de son film Duli shidai que le confucianisme est à la base de l’essor économique de Taiwan et des autres économies asiatiques, mais que cela n’a jamais été une doctrine destinée à des gens riches. Ainsi, le confucianisme ne contient aucun enseignement qui permette à la population de sortir de la déliquescence morale dans laquelle il l’a paradoxalement plongée. Avec A Brighter Summer Day (Guling jie shaonian sha ren shijian), fresque de quatre heures sur le Taiwan des années 60 tiraillé entre les valeurs occidentales et chinoises, Edward Yang est sans conteste le réalisateur qui a le plus traité de l’influence américaine sur Taiwan, et de la disparition progressive des normes confucéennes de comportement. Ce film relate les rivalités entre bandes de jeunes au sein de ce qui aurait dû rester un havre de paix, l’école. Au lieu de cela, elle est le lieu de toutes les malversations d’étudiants et de voyous étrangers à l’école, dans le quartier naguère mal famé de Taipei, la rue Guling. Dans un registre plus cocasse mais tout aussi descriptif, comment ne pas citer le Buddha Bless America (Taiping tianguo) de Wu Nien-jen, le plus talentueux des scénaristes taiwanais de l’avis des professionnels. Basé sur une histoire vraie des années 70, il relate la transformation radicale d’un village taiwanais aux abords d’une base américaine, sur l’initiative des villageois eux-mêmes, pour satisfaire aux besoins des soldats stationnés là : bars, restaurants, prostituées, tout le village est transformé en dépendance de la base. Un jour, la base est démantelée, et les villageois se retrouvent avec pour seule consolation les quelques reliques qui n’ont pas été emportées par l’armée.

Le film de Wu Nien-jen est intéressant à plusieurs égards : tout d’abord, comme nous venons de le voir, il montre l’abandon progressif — et volontaire — des valeurs confucéennes par la société taiwanaise fascinée, à tort ou à raison, par les biens de consommation américains, proposés en paquet promotionnel avec les valeurs occidentales. Mais ce film montre également la transformation du paysage rural, qui s’organise autour de la base en une petite ville, comme ce fut le cas autour de toutes les bases américaines dans le monde, y compris en France dans les années 50.

Transformation de l’environnement : d’une société rurale à une société urbaine

Taiwan, société encore largement rurale dans les années 50, a mal vécu sa trop rapide urbanisation. Un simple regard sur l’agencement (ou plutôt l’absence d’agencement) des villes taiwanaises suffit pour le comprendre. Le rapide développement économique est là encore la source du mal urbain taiwanais, et naturellement, certains réalisateurs ont voulu exprimer à l’écran leur nostalgie de la vie rurale et des campagnes taiwanaises, sujettes à un lent phénomène de rurbanisation. Hou Hsiao-hsien semble être celui qui a été le plus affecté par ce phénomène, comme en témoignent un certain nombre de ses films situés en milieu rural : Dust in the Wind (Lianlian fengcheng) de 1986, Grandpa… (Dongdong de jiaqi) et en particulier Goodbye South, Goodbye (Nanguo zaijian, nanguo), tourné en 1996 et qui reçut la palme d’or à Cannes en 1996.

Son dernier film est clairement un appel au secours pour les campagnes taiwanaises, polluées par l’influence de la ville adjacente. Les films de Hou Hsiao-hsien montrent la lente extension de la ville tentaculaire vers les campagnes, en prêtant une attention particulière au réseau ferroviaire suburbain, et les centaines de kilomètres de caténaires qui défigurent le paysage rural. Il s’agit de la première étape vers la corruption de la campagne et de ses habitants. Comme l’indique Woei Lien Chong, « dans ses précédents films, la violence et le déclin des valeurs traditionnelles étaient des phénomènes spécifiquement urbains, auxquels la campagne servait de contraste. Dans Nanguo zaijian, nanguo, la campagne est devenue aussi corrompue que la ville » (5).

La ville, source de tous les maux

Hou Hsiao-hsien a été le premier à dénoncer la ville comme élément corrupteur de la société rurale taiwanaise, qu’il perçoit par opposition comme symbole de tradition et d’innocente. Dès 1983, son remarquable Boys from Fengkui (Fengkui lai de ren) montrait sa nostalgie des campagnes taiwanaises d’antan (un passé pourtant pas si éloigné), et l’insouciance que la jeunesse pouvait se permettre de manifester. Ce tableau idyllique disparaît dans ses derniers films, pour laisser place à une impression d’aliénation inéluctable des habitants des zones rurales par la ville, aliénation dont ils ne s’aperçoivent pas eux-mêmes. Dans Lianlian fengcheng, le jeune personnage principal émigre à Taipei pour commencer une vie nouvelle, mais ne réussit qu’à se faire employer dans un atelier où il est exploité pour un salaire dérisoire. De même, dans Nanguo zaijian, nanguo, les considérations des personnages deviennent bassement matérielles, telles l’ouverture d’un restaurant et la récupération d’un héritage, et ce malgré leurs échecs répétés.

Lin Cheng-sheng, réalisateur de Murmurs of Youth (Meili zai chang ge) va plus loin en faisant le tableau de deux jeunes camarades de classe, l’une citadine, l’autre arrivant de la campagne. Dans ce qui peut être interprété comme une influence de la ville sur les campagnes, la jeune citadine entraîne sa camarade dans une relation homosexuelle, qui tient plus de l’exploration des sens que d’une réelle homosexualité. Cependant, compte tenu de la vigueur encore actuelle du tabou homosexuel dans la société taiwanaise, on ne peut ignorer le message du réalisateur, qui est de montrer l’influence néfaste de la ville sur les campagnes.

Plus récemment, Tsai Ming-liang s’est imposé comme le principal dénonciateur des dégâts infligés par l’urbanisation aux âmes égarées qui peuplent Taipei. Son dernier film, Le Trou (Dong), qui a reçu le prix de la critique en 1998 à Cannes, est celui qui montre le moins les dommages sur la population, mais plutôt ceux sur l’environnement : à la veille de l’an 2000, Taipei est évacuée par les autorités qui luttent en vain contre la « fièvre de Taipei », une épidémie qui décime sa population. Les ordures ménagères ne sont plus collectées, et cela fait longtemps que l’eau n’est plus potable. Ces « Trois plaies de Taiwan » sont étonnement d’actualité aujourd’hui, car l’on sait que l’eau n’a jamais été buvable à Taipei, les poubelles n’étaient plus ramassées dans plusieurs endroits de l’île durant plusieurs semaines en 1997 par manque de capacité des rares incinérateurs disponibles, et qu’une étrange épidémie de fièvre intestinale inconnue, apparue dans la région de Taichung et Changhua au début du mois de mai 1998, a déjà causé la mort de 50 enfants dans toute l’île.

Edward Yang a commencé dès 1986 a dépeindre Taipei comme une ville explosive, au bord du gouffre, dans son film Kongbu fenzi (littéralement « Terro ristes », et étonnamment traduit en anglais par « Terro rizers ») : l’image récurrente du gigantesque réservoir de gaz en pleine ville est une métaphore pour décrire le risque d’explosion sociale qui flotte au-dessus de Taipei, ville peuplée de névrosés ; une femme qui passe ses journées à rêver de l’époque de la présence américaine à Taipei, au cours de laquelle elle eut une fille d’un GI. Sa fille se prostitue et finit par assassiner un de ses clients. Enfin, un jeune homme issu d’une bonne famille passe le plus clair de son temps à photographier des scènes violentes de Taipei (meurtres, fusillades entre policiers et gangsters…). Edward Yang parvient à présenter ses personnages, pourtant foncièrement mauvais, comme des victimes de la ville. Comme l’explique Frederic Jameson, « en cette époque postmoderne, dans nos sociétés capitalistes urbaines, les jugements moraux sont hors de propos, ou tout du moins inopérants. Plus personne ne peut être qualifié de maléfique, ou tout du moins ce mot ne convient plus : dans Kongbu Fenzi, la jeune eurasienne et son souteneur sont dangereux et violents, mais dans ce contexte de société capitaliste urbaine, ils ne sont certainement pas plus maléfiques que n’importe qui d’autre » (6).

La jeunesse est particulièrement touchée par ce phénomène postmoderne. Le rapide développement économique de Taiwan a, comme nous l’avons vu, fait disparaître les valeurs morales traditionnelles et défait le tissu familial. Pour Tsai Ming-liang, « les jeunes Taiwanais ont grandi dans un environnement extrêmement matérialiste, sous la tutelle de parents dont la seule préoccupation était d’acquérir une nouvelle voiture ou une nouvelle maison. Les besoins matériels des enfants sont tous satisfaits, et on ne leur demande en contrepartie que de réussir à l’école » (7).

Il est donc clair que le phénomène d’influence occidentale à Taiwan, associé au climat de compétition et de course à la fortune qui a débuté dans les années 60, ont tous deux contribué au déclin des valeurs traditionnelles. Deux réalisateurs se sont attachés à décrire les effets de cette perte de valeurs morales sur la société taiwanaise : Edward Yang, comme nous venons de le voir dans son Kongbu fenzi, et depuis 1992 avec Rebels of the Neon God (Qingshaonian nuozha), Tsai Ming-liang. Pour montrer cette décadence progressive et peut-être irrémédiable, ils ont choisi de peindre un portrait sévère mais lucide de la jeunesse taiwanaise.

La génération X à Taiwan : sexe, mafia et jeux vidéos

Il est difficile de faire un tableau exhaustif des films taiwanais traitant de la jeunesse, tant ils sont nombreux, et de qualité très inégale. Tsai Ming-liang est incontestablement le maître du genre, et ce pas seulement pour les quatre films qu’il a réalisés, mais également pour le drame télévisé qu’il a produit en 1986, Haijiao Tianya (Aux confins du monde), à la suite duquel des producteurs lui demandèrent de réaliser son premier long métrage. Haijiao tianya raconte l’histoire banale d’une jeune fille du quartier interlope de Taipei, Ximending. Ses parents, de modestes vendeurs de tickets de cinéma « au noir » (huangniu piao), ne peuvent lui offrir tous les vêtements et accessoires dont elle rêve. Elle, ne pouvant satisfaire ses besoins matérialistes, décide de se faire entretenir par un vieux barbon (8) qu’elle tuera le jour où il essaiera de réclamer ce qu’il croyait être son dû. Elle finit en prison, au grand désespoir de ses parents qui ne comprennent pas les motivations de leur fille, trop occupés qu’ils étaient à gagner leur vie. Une remarque de Tsai Ming-liang, époustouflante de vérité, résume bien cette situation : « Le processus de socialisation traditionnel chinois met un très fort accent sur la recherche de la sécurité. Mais il existe aujourd’hui un conflit entre la sécurité par l’argent et la sécurité par l’amour. Quatre-vingt-dix-neuf pour cent des chinois aujourd’hui ne savent acquérir ce sentiment de sécurité qu’en gagnant de l’argent. C’est un problème très sérieux » (9).

Le premier chef d’œuvre de Tsai Ming-liang sur grand écran, Qingshaonian nuozha, est la continuation de ce triste tableau de la jeunesse taiwanaise. Xiao Kang, jeune étudiant terne et introverti, passe son temps dans les salles de jeux vidéos à l’insu de son père, chauffeur de taxi, et de sa mère au foyer férue d’astrologie chinoise. Le dialogue entre les membres de la famille est inexistant, et les rares tentatives de rapprochement, le temps d’un sorbet aux fruits sur le bord de la route, échouent irrémédiablement. A ce sujet, une remarque de Tsai Ming-liang sur son choix répété de l’acteur Lee Kang-sheng pour tous ses films est étourdissante : « Lee Kang-sheng est le jeune homme taiwanais typique, issu d’une famille taiwanaise de la classe moyenne, avec deux enfants, qui ne communiquent presque jamais avec leurs parents » (10). Xiao Kang assiste un jour à un incident de la circulation provoqué par un jeune motard, Ah Tze et son amie Ah Kui, jeune prostituée à Ximending, au cours duquel son père est humilié. De là, la vie de Xiao Kang change du tout au tout : il se fait rembourser l’argent que ses parents avaient versé pour le buxiban (école privée de bachotage), qu’il dépense dans les jeux vidéos et pour l’achat d’un pistolet d’alarme. Il entreprend une filature nuit et jour de Ah Tze, qu’il punira pour l’affront subi par son père en vandalisant sa moto, et surtout en observant depuis une chambre d’hôtel sa réaction le matin venu. Après un accès de joie proche du délire mental, il retombe dans sa torpeur coutumière. La scène finale est pathétique, et montre le désœuvrement et la solitude qu’une partie de la jeunesse de Taipei peut ressentir. Xiao Kang se rend dans une maison de rencontres téléphoniques amicales (dianhua jiaoyou zhongxin), mais n’ose répondre au téléphone qui sonne, pendant l’heure qu’il a payée pour rencontrer des « amis ». Ses trois « ennemis », Ah Tze, son acolyte et la jeune prostituée, Ah Kui, incarnent les trois péchés de la jeunesse taiwanaise : Ah Kui et le sexe considéré comme un produit de consommation courant, Ah Tze et son acolyte pour l’oisiveté (jeux électroniques et pachinko à longueur de journée) et leurs contacts avec la mafia qu’ils essaient de singer, sans grand succès d’ailleurs, car ils en sont victimes à la fin.

Mahjong, d’Edward Yang, dans lequel joue l’actrice française Virginie Ledoyen, est un tableau similaire où la dimension sexuelle devient transnationale, des « diables étrangers » rentrant dans un commerce sordide de femmes étrangères avec des Taiwanais.

La sexualité est un sujet qui préoccupe beaucoup Tsai Ming-liang dans ses films, où ses personnages « ont une identité sexuelle confuse » (11). Dans La Rivière (Heliu, 1996), il explore les thèmes de l’homosexualité et de l’inceste, thèmes qu’il estime encore un peu choquant pour le public taiwanais. Vive l’Amour (Aiqing wansui, 1994) aborde les thèmes de la libération sexuelle féminine et du voyeurisme (12). « Dans Vive l’Amour, le sexe se consomme comme dans un fast-food », explique Tsai (13).

Tsai Ming-liang n’hésite effectivement pas à plonger dans les bas-fonds de Taipei, à explorer les désirs les plus vils de la jeunesse taiwanaise, sans pour autant dépasser les limites de la décence. Comme l’indique Peggy Chiao, « les travaux de Tsai Ming-liang font l’analyse du Taiwanais contemporain, et en particulier la solitude des gens de Taipei, et ses films parviennent à en faire une description très précise. A l’inverse des films hollywoodiens, il assène des coups aux spectateurs lorsqu’il montre la solitude et l’âme profonde des personnages. Les films de Tsai Ming-liang sont comme un miroir, auquel on ne peut rien cacher. Taipei est montrée sous toutes ses coutures, bouillonnante des désirs primaires des hommes, de désirs corporels. Sexualité et corps humain sont deux choses dont le cinéma chinois traite rarement : Tsai Ming-liang réussit à les mettre à l’écran sans jamais tomber dans la vulgarité » (14).

Sexe et violence sont deux ingrédients qui se marient remarquablement bien dans la réalisation d’un divertissement cinématographique du samedi soir. Nous venons de voir que la dimension sexuelle a été exploitée à satiété. Nous allons maintenant constater que la violence, en particulier celle dont est responsable le crime organisé, est très présente dans le portrait de la jeunesse que donne le cinéma taiwanais.

Le dage : seul modèle d’émulation pour la jeunesse taiwanaise ?

Quiconque éprouve le moindre intérêt pour le cinéma chinois ne manquera de se délecter de quelques films policiers hongkongais. Comment ne pas être alors impressionné par l’interprétation toujours théâtrale du dage (littéralement « grand frère ») de Hong Kong, le « parrain », beau ténébreux au visage émacié invariablement vêtu de noir (15), au tempérament sanguin, qui n’hésite pas à atomiser la moitié de Kowloon pour arriver à ses fins ? Et comment le prendre au sérieux ?

Le cinéma taiwanais en fait un tout autre portrait, moins flatteur il est vrai, mais plus pernicieux dans le sens où il inscrit le délinquant moyen dans le paysage urbain, sans remettre en question son existence. Le mafioso n’est plus ce truand fourbe et mégalomane du cinéma de Hong Kong : à Taiwan, il est monsieur tout-le-monde, présent à tous les niveaux de la société, connecté aux sphères politiques, et il prend même le luxe d’être parfois poli et chevaleresque.

Kongbu fenzi, d’Edward Yang, débute sur une scène de fusillade entre mafiosi et policiers en arrière-plan, telle une scène de la vie courante à Taipei, qui sert de déclencheur à l’intrigue du film. Le jeune photographe désœuvré est captivé par la scène, qu’il immortalise sur pellicule. Dans Qingshaonian nuozha, Ah Tze et son acolyte s’introduisent régulièrement par effraction dans les salles de jeux vidéos pour voler les logiciels de jeux et les revendre au membres de la mafia locale. Mais nos deux personnages principaux sont si stupides qu’ils se font rejeter par les truands auxquels ils tentaient de s’associer. Toujours est-il que le film montre bien que là est la seule alternative aux cohortes des jeunes qui abandonnent le lycée, et vont grossir les statistiques de la délinquance juvénile (la délinquance juvénile a beaucoup porgressé à Taiwan depuis la levée de la loi martiale en 1987, de 16 946 crimes causés par des mineurs en 1986 à 30 000 en 1992 et 29 000 en 1995. Les villes les plus touchées sont Hualien avec 25,8 crimes de ce genre pour dix mille habitants, Taitung avec 20,6 et les villes de Taichung et Taipei à 17,7 et 16 respectivement) (16).

Dans Lune Bleue (Lan yue, 1997) de Ko I-cheng, les racketteurs font partie du paysage : on les attend chaque mois, et leur présence dans le restaurant où ils ponctionnent leur part choque à peine les clients. Les acolytes ne sont certes pas des lumières, mais le dage fait preuve d’un sens de l’humour certain, et d’une fidélité à son prédécesseur décédé de mort violente proche de la piété filiale. Toute l’histoire se déroule autour de l’urne funéraire qui contient les cendres du « parrain des parrains ». Cet épisode n’est pas sans rappeler le fait divers somme toute assez banal à Taiwan, que furent les funérailles en grandes pompes au mois d’avril 1998 du fils du parrain d’une triade locale (Chang An-lo), la Triade du Bambou Uni (zhulianbang), assassiné à la sortie d’un KTV (club de karaoke) à la suite d’une rixe entre ivrognes. Un défilé de cinquante limousines clinquantes et de deux mille « soldats » à pied sur l’avenue de Keelung à Taipei a bloqué la circulation pendant plus d’une heure. L’épouse éplorée du parrain s’est plainte de l’indélicatesse des policiers qui prirent des photos du cortège funèbre… Une autre preuve du sens de l’humour notoire des gangsters taiwanais, mais pas au cinéma cette fois.

Enfin, Striking Back (Juedui fanji, 1997), de Fu Shan-fong, comporte une description satirique du crime organisé taiwanais, où le dage ressemble étrangement à Marlon Brando dans Le Parrain. Théâtral, chevaleresque, séducteur, il est celui qui a réussi, même si ses méninges n’ont à l’évidence pas joué un grand rôle dans son ascension sociale.

On peut donc regretter que, même si la représentation du grand banditisme taiwanais est foncièrement différente de celle qui est faite dans l’industrie cinématographique hongkongaise, elle en donne toutefois une vision par trop idyllique à la jeunesse taiwanaise. De plus, elle a tendance à banaliser, et donc à justifier l’existence du banditisme, ainsi que sa présence à tous les niveaux de la société, dans un élan de postmodernisme improvisé, et pas nécessairement téléguidé depuis les Etats-Unis. Il est vrai que le cinéma est le miroir de la société, mais il semble que dans le cas taiwanais, comme dans le cas de Hong Kong, le cinéma ait pris les devants.

Au total, c’est le système éducatif taiwanais qui est remis en cause par les réalisateurs taiwanais. Le buxiban auquel tous les étudiants vont, à moitié endormis, après les cours, constitue une surcharge de travail que de plus en plus de jeunes ne sont plus disposés à accepter. Conjugué aux tentations de la culture urbaine contemporaine, l’échec du modèle éducatif confucéen ne peut mener qu’aux excès décrits dans le cinéma contemporain. Comme l’explique Tsai Ming-liang, « en Europe, la jeunesse passe une grande partie de son temps à se divertir dans des activités extra-scolaires, tandis qu’à Taiwan, les jeunes vont au buxiban le soir après les cours. Quels repères ont-ils ? A la maison, leurs parents ne pensent qu’à acquérir de nouveaux signes extérieurs de leur réussite, et à la télévision, que voient-ils ? Violence et pornographie, à cause du gouvernement qui n’exerce aucun contrôle sur les réseaux de télévision câblée. Je suis profondément persuadé que la société taiwanaise est une société qui s’ennuie, mais qui ne le sait pas encore, car l’argent continue d’affluer… » (17).

Taiwan, société qui s’ennuie : c’est bel et bien l’impression que donnent un nombre important de films taiwanais, en particulier ceux d’Edward Yang, dont la longueur des films, et de l’action qui s’y déroule, peut parfois décourager le spectateur. Il est clair que le cinéma taiwanais des années 80, et dans une moindre mesure celui des années 90, n’est pas un cinéma qui se destiné au grand public, surtout si l’on se fie aux recettes qu’ils drainent (le top ten des films chinois les plus rentables à Taipei en 1996 est constitué uniquement de films d’action de Hong Kong, tandis que toutes catégories confondues, ce sont les productions hollywoodiennes qui rapportent les plus gros revenus). La majorité ne restent à l’affiche que deux ou trois jours, et sont considérés comme des succès s’ils atteignent la semaine à l’affiche. Leur public, essentiellement des professionnels dans la trentaine d’un niveau d’éducation élevé ne suffit évidemment pas à soutenir l’industrie. Il s’agit encore d’un cinéma élitiste, qui pourrait intéresser tout de même un plus grand nombre de Taiwanais si l’industrie cinématographique locale, contrôlée par les distributeurs tout-puissants n’étouffait pas la créativité des réalisateurs en les confrontant systématiquement aux chiffres des recettes, qu’ils comparent aux recettes des productions hollywoodiennes. Des contentieux plus anciens opposant les réalisateurs de la nouvelle génération aux barons de l’industrie cinématographique taiwanaise, les mêmes qu’à l’époque des films de kung-fu et des drames sentimentaux, sont à l’origine des difficultés actuelles du cinéma taiwanais. Les distributeurs exploitent la production locale de façon assez pernicieuse : proposant un contrat de deux ou trois jours de projection aux réalisateurs, ils s’empressent, sitôt le contrat terminé, de prendre pour prétexte les faibles résultats du film (comment pourrait-il en être autrement après seulement deux jours et sans budget publicitaire) pour racheter les droits du film à bas prix, puis les exploiter en vidéoclub et surtout dans les réseaux de chaînes câblées qu’ils contrôlent également. On comprend mieux le paradoxe qui fait que les films taiwanais remportent un succès à l’étranger qui n’a d’égal que leur échec à domicile. Un indicateur plus fiable que ceux fournis par les circuits de distribution montre que l’appréciation du public taiwanais pour les productions locales est tout autre : le remarquable film de Wang Shau-di Yours and Mine (Wode Shenjingbing), de 1997, n’est resté que trois jours à l’écran, mais a, par la suite, fait partie des dix films les plus loués en vidéoclub pendant six mois. Les réalisateurs taiwanais peuvent donc être rassurés sur leur public, et devraient donc s’unir pour créer leur propre circuit de distribution, qui leur permettrait de contourner l’obstacle des distributeurs existants. En attendant, les récompenses internationales continuent d’affluer sur la production cinématographique taiwanaise, et font taire ses détracteurs.