BOOK REVIEWS

« La mémoire des pierres » de Nie Xinsen

by  Françoise Naour /

Âme chinoise

Nous a-t-on assez rebattu les oreilles (la chute du rideau de fer puis celle du Mur de Berlin aidant, en attendant celle de la Muraille de Chine ou de la murette cubaine) avec la rengaine de « l’âme slave », éternelle, a-historique, résistant à tous les Staline, Krouchtchev et autres Eltsine ? Il fallait donc nous attendre à « l’âme chinoise », immarcescible, blindée extra-fort, contre laquelle les vagues du maoïsme ou du denguisme viendraient, vainement, se briser… Tel est le thème de « La Mémoire des Pierres », n’en déplaise aux révolutionnaires comme aux réformateurs. Et tant pis pour nous s’il n’est jamais question d’« âme périgourdine » ou « allemande », comme dit Montaigne. C’est que la transcendante sagesse du « non-agir », à jamais nous échappera…

Biographie de Nie Xinsen

Né en juin 1948 à Xiangtan (Hunan). En 1965, après des études secondaires, son diplôme en poche, il fut affecté comme ajusteur dans une menuiserie industrielle où il demeura jusqu’en 1978 ; le jour, ouvrier, liseur, la nuit, écrivain à ses heures de loisir puisqu’il commença à écrire en 1969. Nommé en 1978 rédacteur au Zhuzhou ribao (quotidien de la ville de Zhuzhou, Hunan), il vint pour un bref séjour à Pékin en 1984 afin de suivre des cours de perfectionnement (jinxiu) à l’Académie de littérature Luxun. De 1988 à 1990 il séjourna de nouveau à Pékin, suivant des cours de littérature à Beida dont il sortit avec une licence de lettres. Il a repris, depuis 1990, son travail de rédacteur au quotidien de Zhuzhou. Certaines de ses nombreuses nouvelles ont été traduites en français et publiées dans Littérature Chinoise (1989/2 ; 1990/2; 1992/1 et 1997/4). Ses textes s’attachent essentiellement à décrire des vies minuscules dont il suit le destin dérisoire.

Personnage de la Vieille Ville
La mémoire des pierres
(l'Histoire est un cauchemar que je ne veux pas faire)

Nie Xinsen, traduit du chinois par Françoise Naour

La plus ancienne de toutes les ruelles dont le réseau, semblable à une toile d’araignée, piège le cœur de la Vieille Ville, c’est la rue de la Politique Paisible. De chaque côté de cet oxymoron, à touche-touche, se bousculent boutiques, échoppes, gargotes, marchands de papier, ateliers de serrurerie, cliniques pour parapluies, toute une fête pour les yeux… Mais, selon le cours plus ou moins chaotique des dernières décennies, où l’on a pu voir le privé devenir public, puis l’inverse, sans que pour autant cesse le commerce, toutes ces boutiques ont maintes fois changé de mains ou de nom, comme changent les fleurs au fil des saisons. Seule entre toutes, « La Mémoire des Pierres » est demeurée telle quelle, immuable, ne changeant ni son enseigne, ni son aménagement, ni ses marchandises. Quant à Yan, le propriétaire, qu’est-il d’autre qu’une très vieille pierre, défiant le temps ?

C’est, dit-on, à la veille de la Libération que Yan-la-Vieille-Pierre a hérité de cette boutique, où la famille Yan exerçait son art depuis des générations. « La-Vieille-Pierre » n’est pas, bien sûr, son vrai patronyme, mais, dans la rue, tous l’appellent ainsi et il s’en satisfait, au point que c’est ce nom qui est inscrit sur son hukou1. On ne lui connaît ni frères, ni sœurs, ni parents, ni amis ; il est petit et maigre, avec un visage étroit et long, à la peau verdâtre, où deux tout petits yeux brillent d’un éclat minéral. Avare de paroles, peu sociable, il reste sur son quant à soi. Célibataire, cela va sans dire, on dirait le fantôme d’une boutique hantée, tant il semble flotter quand il s’y déplace, de son pas léger, silencieux. Toujours de noir vêtu, de la tête aux pieds, hiver comme été, année après année, on le trouve lugubre.

La boutique, trois mètres sur trois au sol, est coiffée d’une petite mansarde où dort Yan-la-Vieille-Pierre : là, personne n’est jamais entré. Derrière la boutique, une courette, minuscule. Les deux piliers de la façade portent chacun une calligraphie, à la manière de Yan Zhenqing2, en grands caractères, rouge sur fond or : « YAN-MEMOIRE DES PIERRES » — « PIERRES A ENCRE- ARDOISES D’ECOLIER- PIERRES A AIGUISER ». On raconte que ces inscriptions sont l’œuvre d’un lointain ancêtre de Yan-la-Vieille-Pierre. Quoi qu’il en soit, chaque été, avec la même ardeur que d’autres mettent à préparer le Nouvel An, l’héritier nettoie minutieusement le fond or et repeint en rouge, amoureusement, chaque caractère, de temps en temps prenant du recul pour mieux jouir du spectacle, et chaque fois, extatique.

Pierres à encre, pierres à aiguiser, ardoises et crayons d’ardoise, « La Mémoire des Pierres » n’a rien d’autre à offrir au client. Les petits enfants du siècle ne savent plus ce que sont ardoises et crayons d’ardoise : où en verraient-ils, ailleurs qu’au musée ? C’étaient pourtant des outils indispensables à l’écolier : l’ardoise, de la taille d’un livre, au cœur doucement lisse dans son cadre de bois ; le crayon d’ardoise, fuseau de pierre tendrement appointé, pour écrire et récrire sans fin, après qu’on a effacé. Naguère, il n’y a que quelques dizaines d’années, seuls les richards utilisaient des cahiers ! Les autres copiaient sur l’ardoise les devoirs dictés par l’instituteur : au recto, les exercices de langue ; au verso, le calcul ; sur le chemin de l’école, on veillait avec la plus grande attention sur son ardoise : fragile, elle ne devait pas tomber ; et quel malheur, si la pluie venait à l’effacer ! A l’école, le maître, avant de commencer les leçons du jour, corrigeait les ardoises, c’était croix ou zéro. La note une fois relevée, on effaçait… Et c’était bien ainsi…

A quelques pas de « La Mémoire des Pierres », il y a une école primaire : avant la Libération, c’était « L’Ecole du Bonheur » ; après, elle avait été rebaptisée « Ecole de la Politique Paisible ». Tout le matériel scolaire des élèves, quel que fût le nom de l’établissement (encriers, ardoises, crayons d’ardoise…) provenait de la même boutique et c’est pourquoi, devant le comptoir, il y avait toujours foule d’enfants empressés. Ce n’est pas pour autant que le visage de Yan-la-Vieille-Pierre se fendait d’un sourire avenant, mais, dans sa bouche, même les propos du petit négoce ne manquaient jamais de quelque grandeur : « Qu’est-ce qui vous fait défaut ? Voilà ce que je puis vous proposer… » Impavide, il demeurait assis à côté du comptoir, creusant dans les pierres à encre la cavité où l’on doit verser l’eau, polissant les ardoises jusqu’à ce qu’elles fussent lisses comme une joue de bébé.

A l’époque, les élèves, passionnés par les films d’espionnage et les histoires d’agent secret, que jugeait bon de leur raconter l’instituteur, trouvaient à Yan-la-Vieille-Pierre une vraie tête d’OSS et de là déduisaient que sa courette, à coup sûr, abritait un poste émetteur-récepteur et une foultitude d’armes ultra-secrètes en pièces détachées. Un beau jour, quelques-uns de ces galopins amateurs de romans d’espionnage se présentèrent à la boutique sous le prétexte d’y acheter des ardoises ; en ayant examiné plusieurs, ils déclarèrent qu’elles n’étaient pas à leur goût, puis, leur prétendue déception suscitant une petite échauffourée, ils se ruèrent dans la petite cour, lieu supposé des activités de l’Officier des Services Secrets. Mais ils ne trouvèrent là qu’un amoncellement de pierres — des rouges, des blanches —, des tas d’ardoises, des piles d’encriers, de pierres à aiguiser, de crayons d’ardoise… Et le vieux Yan, froidement ironique, leur disant : « Choisissez donc ! », avant de retourner s’asseoir, impassible, près de son comptoir. Il n’en fallut pas plus pour que le contre-espionnage en herbe se disloquât instantanément, en une fuite éperdue… Une autre fois, ce fut le gong solennel de l’avènement de la propriété mixte3, semi-publique, semi-privée, qui retentit par toute la ville. Des individus, trop imposants pour n’être pas des dirigeants, s’en vinrent prendre langue avec Yan-la-Vieille-Pierre : n’était-il pas enthousiaste à l’idée de coopérer avec l’Etat ? Yan, qui n’avait alors qu’un peu plus de trente ans, en paraissait deux ou trois fois plus, tant il était malingre, souffreteux… « Regardez-moi ! répondit-il aux représentants patentés du Progrès Social. Combien de temps me donnez-vous encore à vivre, fait comme je suis ? Que pourrais-je apporter d’autre à l’Etat que des ennuis ? Laissez-moi donc me débrouiller seul pour mon pauvre gagne-pain ! » Là-dessus, sa tirade achevée, il referma ses petits yeux et l’on n’en put rien tirer de plus. Il demeura donc, indécrottablement, un petit commerçant privé…

Tout le jour, il tenait boutique et, si nul chaland ne venait l’honorer d’une commande, il creusait au burin les cavités des encriers, polissait les ardoises. La nuit, boutique fermée, il sciait des pierres dans sa courette ou en sculptait dans sa soupente, ce qui fait que le cri grinçant de ses outils se faisait entendre bien après minuit, triste chanson énigmatique d’un vieux célibataire.

Que gagnait-il ? Presque rien… Les élèves délaissaient les ardoises et les crayons qui vont avec, n’utilisaient que rarement l’encrier ; quant aux pierres à aiguiser, elles étaient pratiquement inusables. Au total, donc, ce commerce-fantôme rapportait tout juste de quoi survivre à son spectral propriétaire. Frugal était son ordinaire, beaucoup de légumes, fort peu de viande. On ne lui avait jamais connu d’autres vêtements, sans âge ni mode, que sa veste à boutons de coton, à col rond, pantalon assorti, le tout d’un noir terne, fané, éteint, sinistre.

Les années passaient, les mouvements politiques, comme les flots d’une marée, se succédaient, l’un noyant l’autre ; mais bien que Yan fût toujours l’objet de la vigilance suspicieuse de ses voisins, jamais il n’offrit le moindre prétexte à quelqu’un de ces « expéditions punitives » dont l’Histoire est friande. Il ne lisait ni livre ni journal, ne savait pas écrire, ne fréquentait guère ses semblables, ne disait pas vingt mots par an. Si le Comité de Quartier l’informait qu’il y avait une réunion, ponctuellement, il s’y rendait et, non moins ponctuellement, la quittait sitôt terminée. Yan était comme une pierre, bien plate, bien polie, à la surface parfaitement lisse, et sa boutique, « La Mémoire des Pierres », opiniâtrement enchâssée dans sa ruelle, finit par devenir le symbole de la résistance à la réalité… La Grande Révolution Culturelle ne devait pas épargner la plus petite ruelle et, un jour, une bande de Gardes Rouges vint s’en prendre à « La Mémoire des Pierres » : à coups de grands balais trempés dans la peinture noire, on barbouilla les inscriptions des deux piliers avant d’y ajouter, au couteau, quelques entailles du meilleur effet. Après quoi, la tête encore plus haute, on partit pour de nouvelles aventures… Cependant, faute d’avoir trouvé d’assez bonnes raisons pour le faire, on ne rossa même pas Yan-la-Vieille-Pierre ! Ni propriétaire foncier, ni paysan riche, ni contre-révolutionnaire, ni mauvais élément, ni droitier, ni bourgeois, il ne pouvait décemment figurer au tableau de chasse des ennemis de classe ! Quant à l’intéressé, pendant toute la durée de cette cérémonie de purification culturelle, il demeura dans sa boutique, immobile comme la pierre de son nom, le visage vide de toute expression.

Cependant, dès que les justiciers rouges eurent tourné les talons, Yan courut remplir un baquet d’eau et, frottant comme un forcené, fit disparaître la peinture noire toute fraîche ; puis, s’étant procuré deux pots de peinture — couleur rouge, couleur or —, il releva ses manches et entreprit de rendre aux deux piliers leur aspect antérieur, caractères rouges sur fond or. Certaines entailles étant trop profondes pour être dissimulées sous la peinture, il dut se résigner à les laisser ouvertes, comme autant de séquelles visibles d’un mal profond.

Le lendemain même, les Gardes Rouges réitérèrent leur forfait, et, tout comme la veille, Yan-la-Vieille-Pierre, avec une obstination égale, restaura ses piliers, à grand renfort de rouge et d’or. Un Garde Rouge, dissimulé non loin de là, en sentinelle, prit Yan en flagrant délit : il le jeta à terre, le roua de coups, sans que sa victime consentît à desserrer les dents. Lorsque le Garde Rouge, sa tâche accomplie, s’en alla, le vieillard se releva et, encore tout chancelant, poursuivit son travail sacré…

Il n’était guère gênant, ce solitaire, simple homme du peuple, et même les plus féroces des Gardes Rouges ne purent se décider à le « liquider » pour de bon : au nom de quels arguments auraient-ils justifié sa mise à mort ? Enfin, la Révolution Culturelle se termina, et les mœurs changèrent alors de façon si imprévue, si radicale, que la société en devint méconnaissable…

Yan-la-Vieille-Pierre, vieux à tout âge, finit par vieillir pour de bon : il ne pouvait plus scier ni tailler les pierres… On vint lui proposer de louer sa boutique pour y faire commerce d’ordinateurs, de calculatrices électroniques, ou toutes autres merveilles de ce genre, contre cinq cents yuans par mois. Il allait de soi qu’une telle mutation entraînerait un changement d’enseigne, qu’il faudrait rénover la façade, et cætera. La réponse du vieux Yan tint en une seule phrase : « Quand bien même vous me donneriez dix fois plus, je ne louerais pas… » N’avait-il pas dans sa courette assez de matériaux pour subsister jusqu’à la fin de ses jours ? Et, comme on l’avait toujours vu faire, il demeura assis à côté de son comptoir, dans l’attente impassible que le Dieu-client l’honorât d’une commande… Le monde n’avait pas été trop dur pour lui, il avait pu vivre comme il l’entendait, rester lui-même.

La soudaineté de sa mort lui épargna toute souffrance. Depuis longtemps déjà, il avait mis de côté l’argent de ses obsèques. Ce fut le Comité de Quartier qui prit en charge l’organisation des funérailles.

« La Mémoire des Pierres », reconnue propriété privée, non seulement ne pouvait être légalement louée mais encore occupée par qui que ce fût. Dans son testament, Yan-la-Vieille-Pierre stipulait qu’après sa mort, la boutique reviendrait à un neveu éloigné, lequel, l’échéance n’étant pas mieux précisée, viendrait un jour en prendre possession.

La porte de la boutique, depuis, reste close. Les inscriptions des deux piliers de la façade, malgré le vent, malgré la pluie, comme autrefois continuent d’attirer le regard des passants.

Yan-la-Vieille-Pierre est-il vraiment mort ? Il est permis d’en douter. Jusqu’à ce jour, son lointain neveu ne s’est pas encore présenté. Qui sait s’il existe vraiment ?

« La Mémoire des Pierres » semble donc devoir durer éternellement. Quant à Yan-la-Vieille-Pierre, ne possédait-il pas, dans son indifférence à l’Histoire, la vraie sagesse, celle des pierres ?

Nouvelle parue in Qingming, nov./déc., juin 1997, pp. 143-145.