BOOK REVIEWS

L’effondrement du système de santé rural

La réalité quotidienne des campagnes chinoises est un terrain peu exploré, compte tenu de son immensité et de sa diversité. L’impact des réformes de Deng Xiaoping est surtout connu dans ses aspects positifs : développement de la production agricole, de l’industrie, enrichissement des « paysans aux dix mille yuans », etc. Charlotte Cailliez, doctorante à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, a entrepris des recherches sur un sujet moins réjouissant : l’état actuel du système de santé rural. L’article qui suit constitue un premier résultat de ce travail, fondé sur plusieurs enquêtes de terrain effectuées dans des régions pauvres de Chine. Pour protéger l’anonymat de certaines personnes, plusieurs noms de lieux ont été modifiés.

Charlotte Cailliez

Aujourd’hui, la façade rutilante et prospère de la Chine des villes se lézarde et la crise sociale qui se profile focalise l’attention. Mais derrière l’épais rideau de la propagande et de l’indifférence se joue un drame méconnu : la paupérisation, la régression sociale des campagnes de l’intérieur. Au pied des buildings de verre que l’on continue d’ériger, qui sont ces pauvres bougres traînant des charges énormes comme les coolies d’autrefois, ces vendeurs de patates douces engourdis dans l’hiver glacé, ces enfants hirsutes pelotonnés dans les recoins des gares ? De quel quart-monde viennent-ils ? De la campagne.

Certes, la décollectivisation des campagnes qui a inauguré l’ère des réformes a suscité l’adhésion massive des paysans et libéré une formidable énergie. L’on a assisté à un véritable décollage de la production qui a augmenté de 6,2 % en moyenne entre 1979 et 1988, comparé à 2,7 % entre 1953 et 1978 (1). Le développement rapide des « entreprises de bourgs et de cantons » (xiangzhen qiye) a joué un rôle majeur dans la hausse du niveau de vie des paysans chinois. Leur part dans la production rurale totale est passée de 31 % en 1980 à 47 % en 1986. Elles sont aussi la plus grosse source de revenu des gouvernements locaux : en 1987, elles rapportaient trois fois plus que les taxes sur la terre (2). Malheureusement, leur répartition très inégale n’est significative que dans la partie orientale du pays. Les paysans pauvres du centre et de l’ouest voient ainsi leur situation s’aggraver : ils sont exclus de l’enrichissement et se sentent abandonnés à leur sort. Avec la décollectivisation, l’Etat s’est doublement désengagé du monde rural : les services sociaux, notamment la santé et l’éducation, qu’il assurait par le biais des communes populaires, ont été balayés avec elles, tandis qu’il a confié la responsabilité financière des activités sociales aux gouvernements locaux. Les régions pauvres ne sont plus à même de fournir à leurs habitants un minimum de service public. Ce qui a été gagné en flexibilité a été perdu en capacité de coordination et de redistribution. Ainsi, dans nombre de campagnes chinoises, l’Etat, de pourvoyeur de services est trop souvent devenu prédateur car les paysans pauvres, spoliés de leurs droits les plus fondamentaux, sont accablés de taxes. Dans toute la Chine de l’intérieur, ils sont les grands perdants des réformes. Le système de santé rural n’a pas échappé à la tourmente : il est sous-financé et doit trouver lui-même ses sources de revenus. Il est devenu payant et a négligé tous les aspects non lucratifs de sa mission. Déliquescent dans le monde rural, à l’exception des régions côtières, il est fantomatique dans les régions pauvres.

Prévention et santé pour tous

La Chine d’avant la Révolution était un désert sanitaire et la population en proie à la maladie. L’espérance de vie était de 35 ans. En moins de trois décennies, elle a mis en place un système de santé cohérent, couvrant la grande majorité des ruraux. C’est une réussite structurelle calquée sur l’organisation politique du régime avec des ramifications jusqu’au cœur des villages. Cette organisation est restée inchangée jusqu’à nos jours. Le ministère de la santé assume l’autorité générale sur tout le système de santé. Chaque niveau de gouvernement a un bureau de santé publique qui est responsable devant le gouvernement correspondant et devant le bureau de santé de l’échelon supérieur. Le maillage sanitaire de la Chine rurale est dit « système des trois niveaux ». Il commence au district qui applique les politiques nationales, gère un certain nombre d’institutions (hôpital général, station anti-épidémique, institut de formation, etc.) et supervise les échelons inférieurs. Le deuxième échelon correspond aux centres de santé des communes populaires (et par la suite des cantons) : c’est le plus bas niveau où l’on trouve des médecins qualifiés. Le dernier niveau, c’est le médecin de village. Il recueille les données sanitaires, organise les vaccinations et pourvoie aux soins de santé de base. Ainsi chaque niveau supervise le niveau inférieur et réfère les malades qu’il est incapable de prendre en charge. La caractéristique la plus fondamentale de ce système a été sa capacité à offrir à l’ensemble de la population l’accès à des soins de santé primaires et à des services de prévention et d’éducation sanitaire efficients. Il devint un modèle pour tout le tiers monde, applaudi par les grandes organisations internationales (3). Ce système fut complété efficacement pendant la Révolution culturelle, sublimé par l’utopie pastorale : Mao relança la construction d’hôpitaux ruraux, instaura la gratuité des soins par le biais des coopératives médicales rurales gérées par les communes et surtout déploya le fameux corps « des médecins aux pieds nus »… pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur, c’est bien sûr une politique généreuse de santé pour tous, l’image romantique qui a fait vibrer l’Occident. Le pire, ce sont des médecins très peu formés dont la pureté politique tenait lieu de compétences, ainsi qu’une pénurie générale de médicaments et d’équipements. Néanmoins, à l’aube des réformes économiques, les grandes épidémies et les fléaux sanitaires endémiques ont été jugulés grâce à des campagnes sanitaires de masse et des campagnes de vaccination régulières. Les taux de mortalité maternelle et infantile devenaient avouables et l’espérance de vie était passée de 35 ans en 1949 à 69 ans à la fin des années 70.

L’échec de la réforme

Les conditions optimales semblaient réunies pour que l’avènement des réformes et une croissance à deux chiffres provoquent une véritable transition sanitaire. C’est le contraire qui s’est produit. Les taux de prévalence des maladies infectieuses comme l’hépatite et la tuberculose, qui n’avaient pas cessé de diminuer, augmentent depuis le milieu des années 80, comme le taux de mortalité infantile, considéré par les spécialistes de la santé publique comme un indicateur fondamental. Rapporté officiellement à 34,7 ‰ en 1981 et à 37 ‰ en 1992 (4), il est actuellement estimé par l’UNICEF à 52 ‰. Un écart considérable s’est creusé entre les régions développées et le reste du pays, puisqu’on constate un taux de mortalité infantile quatre fois supérieur dans les régions pauvres. Sous le système collectif, 90 % de la population rurale faisait partie de coopératives médicales, sorte d’assurance de base qui, pour un versement forfaitaire, garantissait au paysan la prise en charge des soins en cas de maladie. Avec la décollectivisation, les gouvernements de cantons n’ont pas voulu en assumer la responsabilité et elles couvrent à présent moins de 10 % des ruraux. Parallèlement, au milieu des années 80, la Chine a entrepris une réforme de la santé (yiliao gaige), qui repose sur le paiement par les patients, la décentralisation et la privatisation. Ayant réformé son système fiscal, l’état a dû faire face à une grosse baisse de ses revenus : la part revenant au budget central dans le revenu fiscal total est passée de 64 % en 1980 à 48 % en 1991 (5). En 1987, les provinces ont diminué de 18 % leurs subventions à la santé, l’investissement déjà faible du ministère pour les médecins de village a baissé de 45 % en termes réels entre 1979 et 1987 (6). Ce sont les citadins qui bénéficient le plus des fonds pour la santé (7) : tandis que les paysans ne sont plus assurés, les dépenses liées à l’assurance gouvernementale des employés des villes ont augmenté de 30 % par an en moyenne et 15 % de la population absorbent environ 60 % des dépenses publiques pour la santé. Si Mao avait axé le travail de santé sur les campagnes et chanté la gloire du médecin aux pieds nus, aujourd’hui, le monde rural qui abrite encore les trois quarts de la population, ne reçoit que la portion congrue : l’allocation budgétaire pour la santé rurale représentait 21 % du budget total de la santé en 1978, 10 % en 1991 (8).

Cette privatisation anarchique, plaquée sur un système extrêmement hiérarchisé et politisé, a réduit à néant sa cohérence et son efficacité. Elle est en contradiction profonde avec la nature du système et a engendré des catastrophes en chaîne, comme la perte de l’accès aux soins, l’accroissement des inégalités, le sous-financement, la détérioration des bâtiments et équipements qui datent des années 60, l’abandon de la prévention… Le système de santé rural est en déshérence. La contribution de l’Etat étant désormais subalterne, les directeurs d’hôpitaux sont tenus de rentabiliser leurs structures. La rationalisation de la gestion qui en découle constitue certes un progrès, mais le sacrifice de la prévention au profit des services curatifs plus lucratifs est gravement dommageable. Les prix des consultations sont toujours fixés par l’Etat à un niveau très faible et le profit se fait essentiellement sur la vente des médicaments qui permet de dégager une marge bénéficiaire d’environ 15 %. La surprescription est devenue un problème majeur avec l’utilisation quasi systématique des injections, l’abus d’antibiotiques et de corticoïdes. Il va sans dire que cette autononomie financière a sérieusement miné la capacité des gouvernements et des bureaux de santé à réguler les pratiques médicales. Ainsi, un médecin de village formé en quelques mois, peut prescrire n’importe quel médicament, à l’exception toutefois des narcotiques lourds. Durant les années 60 et 70, les services de santé ruraux étaient extrêmement politisés. Les travailleurs de la santé non seulement délivraient un service, mais étaient aussi les leaders politiques des campagnes de santé publique. Les membres des communes prenaient tous part à ces activités pour montrer leur obéissance au Parti et parce qu’ils étaient payés pour cela en points-travail. Depuis l’instauration des contrats d’exploitation familiale (baochan daohu), il n’est plus possible de mobiliser les gens sans les rétribuer. Ainsi, il n’y a presque plus de campagnes de masse et le travail sanitaire sur l’environnement est largement négligé. Les trois-quarts des fonds des services de santé proviennent à présent des malades et le système de contrôle passé n’a pas été remplacé par d’autres formes de régulation telles que des corps professionnels ou des systèmes formels permettant le contrôle sanitaire de la communauté. Le système de santé ne fonctionne plus comme un service public mais se soumet entièrement aux contraintes économiques. Dès lors, les maladies épidémiques et infectieuses sont en recrudescence. La tuberculose et le tétanos néo-natal, dont la vaccination est théoriquement gratuite et obligatoire tuent plus de 200 000 enfants par an. Hépatite, tuberculose et sida connaissent une expansion incontrôlable, faute de prévention efficace, de traitements abordables et d’éducation sanitaire. Lors des grandes inondations de 1994, le choléra a tué plus de 1 500 personnes à travers les provinces touchées. A cette occasion, le ministère de la santé a annoncé une augmentation de 49,2 % des épidémies hémorragiques et 47,9 % des encéphalites.Toujours d’après le ministère, la Chine compte 20 000 lépreux et 4 000 nouveaux cas apparaissent chaque année (9).

Inégalités accrues

A l’image du développement chinois, les différences sanitaires inter et intra-régionales se sont creusées. La conséquence la plus préoccupante est la perte de l’accès aux soins pour les plus pauvres. Pour une famille gagnant 500 yuans par an, une hospitalisation équivaut en moyenne à 30 % des revenus du foyer, si tant est qu’elle puisse avancer la caution, allant de 1 500 à 3 000 yuans à partir du district. Dans tel district pauvre, 48 % des personnes référées à l’hôpital s’abstiennent tout simplement d’y aller ; sur 151 personnes décédées dans un district pauvre, seulement quatre avaient eu un contact avec un travailleur de santé durant la période précédant immédiatement leur mort (10). Le quart le plus pauvre de la population rurale représente seulement 4 % des dépenses de santé en 1993 (11). En règle générale, parmi les trois niveaux qui forment le système de soins rural, l’hôpital de district n’est accessible qu’aux paysans riches. En effet, pour générer des bénéfices, il focalise ses investissements sur des équipements sophistiqués et les coûts sont montés en flèche. En réalité, leurs services sont destinés aux assurés sociaux urbains. D’après une enquête, une admission à l’hôpital de district équivaut à 57 % du revenu annuel moyen par personne à Shibing au Guizhou, à 95 % à Shunyi au Shaanxi. Le coût de l’admission a augmenté en termes réels de 40 % entre 1990 et 1992 (12). Les cliniques de communes sont dans la plus mauvaise situation, leurs équipements sont vétustes et leurs bâtiments souvent délabrés et dangereux. Elles ont du mal à payer les salaires et ne peuvent assurer leur maintenance. Nombre d’entre elles ont fait faillite : 14 % ont fermé entre 1980 et 1988 (13). Au Jiangxi, une enquête approfondie, portant sur neuf cantons (14), montre que toutes ces structures datent des années 60 et 70, et sont en mauvais état : environ un tiers des bâtiments sert à présent de logement au personnel. Leurs revenus dérivent largement de la vente des médicaments, qui constituent aussi leur plus grosse dépense : 70 %, comparé aux fonds consacrés à la formation du personnel et à la maintenance : respectivement 0,15 % et 1,8 %. Des entretiens avec les médecins révèlent que 80 % d’entre eux souhaitent partir, essentiellement à cause des bas salaires, environ 100 yuans de salaire de base, ce qui est inférieur aux revenus des paysans des environs et à ceux des médecins de village. Quant au dispensaire de village, il est l’acteur essentiel de la médecine rurale pour ce qui concerne la prévention et la prise en charge des maladies courantes. Là encore, la situation est grave. De nombreux villages n’ont plus les moyens de salarier leurs travailleurs de santé. Ces derniers gagnent désormais leur vie en revendant des médicaments et en se consacrant à d’autres activités. Ils sont devenus des praticiens privés. Auparavant, ils étaient rétribués en points-travail par les brigades et les communes et se chargeaient de l’éducation sanitaire des populations, du recueil des données épidémiologiques, du contrôle de l’eau et des vecteurs, des campagnes de vaccination et de la protection maternelle et infantile. Ce volet préventif, essentiel pour la lutte contre les épidémies et la progression du statut sanitaire des villages, s’est considérablement réduit faute de fonds publics. Dans les régions pauvres, la plupart de ces praticiens ne parviennent pas à vivre de l’activité médicale et dans les villages étudiés au Jiangxi, les médecins tirent plus de 50 % de leurs revenus du travail de la terre. Sous-financés, peu formés, découragés, nombre d’entre eux ont tout simplement baissé les bras. Ils étaient 5,5 millions en 1978, 1,7 million en 1988 (15).

Etude de cas : Province du Guangxi, district de Changrong, canton de Dayun

Le Guangxi est une province côtière mais la majorité de la population vit dans des zones de montagne. Région autonome à majorité zhuang, elle compte aussi des Miao, des Yao et des Dong pour l’essentiel. Commerce, industrie, investissements étrangers se concentrent autour des grands centres urbains et dans les zones rurales de l’est et du sud qui profitent du développement économique du Guangdong limitrophe. Ailleurs, au nord et à l’ouest, c’est le dénuement. Au « premier niveau », le bureau de santé du xian, les statistiques sont encourageantes, l’organigramme intact ; mais l’exploration des deux autres confirmera sa vacuité : station anti-épidémique et centre de protection maternelle et infantile se détournent eux aussi de leur mission pour assurer leur survie et proposent des services spécialisés payants. Quant à l’hôpital de la ville, bien équipé, il est hors de portée financière de la plupart des villageois de cette zone classée pauvre (16). Les cliniques de cantons sont presque toutes dans un état désastreux, pourtant, chacune d’entre elles couvre une population d’environ 20 000 personnes. Sur les cinq visitées, deux sont totalement délabrées : trous dans le toit, infiltrations, fissures. La plupart des équipements datent des années 60, tout est abîmé, cassé, rouillé. A l’hôpital de Changrong, chaque accouchement est à risque car le toit est sur le point de s’effondrer. A côté, un bloc opératoire qui a dû avoir ses heures de gloire n’est plus utilisé depuis des années. De vieux instruments de chirurgie sont conservés dans une armoire, car plus personne ne sait s’en servir. Ces structures doivent générer leurs fonds elles-mêmes. Les autorités sanitaires contribuent uniquement à la prévention en fournissant gratuitement les vaccins et certains médicaments comme la chloroquine, afin de lutter contre le paludisme. Les gouvernements de canton paient environ 80 % des salaires du personnel qui varient entre 200 et 280 yuans par mois. Ils sont très irrégulièrement perçus avec des retards de quatre à six mois. Les médecins, environ dix par centre, ont en général reçu une formation médicale de trois ans à l’école de santé de la préfecture, elle aussi délabrée suite à de multiples inondations, et au bord de la faillite.

Les recommandations de l’OMS ne sont pas respectées dans la prise en charge des maladies courantes (diarrhées, infections respiratoires, fièvres, tuberculose…) Pour une toux banale, on trouvera couramment une polyantibiothérapie, un pansement gastrique pour atténuer les effets secondaires des antibiotiques, des vitamines… invariablement, le patient sera perfusé. Le recueil des données épidémiologiques est inexistant et l’on se demande d’où sortent les statistiques que fournit le bureau de santé. Les patients sont très peu nombreux par rapport à la population ; il est clair que ces structures ont perdu leur crédibilité. Les paysans attendent généralement le dernier moment pour se faire soigner : ils arrivent souvent à l’hôpital dans un état grave, les médecins sont alors incapables de faire face, et, à cause du manque d’argent, la référence au district est rarement possible. Les drames font ainsi souvent partie du quotidien. Notons que la majorité des patients sont des hommes d’âge moyen ; on soigne en priorité la force de travail ; les enfants ne représentent que 15 % des patients. Le canton de Dayun où nous avons séjourné, est le dernier au bout de la vallée : la piste s’arrête là. Un peu plus loin derrière les montagnes, c’est l’inconnu, l’étranger… une autre province. A ma première visite en mai 1997, la piste n’était plus praticable, les prémisses de la saison des pluies l’avaient déjà endommagée : aux cinq heures parcourues sur une route défoncée depuis le district, s’ajouta donc une petite journée de bateau. La commune compte huit villages administratifs pour un total de 35 villages naturels dispersés dans les montagnes. Selon les critères nationaux de pauvreté, 74,3 % des familles sont en-dessous du seuil de pauvreté national (moins de 500 yuans), dont 21,2 % en-dessous du seuil d’extrême pauvreté (moins de 300 yuans par an) (17).

Ces revenus proviennent de la culture du riz, du manioc, des patates douces, et de l’exploitation du bois. Ce sont des cultures en terrasse gagnées sur la montagne. Une seule récolte annelle est possible et l’intégralité de la population manque de grains : aucun foyer villageois ne parvient à faire la soudure et c’est la pénurie pendant trois à quatre mois pour 70 % des habitants, pendant un à deux mois pour les 30 % restant. La moitié de la population est analphabète. La commune emploie 361 fonctionnaires, ce qui représente une masse salariale mensuelle de 80 000 yuans. En mai, ils n’avaient pas été payés depuis janvier. A l’hôpital de Dayun, on est d’emblée surpris par l’inactivité : dans le grand hall d’entrée qui fait souvent office de salle de consultation, et parfois de disco le soir, les malades sont rares. Les femmes brodent, les enfants jouent… Quand un patient survient, les palabres vont bon train, le prochain client n’est pas pour tout de suite, alors on affine le diagnostic, on traduit du mandarin au dialecte Miao et vice versa, et selon les capacités financières du malade, on élabore une prescription qui puisse rapporter un peu à l’hôpital. Globalement, l’hôpital reçoit 60 % de son budget du gouvernement et s’arrange pour combler les 40 % restants. D’autre part, le personnel cultive des potagers et élève des poules et des cochons pour se nourrir. Une consultation assortie d’un traitement revient en moyenne à 30 yuans et une hospitalisation à 300. Autrefois, un fonds gouvernemental permettait aux indigents d’avoir tout de même accès aux soins. Il n’existe plus. Comme partout, le recours aux produits injectables est systématique. Les médecins locaux reconnaissent l’inutilité de certaines perfusions qu’ils justifient par l’attente des malades : ils ne cherchent pas ou plus à faire de l’éducation sanitaire. Beaucoup de patients commencent un traitement injectable qu’ils ne peuvent mener à terme faute d’argent. Pourquoi ne pas prescrire un traitement oral complet, moins cher, qui aurait tout de même l’avantage de guérir les gens et de regagner leur confiance ? Leur réaction est pour le moins dubitative. Compte tenu de la dette de l’hôpital (30 000 yuans), des salaires non versés, les employés craignent la faillite pure et simple… et, s’ils se contentent de peu, nous dit le directeur, ils ont tout de même besoin de manger. Une vingtaine de personnes sont hospitalisées par mois, et beaucoup ne peuvent pas payer. Certains patients s’enfuient la nuit, d’autres quittent l’hôpital prématurément avec quelques conseils pour tout viatique. Les personnes a dressées à l’hôpital de district seraient de 15 à 20 par an, et, parmi elles, seulement 5 à 10 y séjourneraient. Les raisons de ce faible taux sont bien sûr financières et les difficultés pour atteindre le chef-lieu du district (10 heures de route, dont six sur une piste pas toujours praticable) ne facilitent pas les choses. Au niveau préventif, les vaccinations sont gratuites à l’hôpital, mais une participation de cinq mao est demandée aux familles par les médecins de village qui ne sont plus rémunérés pour ce travail. Certains d’entre eux estiment que depuis que la vaccination est payante, le taux de couverture serait inférieur à 50 %.

Dans les villages

Pour atteindre les villages environnants, il faut compter entre deux et six heures de marche dans la montagne. Sur les chemins escarpés qui serpentent entre forêts et petites rizières, dûment accompagnés par le secrétaire du Parti et le directeur de l’hôpital, nous voyons des paysans au travail, mais aussi beaucoup d’enfants dans les champs, portant la palanche, ou trottinant derrière un petit troupeau de vaches. La corvée d’eau est généralement assumée par les femmes et les filles. Du village de Yalu, par exemple, il faut deux heures de marche quotidiennes pour atteindre la source durant la bonne saison, six à huit heures en saison sèche avec une trentaine de kilos comme charge. A l’arrivée au village, tous les enfants accourent : ils sont très nombreux, pieds nus et sales. Dans le village de Jixing, le directeur de l’école affirme (devant le secrétaire du Parti du canton) que le taux de scolarité est de l’ordre de 70 %. Mais ce même secrétaire corrigera un peu plus tard sans avancer de chiffres : le taux est beaucoup plus faible, car les frais de scolarité, d’environ 120 yuans par semestre, sont entièrement à la charge des familles. Selon le directeur de l’hôpital, beaucoup de jeunes ne savent plus parler le chinois, en dépit de la présence d’écoles dans chaque village administratif. Le taux de migrations économiques est estimé à 15-20 % par les autorités locales. Ce sont des jeunes qui partent en bande, confiant leur sort à l’un d’entre eux, celui qui parle le mandarin. Le médecin du village de Jixing, qui consulte chez lui, dispose pour tout équipement de quelques seringues et d’un stéthoscope ; sa pharmacie est bien fournie. De son propre avis, son problème principal est le manque de connaissances : il a été formé en sept mois et s’avoue incapable de prendre en charge les pathologies courantes auxquelles il est confronté. Il achète lui-même les médicaments et a du mal à rentrer dans ses fonds. Trois autres médecins rencontrés au canton déclarent que leur activité médicale leur coûte de l’argent. A Yalu, village administratif dont dépendent trois villages naturels, la pauvreté est plus criante. Le médecin consulte dans un recoin insalubre. Son matériel, seringues et aiguilles, est en mauvais état. Dans sa valise de médecin qui doit dater de la Révolution culturelle, il n’y a ni thermomètre ni stéthoscope… seulement quelques antibiotiques injectables, périmés pour la plupart. La formation de ces médecins, souvent fractionnée, va de quelques mois à un an. Elle a lieu au canton ou par correspondance. Leur formation clinique, au chevet du malade, est très limitée et ils ne savent ni interroger, ni examiner, ni ausculter les patients. Ils ne tiennent aucun registre, hormis celui des dettes des malades. Certains d’entre eux sont à peine alphabétisés et il serait donc vain de tenter une formation plus poussée. S’ils parviennent à soigner les diarrhées et infections respiratoires, d’autres maladies infantiles courantes comme des parasitoses, des anémies et des malnutritions chroniques, ne sont pas prises en charge. La situation de Dayun est caractéristique de l’impasse du système de santé dans les régions pauvres. Tous les problèmes que nous avons évoqués s’y retrouvent portés à leur paroxysme et l’on voit bien que la racine du mal est d’ordre économique. Comment rendre l’accès aux soins à des villageois aux ressources si limitées ? Comment améliorer la situation sanitaire sans un approvisionnement correct en eau ? Comment revitaliser le système des trois niveaux sans route ?

Maladie et pauvreté : fragments d’enquête sociale

La fin du rêve de santé pour tous participe activement à la précarisation des populations les plus vulnérables. D’après le ministère de la santé, 20 à 30 % des foyers ruraux pauvres sont atteints par des maladies graves et la moitié des paysans pauvres sont réduits à la misère à cause de la maladie (18). Dans ces régions, environ 60 enfants sur mille meurent de malnutrition (19). De nombreux villages n’ont plus, ou n’ont jamais eu, de personnel médical. Une organisation non gouvernementale, Amity Foundation, a recensé dans 320 districts pauvres de six provinces de Chine (Gansu, Qinghai, Sichuan, Yunnan, Guizhou, Guangxi), 15 407 villages sans aucune présence médicale. Dans le Shaannan, zone déshéritée du Shaanxi, vallée de Erbagou, le chef d’un village naturel de 200 habitants a répondu volontiers à nos questions : c’est la disette permanente sur cette terre peu fertile. Les cultures se résument aux pommes de terre, au maïs, aux haricots : ni fruits, ni riz. Pendant la saison creuse, il travaille comme porteur au xian et gagne deux yuans par jour. Il n’y a pas de médecin de village. Les gens se soignent eux-mêmes avec des plantes ou ont recours au sorcier. Les enfants sont vaccinés par des équipes tournantes. Tous les accouchements ont lieu à domicile. La diarrhée est la première cause de mortalité des enfants, car l’eau n’est pas bouillie faute de combustible et toute la population est parasitée. En cas de maladie grave, il faut faire un choix : attendre la mort ou s’endetter lourdement ; lui-même avait fait soigner sa fille au district, il y a dix ans, et finissait tout juste de payer. Par contre, le planning familial est bien présent, les slogans sont partout et les agents passent une fois par mois au village. Les amendes pour les naissances non autorisées sont sévères et la dénonciation est encouragée. Le chef de village a trouvé un jour deux petites filles devant sa porte dans le froid de l’hiver, vouées à une mort certaine. Il les a recueillies et depuis, les agents du planning familial le harcèlent et exigent qu’il paie deux amendes. Pourtant, aucun moyen de contraception n’est fourni aux villageois et les abandons de filles et de handicapés sont fréquents. Une partie des hommes part à la ville pendant la période creuse, mais le travail est rare dans les villes du Shaanxi qui comptent déjà beaucoup d’employés d’entreprises d’Etat au chômage, et ils sont régulièrement renvoyés chez eux manu militari. Les femmes aussi désertent la campagne pour travailler dans les services, l’hôtellerie ou pour se prostituer. Elles ne reviennent pas. Dans le Shaanbei, au Nord de Baoji, il ne fait pas meilleur vivre ; c’est le lœss, la terre ingrate : dure comme la roche pendant les mois d’hiver et se transformant en torrents de boue à la moindre pluie. Dans ces villages misérables, les endémies sont apparentes : membres déformés par le fluorosis, mais aussi Kashin Beck, goitre, nanisme, idiotie, etc. Sur les 592 districts pauvres de Chine recensés officiellement, 574 sont gravement touchés par les endémies avec des taux de prévalence atteignant 96,6 % (20). Dans les régions les plus déshéritées, les problèmes insolubles d’économie agricole se doublent d’un véritable abandon sanitaire et social. C’est le cycle infernal maladie/pauvreté, qui, comme dans la Chine féodale, décime et fait éclater les familles. La Chine recense officiellement 200 000 enfants des rues, essentiellement des petits campagnards dont le foyer a explosé. Ils sont le symbole de la détresse des campagnes les plus pauvres. Ils seraient plusieurs millions à échouer dans les gares centrales des capitales de province, sans recours ni existence légale.

Les réponses politiques

En décembre 1996, une grande conférence nationale sur la santé s’est tenue à Pékin, réunissant tous les directeurs et vice-directeurs des bureaux de santé provinciaux. Avant celle-ci, le discours officiel sur la santé publique reposait toujours sur l’idée de la grandeur du système de santé chinois, inspirant les politiques de santé à travers le monde. Les problèmes de fond étaient parfois abordés, mais sur un mode presque anecdotique, dans un contexte d’optimisme général. Cette conférence a marqué un changement de ton radical. L’analyse des problèmes par le pouvoir central et notamment par Li Peng a été étonnante de lucidité affichée et a tiré la sonnette d’alarme. Cette démarche s’inscrivait dans la tentative de reprise en main des provinces par le centre. La conférence s’est focalisée sans ambiguïté sur les problèmes du monde rural ; les solutions proposées étaient cohérentes, visant à rétablir à la fois des soins de qualité et un accès à la santé plus égalitaire (21). Les décisions essentielles ont été les suivantes :

- porter la part du budget de la santé à 5 % du budget national (2 % actuellement) ;

- développer les coopératives médicales ;

- rémunérer les médecins de village au moins autant que les cadres villageois ;

- améliorer la prévention et l’hygiène publique.

Mais déjà en 1988, le ministère de la santé avait pris des séries de mesures en faveur de la santé rurale qui n’ont pas empêché la dégradation inexorable de la situation dans les régions pauvres. Les obstacles sont éminemment politiques. A la lecture des textes officiels, l’on voit bien que Pékin ne décide pas de la mise en œuvre de telle ou telle mesure : il « exhorte », « réclame », « requiert » des gouvernements locaux de dégager les ressources financières pour les appliquer. L’impasse est double : d’une part, Pékin a perdu son pouvoir de coercition sur les provinces parce qu’elles contrôlent elles-mêmes leurs flux d’argent ; d’autre part, les régions pauvres, sans revenus extra-agricoles, n’ont pas les moyens d’appliquer des mesures sociales aussi coûteuses, même si elles en ont la volonté.

« Jiujiu haizi ! sauvez les enfants ! » (22)

Le système de santé rural chinois avait fondé sa réussite sur deux grands principes : la prévention et l’accès aux soins pour tous. La réforme les a engloutis. Le spectre des grandes épidémies se fait chaque jour plus menaçant. Le taux de mortalité infantile est plus bas à Shanghai qu’à New York, mais dans les villages, des dizaines de milliers d’enfants meurent pour une bronchite, une diarrhée, un abcès mal soignés. C’est le « manque d’Etat » qui est à la racine des problèmes : manque de fonds publics et de contrôle. Si l’Etat reste l’acteur principal de la dynamique économique chinoise, ses compétences sont désormais compartimentées, éclatées, gérées par une multitude d’entités bureaucratiques. Tant que l’Etat ne procédera pas à une réforme en profondeur de son système de santé, incluant des mécanismes précis de financement et de supervision, la réussite des politiques décidées à Pékin restera aléatoire.