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Un ancêtre légendaire au service du nationalisme chinois
« District de Huangling, province du Shaanxi  Un groupe de plus de 1 000 personnes, composé de Chinois doutre-mer et de représentants dune vingtaine de provinces et municipalités, ainsi que plus de 50 000 habitants de la région se sont rassemblés hier devant le mausolée de Huangdi afin doffrir des sacrifices à lempereur qui est lancêtre légendaire de la nation chinoise »(1).
Cette citation est extraite dun article du China Daily, daté du 6 avril dernier, au lendemain de la fête traditionnelle de Pure-Clarté (Qingmingjie). La fête de Pure-Clarté est le jour où les Chinois honorent la mémoire des ancêtres et des parents défunts en se rendant sur leurs tombes pour les nettoyer. Parfois, selon des pratiques plus teintées de religion populaire, ils peuvent également partager un repas près de la tombe, y brûler du papier-monnaie et informer les âmes des morts des grands événements intervenus dans la vie du clan au cours de lannée écoulée. Cette fête est importante dans le calendrier des nombreuses célébrations populaires chinoises en ce quelle est loccasion pour chacun de manifester sa piété filiale (xiaoshun) envers ses parents décédés, mais elle est aussi et surtout loccasion de rassembler les membres du clan et de réaffirmer une solidarité autour dune figure ancestrale.
Parlant du même événement, le Quotidien du peuple, plus modeste, ne mentionne que la présence de 10 000 personnes à cette cérémonie(2). De fait, ce chiffre semble mieux refléter la réalité dont jai pu être témoin. De plus, ces deux articles donnent une image assez trompeuse de ce qui sest effectivement passé ce jour-là. Ils laissent penser que, dans cette petite ville de district du nord de la province du Shaanxi, une sorte de grande communion a eu lieu, permettant à des Chinois doutre-mer de fraterniser avec leurs compatriotes de lintérieur. En fait, une première cérémonie très officielle a eu lieu le matin dans un sanctuaire verrouillé par la police. Seuls les Chinois doutre-mer et quelques hauts dignitaires provinciaux et centraux y avaient accès, sur invitation délivrée par les autorités du Shaanxi. Laprès-midi, en revanche, le sanctuaire a été ouvert à la foule qui sétait massée aux alentours afin quelle puisse honorer, elle aussi, la mémoire de Huangdi.
Qui est Huangdi ?
Huangdi signifie Empereur (di) Jaune (huang). Il est lune des grandes figures mythiques de la Chine ancienne. Selon certaines chronologies(3), il aurait vécu dans le bassin du Fleuve Jaune entre 2697 et 2599 avant J.-C. Chef dune petite tribu, il aurait conquis au cours de campagnes militaires successives les autres tribus de la plaine centrale de Chine du nord et aurait ainsi posé les fondations du premier Etat chinois. Grand inventeur, il aurait aussi assuré par ses innovations(4) le bien-être des siens qui, par reconnaissance, lui auraient donné le titre d« ancêtre de la civilisation humaine » (renwen shizu). Finalement, il serait également lancêtre géniteur de la race chinoise dont tous les membres descendraient directement. Les Chinois ne sappellent-ils pas eux-mêmes les « descendants des empereurs Huangdi et Yandi » (Yan-Huang zisun) ? Ainsi pouvons-nous affiner le titre d« ancêtre légendaire » que la presse chinoise lui a décerné, et préciser quil sagit dun ancêtre non seulement fondateur, mais également civilisateur et géniteur. Cest son sanctuaire qui est censé se trouver dans le petit bourg de Huangling.
Situé aux abords des grands plateaux de lss du nord du Shaanxi, à mi-chemin entre la capitale provinciale Xian et lancien quartier général communiste de Yanan, Huangling nest connu que pour ce sanctuaire. Celui-ci se divise clairement en deux parties : dune part la tombe proprement dite au sommet dune petite montagne (le mont Qiao), et, au pied de cette dernière, le temple. Cest dans ce sanctuaire que depuis maintenant bientôt vingt ans, à chaque fête de Pure-Clarté, se déroule une cérémonie officielle à la mémoire de Huangdi. Ce culte, supprimé durant les années de la révolution culturelle, a été ressuscité en 1979. Durant les premières années des réformes, la taille de lévénement est restée relativement modeste : entre deux et quatre mille participants jusquau milieu des années 80. Le culte a pris de lampleur durant la seconde moitié de la décennie avec 6 000 participants en 1986 et 10 000 en 1988. Les personnalités du Parti communiste chinois (PCC) qui assistent aux cultes deviennent aussi de plus en plus importantes et certains dirigeants de premier plan, de passage dans la région, se sont arrêtés à Huangling afin dhonorer la mémoire de Huangdi, dont entre autres Zhao Ziyang(5) en 1983, Yao Yilin(6) en 1984, Tian Jiyun(7) en 1986, Hu Qiaomu(8) en 1987, Li Tieying(9) en 1988 et 1996, Li Ruihuan(10) en 1990 et 1994, et Liu Huaqing(11) en 1994. Un autre indice qui montre que ce culte rendu à Huangdi prend de limportance ces dernières années est la création en 1992, sous limpulsion de Li Ruihuan, de la « Fondation de la tombe de lEmpereur Jaune » (Huangdiling jijinhui) dont la mission est de récolter des fonds en Chine et à létranger afin de rénover le sanctuaire. La première phase des travaux, commencée en août 1992 et terminée cette année, a coûté 83 millions de yuans, et la seconde phase qui doit commencer très bientôt a été budgétée à environ 70 millions de yuans. A lheure actuelle, la fondation a reçu un total de 38 millions de yuans en donations diverses depuis sa création, le reste provenant de contributions de lEtat central et des diverses provinces. Tous ces indices montrent que ce culte officiel à Huangdi est considéré comme un événement majeur par le régime. La tombe de Huangdi est dailleurs mentionnée dans la liste des cent sites dimportance nationale de la « campagne déducation patriotique »(12) lancée par Pékin au lendemain de la répression du mouvement étudiant de 1989.
Un culte officiel au passé chargé
Mais doù vient au juste ce culte ? Lhistorien Sima Qian (145-86 av. J.-C.) mentionne dans ses Mémoires historiques que son souverain, lempereur Han Wudi, de passage dans la région au retour dune campagne militaire dans les Ordos, a rendu un culte à Huangdi sur le mont Qiao en 110 avant J.-C. Par la suite, les empereurs de nombreuses dynasties, en particulier celles des Song, des Ming et des Qing, y ont dépêché des envoyés afin de lui rendre également hommage. Le temple qui lui est dédié au pied du mont Qiao a été construit sous la dynastie des Song, aux alentours des années 969-972, puis rénové à plusieurs reprises depuis. Les monographies locales (xianzhi) du district de Huangling mentionnent sept cultes impériaux à Huangling pour la dynastie des Ming et vingt-quatre pour celle des Qing.
Cest entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle que ce culte se transforme sensiblement. Jusque-là outil de légitimation du pouvoir impérial, lhommage à Huangdi devient un instrument de mobilisation nationaliste. Ainsi, la monographie locale de Huangling mentionne quen automne 1908, trois ans avant la chute de lempire, la section provinciale de la Ligue jurée (Tongmenghui) a envoyé seize personnes célébrer la mémoire de Huangdi sur sa tombe(13). Un éloge funèbre, dont la fonction est dinformer lâme de lancêtre des grands événements survenus à ses descendants, est lu à cette occasion :
Aux alentours de lannée 1644, le pays a été dépecé comme un criminel, les barbares de Jianzhou(14) ont profité de notre désordre intérieur, les cavaliers tartares venus du nord ont déferlé dans notre capitale à Pékin, ont dérobé les insignes de nos dignités impériales, ont semé le désordre dans nos vêtements [traditionnels], ont occupé notre territoire national et ont asservi les masses de notre peuple. Partout dans le Continent des esprits(15), partout dans les régions de Liang(16) règne une odeur fétide, et partout ceux de notre culture se sont préparés à subir loppression. [ ] Les soldats des bannières tiennent garnison et partout dans les vestiges de Yu-le-grand(17) se trouvent des Mandchous. Et peu importe quil sagisse des dix jours de Yangzhou(18), des trois massacres consécutifs de Jiading(19) ou du souvenir de deux cents ans de malheur, lhumiliation des dix-huit provinces na pas encore été lavée. [ ] De plus, depuis quelques années, les nations dEurope et dAmérique nous cernent, chacune convoitant une part de la curée de notre beau et immense pays. Le gouvernement mandchou des Qing laisse libre cours à sa propre licence sans se soucier des outrages subis par le pays. Hommes de bien au chagrin profond, notre poitrine est pleine dune juste indignation. [ ] Tous ici, emplis daspirations sincères, faisons le serment devant le Ciel de lutter de toutes nos forces pour la restauration [de la Chine]. [ ] Assemblés ici dans le même but, préparant en secret des stratagèmes, nous jurons de nous débarrasser ensemble de la souillure de ces pilleurs tartares et de restaurer nos anciennes pratiques(20).
A lire ce texte, on comprend que le culte de Huangdi a évolué avec son temps, et que doutil de légitimation du pouvoir impérial, il est devenu la tribune où sexpriment les nouvelles aspirations nationalistes des révolutionnaires chinois. Après létablissement de la République en 1912, ce culte officiel a surtout été célébré durant trois périodes clairement identifiables : la période de la guerre sino-japonaise (1937-1945), la première période de la République populaire (1952-1963) et la période des réformes actuelles (depuis 1979). La seconde période na pas été marquée par dimportantes cérémonies et la signification de ce culte durant ces années ne doit pas être surestimée. Cela sexplique assez aisément. La première période était en effet une intense période de mobilisation nationaliste pour faire face à lagression japonaise et il sagissait de trouver un terrain de propagande acceptable aussi bien par les communistes que par les nationalistes du Kuomintang (KMT). La troisième période, quant à elle, est marquée par une rapide transformation socio-économique de la Chine qui passe en quelques années dune économie étatique et planifiée à un système beaucoup plus ouvert où la légitimation du pouvoir par un discours socialiste ne « colle plus » à la réalité. Cette distance qui sest progressivement installée entre la réalité socio-économique du pays et le discours de légitimation explique en partie le repli de la propagande sur des thèmes de plus en plus nationalistes. La deuxième période est en revanche marquée par une idéologie puissante, le maoïsme, qui mobilise encore la population et donne une vision cohérente de la Chine et de sa place dans le monde. Cela explique sans doute le peu dattention accordé durant ces années-là par les autorités centrales au culte de Huangdi. Restent ainsi deux périodes particulièrement favorables à lanalyse de ce culte : la guerre sino-japonaise et la Chine des réformes.
1937-1997 : le nationalisme chinois à soixante ans décart
Afin de mettre en relief les traits saillants de ce culte, jai choisi de présenter le texte des éloges funèbres lus à la veille de la guerre sino-japonaise dune part (voir encadré : Eloges de 1937), et à la veille de la rétrocession de Hong Kong (voir encadré : Eloge de 1997) dautre part. Sil y a trois éloges pour lannée 1937, cest que le « deuxième front uni » entre le PCC et le KMT a été conclu lannée précédente suite à l« Incident de Xian » afin de lutter contre linvasion japonaise. Le culte à Huangdi cette année-là a donc été mené conjointement par ces deux partis, en présence dun représentant du gouvernement national. Mais ce qui est surtout intéressant, cest de constater quà soixante ans décart, les textes de 1937 et de 1997 se répondent et se rejoignent par certains des thèmes abordés.
Le premier thème est celui du défi venu de lextérieur : la menace japonaise dans le premier cas, la mondialisation dans le second. Mao et Zhu De décrivent les Japonais comme de « puissants voisins qui ignorent la vertu » et qui, « fouet en main » viennent humilier et asservir la Chine. Plus mesurées, les éloges du KMT et du gouvernement de Nankin font des allusions indirectes à la situation dans laquelle se trouve le pays. Le parti nationaliste évoque « lhorrible Chi You »(21) venant semer le désordre ; le gouvernement central, lui, ne mentionne que « les miasmes malsains qui amènent les désastres ». Moins radicalement menaçant, le défi auquel la Chine est confrontée aujourdhui est celui de lintégration économique aux réseaux mondiaux. Léloge du Parti communiste, sans mentionner explicitement la mondialisation, parle des « défis de lépoque ». Il est toutefois clair pour qui suit lactualité chinoise que ce terme relativement vague de « défis de lépoque » correspond à des problèmes sociaux, économiques, politiques et culturels bien réels et cruciaux : réforme des entreprises dEtat qui menace de mettre à la rue une frange considérable de la population, migrations intérieures, désengagement de lEtat dans de nombreux domaines, croissance des inégalités et montée parallèle de la criminalité, perte des repères mentaux dans un monde en trop rapide transformation, etc. Louverture de la Chine et son entrée dans les turbulences de la mondialisation lui ont pour le moins lancé des défis !
Etroitement lié au premier thème, le second est celui de la nécessaire unité du peuple chinois pour faire face aux défis auxquels il est confronté. En 1937, autant communistes que nationalistes appellent à lunion sacrée : « les différents partis et les différents milieux doivent sunir résolument » et plus loin : « les masses en nombre incalculable ne se battront plus que dun seul cur » sexclament Mao et Zhu De. Le KMT parle, lui, des « princes feudataires venus prêter allégeance à Huangdi » et le président de la république Lin Sen(22) loue Huangdi pour avoir « achevé lunification du pays ». Il renchérit même en imaginant lenseignement du mythique ancêtre : « Silencieux, tu montres la voie aux gens de ce pays : un seul cur, une seule vertu ». Aujourdhui, lunité de la nation nest pas moins dactualité dans lagenda du gouvernement chinois. Léloge de 1997 fait allusion à Taiwan, Hong Kong et à la diaspora chinoise. La jolie formule « Le sang est plus dense que leau, et entre frères, les sentiments sont profonds » fait clairement référence à Taiwan, séparée du Continent par le détroit de Formose. Plus loin dailleurs, la (ré-)unification des deux rives du détroit est qualifiée de « tendance historique irréversible ». Léloge est encore plus clair à propos de Hong Kong, à quelque trois mois de la rétrocession : « Aujourdhui nous venons réconforter notre ancêtre fondateur : Hong Kong est sur le point de revenir à la mère-patrie ». Quant à la diaspora chinoise, elle est évoquée dans lexpression « Chinois des quatre océans ». Et ici comme en 1937, lunité de la nation est destinée à renforcer le pays puisquil est question « daspiration à la puissance » et quil sagit de « développer la nation zhonghua ».
Il est intéressant de noter au passage combien ce souci du nité est souvent exprimé en terme territoriaux : Ryu-Kyu, Taiwan, la Corée, le nord-est de la Chine (Yan, Ji et le Liaodong) sont mentionnés par les communistes en 1937 ; Tai wan et Hong Kong en 1997. Cela nous amène au troisième grand thème qui sous-tend ces éloges : celui de la restauration de la grandeur passée et linscription du présent dans la continuité chinoise.
Il est en effet frappant de constater combien ces textes, ceux de 1937 comme celui de 1997, insistent sur ce thème dappartenance à la longue durée chinoise. Lidée dune chaîne de générations remontant de manière ininterrompue jusquà Huangdi se retrouve dans trois des quatre textes : « Majestueux ancêtre fondateur, [ ] tes descendants continuent de façon ininterrompue à toffrir des sacrifices » (PCC, 1937), « Examinant le lointain passé, la chaîne des générations remonte jusquau chaos initial » (KMT, 1937), « Allant de lavant, nous nous inscrivons dans la continuité historique » et « Ayons la conscience claire devant nos ancêtres, et transmettons le fruit de nos exploits à nos descendants » (PCC, 1997). Combiné à ce thème de la continuité, on trouve celui de la restauration de la grandeur chinoise. Nationalistes comme communistes affirment en effet sinscrire dans une continuité immémoriale comme héritiers dun empire à reconstituer et à protéger. Mao et Zhu De parlent en 1937 de « traîtres qui ont offert la terre à lennemi » et ils sexhortent à rendre à la Chine ses « monts et rivières ». Le gouverneur du Shaanxi, lui, parle en 1997 de « ressusciter le grandiose domaine de la civilisation orientale » A en croire ces éloges, la restauration de la civilisation chinoise semble indissociable de la reconstitution de son domaine impérial. Territorialité et civilisation, voilà un mélange explosif pour un pouvoir nostalgique de son passé impérial et qui pourrait voir en certains de ses voisins des marches à reconquérir.
Un quatrième thème, sans doute le plus problématique, vient encore compliquer la donne : celui de la définition de la nation chinoise. A part léloge composé par le gouvernement de Nankin en 1937, les trois autres utilisent différents termes pour désigner la nation chinoise. Ainsi, léloge du comité exécutif du KMT loue Huangdi pour avoir tracé une frontière « éternelle » entre Chinois (Hua)(23) et barbares. Le rôle de Huangdi comme ancêtre géniteur est également mentionné dans cet éloge. Encore plus significatif est lutilisation du terme « zulei » dont la traduction la plus courante est « race, espèce, congénère »(24). Il convient de rappeler que depuis larrivée des sciences occidentales en Chine (et notamment de cette pseudo-science quest le darwinisme social) à la fin du XIXe siècle, les discours « racialisants » étaient relativement courants(25).
Le parti communiste commence directement son éloge de 1937 par une référence au rôle de Huangdi comme ancêtre géniteur : « Ô majestueux ancêtre fondateur, toi qui es à lorigine de notre nation hua », référence confirmée plus loin par le terme de « descendance ». Il sagit donc bien là dune filiation considérée comme réelle, biologique. Lensemble de la nation hua constitue la postérité de Huangdi au sens où lancêtre fondateur dun clan est relié à sa descendance. Mais quest-ce donc que cette nation hua ? Chow Kai-wing relève que pour Zhang Binglin « les trois termes Hua, Xia, et Han désignent différents aspects de la sinité. Hua fait référence à la territorialité, alors que Xia et Han font référence à la race »(26). Mais est-ce aussi simple et tranché que cela ? Plus loin, le terme de hanjian vient encore compliquer les choses dans la mesure où, quoiquutilisé en général comme signifiant « traître », il est difficile dans le présent contexte doublier que, décomposé en han et jian, il signifie « traître à la nation han ». Pris dans le contexte de ces éloges, le terme de hua semble bien plus faire référence à un groupe de commune ascendance quà une territorialité. Hua dans ces textes de 1937 désigne toujours des gens, pas des terres. Quant au terme de han, il désigne clairement un groupe ethnique ; il nest jamais employé pour désigner un espace géographique.
Quen est-il pour léloge de ce même parti communiste soixante ans plus tard ? Lidée que Huangdi est lancêtre géniteur de la nation est toujours présente, mais cette nation est cette fois appelée de trois noms différents : nation huaxia, nation hua et nation zhonghua. Dans le contexte de cet éloge, il semble que hua soit une sorte dabréviation de huaxia, mais le terme de zhonghua est, lui, nouveau. Le terme de huaxia na pas beaucoup changé dans la mesure où il fait visiblement toujours référence à un groupe ethnique, pas à un espace territorial. Zhonghua est par contre plus problématique en ce que zhong (milieu, centre) est un concept clairement spatial. Daprès le discours officiel du régime de Pékin, le terme de zhonghua désigne ici la nation chinoise (zhonghua minzu) comprenant les 56 minorités nationales de la République populaire. Isolé, il faut sans doute comprendre zhonghua comme un concept géographique, et traduire le terme de zhonghua minzu par « lensemble des nationalités qui peuple le territoire de la République populaire de Chine (Zhonghua Renmin Gongheguo) ».
Entre empire et nation
Mais au-delà de ces explications de texte, cette brève discussion permet de mettre le doigt sur plusieurs points cruciaux de la réalité chinoise contemporaine, prise entre empire et nation. Nous retrouvons dans tous les textes la constante de la menace extérieure, quelle prenne la forme de lenvahisseur japonais ou des défis de la mondialisation. A cette constante du péril venu de lextérieur, réel ou imaginé, répond toujours la même stratégie de lintérieur : lunion sacrée. Cette universelle stratégie de mobilisation sappuie en Chine sur une conception particulière et fortement enracinée : celle de lopposition omniprésente entre la sphère extérieure (wai) perçue comme inconnue, hostile et potentiellement dangereuse, et la sphère intérieure (nei) conçue comme rassurante, fiable et solidaire. Or les cultes à Huangdi semblent bien être loccasion et le moyen de symboliser, de renforcer, voire de créer cette unité intérieure. Ces cultes sont-ils le moyen pour les divers pouvoirs centraux de légitimer leur propre existence ? Ou sagit-il du discours qui accompagne la remontée en puissance dun empire longtemps affaibli ? Ou encore, plus prosaïquement, assistons-nous à une vaste opération de promotion touristique et de création de réseaux personnels (les fameux guanxi) destinée aux Chinois de lextérieur autour dune figure consensuelle ? Il y a de tout cela dans le culte de Huangdi, et sans doute plus encore. Mais une chose est certaine : ces textes nous donnent une clé pour saisir la façon dont la nation chinoise est envisagée par le pouvoir. Or cette conception dune nation unitaire, primordiale, biologisée et « racialisée » nest certainement pas de bon augure pour les autres habitants de lempire ou pour ceux qui ont eu laudace de sen émanciper !
Mais pour linstant, la cérémonie vient de sachever et seuls résonnent dans les cyprès du mont Qiao les douze coups de cloche qui symbolisent les 1,2 milliard de descendants de Huangdi et les 34 battements de tambour qui représentent les 34 provinces(27) de leur territoire
 
             
             Eloge composé par le Parti communiste Ô majestueux ancêtre fondateur, 
                    toi qui es à lorigine de notre [nation] hua, 
                    tes innombrables descendants continuent de façon ininterrompue 
                    à toffrir des sacrifices sur cette magnifique 
                    montagne sacrée, près de la vaste rivière. 
                    Clairvoyant et à lintelligence profonde, tu illumines 
                    les déserts lointains. Cest toi qui as accompli 
                    ces grandes uvres qui se dressent à présent 
                    fièrement en Orient. Mais les vicissitudes de ce monde font 
                    [quaujourdhui] la Chine connaît lobstacle 
                    et la chute. Depuis plusieurs milliers dannées, 
                    nos puissants voisins ignorent la vertu. Les îles Ryu-Kyu 
                    et Taiwan nont pas pu être protégées 
                    et la Corée est en ruine. Dans la péninsule 
                    du Liaodong, à Yan(1) ainsi quà Ji(2), 
                    nombreux sont les traîtres à [la nation] han(3) 
                    ! Ils ont offert la terre à lennemi, mais comment 
                    les appétits de lennemi seraient-ils satisfaits 
                    ? Lui tient en main le fouet, et nous connaissons lhumiliation 
                    de lesclave. Ô vertueux ancêtre, héros 
                    de réputation universelle, tu as combattu bravement 
                    à Zhuolu(4) et tu as pacifié lensemble 
                    de ton territoire. Comment est-il possible que ta descendance, 
                    lâche à ce point, laisse déchoir ainsi 
                    cet immense pays ! LOrient attend un incapable(5), alors 
                    quépées et bottes sagitent, et que 
                    par monts et par vaux, des vies sont sacrifiées pour 
                    le pays. A plusieurs reprises ces dernières années, 
                    la lutte a été amère, mais préparons-nous 
                    [encore une fois] à rencontrer les fourbes barbares, 
                    car les Huns nont pas encore été exterminés. 
                    Comment dans ces conditions constituer un foyer [paisible] 
                    ? Les différents partis et les différents 
                    milieux doivent sunir résolument, et peu importe 
                    quil sagisse de militaires ou de civils, de pauvres 
                    ou de riches. La nation en formation de combat est la meilleure 
                    façon de sauver le pays, une masse de 400 millions 
                    résolue à résister jusquau bout. 
                    Une République démocratique, voilà la 
                    face que nous devons donner à notre système 
                    politique. Alors les masses en nombre incalculable ne se battront 
                    plus que dun seul cur et leur combat ne pourra 
                    aboutir quà la victoire. Récupérons 
                    nos monts et nos rivières, défendons notre souveraineté 
                    nationale ! Nous faisons le serment éternel de ne pas 
                    oublier ces affaires et ces aspirations. Préparons 
                    nos plans et réorganisons nos troupes. Nous instruisons 
                    notre glorieux ancêtre, que la réalité 
                    reflète cela au Ciel suprême comme sur la Terre 
                    souveraine. En espérant humblement que nos offrandes 
                    auront été agréées ! Mao Zedong, président du 
                      gouvernement soviétique chinois. Zhu De, commandant-en-chef de larmée 
                      rouge de résistance populaire au Japon. Eloge composé par le Parti nationaliste Examinant le lointain passé, la 
                    chaîne des générations remonte jusquau 
                    chaos initial. Le Ciel est à lorigine des temps 
                    primitifs mais aux hommes manquaient alors les institutions 
                    dun pays. Toi, notre [ancêtre] Huangdi, recevant 
                    le mandat du Ciel, tu es monté sur le trône du 
                    céleste empire et as gouverné le peuple. Tu 
                    as dabord mis en place les institutions, établi 
                    les cent arts et métiers. Les princes feudataires tont 
                    alors considéré avec respect et tous sont venus 
                    te prêter allégeance. Tu as établi le 
                    calendrier afin que lon puisse diviser le temps, tu 
                    as inventé lécriture pour quil soit 
                    possible de constituer des annales, mais tu as aussi inventé 
                    les maisons et les palais, les habits et les vêtements, 
                    et tu as atteint la perfection avec ces objets dart. Quant à lhorrible Chi You(6), 
                    tu las empêché de semer le désordre. 
                    Tu las ensuite puni sans autre forme de procès 
                    pour haute trahison et tu as séparé pour toujours 
                    les Chinois (Hua) des barbares. Emplis dadmiration, 
                    nous contemplons tes exploits qui, comme un immense abri, 
                    sétendent dans toutes les directions. Grâce 
                    au Ciel, tu es à lorigine de toute une postérité 
                    qui se multiplie et se développe. Nous recevons et 
                    gardons en mémoire tes bienfaits ainsi que tes projets, 
                    et le sentiment public [à ton égard] ne faiblit 
                    pas. Protège notre race(7), nous nous en remettons 
                    à lâme de notre ancêtre. Fixant en notre mémoire cette 
                    rosée printanière, [nous annonçons que] 
                    la cérémonie sachève. Nous disposons 
                    à présent tables et coupes de sacrifice : daigne 
                    venir et accepter [ces offrandes]. En espérant humblement 
                    quelles seront agréées ! Le comité exécutif 
                      central du Parti nationaliste chinois (Kuomintang) Eloge composé par le gouvernement 
                      national Ô empereur qui as ordonné 
                    lunivers et les dix mille êtres, tes bienfaits 
                    recouvrent mers et continents. Tu secours le peuple lorsquil 
                    se trouve en situation difficile. Tu renforces les bases de 
                    lEtat [en édifiant] des remparts de métal 
                    et [en creusant] des douves emplies deau bouillante. 
                    A Zhuolu, tu as soumis les troupes des princes feudataires 
                    et à Peiye tu as achevé lunification du 
                    pays. Par les armes, tu as mis fin aux désordres et 
                    aux calamités, et grâce à tes réalisations, 
                    tu as inauguré une ère de grande paix. A présent, nous bénéficions 
                    encore de ton éminente vertu et de tes clairvoyants 
                    projets. Aujourdhui, laube du jour de Pure-Clarté 
                    sest levée et nous avons effectué lancienne 
                    cérémonie en ton honneur, céleste divinité. 
                    Le sanctuaire de limpériale tombe est noyé 
                    dans un vert dense, aussi impressionnant quune forêt 
                    darmes. Le pavillon [de cérémonie] est 
                    éclatant de lumière comme pour recevoir la musique 
                    rituelle de la «Porte des nuages»(8). Ce que désire ton âme lumineuse 
                    qui se trouve au Ciel se reflète dans notre absolue 
                    sincérité. Silencieux, tu montres la voie aux 
                    gens de ce pays : un seul cur, une seule vertu. Tu transformes 
                    les miasmes malsains qui amènent les désastres 
                    et tu les remplaces par une heureuse harmonie. Tu as franchi 
                    les étapes de ta vie jusquà devenir un 
                    vertueux vieillard. Le peuple se fie à tes bienfaits 
                    et les reçoit avec respect. Nous avons préparé 
                    cette cérémonie le cur pur, et nous espérons 
                    humblement que le parfum de ces offrandes taura été 
                    agréable ! Lin Sen, président de la 
                      République 1. Yan : le royaume de Yan était 
                    lun des sept principaux royaumes de la période 
                    des royaumes combattants (453-221 av. J.-C.) situé 
                    dans ce qui est actuellement la région de Pékin, 
                    de Tianjin, du nord du Hebei et du Liaoning. 2. Ji : il sagit soit 
                    dune région qui comprend louest du Hebei, 
                    le Shanxi, le nord du Henan et une partie de la Mandchourie, 
                    soit simplement de lancien nom de la province du Hebei. 
                    Le Liaodong, et les régions correspondants à 
                    « Yan » et « Ji » ont été, 
                    avec la Mandchourie, parmi les premières occupées 
                    par le Japon entre 1931 et 1937. 3. Hanjian : lexpression 
                    signifie aujourdhui en chinois « traître 
                    » ou « traître à la Chine », 
                    mais traduite littéralement, elle signifie « 
                    traître à la nation han ». 4. Zhuolu : lieu où, 
                    selon les légendes, Huangdi aurait battu son adversaire 
                    Chi You et aurait unifié le pays. Zhuolu se trouve 
                    dans le nord de lactuelle province du Hebei. 5. Une allusion aux réticences 
                    de Tchiang Kai-shek en ces termes semble peu vraisemblable, 
                    surtout à un moment où il sagit de cimenter 
                    une alliance entre le KMT et le PCC. Est-ce une allusion aux 
                    puissances occidentales qui nentreront en guerre quen 
                    1941 ? 6. Chi You : autre chef de tribu 
                    contemporain de Huangdi. Ennemis, ils se seraient affrontés 
                    dans la plaine de Zhuolu, et Chi You y aurait été 
                    défait. 7. « zulei » 
                    dans le texte chinois. 8. Musique rituelle de la «Porte 
                    des nuages»: lune des six danses et musiques rituelles 
                    de la dynastie des Zhou aussi appelée «Grand 
                    chapitre de la porte des nuages» (yunmen dajuan). 
                    Cette musique utilisée pour léducation 
                    des frères cadets et fils des ministres sous les Zhou, 
                    aurait été inventée à lépoque 
                    de Huangdi. 
                
              
             
             
                 
             
                   
              Eloges de 1937
                    
 
             
             Xuanyuan Huangdi, intelligence profonde 
                      et sagesse éclatante. Tu protèges le peuple 
                      des inondations et des incendies, tu cultives ta vertu et 
                      te perfectionnes dans les arts de la guerre. Les rivières 
                      sont limpides et la mer est pure, ainsi as-tu confié 
                      le monde à tes descendants. Tu as élevé 
                      les vers à soie, construit chars et bateaux, établi 
                      les règles de la musique, inventé vestes et 
                      robes. Tu as développé le calendrier afin 
                      de pouvoir profiter des saisons propices à lagriculture. 
                      Le premier, tu as fixé les caractères de lécriture 
                      de sorte que se répande la civilisation par léducation. 
                      Tu as recommandé les sages et promu les vertueux, 
                      ainsi as-tu inspiré les masses. Tu as saisi la nature 
                      des changements, ainsi as-tu réglé [à 
                      propos] les affaires essentielles. Remontant plusieurs milliers 
                      dannées dans le passé, on parvient à 
                      lépoque du chaos universel des temps primitifs. 
                      Heureusement est arrivé notre ancêtre, qui 
                      a institué la civilisation et, qui, de manière 
                      éclatante, a fondé les rites. Tu as parcouru 
                      le monde comme fleuves et rivières, tu as rivalisé 
                      déclat avec le soleil et la lune. La Grande Ourse tourne et les étoiles 
                    effectuent leurs révolutions, les vicissitudes de ce 
                    monde se succèdent, mois après mois, année 
                    après année. Tes descendants se multiplient 
                    et prospèrent. Nous recevons humblement coutumes et 
                    traditions transmises depuis ton [époque], notre premier 
                    ancêtre, et nous propageons les belles vertus de [la 
                    nation] huaxia. Observant la morale, attentifs à 
                    notre réputation et notre intégrité, 
                    sans crainte devant le dur labeur, nous aspirons de toutes 
                    nos forces à la puissance. Allant de lavant, 
                    nous nous inscrivons dans la continuité [historique], 
                    parfois belle à chanter, parfois amère à 
                    pleurer. A présent, [la nation] huaxia mène 
                    sa politique de réforme et douverture. Nos sciences 
                    resplendissent et nos industries prospèrent. Monts 
                    et rivières sembellissent, et nos personnalités 
                    excellent [dans de nombreux domaines]. A lheure dentrer 
                    dans le nouveau siècle, continuons la politique douverture. 
                    Allons au devant des défis, car lépoque 
                    ne nous attendra pas. Gardons en nos curs notre mission, 
                    prenons sur nos épaules ces lourdes responsabilités. 
                    Soyons inflexibles et consacrons-nous à la dure tâche. 
                    Ayons la conscience claire devant nos ancêtres, et transmettons 
                    le fruit de nos exploits à nos descendants. Ressuscitons 
                    le grandiose domaine de la civilisation orientale et dressons-nous 
                    au sein de la forêt des nations de ce monde. La civilisation chinoise, sa source est 
                    lointaine et son cours immense(1). Et cest ici, à 
                    cet endroit, que passent les veines du dragon Huaxia(2). 
                    Et tous les descendants de Hua sont les fils et petit-fils 
                    de Huangdi. Le sang est plus dense que leau(3), et entre 
                    frères, les sentiment sont profonds. «Un pays, 
                    deux systèmes», cette idée est clairvoyante. 
                    [Aujourdhui] nous venons réconforter notre ancêtre 
                    fondateur : Hong Kong est sur le point de revenir [à 
                    la mère-patrie]. Quant à la réunification 
                    des deux rives [du détroit de Formose], cest 
                    une tendance historique irréversible. Et pour le développement 
                    de [la nation] zhonghua, [les Chinois] des quatre océans 
                    ne forment quun seul cur. Tes descendants, vénérant 
                    leur ancêtre, viennent présenter leur respects 
                    et nettoyer ta tombe comme cela se fait sans interruption 
                    depuis des milliers dannées. Aujourdhui, 
                    cest à nouveau la fête de Pure-Clarté. 
                    Une pluie éparse de bon augure tombe. Sur la terre 
                    sacrée du mont Qiao, danciens cyprès vieux 
                    de cinq mille ans verdoient dans le ciel, et dans le Continent 
                    des esprits(4), une immense vague printanière ébranle 
                    la terre de son arrivée. Me tenant debout ici, contemplant 
                    le ciel en laissant mon imagination vagabonder, un chant me 
                    vient à lesprit pour faire ton éloge : Xuanyuan, mon ancêtre, hommes 
                    et esprits te regardent avec respect, Ta bienfaisance, inspirée par 
                    ta vertu, se répand au loin et comble ainsi les huit 
                    orients. Mille automnes et dix-mille générations, 
                    la terre est immémoriale et le ciel immense. [A présent] 
                    la cérémonie est accomplie et jespère 
                    humblement que les offrandes auront été agréées 
                    ! Cheng Andong, gouverneur de la province 
                      du Shaanxi. 1. «La civilisation chinoise, sa 
                    source est lointaine et son cours immense»: texte de 
                    la stèle calligraphiée par Jiang Zemin qui se 
                    trouve dans la cour principale du temple à Xuanyuan 
                    Huangdi à Huangling. 2. Les veines du dragon : allusion à 
                    des pratiques géomantiques (fengshui) où 
                    il sagit, entre autres, de déterminer où 
                    passent les veines du dragon pour capter leur influence bénéfique 
                    (qi). 3. Le sang est plus dense que leau 
                    : allusion à leau du détroit de Formose 
                    qui sépare, daprès le discours du régime, 
                    les membres dune même famille. 4. Continent des esprits : la Chine. Source : Shaanxi ribao (Le 
                      Quotidien du Shaanxi), 6 avril 1997. 
                  
              
                     
                 
             
                   
              Eloge de 1997
                  
 
         
        