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Recomposition des faits religieux et tension identitairesL’exemple de la « nouvelle religion » Yiguandao

Des phénomènes de recomposition religieuse accompagnent les changements politiques, économiques et sociaux qui affectent la société taiwanaise et qui s’accélèrent depuis deux décennies. Parmi ces formes recomposées, les groupes appelés aujourd’hui « nouvelles religions » xinxing zongjiao, littéralement « mouvements religieux émergents », sont nés soit durant la période de modernisation (début du siècle jusqu’aux années 1930), soit dans la décennie 1980 à Taiwan. Ils ont une filiation directe avec les sectes traditionnelles chinoises du XIXe et XXe siècles. Ces religions dénommées également « religions syncrétistes » diffèrent, il faut le préciser, des sociétés secrètes. Par exemple, J. Chesneaux (années 1960-1970) (1) a volontiers associé les deux, analyse remise en question depuis les années 1980 par les spécialistes de ces religions (2). Selon S. Harrell et E. Perry (3), « il y a une différence fondamentale entre les religions sectaires que D.L. Overmyer (4) décrit comme du ‘bouddhisme populaire’ et les sociétés secrètes telles que les triades. Les sociétés secrètes étaient organisées en premier lieu pour des raisons politiques, et utilisaient la religion et le rituel comme un moyen pour atteindre des objectifs politiques, tandis que les mouvements sectaires faisaient presque le contraire : quand ils menaient une action politique collective, c’était presque toujours à des fins religieuses. De plus, à l’exception des périodes de persécution, ces mouvements religieux n’étaient pas secrets, certains textes et mantras l’étaient, mais leur existence était connue et ils faisaient ouvertement du prosélytisme ».

Au niveau méthodologique, les « mouvements religieux émergents » ont été approchés par des enquêtes ethnologiques (5). Notre contribution apportera donc un éclairage socio-anthropologique plutôt qu’historique ou politique. Le mouvement Yiguan dao (Voie de l’Unité), né dans le contexte de la crise des années 1930 dans la province du Shandong (6), est la « nouvelle religion » qui polarise le plus les tensions identitaires au sein de la société taiwanaise, qui rassemble le plus de membres et qui est la plus organisée. Quatre millions de Taiwanais, soit presque 20 % de la population totale de l’île, auraient été à un moment de leur vie membres de groupes et sous-groupes Yiguan dao. Le mouvement est ramifié en de nombreuses branches souvent en concurrence les unes avec les autres. Le factionnalisme du mouvement divisé en une quinzaine de groupes et en 70 sous-groupes environ, est bien documenté (7). Chaque branche est organisée en unités géographiques contrôlées par une autorité centrale. Le degré de centralisation contribue à maintenir l’unité de Yiguandao souvent menacée par des forces locales et des ambitions personnelles (8).

Le nombre d’adeptes est estimé actuellement à 500 000 et le nombre de sympathisants à un million, soit un total de 1 500 000 à Taiwan. Dans les années 1960, la secte comptait 50 000 adeptes et 500 000 à partir des années 1980 (9). Le nombre d’adeptes à l’étranger est estimé à deux millions. Les croyances, l’évolution des pratiques rituelles et les tendances identitaires montrent la flexibilité du mouvement Yiguan dao et sont significatives pour expliquer son histoire et son développement.

L’affiliation religieuse sectaire est considérée comme un indicateur identitaire : les catégories de population et les appartenances politiques sont analysées à travers l’exemple du mouvement Yiguan dao. Les enjeux politico-religieux des « nouvelles religions » à Taiwan et les enjeux liés à la construction d’une identité nationale plurielle seront mis en évidence parce que ce pluralisme culturel s’inscrit justement en rupture avec le projet nationaliste du Kuomintang (KMT), le parti au pouvoir depuis 50 ans à Taiwan. Ce projet tentait de construire une identité nationale homogène en ignorant pendant longtemps les clivages sub-ethniques de la société taiwanaise.

Enfin, les enjeux internationaux et pan-chinois sont montrés à travers le prosélytisme ambitieux de Yiguan dao, expression d’une volonté de « globalisation » selon le mode de fonctionnement des « diasporas » chinoises.

Croyances religieuses et transformation des pratiques : flexibilité du mouvement Yiguan dao

Une des principales caractéristiques du mouvement est sa flexibilité, ce qui transparaît dans la configuration spatiale d’un temple Yiguan dao. Ce dernier ne peut pas être distingué, a priori, d’un lieu de culte de la religion populaire. Le temple a trois niveaux : les divinités objets de culte sont le bouddha Milefo (10), des boddhisattva de Guanyin (divinité principale du bouddhisme populaire associée souvent, à Taiwan, à Mazu, divinité locale protectrice des marins, déesse de la mer) ou wusheng lao mu (mère qui n’est pas encore née). Cette dernière occupe une position centrale dans les cultes xinxing zongjiao. Le culte prescrit par la doctrine de la religion de la « mère qui n’est pas encore née » est qualifiée de « quatrième religion chinoise » au même niveau que les san jiao, les « trois religions chinoises » (le bouddhisme, le taoïsme et le confucianisme) (11). La croyance en cette divinité féminine s’est peut-être développée à partir de la religion populaire mais elle est partagée par la majorité des sectes syncrétistes (12). Le corpus de croyances en la wusheng laomu (ou shengmu) et l’importance de ses fonctions sont, en revanche, des traits spécifiques aux religions syncrétistes. En effet, cette divinité contrôle le cycle des kalpas, envoie les bouddhas sur terre pour guider les adeptes, et accueille tous les adeptes en son sein et même dans son utérus pour les sauver (acte de salut). Qu’elle soit une invention indépendante ou une extension de croyances populaires anciennes, la place accordée à cette divinité féminine est le trait le plus distinctif des millénarismes sectaires chinois (13). Le culte à Shengmu donne lieu a de grands rassemblements d’adeptes.

Les trois divinités Guanyin, Mazu et Wusheng laomu, sont des figures féminines protectrices et pleines de compassion. A ce niveau, aucune différence dans les pratiques entre un temple Yiguan dao et un temple local n’est visible. Les particularités se dessinent en gravissant les étages : la verticalité des étages reflète le degré de compréhension de la religion. Les deux derniers sont réservés aux initiés : ils sont voués à Confucius, Lao-Tseu ou Mencius, et au bouddha Milefo. Cette configuration spatiale reflète la hiérarchie des divinités et des doctrines philosophiques dans les représentations mentales du mouvement. Ces représentations ont un support d’adhésion beaucoup plus large que l’ensemble des adeptes et s’enracinent dans une vision du monde issue de la tradition chinoise.

Il faut noter, toujours à propos de la flexibilité du mouvement, que certaines personnes participent à la vie du temple en ignorant que ce lieu de culte appartient au groupe religieux Yiguan dao : de leur point de vue, elles viennent pour acquérir des connaissances par l’étude des textes ou par l’apprentissage des techniques de relaxation et de méditation pour une meilleure qualité de vie. Les pratiquants emploient très souvent l’expression shenghuo kuaile (C’est pour être heureux dans la vie) pour justifier leur participation. Il n’est pas du tout question de croyance religieuse mais plutôt d’un mode de vie.

Les comportements vis-à-vis de la sexualité et les rapports hommes/femmes, sont très réglementés dans ces groupes. La sobriété des vêtements, costume pour les hommes et tailleur bleu marine classique pour les femmes, vêtements de sports pour les enfants et les jeunes, est un trait qui s’inscrit en contraste avec les costumes portés à l’occasion des cultes populaires locaux. Pendant les séances pratiques, les hommes sont séparés des femmes. En effet, pour ces mouvements en quête de légitimité à un moment ou à un autre de leur parcours, il s’agit d’éviter à tout prix les rumeurs de comportements sexuels ou de mœurs débridés ; ces rumeurs sont alimentées par des préjugés en cohérence avec la tradition à savoir que les membres de mouvements religieux nouveaux, sectaires ou alternatifs, ont des comportements habituellement interdits à cause du caractère clandestin, secret donc forcément immoral de leurs pratiques.

Des années 1970 aux années 1980, les pratiques se transforment : les cultes médiumniques tendent à être supprimés au profit d’un retour aux textes des « trois religions ». Ces cultes relèvent d’une tradition de divination et de révélation attestée depuis la dynastie des Song (960-1279). Cependant, ils apparaissent sous leur forme moderne au XIXe siècle. Fuji désigne la méthode divinatoire par l’écriture : ces textes révélés sont des messages des divinités transcrits par l’intermédiaire d’un médium ; ils sont collectés et publiés sous forme de livres et de magazines aujourd’hui à Taiwan. Bailuan (culte du phénix) est le rituel d’écriture automatique. Les adeptes utilisent le terme bailuan pour désigner leur groupe, la pratique fuji et la cérémonie associée à cette pratique. Les révélations sont très variées : ce sont des injonctions morales, des enseignements, des instructions liturgiques (invocations, charmes, psaumes, utilisation correcte de l’encens, etc.), des élaborations mythologiques (14).

Les textes des « trois religions » sont des ouvrages de vulgarisation inspirés par le contenu des classiques et rédigés par des maîtres qui initient les nouveaux membres (15). L’argument des adeptes est le suivant : la communication avec les divinités par l’intermédiaire d’un médium n’est plus nécessaire parce que la majorité des pratiquants, plus éduquée qu’auparavant, peut lire et donc étudier les textes sans avoir besoin d’un médiateur dans sa relation avec les entités d’une autre sphère. Les groupes qui pratiquent encore les cultes médiumniques, sont considérés de plus en plus comme arriérés et pas assez éduqués pour étudier les textes. Ainsi, une révolution douce s’est opérée dans le mouvement au niveau des pratiques par mimétisme d’un sous-groupe à l’autre, par une dévalorisation progressive des pratiques antérieures au profit des nouvelles pratiques. Cet exemple illustre un trait constant du changement social : la valorisation de l’éducation accompagne la transition d’une société rurale à une société urbaine. Cette évolution s’explique par la participation de membres plus jeunes qui apportent des idées nouvelles et reflète une tendance à remettre en question celles des anciens adeptes ; elle est aussi le témoin de la vivacité d’un mouvement qui est capable, pour assurer sa pérennité, d’écouter ses nouveaux venus, ses « jeunes ». Il faut préciser que les pratiques se sont transformées plus que les idées : le pragmatisme de la religion dans le contexte culturel chinois peut être aussi appliqué à d’autres domaines de la vie sociale.

L’objectif des croyants est théoriquement d’obtenir le salut par la « Voie » (Dao) et des expressions traditionnelles indiquent la position de l’adepte sur le chemin initiatique : qiudao signifie « demander à être initié » ; xiudao (cultiver la Voie) fait référence à des pratiques religieuses diverses (méditation, arts martiaux, invocations, lecture de textes) ; les deux dernières phases consistent à chengdao (réaliser la Voie) et dedao (obtenir la Voie) (16). « Cultiver la Voie » est un terme générique pour désigner l’ensemble des pratiques religieuses mais en particulier les formes variées de méditation neixiu « cultiver l’intérieur », qigong, neigong (travail de l’intérieur) les techniques d’entretien de la santé yangsheng, de développement de la personne. Elles indiquent un processus de privatisation, d’individualisation, l’émergence d’une sphère privée dans la vie quotidienne, une autre caractéristique du changement social produit par l’urbanisation et la modernisation de la société taiwanaise.

Enjeux identitaires et politico-religieux : le mouvement Yiguan dao révélateur d’une identité plurielle

Yiguan dao est le mouvement le plus flexible, donc le plus adapté au changement social et le plus consensuel en ce qui concerne les « identités taiwanaises ». Il réunit des personnes de catégories identitaires différentes.

Le fait qu’un groupe religieux illégal puisse influencer un parti politique qui se trouve dans l’obligation pour gagner des élections de faire appel à lui, s’explique par des facteurs identitaires ; le mouvement accompagne le changement politique, c’est-à-dire la taiwanisation du KMT à la fin des années 1980.

Les fluctuations concernant la reconnaissance du groupe Yiguan dao sont en cohérence avec un aspect du changement social à Taiwan, l’émergence de la société civile qui autorise aujourd’hui la discussion autour de sujets longtemps tabous.

Il est nécessaire de préciser la signification du terme identité dans le contexte taiwanais caractérisé par une situation de clivage sub-ethnique. La construction de l’identité nationale (17) est donc plurielle même si cette situation allait de facto à l’encontre du projet nationaliste du KMT qui tendait à nier l’existence d’identités multiples. A Taiwan, la question des « nationalités provinciales » (shengji wenti), fait référence à des tensions qui existent entre les waisheng ren (les personnes qui sont originaires d’une autre province que Taiwan) et les bensheng ren (la population qui est originaire de Taiwan). Waisheng désigne les Chinois du continent qui sont arrivés à Taiwan après 1945 avec le gouvernement nationaliste (18). Leurs enfants, quel que soit leur lieu de naissance, sont considérés comme waisheng ren. L’immigration des bensheng ren a commencé à la fin du XVIIe siècle sous la dynastie Qing. Ils sont venus à Taiwan avec un nombre important de Hakkas originaires de la province du Guangdong. Leurs ancêtres sont de la province du Fujian (zone minnan). A partir de 1945, les bensheng ren sont généralement désignés par Taiwan ren, ou Taiwanais, tandis que les waisheng ren sont appelés dalu ren ou population du continent. Ces dernières années, le pourcentage de la population bensheng ren s’est stabilisé à environ 86 % par rapport à celui de waisheng ren qui est de 14 %. Zhang Maogui conclut que le problème des « nationalités provinciales » est un principe d’organisation sociale fondé sur l’identité collective, l’une des formes d’organisation du pouvoir social parmi d’autres qui structurent la société taiwanaise (19).

Un pluralisme linguistique se superpose au pluralisme ethnique ou sub-ethnique : la langue chinoise mandarin (guo yu) est parlée par les waisheng ren (étrangers à la province) ; les bensheng ren (natifs de la province) personnes nées à Taiwan de culture minnan originaire du Fujian ou Hakkas du Guangdong, ont pour langues respectives, la langue taiwanaise minnan hua ou Hakka ; des langues austronésiennes sont utilisées par les yuan zhu min « premières populations qui ont peuplé Taiwan », les aborigènes.

La secte Yiguan dao est née dans le contexte de la crise des années 1930 dans le Shandong ; les chefs se sont exilés à Taiwan dans les années 1950. Le mouvement a été persécuté en Chine populaire à cause de la collaboration avec les Japonais qui, du point de vue des autorités, ne fait pas de doute : il avait obtenu un statut légal dans les territoires occupés. Des années 1920 à 1940, Yiguan dao a connu un développement continu jusqu’à atteindre plus de 10 millions de membres. En dépit de la répression politique, il aurait continué à exister dans la clandestinité et à être particulièrement actif de 1959 à 1962 et pendant la Révolution culturelle (1966-1969). Actuellement, le statut des groupes religieux syncrétistes (« nouvelles religions ») (20) en Chine populaire n’est pas clair : ces groupes agissent dans la clandestinité mais certains ont demandé un statut légal. Durant les années 1980, le gouvernement opte souvent pour la répression : des leaders de sectes religieuses hétérodoxes ont été exécutés pour « activités contre-révolutionnaires ». Ils ont été plus sévèrement punis que les fondateurs d’autres groupes sociaux en quête également d’un statut légal tels que les organisations non-gouvernementales (ONG) chinoises (21). Ces dernières années, les autorités sont très préoccupées par le succès croissant de ces religions : selon K. Tertitski, une plus grande libéralisation de la vie politique en Chine conduirait à un regain d’influence des religions syncrétistes qui deviendraient alors l’une des forces religieuses les plus influentes dans tout le pays (22).

Parmi les « nouvelles religions », Yiguan dao est aujourd’hui le mouvement le plus puissant à Taiwan. Il a une influence électorale donc un impact éminemment politique ; il a été légalisé tardivement en 1987 (23) après des années de clandestinité et fortement réprimé jusqu’à la fin des années 1970 à cause notamment de présomptions plus ou moins documentées sur la collaboration du mouvement avec les Japonais (24).

Le mouvement Yiguan dao est devenu un mouvement politico-religieux dans les années 1980, témoin et agent des tensions identitaires à l’œuvre dans la société taiwanaise contemporaine. Les liens entre identité, politique et religion, sont une composante essentielle de la dynamique sociale et donnent un éclairage pertinent des transformations culturelles et socio-politiques mais aussi des limites, des résistances qui rendent impossible un changement structurel profond notamment dans le domaine politique. Selon B. Vermander (25), le mouvement Yiguan dao offre un exemple significatif des rapports entre la religion et la politique dans le contexte taiwanais. C’est aussi un bel exemple de l’usage instrumental des religions par l’état et par la population dans le contexte chinois qui s’inscrit en continuité avec la tradition.

Le discours officiel du KMT à Taiwan jusque dans les années 1970 et du Parti communiste en Chine jusqu’à aujourd’hui, s’explique par un héritage historique commun concernant les rapports traditionnels entre l’Etat central et les régions, l’Etat central et les groupes religieux hétérodoxes. Ces derniers étaient perçus par les autorités comme incontrôlables parce qu’ils étaient organisés en réseaux non traditionnels qui ne fonctionnaient ni selon le critère de parentèle, ni selon celui de la localité, ou de la corporation, formes d’organisations sociales traditionnelles. Les religions hétérodoxes (lijiao) pour le pouvoir impérial, étaient périodiquement persécutées : en s’organisant, en s’institutionnalisant, en devenant plus puissantes par leur pouvoir économique et le nombre d’adeptes, elles devenaient gênantes et étaient alors considérées comme une menace potentielle pour le pouvoir central. Une autre menace était d’ordre symbolique. Les enjeux étaient alors idéologiques : les croyances étaient perçues comme remettant en cause le pouvoir symbolique de l’Empereur (26). Dans le monde contemporain, cet « ordre religieux » imposé par l’Etat se reproduit.

En 1987, Yiguan dao est légalisé, officiellement reconnu grâce au soutien de la faction taiwanaise du KMT. A partir des élections législatives de 1983, date à laquelle des candidats de ce parti ont eu recours aux associations Yiguan dao pour conserver leurs sièges, ces associations sont liées à la faction taiwanaise du KMT, composée de bensheng ren par opposition à l’autre faction, la faction traditionnelle composée de waisheng ren. Pendant quelques années, le Yiguan dao n’est ni interdit, ni légalisé. Il joue alors un rôle de médiateur efficace durant la période de la taiwanisation du parti nationaliste. Les adeptes se disent alors Taiwanais et Chinois en même temps. Ils reflètent la division dans la société taiwanaise entre les personnes qui se disent soit taiwanaises, soit chinoises, soit taiwanaises et chinoises. Là encore, Yiguan dao opte pour le consensus en encourageant l’attitude de tolérance qui est de se considérer comme taiwanais et chinois ; il faut surtout éviter le conflit et la division de la société en catégories identitaires trop marquées qui séparent les groupes. Une tendance idéologique très confucianiste en continuité avec la tradition chinoise, domine dans la philosophie et le mode de vie des membres de Yiguan dao.

L’évolution des tendances identitaires et les appartenances politiques des adeptes des mouvements Tiandi jiao et Xuanyuan jiao sont pertinentes dans une perspective de comparaison avec les groupes Yiguan dao (27) :

Xuanyuan jiao a été fondé en 1957 par le député Wang Han-sheng. Son organisation ayant, à l’origine, un objectif de renouveau culturel, a changé de statut juridique et est devenue une religion. Le contenu et la forme des conférences de Wang sur la culture se sont transformés, et ont aussi attiré une nouvelle audience. De nombreux sympathisants en grande majorité des waisheng ren se sont détournés de ses enseignements, relayés par des bensheng ren (28) qui sont venus en nombre croissant. Les premiers initiés en 1957 comptaient dans leurs rangs des hauts fonctionnaires du gouvernement, des waisheng ren bien placés dans l’éducation et dans l’armée. Peu après, l’initiation du premier Taiwanais Lee Chee-fu a été décrite en détail dans la gazette provinciale. La religion rassemble 15 000 initiés en 1970 dont 70 % de Taiwanais (29). Pendant la décennie 1970, 10 000 personnes par an en moyenne étaient initiées jusqu’à atteindre en 1981 plus de 100 000 membres (30).

La « nouvelle religion » Tiandi jiao (Enseignement de l’Empereur Céleste) a été fondée en 1980 par Lee Yu-chieh, figure charismatique et membre actif du KMT. Branche schismatique de la religion Tiande jiao (Enseignement de la Vertu Céleste) fondée en 1923 en Chine continentale et légalisée comme religion à Taiwan en 1989, elle en partage de nombreux traits. Chiang Wei-kuo, le dernier fils de Chiang Kai-shek décédé en 1997, a souvent participé à des activités organisées par Tiande jiao et Tiandi jiao (31). Vincent Siew, l’actuel premier ministre, a été membre du Tiandi jiao (32) parfois appelée « la religion du Kuomintang » (33).

Une idéologie revendiquée par ces groupes religieux a pour matrice l’unité des « trois religions » sanjiao heyi (confucianisme, taoïsme et bouddhisme), composante idéologique du projet nationaliste, et les attentes millénaristes.

Après avoir esquissé les points communs entre les deux mouvements Xuanyuan jiao et Tiandi jiao, une différence fondamentale mérite d’être soulignée : alors que le premier reste un mouvement de taille modeste, le second a connu un développement continu qui n’est peut-être pas terminé ; leur place respective au sein des mutations religieuses de la société taiwanaise n’est pas comparable. Tiandi jiao est un mouvement “d’actualité” moteur et révélateur du changement social. Dans le domaine politique, les leaders du mouvement organisent de nombreuses activités en Chine continentale et restent fermement engagés en faveur de la réunification de Taiwan avec la République populaire de Chine. Les adeptes, en majorité taiwanais de souche, sont attirés en particulier par les techniques corporelles, préventives et/ou curatives utilisées dans le contexte des pratiques rituelles (34) beaucoup plus que par des idées politiques que, dans l’ensemble, ils ne partagent pas. La rupture idéologique est ici notable entre les chefs charismatiques du mouvement et ses membres qui constituent une base de plus en plus diversifiée.

Des enjeux nationaux aux enjeux internationaux et à la « reconquête du continent »

A tendance prosélyte comme les autres xinxing zongjiao, Yiguan dao se réimplante en Chine populaire et à l’étranger surtout dans les communautés chinoises : le nombre d’adhérents dans d’autres pays (hors de Taiwan) est estimé à deux millions (35). Ce mouvement correspond bien aux attentes des populations de culture chinoise : il est très flexible, conservateur et attaché à la tradition dans le même sens que les mouvements de revitalisation (36). Les changements se font toujours en douceur de manière consensuelle conformément aux vertus de la modération et du respect de la « Voie du Milieu », un aspect fondamental de l’éthique sociale confucéenne. H. Seiwert (37) explique le succès des groupes Yiguan dao par leur tendance à considérer le traditionalisme comme une alternative supérieure à la modernité.

L’activité prosélyte cible les diasporas chinoises dans une première étape, les étrangers aux mondes chinois dans une deuxième étape. Simultanément, une volonté de « reconquête du continent » est visible dans les discours et les actions menées en Chine populaire.

Parmi les « nouvelles religions », le mouvement Yiguan dao « Voie de l’Unité » présente un triple intérêt — par son succès (nombre d’adeptes et de sympathisants à Taiwan et à l’étranger), son rôle d’indicateur identitaire dans la société taiwanaise, les enjeux politiques qui montrent le double rôle de moteur et de révélateur joué par le mouvement dans ces enjeux.

Des changements récents sont observables au niveau des enjeux ; l’objectif maintenant clairement revendiqué est de créer des réseaux internationaux par un prosélytisme agressif et des ingrédients idéologiques qui tendent à élargir le syncrétisme. La valorisation de la tradition chinoise et du projet nationaliste confucéen à travers l’idéal de « l’unité des trois religions » s’étend, dans une perspective universaliste, au christianisme (s’entend essentiellement le protestantisme) et à l’islam jusqu’à faire l’éloge des wujiao heyi (l’unité des cinq religions). Dans cette configuration idéologique, la tradition chinoise reste la matrice signifiante, une « matrice englobante » qui n’est pas fermée sur elle-même mais au contraire ouverte pour intégrer des traditions religieuses étrangères.

Les problèmes de langue comme obstacle à un prosélytisme qui viserait les étrangers non-chinois, fait constaté par H. Seiwert (1981), sont en partie résolus par la maîtrise progressive de l’anglais par certains maîtres. Des textes sont traduits en anglais ; des maîtres de renom se déplacent pour prêcher à l’étranger ou accueillent les étrangers chez eux. A ce propos, l’exemple de la cérémonie d’initiation à laquelle j’étais présente ainsi que trois jeunes américains protestants, est significatif : le chef de cérémonie a expliqué en anglais ce qui s’était passé pendant le rituel d’initiation et a distribué des documents traduits en anglais pour les enseignements en consacrant un moment après l’initiation aux étrangers, les trois américains et moi-même.

Les « nouvelles religions », pour la plupart nées en Chine au début du siècle et exportées à Taiwan dans les années 1950, se réimplantent en Chine continentale.

Au niveau des enjeux politiques et sociaux, les « nouvelles religions » présentent des points communs avec les sectes religieuses traditionnelles chinoises actives en Chine au XIXe et au début du XXe siècle :

- au niveau formel de la pratique rituelle, la démarcation volontaire par rapport à la religion populaire (traits qui s’inscrivent en contraste) ;

- au niveau idéologique, la tendance prosélyte et universaliste, la tendance nationaliste, la valorisation de la tradition chinoise dans ce qu’elle a de grandiose, de savant comme l’utopie des sanjiao obsession idéologique récurrente des élites intellectuelles (lettrés confucéens) dans l’histoire de la civilisation chinoise, qui est l’équivalent du mythe de l’Age d’Or transposé dans le contexte culturel chinois.

Le rapport à la science n’est pas le même : dans les « nouvelles religions » la science n’est pas valorisée mais elle n’est pas rejetée. Ce sont des religions conservatrices mais qui ne s’opposent pas à la modernisation de la société conçue comme nécessaire pour rivaliser avec les Occidentaux et élever le monde chinois au niveau des grandes puissances. Par le prosélytisme universaliste, se dessine la volonté d’élever la tradition chinoise vers la modernité et vers une reconnaissance mondiale de sa suprématie : il est possible de faire un parallèle avec un autre courant idéologique, de philosophie politique et non religieux, mais dont les idées sont proches. Des intellectuels du monde chinois partagent et tentent de systématiser ces idées en devenant les philosophes d’un « nouveau confucianisme » ou « confucianisme contemporain » (dangdai rujiao). Ce groupe de chercheurs taiwanais, sino-américains, et Singapouriens de l’Université d’Hawaii font l’éloge du confucianisme sous une forme moderne, préconisent sa diffusion en prédisant qu’il deviendra l’idéologie mondiale du XXIe siècle, expression d’une autre utopie et d’une volonté hégémonique.

Les processus de recomposition des faits religieux et parmi eux, les « nouvelles religions » en particulier, sont analysés en termes d’identité dans le contexte taiwanais principalement à partir de l’exemple du mouvement Yiguan dao et dans une perspective comparative, succinctement, à partir des exemples de Tiandi jiao et de Xuanyuan jiao. La filiation des « nouvelles religions » avec les sectes religieuses du XIXe et XXe siècles, est rappelée pour des raisons heuristiques.

La flexibilité du mouvement Yiguan dao qui explique en partie son succès, est mise en évidence par des croyances religieuses et par les évolutions récentes des pratiques. Des enjeux identitaires et politico-religieux s’inscrivent en filigrane derrière les pratiques et les croyances.

Ces faits religieux éclairent des facettes du changement social : les nouvelles configurations religieuses résultant de la transformation des pratiques et des représentations, sont une expression de la modernité dans la société taiwanaise. Les activités prosélytes et les ambitions de Yiguan dao contribuent à la formation de réseaux internationaux qui peuvent être comparés aux réseaux économiques et de relations sociales des « diasporas » chinoises du point de vue de leur rationalité et de leur mode de fonctionnement. A Taiwan, les « nouvelles religions » à l’origine des forces traditionalistes persécutées par l’Etat, sont devenues des religions conservatrices confucéennes qui ont pour base sociale le développement des classes moyennes.