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Tzu Chi et le réveil bouddhiste à TaiwanUn nouveau conservatisme ?

by  André Laliberté /

Le but de cet article est d’évaluer l’importance de ce qu’il est convenu d’appeler un conservatisme apolitique taiwanais d’inspiration bouddhiste, et en particulier d’examiner les actions d’un important organisme articulant cette vision, la Fondation bouddhiste caritative Tzu Chi (Zi ji) (1).

Contrairement au pronostic pessimiste de Holmes Welch à propos de l’avenir du Bouddhisme chinois (2), dont les bouddhistes taiwanais se réclament, l’essor de cette tradition a Taiwan a été remarquable durant la dernière décennie (3). Les immenses complexes et les diverses réalisations matérielles de la Fondation Tzu Chi, des ordres monastiques de Fokuangshan, Fakushan, et Chungtaishan, ainsi que d’autres organisations de moindre importance, témoignent de la vitalité remarquable de ce renouveau. A cela s’ajoute une importante activité médiatique, les associations sus-mentionées disposant de leurs propres maisons d’édition, de leurs publications et d’heures d’antenne à la télévision. Le fait que les associations qui encadrent ses adhérents affirment rassembler plusieurs millions de membres, et le fait que le nombre de bouddhistes à Taiwan représente près de 40 % du total des fidèles recensés par le ministère de l’Intérieur (4), invitent à s’interroger sur l’impact politique du bouddhisme.

Une première nuance s’impose au départ : le bouddhisme taiwanais ne représente pas une tendance uniforme, et il est plus approprié de parler de mouvance bouddhiste, à cause de la diversité de ses écoles et du grand nombre de ses sectes. Depuis l’abolition de la Loi martiale en 1987 et surtout avec l’adoption de la nouvelle Loi sur les organisations civiques de 1989, de nombreuses organisations bouddhistes ont émergé et mis fin au monopole de la représentation détenu jusque-là par l’Association bouddhiste de la République de Chine (ABRC) (5).

Il s’avère difficile, en conséquence, de situer sur le plan idéologique les bouddhistes taiwanais. De façon générale, les fidèles bouddhistes et les principales associations qui les encadrent préconisent des principes pacifistes et environnementalistes. Mises à part ces prises de position idéalistes, leur vue du monde tend à être conservatrice sur le plan des valeurs morales. De plus, très peu d’entre eux sont parvenus à articuler des réflexions systématiques relatives aux problèmes économiques, au travail, à la sécurité sociale, ou à l’éducation. En d’autres termes, une pensée sociale bouddhiste qui ferait pendant à la doctrine sociale de l’Eglise catholique reste encore à inventer à Taiwan.

Sur le plan organisationnel, la mouvance bouddhiste taiwanaise n’a pas établi non plus de partis ou d’organisations comparables au Komeito (le parti de la politique intègre), actif au Japon (6), ou aux partis démocrate-chrétiens d’Europe occidentale ou d’Amérique latine. On peut distinguer trois courants majeurs parmi les associations bouddhistes taiwanaises, définies par leurs rapports avec le gouvernement : une tendance ouvertement collaborationniste, représentée par l’ABRC ; un courant oppositionnel, représenté par Fokuangshan ; et un courant piétiste, qui refuse de s’engager sur le plan politique. Les organisations représentatives de ce dernier courant, telles que Fakushan ou Chungtaishan, entendent observer le principe de la séparation entre la politique et la religion (zhengjiao fenli) (7). Les membres de la Fondation Tzu Chi affirment appartenir à cette dernière tendance apolitique. Une analyse plus poussée révèle cependant les ambiguïtés de cette prise de position : les activités mêmes de cette organisation sont au cœur d’importants débats sur les politiques publiques à Taiwan. Avant d’aborder cette question, il s’impose d’indiquer quelle est la nature et l’importance de cette organisation.

Une croissance encouragée par les autorités politiques

Tzu Chi a été fondée en 1966 par maître Cheng Yen, une nonne à la tête d’une congrégation basée à Hualien, avec l’aide de cinq fidèles et d’une trentaine de disciples. La croissance de l’organisation a été régulière mais modeste pendant la première décennie de son existence. Parallèlement aux phénomènes de « taiwanisation » et de libéralisation qui ont gagné progressivement les milieux dirigeants à la fin des annés 1970 et au début des années 1980, la croissance de Tzu Chi s’est accélérée de façon remarquable pendant les dernières années du régime Chiang Ching-kuo. Parmi les taiwanais membres des cercles dirigeants qui ont été très attentifs aux besoins de Tzu Chi pendant cette phase de croissance, deux individus ont joué un rôle important : Lee Teng-hui et Lin Yang-kang.

Le 16 octobre 1980, Lin Yang-kang, alors gouverneur de la province de Taiwan, visitait le siège de la Fondation à Hualien et aidait Tzu Chi à faire l’acquisition d’un terrain de plus de 70 000 mètres carrés où serait construit son hôpital. Trois jours plus tard, le Président Chiang Ching-kuo visitait à son tour Hualien et approuvait les recommandations de Lin. Le 5 février 1983, Lee Teng-hui, en tant que successeur de Lin au gouvernement provincial, participait à la cérémonie d’inauguration des travaux de construction de l’Hôpital général de Tzu Chi. Deux jours plus tard, le ministère de la défense annonçait que le terrain en question lui appartenait et qu’en vertu des lois locales de zonage, il était interdit d’y établir un bâtiment. Grâce aux interventions de Lin, à ce moment ministre de l’Intérieur, et de Lee, la Fondation finissait par obtenir une autre propriété, encore plus grande que la première (8). A partir de 1984, dans la foulée de ces événements, des représentants des divers paliers de gouvernement ont visité le site de la Fondation et réitéré leur appui aux projets de Tzu Chi. Des membres du Comité central du Kuomintang (KMT), tels Wu P’o-hsiung et Hsu Shui-teh, ont remis des sommes généreuses à la Fondation, obtenues par des levées de fonds auprès du public, ou ont remis à maître Cheng Yen des distinctions honorifiques pour sa contribution à la charité publique.

La fin des années 1980 est marquée par deux tendances importantes sur les plans politique et économique qui coïncident avec une accélération de l’expansion de Tzu Chi. La fondation du principal parti d’opposition, le Parti démocrate progressiste (PDP), est tolérée en 1986, et la croissance du Produit national brut par habitant doublait entre 1985 et 1989. La même année, l’Hôpital général Tzu Chi ouvrait ses portes et les effectifs de la Fondation passaient de 190 à 870 membres actifs. En 1994, dernière année pour laquelle ces chiffres sont disponibles, la Fondation en comptait plus de 4 253 (9). En 1989, au moment où était passée la nouvelle Loi sur les organisations civiques, qui mettait fin entre autres au monopole de la représentation de l’ABRC, Tzu Chi s’engageait dans l’éducation en établissant un collège d’infirmières. En 1991, la Fondation initiait ses premiers programmes de secours d’urgence internationaux au Bangladesh. En 1993, Tzu Chi lançait un ambitieux programme de recensement des donneurs de moelle osseuse qui était appelée à devenir la plus importante d’Asie.

Pour l’atteinte de ses nombreux objectifs, Tzu Chi dispose de ressources considérables. En 1994, elle affirmait pouvoir compter sur plus de quatre millions de donateurs, lesquels avaient offert plus de 4 647 millions de dollars NT lors de campagnes de levées de fonds ou par le biais de contributions mensuelles (10). En plus de ces ressources financières, Tzu Chi possède un vaste capital immobilier à travers l’île. La majeure partie des propriétés de Tzu Chi est située dans le ditrict de Hualien : elle comprend l’Hôpital général, les collèges de médecine et d’infirmerie, un hall de la méditation haut de dix étages, ainsi qu’une propriété où réside la communauté de nonnes guidées par maître Cheng Yen. Tzu Chi possède aussi onze bureaux de liaison à travers l’île, y compris un centre administratif de sept étages situé à Taipei. La Fondation possède aussi quatre succursales, plus de vingt antennes, bureaux de liaisons, et autres institutions à l’étranger. La valeur de ces propriétés de même que les fonds recueillis à l’étranger ne sont pas comptabilisés dans l’actif de Tzu Chi à Taiwan (11). Les médias taiwanais décrivent souvent la Fondation comme la plus importante organisation religieuse au pays, à cause du nombre de ses membres, de la diversification de ses activités et de l’ampleur de ses réalisations. Cette opinion est cependant inexacte sur au moins un plan.

Tzu Chi et le bouddhisme engagé

Tzu Chi représente certes une des manifestations les plus visibles du renouveau bouddhiste à Taiwan, mais la Fondation n’est pas à proprement parler une organisation religieuse, puisque ses statuts précisent qu’il s’agit d’une association caritative à laquelle tout individu peut se joindre, quelles que soient ses convictions. Comme il a été noté auparavant, la Fondation s’est incorporée en tant qu’organisme de charité parce que sous le régime de la Loi martiale, une seule organisation, l’ABRC, était autorisée à représenter les bouddhistes chinois. L’identité bouddhiste de Tzu Chi s’avère cependant évidente dès qu’on note sa dénomination officielle chinoise, Fojiao ciji gongdehui (la Fondation caritative bouddhiste Tzu Chi), et la nature des publications produites par son centre culturel. Ce caractère bouddhiste se révèle aussi dans les convictions religieuses de maître Cheng Yen.

Une figure très connue du grand public, celle-ci fait l’objet d’une véritable vénération de la part des membres de la Fondation (12). Ame dirigeante de Tzu Chi, présidente de son conseil d’administration, orateur public donnant maintes conférences et auteur prolifique, maître Cheng Yen se réclame de la tradition du bouddhisme engagé (renjian fojiao) de maître Tai Hsu et de son successeur spirituel, maître Yin Shun. Cette école est qualifié d’engagée dans la mesure où elle met l’accent sur des œuvres de bienfaisance plutôt que sur des pratiques spirituelles individuelles telles que la méditation ou la lecture de soûtras. L’appellation de bouddhisme engagé s’avère cependant trompeuse parce qu’elle suggère un activisme politique incluant des prises de positions radicales en faveur de la justice sociale, à l’instar de certains courants islamistes ou de la théologie de la libération catholique. Le bouddhisme de maître Tai Hsu et de ses successeurs n’ose pas revendiquer des prises de position aussi extrêmes : il approuve le monde tel qu’il est et se borne à la critique de ses imperfections sur le plan de la morale individuelle.

Cette approche se traduit par une attitude au mieux indifférente, au pire hostile, au politique. Ainsi, les statuts de Tzu Chi interdisent à ses membres de s’engager sur le plan politique (13). Lors de la campagne présidentielle de 1996, maître Cheng Yen a par exemple refusé d’indiquer sa préférence pour un candidat, se bornant seulement à déclarer qu’elle avait à cœur la stabilité de la société et la sécurité de la nation (14). Cette dernière affirmation, qui aurait pu être interprétée comme un rejet implicite de la plate-forme du PDP et de son candidat Peng Ming-min, n’indiquait pas de préférence marquée pour le président Lee, ou pour les candidats issus des rangs de la vieille garde du KMT, Lin Yang-kang ou Chen Lü-an. La réticence à soutenir Lee contre Lin, ou vice-versa, peut se comprendre facilement quand on se souvient de l’aide que les deux hommes ont apporté dans le passé à Tzu Chi. Notons aussi au passage que le président Lee, Wu Po-hsiung et Lin Yang-kang, sont tous trois membres de Tzu Chi du fait de leurs contributions personnelles à l’organisation.

Tout cela n’explique cependant pas le refus de soutenir le candidat Chen, un bouddhiste déclaré, donc probablement plus près idéologiquement des vues de maître Cheng Yen. Parmi les explications possibles de cette attitude, notons que Chen a été encouragé par maître Hsing Yun, le fondateur de Fokuangshan, le plus important ordre monastique bouddhiste de Taiwan, et qu’à la différence de ces deux derniers, maître Cheng Yen, comme les candidats Lee, Lin, et Peng, n’est pas originaire du continent (15). Il est cependant remarquable que tous les individus concernés rejettent, au moins publiquement, l’idée que des rivalités et des jalousies puissent diviser la communauté bouddhiste, ou que l’origine ethnique de ses maîtres spirituels puisse exercer une influence quelconque sur leur attitude. Peu importent les motivations derrière les déclarations de neutralité politique de maître Cheng Yen ; dans les faits son attitude se traduit par une coopération étroite avec le gouvernement présent.

Un soutien discret aux politiques publiques du gouvernement

Cette collaboration de Tzu Chi avec les autorités se concrétise dans les domaines les plus variés : dans les politiques de sécurité sociale et de santé publique ainsi qu’en matière d’éducation et de développement culturel. Cette coopération, originalement espérée et voulue par Tzu Chi dans l’espoir que le gouvernement soutienne son œuvre de bienfaisance, a graduellement changé de nature durant les dernières années. Récemment, c’est au tour de l’Etat de solliciter l’aide de la Fondation afin de l’appuyer dans l’atteinte de ses objectifs (16).

Certains des programmes de la Fondation, tels que l’aide à des personnes âgées inaptes au travail, à des orphelins et autres enfants de familles à problèmes (17), constituent de véritables substituts à l’assistance sociale normalement offerte par les autorités publiques dans les pays industrialisés. Tzu Chi joue aussi un rôle comparable à la Croix-rouge et se substitue aux autorités publiques en procurant une aide d’urgence aux victimes de désastres naturels. Tzu Chi offre de plus un important complément aux insuffisances du gouvernement taiwanais dans l’offre de services de santé, et plus particulièrement dans les régions défavorisées, en opérant un réseau de cliniques à travers l’île et en gérant un hôpital moderne bâti dans le district de Hualien. Enfin, le gouvernement ne peut manquer d’apprécier le capital politique indirectement engendré par les activités de la Fondation, et plus particulièrement celles qui sont entreprises à l’étranger. Depuis 1992, la Fondation est venue en aide aux victimes de calamités naturelles en Chine, au Bangladesh, en Ethiopie, au Népal, et en Mongolie, ou aux populations déplacées en zones de guerre telles que la Tchétchenie. Les médias taiwanais ont noté que l’association de Tzu Chi à Taiwan ne peut qu’aider à dissiper la fâcheuse réputation de cette dernière en tant qu’ « île de l’avarice » (18). Dans le contexte des efforts entrepris par le KMT afin d’obtenir un plus grand soutien de la part de la communauté internationale pour la République de Chine, les activités que la Fondation entreprend à l’étranger, en contribuant à l’amélioration de l’image de Taiwan à l’échelle internationale, ne peuvent qu’être bienvenues.

Les deux « missions » d’éducation et de développement culturel entreprises par Tzu Chi sont aussi vues d’un bon œil par le gouvernement. Bien que les activités conduites sous ces termes mettent l’accent sur la promotion de la vertu en des termes, influencés par la tradition bouddhiste, qui diffèrent énormément de l’idéologie laïque officielle, les autorités publiques ne manquent pas d’indiquer leur appui aux principes moraux propagés par Tzu Chi et reprennent à leur compte ses appels à la tolérance, à l’harmonie et à l’altruisme. Ces « missions » éducatives et culturelles de la Fondation comprennent : des tournées de conférences à travers l’île données par maître Cheng Yen elle-même devant de larges auditoires ; la propagation de ses aphorismes et « pensées » dans les lycées grâce au soutien enthousiaste d’un groupe d’enseignants acquis aux idées de Tzu Chi (19) ; l’établissement d’un collège de médecine appelé à devenir un collège pour les professions libérales, avec un contenu bouddhiste ; la publication de livres éducatifs sur le Bouddhisme, les activités de Tzu Chi, les pensées de maître Cheng Yen ; la distribution de mensuels et d’hebdomadaires décrivant les activités de la Fondation et de ses membres ; la diffusion d’émissions à la télévision. Le message propagé par ces activités vise, selon les mots de la fondatrice de Tzu Chi, « à éduquer les nantis » à travers les témoignages d’individus qui se sont dit sauvés par Tzu Chi en tant que récipiendaires de son aide matérielle, ou en tant que bienfaiteurs qui se disent « aidés spirituellement » dans le geste du don. Au-delà de son contenu purement moralisateur, le message implicite transmis par ces activités est qu’il est vain de perdre son temps en disputes stériles — lire débats politiques — pour solutionner les problèmes urgents de détresse humaine qui se posent à chacun.

Afin de pouvoir financer les coûts de ses œuvres de charité, de son réseau de cliniques et d’hôpitaux, et de ses activités éducatives et culturelles, la Fondation fait appel aux dons du public et effectue des levées de fond à travers l’île (20). Au fil des années, les revenus considérables générés par ces collectes sont devenus une source de controverses dirigées contre la Fondation. Bien que la probité et l’honnêteté des membres de Tzu Chi ne soient pas mises en doute par le public, les membres de groupes populaires et d’organismes de charités concurrents se plaignent de ce que Tzu Chi monopolise les ressources nécessaires pour venir en aide aux indigents. Les autorités publiques, pour leur part, constatent que la Fondation gère des sommes considérables échappant au fisc, alors même que les pouvoirs publics ont grand besoin de fonds pour pouvoir renforcer, voire simplement maintenir, les bases d’un Etat-providence encore embryonnaire. Le gouvernement fait maintenant face à un dilemme : prélever un impôt sur les revenus de Tzu Chi risquerait d’aliéner une organisation dont la collaboration a longtemps été précieuse, mais en ne réagissant pas, les autorités risquent de prêter le flanc à des accusations de favoritisme.

Ces critiques esquivent cependant un problème encore plus fondamental : le caractère discrétionnaire de l’assistance sociale offerte par Tzu Chi. L’absence de vision à long terme et le recours à une autorité charismatique pour diriger la Fondation font craindre qu’après le départ de sa fondatrice, il sera difficile de continuer le travail de Tzu Chi (21). D’autre part, la nature même de l’administration de Tzu Chi, reposant sur l’improvisation plutôt que sur des procédures formelles et rationnelles de sélection, soulève des questions quant à son caractère arbitraire. Bien que Tzu Chi puisse être perçue comme une initiative locale générée de façon spontanée, on ne peut pas pour autant parler d’un mouvement de citoyens susceptible de favoriser la maturation de la société civile à Taiwan : les décisions de maître Cheng Yen sont sans appel et ne sont pas le fruit de délibérations publiques, comme cela se pratique au sein des groupes populaires. Elles résultent de processus informels, au sein de conclaves restreints, et les membres obéissent sans discuter. En somme, l’organisation de Tzu Chi repose sur les mêmes principes de respect pour l’autorité et d’obéissance aveugle qui ont permis à l’ancien régime autoritaire de s’imposer à Taiwan. La conséquence de cette situation est que tout un pan des politiques sociales de la République de Chine sont appliquées de façon ad hoc par des décideurs qui ne sont pas élus, qui n’ont de comptes à rendre à personne et qui n’ont pas de vision d’avenir à long terme.

Le conservatisme apolitique de Tzu Chi

L’analyse de maître Cheng Yen sur les causes de la pauvreté à Taiwan représente un exemple saisissant de son conservatisme et de l’approche apolitique de Tzu Chi. Renversant le lien de causalité établi par la plupart des intervenants en matière de santé publique, elle affirme que la maladie est source de pauvreté (22). Offrir des soins médicaux à la population, dans cette perspective, permet aux gens de s’affranchir de la misère. Cette analyse a de quoi surprendre pour l’observateur familier avec la situation de la santé publique aux Etats-Unis, par exemple, où la pauvreté dissuade les couches défavorisées de la population à consulter les professionnels de la santé. Maître Cheng Yen s’avère cependant logique dans son raisonnement puisque l’Hôpital général Tzu Chi offre des soins gratuits à ceux et celles qui ne peuvent défrayer les coûts d’hospitalisation.

Sur le plan des valeurs morales, maître Cheng Yen et ses disciples propagent leur propre version du décalogue, avec des prescriptions telles que l’interdiction de fumer, de mâcher des noix de bétel, de boire de l’alcool, etc. Cette série de règlements va cependant beaucoup plus loin que ses équivalents islamiques et chrétiens, puisque Tzu Chi, comme il a été souligné plus tôt, interdit aussi la participation de son personnel à la vie politique. On ne manquera pas de noter la contradiction : les employés et bénévoles de la Fondation ne doivent pas s’engager politiquement, mais quelques-uns des plus importants personnages politiques du pays sont membres de Tzu Chi. Est-ce à dire que pour certains la politique est un privilège ? Les membres de la Fondation interrogés sur la question offrent une réponse étonnante : la politique est trop compliquée et source de conflits, donc une activité qu’il vaut mieux éviter.

Les interdits mentionnés plus haut, incluant la participation politique, ne viseraient donc que les membres actifs de Tzu Chi et ne concerneraient pas ses donateurs. A y regarder de plus près, cependant, certains des groupes qui constituent Tzu Chi, tels que la Légion des croyants Tzu Cheng (Cichengdui), l’Equipe de rééducation et l’Association des enseignants, jouent un rôle pour le moins ambigu sur ce plan. Les « pères et époux parfaits » qui forment la Légion des croyants sont reconnaissables à leur uniforme, qui ressemble à s’y méprendre à celui des policiers taiwanais. Leur mandat est d’assurer l’ordre lors d’événements mis sur pied par Tzu Chi. Bien que la Légion ne soit pas un corps paramilitaire (ses membres ne sont pas armés et ne suivent pas d’entraînement martial), ses vues sur la société sont critiques vis-à-vis du gouvernement au pouvoir, considéré responsable des désordres sociaux actuels. En ce qui concerne les volontaires de l’Equipe de rééducation et de l’Association des enseignants, leur conservatisme est défini par leur recours aux valeurs traditionnelles transmises dans leur enseignement. Dans les cas qui précèdent, ces groupes associatifs ne sont pas à proprement parler des activistes conservateurs faisant la promotion de leur agenda à l’image des militants évangélistes américains qui font pression sur le Parti républicain. Leur approche est plutôt apolitique, dans la mesure où elle s’effectue en marge des partis et autres institutions participatives. Il s’agit là néanmoins d’un travail de sape en profondeur, visant au remodelage de la société, par une méthode comparable à celle d’organisations laïques aux buts similaires telles que l’Opus Dei en Espagne, la Soka Gakkai au Japon ou le Jana Sangh en Inde. A la différence de ces derniers, Tzu Chi ne possède pas de bras politique et ne cherche pas à en fonder un. Reste à savoir si le (la) successeur éventuel(le) de maître Cheng Yen adoptera une stratégie différente. Pour l’instant, bien que nombre de ses membres n’apprécient guère l’approche néo-libérale et technocratique du gouvernement actuel, les membres de la Fondation ne cherchent pas à s’y opposer ouvertement. Un facteur expliquant cette attitude est certainement la sollicitude bienveillante de l’Etat envers Tzu Chi, une attitude qui s’explique par le fait que dans le domaine de certaines politiques publiques, la Fondation joue un rôle important.

Cette importance se révèle dès lors qu’on examine l’activité caritative de Tzu Chi dans le contexte de l’évolution des politiques de sécurité sociale en République de Chine. Durant les trois premières décennies du régime nationaliste à Taiwan, le KMT, préoccupé par la consolidation de son autorité, la réforme agraire et le projet de reconquérir le continent, ne disposait ni des moyens ni de la volonté de mettre sur pied une politique d’assistance sociale comparable à celles que les pays industrialisés avaient développées. Dans ces conditions, les besoins les plus urgent en matière de santé publique étaient souvent confiés aux soins d’organismes tels que la Croix-rouge ou des églises d’obédience américaine. Dans la foulé du « miracle économique » taiwanais, cette réalité était cependant appelée à changer, les classes moyennes émergentes attendant des autorités publiques des investissements plus importants en matière de politique sociale. Mais alors que chacun reconnaît que les autorités publiques ne disposent pas de ressources financières adéquates pour développer une politique sociale, la majorité des Taiwanais n’est pas encline à accepter une augmentation des impôts pour régler ce problème.

Après la levée de la Loi martiale, le gouvernement de la République de Chine a étudié la possibilité de jeter les bases de programmes universels d’aide sociale et d’assurance-santé. Certaines de ces recherches, influencées par les débats en cours en Occident qui remettent en cause l’Etat-providence, tendent à conclure que l’assistance sociale doit être confiée au secteur privé et reposer sur le bénévolat. En d’autres termes, ces études appuient la démarche d’organisations telles que Tzu Chi, au nom du principe néo-libéral selon lequel l’aide sociale gérée par l’Etat représente une atteinte aux libertés individuelles (23). Contre cette prise de position se dresse la crainte que le secteur privé et, en particulier, les organisations religieuses puissent ne pas être d’une totale impartialité, et surtout, manquent des compétences nécessaires pour remplir leur mission (24). Maître Cheng Yen n’intervient pas dans ces débats, même s’ils sont appelés à influencer l’avenir de son organisation, apparemment confiante que les autorités publiques ont déjà décidé que le recours à des organisations de charité représente la meilleure alternative à une politique sociale financée par l’Etat.

Le piétisme de Tzu Chi et son refus de s’engager dans les débats publics ne doit donc pas mener à la conclusion que la Fondation est négligeable sur le plan politique. Le rôle de cette organisation est important, même s’il se manifeste de façon indirecte. En particulier, l’apolitisme de ses membres représente un atout de taille pour le gouvernement actuel, qui semble préférer faire l’économie de débats difficiles sur la santé publique et la sécurite sociale à Taiwan. L’action de Tzu Chi suggère que la charité privée permet de guérir les malades, de réhabiliter des délinquants, de soigner les gens âgés et d’aider les pauvres, mais ne propose pas de solution pour prévenir la réapparition de ces problèmes sociaux, hormis de vagues appels à la bonne volonté individuelle. Reste à savoir dans quelle mesure les autorités publiques veulent fonder leur politique sociale sur des initiatives de ce genre ou si elles considèrent que les soins palliatifs offerts par des organisations telles que Tzu Chi ne constituent qu’un complément à leur mission administrative.