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Tzu Chi et le réveil bouddhiste à TaiwanUn nouveau conservatisme ?
Le but de cet article est dévaluer limportance de ce quil est convenu dappeler un conservatisme apolitique taiwanais dinspiration bouddhiste, et en particulier dexaminer les actions dun important organisme articulant cette vision, la Fondation bouddhiste caritative Tzu Chi (Zi ji) (1).
Contrairement au pronostic pessimiste de Holmes Welch à propos de lavenir du Bouddhisme chinois (2), dont les bouddhistes taiwanais se réclament, lessor de cette tradition a Taiwan a été remarquable durant la dernière décennie (3). Les immenses complexes et les diverses réalisations matérielles de la Fondation Tzu Chi, des ordres monastiques de Fokuangshan, Fakushan, et Chungtaishan, ainsi que dautres organisations de moindre importance, témoignent de la vitalité remarquable de ce renouveau. A cela sajoute une importante activité médiatique, les associations sus-mentionées disposant de leurs propres maisons dédition, de leurs publications et dheures dantenne à la télévision. Le fait que les associations qui encadrent ses adhérents affirment rassembler plusieurs millions de membres, et le fait que le nombre de bouddhistes à Taiwan représente près de 40 % du total des fidèles recensés par le ministère de lIntérieur (4), invitent à sinterroger sur limpact politique du bouddhisme.
Une première nuance simpose au départ : le bouddhisme taiwanais ne représente pas une tendance uniforme, et il est plus approprié de parler de mouvance bouddhiste, à cause de la diversité de ses écoles et du grand nombre de ses sectes. Depuis labolition de la Loi martiale en 1987 et surtout avec ladoption de la nouvelle Loi sur les organisations civiques de 1989, de nombreuses organisations bouddhistes ont émergé et mis fin au monopole de la représentation détenu jusque-là par lAssociation bouddhiste de la République de Chine (ABRC) (5).
Il savère difficile, en conséquence, de situer sur le plan idéologique les bouddhistes taiwanais. De façon générale, les fidèles bouddhistes et les principales associations qui les encadrent préconisent des principes pacifistes et environnementalistes. Mises à part ces prises de position idéalistes, leur vue du monde tend à être conservatrice sur le plan des valeurs morales. De plus, très peu dentre eux sont parvenus à articuler des réflexions systématiques relatives aux problèmes économiques, au travail, à la sécurité sociale, ou à léducation. En dautres termes, une pensée sociale bouddhiste qui ferait pendant à la doctrine sociale de lEglise catholique reste encore à inventer à Taiwan.
Sur le plan organisationnel, la mouvance bouddhiste taiwanaise na pas établi non plus de partis ou dorganisations comparables au Komeito (le parti de la politique intègre), actif au Japon (6), ou aux partis démocrate-chrétiens dEurope occidentale ou dAmérique latine. On peut distinguer trois courants majeurs parmi les associations bouddhistes taiwanaises, définies par leurs rapports avec le gouvernement : une tendance ouvertement collaborationniste, représentée par lABRC ; un courant oppositionnel, représenté par Fokuangshan ; et un courant piétiste, qui refuse de sengager sur le plan politique. Les organisations représentatives de ce dernier courant, telles que Fakushan ou Chungtaishan, entendent observer le principe de la séparation entre la politique et la religion (zhengjiao fenli) (7). Les membres de la Fondation Tzu Chi affirment appartenir à cette dernière tendance apolitique. Une analyse plus poussée révèle cependant les ambiguïtés de cette prise de position : les activités mêmes de cette organisation sont au cur dimportants débats sur les politiques publiques à Taiwan. Avant daborder cette question, il simpose dindiquer quelle est la nature et limportance de cette organisation.
Une croissance encouragée par les autorités politiques
Tzu Chi a été fondée en 1966 par maître Cheng Yen, une nonne à la tête dune congrégation basée à Hualien, avec laide de cinq fidèles et dune trentaine de disciples. La croissance de lorganisation a été régulière mais modeste pendant la première décennie de son existence. Parallèlement aux phénomènes de « taiwanisation » et de libéralisation qui ont gagné progressivement les milieux dirigeants à la fin des annés 1970 et au début des années 1980, la croissance de Tzu Chi sest accélérée de façon remarquable pendant les dernières années du régime Chiang Ching-kuo. Parmi les taiwanais membres des cercles dirigeants qui ont été très attentifs aux besoins de Tzu Chi pendant cette phase de croissance, deux individus ont joué un rôle important : Lee Teng-hui et Lin Yang-kang.
Le 16 octobre 1980, Lin Yang-kang, alors gouverneur de la province de Taiwan, visitait le siège de la Fondation à Hualien et aidait Tzu Chi à faire lacquisition dun terrain de plus de 70 000 mètres carrés où serait construit son hôpital. Trois jours plus tard, le Président Chiang Ching-kuo visitait à son tour Hualien et approuvait les recommandations de Lin. Le 5 février 1983, Lee Teng-hui, en tant que successeur de Lin au gouvernement provincial, participait à la cérémonie dinauguration des travaux de construction de lHôpital général de Tzu Chi. Deux jours plus tard, le ministère de la défense annonçait que le terrain en question lui appartenait et quen vertu des lois locales de zonage, il était interdit dy établir un bâtiment. Grâce aux interventions de Lin, à ce moment ministre de lIntérieur, et de Lee, la Fondation finissait par obtenir une autre propriété, encore plus grande que la première (8). A partir de 1984, dans la foulée de ces événements, des représentants des divers paliers de gouvernement ont visité le site de la Fondation et réitéré leur appui aux projets de Tzu Chi. Des membres du Comité central du Kuomintang (KMT), tels Wu Po-hsiung et Hsu Shui-teh, ont remis des sommes généreuses à la Fondation, obtenues par des levées de fonds auprès du public, ou ont remis à maître Cheng Yen des distinctions honorifiques pour sa contribution à la charité publique.
La fin des années 1980 est marquée par deux tendances importantes sur les plans politique et économique qui coïncident avec une accélération de lexpansion de Tzu Chi. La fondation du principal parti dopposition, le Parti démocrate progressiste (PDP), est tolérée en 1986, et la croissance du Produit national brut par habitant doublait entre 1985 et 1989. La même année, lHôpital général Tzu Chi ouvrait ses portes et les effectifs de la Fondation passaient de 190 à 870 membres actifs. En 1994, dernière année pour laquelle ces chiffres sont disponibles, la Fondation en comptait plus de 4 253 (9). En 1989, au moment où était passée la nouvelle Loi sur les organisations civiques, qui mettait fin entre autres au monopole de la représentation de lABRC, Tzu Chi sengageait dans léducation en établissant un collège dinfirmières. En 1991, la Fondation initiait ses premiers programmes de secours durgence internationaux au Bangladesh. En 1993, Tzu Chi lançait un ambitieux programme de recensement des donneurs de moelle osseuse qui était appelée à devenir la plus importante dAsie.
Pour latteinte de ses nombreux objectifs, Tzu Chi dispose de ressources considérables. En 1994, elle affirmait pouvoir compter sur plus de quatre millions de donateurs, lesquels avaient offert plus de 4 647 millions de dollars NT lors de campagnes de levées de fonds ou par le biais de contributions mensuelles (10). En plus de ces ressources financières, Tzu Chi possède un vaste capital immobilier à travers lîle. La majeure partie des propriétés de Tzu Chi est située dans le ditrict de Hualien : elle comprend lHôpital général, les collèges de médecine et dinfirmerie, un hall de la méditation haut de dix étages, ainsi quune propriété où réside la communauté de nonnes guidées par maître Cheng Yen. Tzu Chi possède aussi onze bureaux de liaison à travers lîle, y compris un centre administratif de sept étages situé à Taipei. La Fondation possède aussi quatre succursales, plus de vingt antennes, bureaux de liaisons, et autres institutions à létranger. La valeur de ces propriétés de même que les fonds recueillis à létranger ne sont pas comptabilisés dans lactif de Tzu Chi à Taiwan (11). Les médias taiwanais décrivent souvent la Fondation comme la plus importante organisation religieuse au pays, à cause du nombre de ses membres, de la diversification de ses activités et de lampleur de ses réalisations. Cette opinion est cependant inexacte sur au moins un plan.
Tzu Chi et le bouddhisme engagé
Tzu Chi représente certes une des manifestations les plus visibles du renouveau bouddhiste à Taiwan, mais la Fondation nest pas à proprement parler une organisation religieuse, puisque ses statuts précisent quil sagit dune association caritative à laquelle tout individu peut se joindre, quelles que soient ses convictions. Comme il a été noté auparavant, la Fondation sest incorporée en tant quorganisme de charité parce que sous le régime de la Loi martiale, une seule organisation, lABRC, était autorisée à représenter les bouddhistes chinois. Lidentité bouddhiste de Tzu Chi savère cependant évidente dès quon note sa dénomination officielle chinoise, Fojiao ciji gongdehui (la Fondation caritative bouddhiste Tzu Chi), et la nature des publications produites par son centre culturel. Ce caractère bouddhiste se révèle aussi dans les convictions religieuses de maître Cheng Yen.
Une figure très connue du grand public, celle-ci fait lobjet dune véritable vénération de la part des membres de la Fondation (12). Ame dirigeante de Tzu Chi, présidente de son conseil dadministration, orateur public donnant maintes conférences et auteur prolifique, maître Cheng Yen se réclame de la tradition du bouddhisme engagé (renjian fojiao) de maître Tai Hsu et de son successeur spirituel, maître Yin Shun. Cette école est qualifié dengagée dans la mesure où elle met laccent sur des uvres de bienfaisance plutôt que sur des pratiques spirituelles individuelles telles que la méditation ou la lecture de soûtras. Lappellation de bouddhisme engagé savère cependant trompeuse parce quelle suggère un activisme politique incluant des prises de positions radicales en faveur de la justice sociale, à linstar de certains courants islamistes ou de la théologie de la libération catholique. Le bouddhisme de maître Tai Hsu et de ses successeurs nose pas revendiquer des prises de position aussi extrêmes : il approuve le monde tel quil est et se borne à la critique de ses imperfections sur le plan de la morale individuelle.
Cette approche se traduit par une attitude au mieux indifférente, au pire hostile, au politique. Ainsi, les statuts de Tzu Chi interdisent à ses membres de sengager sur le plan politique (13). Lors de la campagne présidentielle de 1996, maître Cheng Yen a par exemple refusé dindiquer sa préférence pour un candidat, se bornant seulement à déclarer quelle avait à cur la stabilité de la société et la sécurité de la nation (14). Cette dernière affirmation, qui aurait pu être interprétée comme un rejet implicite de la plate-forme du PDP et de son candidat Peng Ming-min, nindiquait pas de préférence marquée pour le président Lee, ou pour les candidats issus des rangs de la vieille garde du KMT, Lin Yang-kang ou Chen Lü-an. La réticence à soutenir Lee contre Lin, ou vice-versa, peut se comprendre facilement quand on se souvient de laide que les deux hommes ont apporté dans le passé à Tzu Chi. Notons aussi au passage que le président Lee, Wu Po-hsiung et Lin Yang-kang, sont tous trois membres de Tzu Chi du fait de leurs contributions personnelles à lorganisation.
Tout cela nexplique cependant pas le refus de soutenir le candidat Chen, un bouddhiste déclaré, donc probablement plus près idéologiquement des vues de maître Cheng Yen. Parmi les explications possibles de cette attitude, notons que Chen a été encouragé par maître Hsing Yun, le fondateur de Fokuangshan, le plus important ordre monastique bouddhiste de Taiwan, et quà la différence de ces deux derniers, maître Cheng Yen, comme les candidats Lee, Lin, et Peng, nest pas originaire du continent (15). Il est cependant remarquable que tous les individus concernés rejettent, au moins publiquement, lidée que des rivalités et des jalousies puissent diviser la communauté bouddhiste, ou que lorigine ethnique de ses maîtres spirituels puisse exercer une influence quelconque sur leur attitude. Peu importent les motivations derrière les déclarations de neutralité politique de maître Cheng Yen ; dans les faits son attitude se traduit par une coopération étroite avec le gouvernement présent.
Un soutien discret aux politiques publiques du gouvernement
Cette collaboration de Tzu Chi avec les autorités se concrétise dans les domaines les plus variés : dans les politiques de sécurité sociale et de santé publique ainsi quen matière déducation et de développement culturel. Cette coopération, originalement espérée et voulue par Tzu Chi dans lespoir que le gouvernement soutienne son uvre de bienfaisance, a graduellement changé de nature durant les dernières années. Récemment, cest au tour de lEtat de solliciter laide de la Fondation afin de lappuyer dans latteinte de ses objectifs (16).
Certains des programmes de la Fondation, tels que laide à des personnes âgées inaptes au travail, à des orphelins et autres enfants de familles à problèmes (17), constituent de véritables substituts à lassistance sociale normalement offerte par les autorités publiques dans les pays industrialisés. Tzu Chi joue aussi un rôle comparable à la Croix-rouge et se substitue aux autorités publiques en procurant une aide durgence aux victimes de désastres naturels. Tzu Chi offre de plus un important complément aux insuffisances du gouvernement taiwanais dans loffre de services de santé, et plus particulièrement dans les régions défavorisées, en opérant un réseau de cliniques à travers lîle et en gérant un hôpital moderne bâti dans le district de Hualien. Enfin, le gouvernement ne peut manquer dapprécier le capital politique indirectement engendré par les activités de la Fondation, et plus particulièrement celles qui sont entreprises à létranger. Depuis 1992, la Fondation est venue en aide aux victimes de calamités naturelles en Chine, au Bangladesh, en Ethiopie, au Népal, et en Mongolie, ou aux populations déplacées en zones de guerre telles que la Tchétchenie. Les médias taiwanais ont noté que lassociation de Tzu Chi à Taiwan ne peut quaider à dissiper la fâcheuse réputation de cette dernière en tant qu « île de lavarice » (18). Dans le contexte des efforts entrepris par le KMT afin dobtenir un plus grand soutien de la part de la communauté internationale pour la République de Chine, les activités que la Fondation entreprend à létranger, en contribuant à lamélioration de limage de Taiwan à léchelle internationale, ne peuvent quêtre bienvenues.
Les deux « missions » déducation et de développement culturel entreprises par Tzu Chi sont aussi vues dun bon il par le gouvernement. Bien que les activités conduites sous ces termes mettent laccent sur la promotion de la vertu en des termes, influencés par la tradition bouddhiste, qui diffèrent énormément de lidéologie laïque officielle, les autorités publiques ne manquent pas dindiquer leur appui aux principes moraux propagés par Tzu Chi et reprennent à leur compte ses appels à la tolérance, à lharmonie et à laltruisme. Ces « missions » éducatives et culturelles de la Fondation comprennent : des tournées de conférences à travers lîle données par maître Cheng Yen elle-même devant de larges auditoires ; la propagation de ses aphorismes et « pensées » dans les lycées grâce au soutien enthousiaste dun groupe denseignants acquis aux idées de Tzu Chi (19) ; létablissement dun collège de médecine appelé à devenir un collège pour les professions libérales, avec un contenu bouddhiste ; la publication de livres éducatifs sur le Bouddhisme, les activités de Tzu Chi, les pensées de maître Cheng Yen ; la distribution de mensuels et dhebdomadaires décrivant les activités de la Fondation et de ses membres ; la diffusion démissions à la télévision. Le message propagé par ces activités vise, selon les mots de la fondatrice de Tzu Chi, « à éduquer les nantis » à travers les témoignages dindividus qui se sont dit sauvés par Tzu Chi en tant que récipiendaires de son aide matérielle, ou en tant que bienfaiteurs qui se disent « aidés spirituellement » dans le geste du don. Au-delà de son contenu purement moralisateur, le message implicite transmis par ces activités est quil est vain de perdre son temps en disputes stériles  lire débats politiques  pour solutionner les problèmes urgents de détresse humaine qui se posent à chacun.
Afin de pouvoir financer les coûts de ses uvres de charité, de son réseau de cliniques et dhôpitaux, et de ses activités éducatives et culturelles, la Fondation fait appel aux dons du public et effectue des levées de fond à travers lîle (20). Au fil des années, les revenus considérables générés par ces collectes sont devenus une source de controverses dirigées contre la Fondation. Bien que la probité et lhonnêteté des membres de Tzu Chi ne soient pas mises en doute par le public, les membres de groupes populaires et dorganismes de charités concurrents se plaignent de ce que Tzu Chi monopolise les ressources nécessaires pour venir en aide aux indigents. Les autorités publiques, pour leur part, constatent que la Fondation gère des sommes considérables échappant au fisc, alors même que les pouvoirs publics ont grand besoin de fonds pour pouvoir renforcer, voire simplement maintenir, les bases dun Etat-providence encore embryonnaire. Le gouvernement fait maintenant face à un dilemme : prélever un impôt sur les revenus de Tzu Chi risquerait daliéner une organisation dont la collaboration a longtemps été précieuse, mais en ne réagissant pas, les autorités risquent de prêter le flanc à des accusations de favoritisme.
Ces critiques esquivent cependant un problème encore plus fondamental : le caractère discrétionnaire de lassistance sociale offerte par Tzu Chi. Labsence de vision à long terme et le recours à une autorité charismatique pour diriger la Fondation font craindre quaprès le départ de sa fondatrice, il sera difficile de continuer le travail de Tzu Chi (21). Dautre part, la nature même de ladministration de Tzu Chi, reposant sur limprovisation plutôt que sur des procédures formelles et rationnelles de sélection, soulève des questions quant à son caractère arbitraire. Bien que Tzu Chi puisse être perçue comme une initiative locale générée de façon spontanée, on ne peut pas pour autant parler dun mouvement de citoyens susceptible de favoriser la maturation de la société civile à Taiwan : les décisions de maître Cheng Yen sont sans appel et ne sont pas le fruit de délibérations publiques, comme cela se pratique au sein des groupes populaires. Elles résultent de processus informels, au sein de conclaves restreints, et les membres obéissent sans discuter. En somme, lorganisation de Tzu Chi repose sur les mêmes principes de respect pour lautorité et dobéissance aveugle qui ont permis à lancien régime autoritaire de simposer à Taiwan. La conséquence de cette situation est que tout un pan des politiques sociales de la République de Chine sont appliquées de façon ad hoc par des décideurs qui ne sont pas élus, qui nont de comptes à rendre à personne et qui nont pas de vision davenir à long terme.
Le conservatisme apolitique de Tzu Chi
Lanalyse de maître Cheng Yen sur les causes de la pauvreté à Taiwan représente un exemple saisissant de son conservatisme et de lapproche apolitique de Tzu Chi. Renversant le lien de causalité établi par la plupart des intervenants en matière de santé publique, elle affirme que la maladie est source de pauvreté (22). Offrir des soins médicaux à la population, dans cette perspective, permet aux gens de saffranchir de la misère. Cette analyse a de quoi surprendre pour lobservateur familier avec la situation de la santé publique aux Etats-Unis, par exemple, où la pauvreté dissuade les couches défavorisées de la population à consulter les professionnels de la santé. Maître Cheng Yen savère cependant logique dans son raisonnement puisque lHôpital général Tzu Chi offre des soins gratuits à ceux et celles qui ne peuvent défrayer les coûts dhospitalisation.
Sur le plan des valeurs morales, maître Cheng Yen et ses disciples propagent leur propre version du décalogue, avec des prescriptions telles que linterdiction de fumer, de mâcher des noix de bétel, de boire de lalcool, etc. Cette série de règlements va cependant beaucoup plus loin que ses équivalents islamiques et chrétiens, puisque Tzu Chi, comme il a été souligné plus tôt, interdit aussi la participation de son personnel à la vie politique. On ne manquera pas de noter la contradiction : les employés et bénévoles de la Fondation ne doivent pas sengager politiquement, mais quelques-uns des plus importants personnages politiques du pays sont membres de Tzu Chi. Est-ce à dire que pour certains la politique est un privilège ? Les membres de la Fondation interrogés sur la question offrent une réponse étonnante : la politique est trop compliquée et source de conflits, donc une activité quil vaut mieux éviter.
Les interdits mentionnés plus haut, incluant la participation politique, ne viseraient donc que les membres actifs de Tzu Chi et ne concerneraient pas ses donateurs. A y regarder de plus près, cependant, certains des groupes qui constituent Tzu Chi, tels que la Légion des croyants Tzu Cheng (Cichengdui), lEquipe de rééducation et lAssociation des enseignants, jouent un rôle pour le moins ambigu sur ce plan. Les « pères et époux parfaits » qui forment la Légion des croyants sont reconnaissables à leur uniforme, qui ressemble à sy méprendre à celui des policiers taiwanais. Leur mandat est dassurer lordre lors dévénements mis sur pied par Tzu Chi. Bien que la Légion ne soit pas un corps paramilitaire (ses membres ne sont pas armés et ne suivent pas dentraînement martial), ses vues sur la société sont critiques vis-à-vis du gouvernement au pouvoir, considéré responsable des désordres sociaux actuels. En ce qui concerne les volontaires de lEquipe de rééducation et de lAssociation des enseignants, leur conservatisme est défini par leur recours aux valeurs traditionnelles transmises dans leur enseignement. Dans les cas qui précèdent, ces groupes associatifs ne sont pas à proprement parler des activistes conservateurs faisant la promotion de leur agenda à limage des militants évangélistes américains qui font pression sur le Parti républicain. Leur approche est plutôt apolitique, dans la mesure où elle seffectue en marge des partis et autres institutions participatives. Il sagit là néanmoins dun travail de sape en profondeur, visant au remodelage de la société, par une méthode comparable à celle dorganisations laïques aux buts similaires telles que lOpus Dei en Espagne, la Soka Gakkai au Japon ou le Jana Sangh en Inde. A la différence de ces derniers, Tzu Chi ne possède pas de bras politique et ne cherche pas à en fonder un. Reste à savoir si le (la) successeur éventuel(le) de maître Cheng Yen adoptera une stratégie différente. Pour linstant, bien que nombre de ses membres napprécient guère lapproche néo-libérale et technocratique du gouvernement actuel, les membres de la Fondation ne cherchent pas à sy opposer ouvertement. Un facteur expliquant cette attitude est certainement la sollicitude bienveillante de lEtat envers Tzu Chi, une attitude qui sexplique par le fait que dans le domaine de certaines politiques publiques, la Fondation joue un rôle important.
Cette importance se révèle dès lors quon examine lactivité caritative de Tzu Chi dans le contexte de lévolution des politiques de sécurité sociale en République de Chine. Durant les trois premières décennies du régime nationaliste à Taiwan, le KMT, préoccupé par la consolidation de son autorité, la réforme agraire et le projet de reconquérir le continent, ne disposait ni des moyens ni de la volonté de mettre sur pied une politique dassistance sociale comparable à celles que les pays industrialisés avaient développées. Dans ces conditions, les besoins les plus urgent en matière de santé publique étaient souvent confiés aux soins dorganismes tels que la Croix-rouge ou des églises dobédience américaine. Dans la foulé du « miracle économique » taiwanais, cette réalité était cependant appelée à changer, les classes moyennes émergentes attendant des autorités publiques des investissements plus importants en matière de politique sociale. Mais alors que chacun reconnaît que les autorités publiques ne disposent pas de ressources financières adéquates pour développer une politique sociale, la majorité des Taiwanais nest pas encline à accepter une augmentation des impôts pour régler ce problème.
Après la levée de la Loi martiale, le gouvernement de la République de Chine a étudié la possibilité de jeter les bases de programmes universels daide sociale et dassurance-santé. Certaines de ces recherches, influencées par les débats en cours en Occident qui remettent en cause lEtat-providence, tendent à conclure que lassistance sociale doit être confiée au secteur privé et reposer sur le bénévolat. En dautres termes, ces études appuient la démarche dorganisations telles que Tzu Chi, au nom du principe néo-libéral selon lequel laide sociale gérée par lEtat représente une atteinte aux libertés individuelles (23). Contre cette prise de position se dresse la crainte que le secteur privé et, en particulier, les organisations religieuses puissent ne pas être dune totale impartialité, et surtout, manquent des compétences nécessaires pour remplir leur mission (24). Maître Cheng Yen nintervient pas dans ces débats, même sils sont appelés à influencer lavenir de son organisation, apparemment confiante que les autorités publiques ont déjà décidé que le recours à des organisations de charité représente la meilleure alternative à une politique sociale financée par lEtat.
Le piétisme de Tzu Chi et son refus de sengager dans les débats publics ne doit donc pas mener à la conclusion que la Fondation est négligeable sur le plan politique. Le rôle de cette organisation est important, même sil se manifeste de façon indirecte. En particulier, lapolitisme de ses membres représente un atout de taille pour le gouvernement actuel, qui semble préférer faire léconomie de débats difficiles sur la santé publique et la sécurite sociale à Taiwan. Laction de Tzu Chi suggère que la charité privée permet de guérir les malades, de réhabiliter des délinquants, de soigner les gens âgés et daider les pauvres, mais ne propose pas de solution pour prévenir la réapparition de ces problèmes sociaux, hormis de vagues appels à la bonne volonté individuelle. Reste à savoir dans quelle mesure les autorités publiques veulent fonder leur politique sociale sur des initiatives de ce genre ou si elles considèrent que les soins palliatifs offerts par des organisations telles que Tzu Chi ne constituent quun complément à leur mission administrative.
 
         
        