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S’organiser pour défendre ses droitsContestations ouvrières en Chine dans les années 1990

by  Trini W.y. Leung /

Cet article décrit l’évolution en Chine des protestations ouvrières et des diverses formes de résistance de la classe ouvrière au cours de la période 1989-1994, une période marquée à la fois par un processus de restructuration économique et de crise politique grandissante. Le problème de la nature de ce mouvement et de son influence sur la stabilité du régime au pouvoir a provoqué un vaste intérêt chez les spécialistes de la Chine, ainsi qu’une occasion de reconsidérer de nombreux paradigmes sur la transition dans les régimes post communistes. Notre analyse est essentiellement axée autour de la triple question des caractéristiques, de la signification, et de la portée de ce qui constitue dans sa globalité le premier mouvement politique ouvrier indépendant depuis la création de la République populaire. Trois types de sources forment le corpus de cette enquête : une série d’entretiens individuels avec des activistes ouvriers et des travailleurs, conduits entre 1989 et 1997 ; des extraits d’entretiens avec des ouvriers de Chine continentale, tirés d’une émission à ligne ouverte hebdomadaire diffusée par Radio Free Asia et animée par un activiste ouvrier indépendant en exil (1) ; et enfin un vaste échantillonnage d’informations provenant de la presse chinoise ou étrangère, ainsi que des publications officielles (2).

A partir des années 1980, l’abandon par Deng Xiaoping de la politique économique purement maoïste a transformé de fond en comble de nombreux aspects des rapports sociaux, et plus particulièrement au sein du monde du travail. La transformation radicale des conditions de vie de la main-d’œuvre urbaine a rapidement induit une transformation correspondante de la conception des rapports de celle-ci à ses employeurs, à l’Etat-Parti et aux autres classes sociales.

La disparité grandissante des revenus, le déclin de leur statut socio-économique, de la sécurité de l’emploi et de la protection sociale furent autant d’évolutions durement ressenties par la majorité des ouvriers. Le sentiment de se voir dépossédés de leurs droits et d’être de plus en plus exclus politiquement agit comme révélateur de l’absence d’un corps représentatif sur leur lieu de travail, ou de tout autre mécanisme à travers lequel ils peuvent exprimer leurs profondes inquiétudes. Cette amertume fut le terreau des protestations et révoltes ouvrières des années 1990.

La conscience de posséder certains droits s’est développée parmi un nombre croissant de travailleurs lors de ces manifestations protestataires, tout particulièrement parmi ceux qui se sont retrouvés les organiser. Comme le rappelle E.P. Thompson (1968), c’est à travers l’action que se forme la conscience des acteurs. L’examen des actes de protestation conduits par les travailleurs dans les années 1990 révèle une prise de conscience grandissante de divers droits auxquels prétendre. Cette conscience des droits légitimes était moins répandue avant l’ère Deng Xiaoping, lorsque la classe ouvrière urbaine toute entière jouissait d’un statut économique et social relativement protégé, inséré au sein d’un système paternaliste de relations dans le monde du travail (3). Face aux attaques de plus en plus virulentes à l’encontre de leur condition sociale, les travailleurs commencèrent à vouloir exercer leurs droits de réunion, d’association et d’expression pour défendre leur statut. De plus, en luttant contre leurs employeurs et le gouvernement, les ouvriers ressentirent l’absence de syndicats représentatifs, capables de mener les négociations. Ces deux aspirations correspondent d’ailleurs à des droits élémentaires du travail stipulés dans les Conventions internationales du travail n°87 et n°98.

L’Etat-Parti, sous la direction du Parti communiste chinois (PCC), condamné par une part importante de la communauté internationale (principalement les pays occidentaux ou industrialisés) pour ses violations répétées des droits de l’homme depuis 1989, s’est défendu en utilisant l’argument selon lequel les droits de l’homme seraient, dans chaque pays, porteurs de sens et de contenus différents. Précisément en Chine, les « libertés bourgeoises » (comme les libertés d’association, de parole, de réunion, et la liberté de la presse) seraient moins essentielles, moins pertinentes, que les droits élémentaires du peuple à être nourri et vêtu pour survivre. Il est intéressant de noter que cette ligne officielle a été utilisée en boomerang par de nombreux travailleurs et activistes, qui l’ont adoptée pour signifier au gouvernement qu’il violait même les droits de l’homme les plus élémentaires des travailleurs.

L’agitation ouvrière des années 1990 comprend deux mouvements de protestation parallèles : les actions revendicatrices et protestations à caractère économique, menées généralement par les travailleurs sur ou autour de leur lieu de travail d’une part, et les mouvements de révolte ouvrière à caractère politique, organisés par des intellectuels et un petit nombre de travailleurs, hors de leur lieu de travail, d’autre part. Malgré les plaidoyers en leur faveur, les mouvements politiques ne purent recruter d’importants effectifs parmi la population ouvrière grondante. Le seul élément commun aux deux types de mouvements protestataires (économique et politique), par ailleurs parallèles, fut la tentative par les organisateurs d’établir ou d’appeler à une représentation indépendante des travailleurs, sous forme de délégués dans les négociations, de syndicats, ou de plateformes politiques. Exceptés quelques embryons de protestations ouvrières à caractère économique, isolés et dispersés, ce n’est qu’avec les soulèvements urbains de 1989 qu’une nouvelle forme de dissidence politique et d’organisation ouvrière fit son apparition, comme élément d’un « nouveau mouvement social aux couleurs de la Chine » (4).

Face à la multiplication des mouvements de protestation ouvriers, le régime tenta de retarder, de contrôler et de réprimer l’activité militante des travailleurs, plutôt que d’assouplir le fonctionnement du contrôle politique et social pour résoudre les conflits par la conciliation. Sans relever l’apparente contradiction, le Parti réaffirmait en même temps que son mandat idéologique reposait bien sur la suprématie politique de la classe ouvrière, comme énoncé dans le slogan largement diffusé d’« appui inconditionnel sur la classe ouvrière » (quanxin quanyi yikao gongren jieji) (Gao Guangwen, 1995). En conséquence, les rapports de l’Etat-Parti avec la population ouvrière urbaine se retrouvèrent dans une impasse politique. La contradiction croissante entre les slogans et la rhétorique officiels d’une part, et la détérioration du statut économique et social de cette population d’autre part, fut le catalyseur de la radicalisation du mécontentement, de l’agitation, et de la conscience d’être en opposition au gouvernement et aux responsables des usines. En retour, cette contradiction était porteuse d’implications politiques potentielles pour un régime dirigeant qui se disait toujours représenter l’avant-garde du prolétariat.

Les transformations des relations dans le monde du travail et de la conscience des droits

A partir du début des années 1980, le PCC sous la conduite de Deng Xiaoping, procéda à une réforme structurelle majeure de l’organisation du système économique, à la fois dans les campagnes et dans les villes. Si le passage du système communal de production agricole à l’exploitation familiale s’est fait relativement aisément et sans révision idéologique majeure (Watson, 1993), il n’en fut pas de même pour la réforme des systèmes d’emploi et de production concernant la classe ouvrière urbaine, qui se heurta à d’immuables obstacles et à une sérieuse opposition (Shirk, 1989 ; White, 1993). De manière générale on peut dire que ces réformes économiques ont généré de nouvelles structures et de nouvelles dynamiques dans les rapports socio-économiques, y compris dans le secteur industriel. Les réformes des salaires et de l’emploi, autant l’une que l’autre, ont plus que jamais fondamentalement modifié les rapports entre la classe ouvrière et le régime dirigeant (Korzec, 1992 ; White, 1993).

La simple réforme des salaires ne parvint pas à améliorer la productivité et le moral des ouvriers (Walder, 1991 ; Shirk, 1993). La disparité des salaires, résultat de la nouvelle donne économique, mina la légitimité morale et idéologique du régime aux yeux des nouveaux pauvres, et particulièrement de la classe ouvrière, à mesure qu’elle augmentait. Les pressions du marché firent planer une menace permanente de faillite sur le secteur d’Etat largement déficitaire, et par là une menace directe sur les conditions de vie et la position relativement privilégiée dont jouissait jusqu’alors la classe ouvrière urbaine (5). Le marché, dont l’ouverture transforma fondamentalement le réseau de contrôle social, fut submergé par le surplus toujours croissant de travailleurs venus de la campagne, aggravant encore le problème du chômage et de l’insécurité. Le problème de la montée du chômage et du sous-emploi, des coupes du système de protection sociale (soins médicaux, protection de l’enfance, allocations maternité, pensions, etc.), et celui, persistant, des arriérés de salaire, ont tous gravement érodé les conditions de vie de la classe ouvrière urbaine. Le déclin de son statut politique et social, contribua à éloigner encore plus la classe ouvrière de l’Etat-Parti. La perception par la plupart des travailleurs de ce danger de « confiscation économique relative » (Gurr, 1970) mena à une escalade manifeste des agitations et revendications ouvrières à partir de la fin des années 1980.

Au contraire de la politique ouvrière maoïste, conçue pour protéger la main-d’œuvre urbaine par un arsenal complet de dispositions socio-économiques en vue d’assurer son soutien au régime (A. Walder, 1986), la marche vers la décentralisation et la privatisation de la politique économique urbaine denguiste a mis un terme aux anciennes relations dans le monde du travail, de type clientèliste (J. Howell, 1997 ; T. Leung, 1998). En plus de ces brusques changements (généralement à leur désavantage) dans leur statut économique et social, les ouvriers furent les sujets de continuelles attaques. Dans les années 1990, ils n’étaient plus les précieux et privilégiés « enfants chéris » de l’Etat-Parti, mais de plus en plus perçus, à la fois subjectivement par eux-mêmes et objectivement par les employeurs et autres groupes sociaux, comme une main-d’oeuvre peu considérée.

Par exemple, déçu par le sort réservé aux ouvriers, un jeune travailleur d’une entreprise d’Etat se plaint ainsi des violations des droits élémentaires des travailleurs, comme définis officiellement par l’Etat-Parti :

Si de nos jours un ouvrier tombe sérieusement malade, il n’a plus qu’à compter les jours qu’il l•ui reste à vivre parce qu’il n’a plus les moyens de payer les soins médicaux. C’est pourquoi nous affirmons que les réformes ont déraillé. Les réformes de la sécurité sociale et de l’assistance sociale sont laissées bien en arrière. […] Jiang Zemin a dit que la question de droits de l’homme la plus pressante en Chine était la nécessité de nourrir tout le monde. Mais maintenant, le bol de riz des travailleurs licenciés est en danger. Est-ce que ça ne veut pas dire qu’on les a privés de leurs droits humains élémentaires ? […] De nombreuses personnes, maintenant, sont privées de leur droit au bol de riz — de leur droit à la vie. Le gouvernement devrait se pencher sur ce problème. Ce que tous les travailleurs réclament aujourd’hui avant tout, c’est le droit de vivre (6).

Le représentant d’un congrès de travailleurs critique les sérieux problèmes de pratiques professionnelles abusives et d’absence de législation menant à des injustices grandissantes et à une mauvaise gestion des entreprises. Il décrit la façon dont les travailleurs ressentent les réductions d’effectifs en ces termes :

Vous avez travaillé dans cette usine depuis des dizaines d’années. Tout le fruit de votre labeur est lié à cette usine. Nous avons généré tant de profit par le passé, et nous avons tant reversé au pays. C’est bien de l’épargne des travailleurs qu’il s’agit, non ? Soudain le couperet s’abat, et nous sommes abandonnés à nous mêmes, laissés sans rien. Comment les ouvriers pourraient-ils ne pas en souffrir (7) ?

D’après Andrew Walder (1992 (a) : 119), « Si l’on regarde froidement les faits, la direction du Parti communiste ne bénéficie plus de la confiance populaire et du soutien des ouvriers qui lui sont nécessaires pour poursuivre les réformes économiques ou survivre à une ouverture véritable du processus politique chinois ». Tout cela contribue à accroître la visibilité des contradictions politiques et sociales. Les problèmes non résolus eurent pour conséquence une escalade des conflits du travail et l’apparition croissante de révoltes de la classe ouvrière contre les pouvoirs dirigeants (A. Chan, 1995 ; K. Jiang, 1996 ; A. Liu, 1996 ; Wilson, 1990 (a)).

La montée de l’agitation ouvrière

Au cours des années 1990, les conflits ouvriers furent de plus en plus nombreux, de l’aveu même de tous les rouages de l’Etat-Parti. En 1993, le nombre de conflits officiellement conduits et enregistrés fut de 12 358, une augmentation de 51,6 % par rapport à 1992. Les conflits impliquèrent 34 794 travailleurs, soit une augmentation de 99,8 % par rapport à 1992. Les prévisions pour 1994 étaient une nouvelle hausse de 50 % (Jiang Liu et al. 1995 : 301). Les contestations ouvrières en Chine semblent avoir pris des formes beaucoup plus actives et visibles depuis les années 1980 :

De 1988 à 1992, la Société de services pour le travail de Xiamen dut s’occuper officiellement de 14 grèves ou grèves perlées, dans lesquelles 2 200 travailleurs furent impliqués, dont 3,6 % provenaient des entreprises à capitaux étrangers. En outre, dans la première moitié de l’année 1993, le Bureau du travail de Shenzhen comptabilisa 2 353 personnes venues pour des raisons de conflits entre direction et ouvriers ; 195 cas de visites collectives impliquant 1 586 personnes ; et s’occupa de 10 incidents d’arrêts du travail et de grèves impliquant 4 135 personnes. (Qi et Xu, 1995 :223)

Selon le Beijing fazhi ribao (Le quotidien juridique de Pékin), 260 grèves ont éclaté dans les entreprises à capitaux étrangers en 1993 (8). Mme Zou Hua, directrice adjointe du Bureau du travail du Guangdong, a recensé un total de 18 grèves dans le Guangdong, lancées par des travailleurs migrants, et son Bureau dut s’occuper en 1992 de plus de 1 000 cas de conflits du travail (9). A Shenzhen, dans la première moitié de 1993, le Bureau du travail a été confronté à 195 cas de conflits collectifs impliquant 1 586 personnes, et dix cas d’arrêt de travail impliquant 4 135 personnes (10).

Le printemps 1994 fut le point de départ de la première vague de protestations ouvrières en Chine depuis 1989. Les troubles s’aggravèrent à partir de 1996, au fur et à mesure que les problèmes de chômage, de réduction et d’arriérés de salaires s’intensifiaient. Cette situation provoqua tant d’intérêt et d’inquiétude parmi la population que le gouvernement répliqua en plaçant une censure officielle sur toute information médiatique concernant les protestations, tout en débloquant des fonds de secours d’urgence : « un black-out a été imposé sur toute information concernant le nombre et l’ampleur des grèves de l’an passé, mais certaines sources disent que les autorités ont débloqué des fonds en dépit de l’aggravation du déficit budgétaire tant cela les inquiétait » (11). « D’après un rapport publié récemment par l’Académie des sciences sociales de Chine (ASSC), la fréquence des grèves et manifestations organisées par les travailleurs a augmenté. Les mouvements dissidents apparus en différents lieux ont relancé l’aspiration des travailleurs à l’organisation de syndicats indépen dants » (12). Une « enquête de la Fédération panchinoise des syndicats (FPS) a montré que les grèves dans les joint ventures étaient largement indépendantes du syndicat » (13). Qi et Xu (1995 : 207) rendent compte du chemin parcouru vers l’organisation syndicale indépendante à Shenzhen :

A Shenzhen, ces dernières années, des « associations de travailleuses » et « associations de travailleurs » sont nées. Leurs organisateurs sont des gens très capables et imposent le respect. Cette force potentielle est très importante. Si l’on les laissait véritablement s’organiser par eux-mêmes, leur puissance surpasserait celle du corps syndical local actuel. Par conséquent la question n’est plus de savoir si créer des syndicats est nécessaire ou non, mais plutôt de savoir comment les mettre sur pied et de quel type ils doivent être. Et de savoir si le Parti et le gouvernement doivent organiser leurs syndicats ou laisser les ouvriers organiser les leurs.

Tous les signes attestent de l’existence d’un mécontentement sous-jacent et d’une agitation sociale dans la classe ouvrière chinoise. Néanmoins, étant donné l’éparpillement de celle-ci, reste à voir si la radicalisation des consciences mènera à des actions collectives radicales. A peu près tous les lieux de réunion publics en Chine sont contrôlés ou tenus par l’Etat, et les activités collectives des citoyens sont dirigées par les comités de voisinage ou les comités d’unité de travail. Les travailleurs ont peu de lieux de réunion possibles, à part leurs petits appartements et certains restaurants. Il est en outre impossible en Chine de mettre en œuvre des caisses de solidarité pour les grévistes, soutien crucial pour toute grève de longue haleine.

Avec une rare franchise, les mêmes chercheurs chinois, Qi et Xu (1995 :101-4), débattent de la forme et des facteurs des grèves dans une économie de marché, et esquissent le problème de la mise en place d’un cadre légal pour les autoriser :

Nombreux sont les conflits, grèves, ralentissements du travail, dont les motifs furent les conditions de travail ou la distribution des salaires. En outre, nombreux sont ceux qui sont dus aux abus tyranniques que le capital ou l’administration de l’entreprise fait subir aux travailleurs — réduction arbitraire des salaires des ouvriers, heures supplémentaires obligatoires — qui constituent des infractions aux contrats de travail. En l’absence de canaux de communication et de solutions, les griefs, refoulés par les ouvriers, finiront par éclater subitement. On doit comprendre cela comme le dernier recours des ouvriers qui, en position de faiblesse dans les relations du travail, utiliseront la légitime défense. Les événements clos, ils vont ou bien simplement partir, ou être plus tard licenciés ou transférés à des postes beaucoup plus durs de manière à les forcer à démissionner…

Les instigateurs de ces événements se sont en général tenus à l’écart du syndicat officiel pour organiser leurs luttes contre la direction de l’entreprise. Bien que le syndicat sympathise avec les ouvriers, il ne peut complètement prendre leur parti. Il devient donc le médiateur et se trouve pris dans un dilemme, devant à la fois représenter et ne pas représenter les ouvriers. Par ailleurs, cette situation est difficile à contrôler et peut ultérieurement, pour d’autres motifs, être aisément utilisée par certaines personnes pour créer des incidents et affecter la stabilité et l’unité de la société toute entière (Qi et Xu, 1995 : 103).

Les grèves sont certes un indicateur important pour l’étude de l’agitation ouvrière, mais j’incline à faire mienne la thèse qui, prenant compte de l’enquête thompsonienne (1968) sur les racines du militantisme de la classe ouvrière, voit « les grèves, non comme des événements en soi, mais comme les extensions naturelles de l’organisation collective des travailleurs dans leur vie quotidienne » (Hershatter, 1986 : 4). De ce point de vue, l’incidence des grèves est un indicateur utile des luttes de classe menées par les ouvriers. Cependant, en l’absence d’étude scientifique détaillée de la formation de la conscience de classes dans la Chine d’aujourd’hui, « la nature de la conscience de classe des ouvriers qui anima ces actions reste vague et peu accessible », comme le dit Hershatter (1986 : 239) en conclusion de son étude des contestations ouvrières à Tianjin pendant la première moitié du siècle.

Alan Liu (1996) fournit une étude approfondie de l’agitation ouvrière en Chine, en particulier après 1978. Je m’écarterais de l’analyse de Liu en différenciant les conflits des actions protestataires, que Liu regroupe sous le terme d’agitations (unrest) Les conflits ouvriers, comme ceux enregistrés par le gouvernement depuis 1986, sont principalement des conflits individuels entre employés et employeurs. Mais passés à travers le tamis de la machinerie officielle, il est difficile de savoir si l’on peut les classer comme actions protestataires, terme qui devrait être réservé aux actes de contestation et aux révoltes ouvertes contre les autorités. Les données officielles sur les conflits ouvriers peuvent au mieux être considérées comme des indicateurs grossiers de l’agitation et du mécontentement des travailleurs.

Selon les divers compte -rendus de ces protestations ouvrières, leurs causes furent principalement le bas niveau des salaires ou leur non-paiement ; parfois l’absence de sécurité de l’emploi. Certains travailleurs ont revendiqué leur droit démocratique à administrer eux-mêmes les entreprises et les usines.

Parmi les troubles dont il fut rendu compte, nombreux sont ceux qui eurent lieu dans les entreprises à capitaux étrangers. Cela pourrait être dû à une tactique du gouvernement, visant à détourner l’attention du public vers les problèmes d’un secteur politiquement « sûr », pour amoindrir sa propre vulnérabilité politique. Une autre raison probable, ayant amené la FPS à reconnaître avec une facilité inhabituelle l’ampleur de l’agitation ouvrière dans les entreprises à capitaux étrangers, pourrait être la tentative de celui-ci d’établir sa pertinence, et par là, de solliciter plus de ressources et de gagner en influence politique. En mars 1998, un jeune manager de Shenzhen notait qu’au cours de l’année 1997, dans une seule des zones industrielles de la ville, Baoan, le Bureau du Travail local avait reçu des plaintes concernant plus de 6 000 conflits ouvriers à propos d’arriérés de paiement concernant plus de 120 000 ouvriers.

Masqué par la tendance officielle à une divulgation sélective des problèmes ouvriers, un calme relatif pourrait bien régner dans les secteurs à capitaux étrangers et les secteurs de l’export, en comparaison avec les autres secteurs. Par exemple, sur un total de 7 892 conflits du travail qu’a dû régler la province du Guangdong au début des années 1990, seuls 1421 eurent lieu hors des entreprises d’Etat (14). Encore ce ratio d’un sur sept doit-il être le plus fort du pays, le Guangdong ayant la proportion la plus faible d’entreprises d’Etat (Vogel, 1989). Partant de là, les conflits ouvriers officiellement recensés, à l’échelle nationale, peuvent être principalement attribués au secteur d’Etat. Liu (1996 : 122) observe dans une analyse des statistiques publiées sur les « émeutes » ouvrières en 1992, « une faible incidence des problèmes dans les provinces de l’est à développement rapide », tandis que « les provinces intérieures de la Chine centrale » étaient le théâtre des plus graves turbulences.

A. Liu (1996 : 105) décrit les mouvements des années 1978-1980, lorsque de nombreuses actions protestataires étaient lancées par les travailleurs, soit dans un but « conservateur », alliés à des « intellectuels dissidents », soit sous forme de contestations politiques plus déclarées, comme lors de la formation du Parti démocratique chinois par quelques imprimeurs et ouvriers des aciéries de Taiyuan. Les militants de Taiyuan, dans Fengfan (Le voilier), un journal politique qu’ils publièrent, lancèrent des slogans comme « A bas le règne du Parti unique », « Le droit à décider de notre propre futur », « Pour la liberté et la démocratie », « Renversons le système politique bureaucratique », ou « A bas la dictature et la bureaucratie » ; de plus, les grévistes avaient appris l’existence de Solidarnosc (A. Liu, 1996 : 105). Ces formulations ressemblent fort à celles des mouvements de 1989, 1992, et 1994, détaillés plus loin, bien que l’alliance entre ouvriers et intelligentsia rebelle semble inexistante dans les actions protestataires à caractère économique que sont les grèves et manifestations des années 1990.

L’Etat-Parti, en choisissant de réprimer systématiquement toute organisation ou expression collective des griefs de la classe ouvrière, a privé le système social de ses valves de sécurité vitales. Par la désintégration du réseau social traditionnel de type clientéliste, les ouvriers qui choisirent d’exprimer leurs revendications au moyen d’actions collectives furent poussés, subjectivement et objectivement, dans les rangs des militants radicaux qui défient l’Etat-Parti.

Empêcher le bol de riz de se fendre

Avant les années 1980, les formes de contestation ouvrière les plus communes semblent avoir été la résistance individuelle passive et les ralentissements concertés du travail par les ouvriers (Liang et Shapiro, 1984 ; Liu, 1996 : 92-3 ; Walder, 1986). La résistance passive a été utilisée par les travailleurs dans tous les pays communistes (Burawoy, 1985) (15).

Mais avec la transformation profonde des relations dans le monde du travail à partir des années 1980, qui laissèrent de moins en moins de champ aux ouvriers pour exiger leurs droits syndicaux ou négocier avec la direction, un nombre croissant d’entre eux commença à engager d’autres types d’actions pour défendre leurs intérêts. La plupart des actions protestataires avaient alors pour motif des problèmes économiques, et principalement le « craquèlement » de leur « bol de riz ». Un organisateur ouvrier explique comment lui et ses confrères négocièrent avec succès le paiement des arriérés de salaire avec la direction de leur entreprise d’Etat :

Ils [la direction] léseront les travailleurs incompétents, trop humbles ou trop faibles pour oser faire des vagues. Moi, j’ai dû lutter contre la réduction de mon salaire. Plusieurs douzaines d’entre nous sont allés voir le directeur pour défendre leur paye. […] De nos jours, on dit que [les autorités] ont peur des fauteurs de troubles. Quand les ouvriers se réveillent, protestent et descendent manifester dans la rue, quand ils vont dans le bureau du directeur de l’usine faire un esclandre, ils obtiennent de l’argent. Si vous vous contentez de bien vous comporter et que vous restez chez vous, vous n’obtiendrez rien (16).

Le même organisateur affirme qu’à la date de mars 1998, à peu près tous les travailleurs licenciés (xiagang) de son usine avaient quitté et l’usine et la ville pour gagner leur vie ailleurs en tant qu’ouvriers saisonniers (da gong). Néanmoins, lui et ses confrères mettent un point d’honneur à retourner chaque année à l’usine (danwei) pour réclamer comme avant leur paye à la direction. « Nous reviendrons et nous nous battrons contre [la direction de l’usine] jusqu’au bout. Nous ne nous laisserons pas faire, et nous nous sommes jurés que “nous préférions plutôt recevoir des coups que mourir de faim” » (17).

Un autre organisateur, de la province du Jiangxi, donne le récit personnel d’un incident datant d’octobre 1996, où 1 800 ouvriers se rassemblèrent devant le siège de la direction pour réclamer une augmentation, et protester contre la corruption et les fraudes pratiquées (18) :

Nos revendications étaient toutes relatives aux intérêts immédiats des ouvriers. Nous voulions des bleus de travail, des bottes et des gants ; nous avons demandé des douches publiques, une arrivée d’eau chaude dans l’usine, et de l’eau potable sur le lieu de travail ; la remise en fonctionnement des dispositions sanitaires concernant les femmes. Enfin, que le détail de nos fiches de paye soit rendu public. Une autre demande concernait l’équipement de base de l’usine.

A notre meeting, nous avons scandé des slogans comme « A bas les fonctionnaires corrompus », « Opposition résolue à la corruption », « Nous voulons une réglementation transparente ». Nombreux furent les fonctionnaires importunés par notre action et nos slogans. Ils vinrent à l’usine pour parler avec moi, et menacèrent de régler son compte à mon fils si je ne cessais pas cette action. D’autres fonctionnaires vinrent me voir et me dirent : « Ne prenez pas tous les fonctionnaires pour cible de vos attaques. Si vous voulez mettre dehors le directeur de l’usine, nous pouvons y travailler ensemble ». Je n’ai pas marché parce qu’ils étaient motivés par leurs intérêts personnels. Si bien qu’ils m’ont vraiment pris en grippe. […]

Il y eut, une autre fois, une manifestation organisée par une autre des usines de la ville. Savez-vous quel était leur slogan ? « Nous ne demandons pas de poisson, de viande ou d’œufs. Tout ce que nous demandons c’est une bouchée de riz ». Quand j’ai entendu ça, j’étais au bord des larmes. Nous les ouvriers, nous n’avons pas à nous abaisser à une telle misère. Qu’en est-il des cadres ? Jeu, prostituées, maisons luxueuses, belles voitures, voilà tout ce qui les intéresse (19).

Au cours de l’année 1997, à sa connaissance, au moins cent manifestations furent organisées dans sa ville par les travailleurs de diverses entreprises. Certaines comptèrent plusieurs centaines ou même plusieurs milliers de personnes. Parfois les ouvriers d’autres usines s’y joignirent. La circulation et les voies ferrées furent bloquées.

Confrontés à ces événements, les fonctionnaires municipaux étaient très prudents. Généralement, dans les vingt minutes qui suivaient le blocage d’une route ou d’une voie ferrée, les plus hauts fonctionnaires de la ville arrivaient sur les lieux pour distribuer des aides financières. Vous le savez, les travailleurs chinois sont faciles à contenter. Donnez leur du riz, et ils sont heureux. Mais parfois les choses sont allées vraiment trop loin. Prenons un autre exemple. L’eau et l’électricité ont été coupées dans une usine pendant plusieurs jours, parce que quelqu’un avait décrété qu’elle ne dégageait pas de profits. A peine les travailleurs étaient-ils descendus dans la rue pour bloquer la circulation que tout était revenu à la normale (20).

Le même organisateur ouvrier de la province du Jiangxi explique que le directeur de l’usine avait fait appel aux fonctionnaires du Bureau de la sécurité publique de la ville pour mettre un terme à leur « rassemblement illégal ». Il apprit plus tard que le directeur leur avait également demandé de les envoyer, lui et d’autres organisateurs de la manifestation, en camp de rééducation par le travail pour trois ans (21). Heureusement pour lui, le chef de la sécurité de l’usine refusa de donner son accord, probablement de peur d’attiser un peu plus le mécontentement des travailleurs. L’organisateur ouvrier dit qu’il fut choqué d’apprendre cette tentative : « si nous avions été envoyés en camp de rééducation par le travail juste parce que nous avions demandé l’application des droits élémentaires de nos travailleurs, qu’est-ce que cela aurait voulu dire sur le respect de la loi dans notre pays ? » Et fort heureusement aussi pour les ouvriers protestataires, le résultat de leur action fut qu’ils finirent par obtenir des gants de travail et de l’eau potable, au moins pour un court laps de temps.

L’absence de mécanismes efficaces pour représenter les intérêts de chacun et résoudre les conflits semble avoir entraîné une utilisation de plus en plus fréquente de la violence, et par les ouvriers, et par la direction des entreprises, comme mode d’expression de leurs plaintes mutuelles. Il existe malheureusement bien peu de données fiables concernant l’ampleur de la situation. Le journal officiel de la FPS, le Gongren ribao, a publié en 1993 un des seuls rapports concernant la gravité de phénomènes de ce genre. Le rapport citait une circulaire provenant du Bureau de la sécurité publique, mettant en garde contre le phénomène largement répandu des « émeutes ouvrières », après avoir reconnu que 276 cas d’agression ou de meurtre d’un membre de la direction par des ouvriers avaient été répertoriés dans la province du Liaoning (22). Les travailleurs ont généralement recours aux attaques physiques en dernière instance. Un jeune cadre de rang moyen travaillant à Shenzhen ayant décrit la fréquence de tels incidents, beaucoup d’employeurs répugnèrent ensuite à engager des travailleurs migrants de sexe masculin (23).

Un autre mode d’expression des doléances, pratiqué en Chine par les paysans et les gens ordinaires depuis des siècles, est d’adresser directement des pétitions aux hauts dirigeants de la capitale. On apprit en 1993 que le ministère de la sécurité publique avait mis en garde contre l’organisation de pétitions, comme celles signées par un grand nombre de mineurs et de paysans désespérés lors de la réunion annuelle de l’Assemblée nationale populaire (ANP) et de la Conférence politique consultative du peuple chinois (CPCPC) (24).

Dans une lettre un peu amère et sarcastique, qui fut envoyée à Jiang Zemin par un groupe d’ouvriers licenciés en novembre 1997, la revendication du droit des travailleurs à la vie, et à élire leurs propres représentants sur leur lieu de travail, est clairement articulée le long de la demande de l’éradication de la corruption rampante.

Cher président Jiang Zemin,

Dans votre rapport au XVe Congrès du Parti, vous avez affirmé que tous les cadres étaient au service du peuple, que le peuple était le maître de maison et que tous les pouvoirs appartenaient au peuple. Bien que cela ait déjà été dit maintes fois par le passé, et que sur le papier nous ayons été les maîtres depuis un demi siècle, cette fois-ci ces mots sortirent de votre propre bouche. […] Nous voudrions vous soumettre quatre problèmes :

1. La machinerie inutile des actuels congrès de représentants des travailleurs et du personnel (zhidai hui) devrait être révisée de manière à ce qu’elle devienne véritablement l’organisation des travailleurs.

2. Des dizaines de millions de travailleurs sont licenciés dans l’ensemble de notre pays. Pourquoi un nombre croissant d’entreprises continue de fonctionner à perte et de fermer ? Si c’est un problème structurel, alors les réformes ne devraient pas être préparées dans l’ombre. Si cela est dû à une mauvaise gestion, alors le bol de riz en fer des cadres incompétents devrait être cassé et ils devraient être licenciés (xiagang). Si c’est un problème de corruption, alors ils devraient être punis durement (yanda). Il n’est pas juste de sacrifier des dizaines de millions de travailleurs innocents aux intérêts d’une petite clique.

3. Droits de l’homme. Vous avez dit que les droits de l’homme en Chine étaient le droit à se nourrir. C’est une définition arbitraire qui sert l’agenda politique. Ce ne sont pas les droits de l’homme, mais plutôt les droits de l’animal. Même si l’on s’en tient à votre interprétation, quand des dizaines de millions de travailleurs sont privés de leur droit à se nourrir, est-ce que cela ne veut pas dire qu’ils ont perdu leurs droits ?

4. Les travailleurs licenciés sont actuellement incapables de payer leurs factures médicales, d’aider leurs parents âgés, et doivent porter le coûteux fardeau de l’éducation de leurs enfants. […] Le gouvernement devrait offrir un traitement préférentiel aux travailleurs licenciés pour les aider à trouver un emploi et à couvrir leurs frais médicaux.

Les quatre problèmes ci-dessus concernent tous les travailleurs au chômage. Ils concernent la survie élémentaire de dizaines de millions de gens, de leurs parents et de leurs enfants. En tant que président de cette nation, vous avez la charge et l’obligation d’engager un dialogue sur ces questions et de fournir des solutions (25).

Tandis que la plupart des organisations indépendantes de travailleurs des années 1980 se concentraient sur des revendications économiques immédiates comme les primes, allocations de logement et arriérés de salaire, les protestations ouvrières des années 1990 ont de plus en plus mis en avant des revendications politiques ayant l’Etat-Parti pour cible.

S’organiser pour défendre ses droits

Selon diverses sources médiatiques, des slogans comme « A bas la nouvelle bureaucratie bourgeoise » auraient été remarqués au cours des actions des ouvriers (A. Liu, 1996 : 126). On peut les interpréter comme le reflet d’une conscience de classe bien implantée parmi les ouvriers protestataires. Cela mis à part, les seules luttes véritablement fondées sur la notion de classe furent celles qui prirent place sur le lieu de travail des ouvriers, comme les grèves et sit-in organisés pour réclamer à leurs employeurs des droits économiques et – parfois – sociaux. Il y eut de temps à autre quelques manifestations que l’on peut qualifier de classe, organisées par les ouvriers pour réclamer des droits politiques à l’Etat, comme celles, massives, qui auraient eu lieu, dit-on, dans le nord-est de la Chine (A. Liu, 1996). On eut occasionnellement connaissance de l’existence de sortes de fédérations ouvrières ou d’associations de travailleurs, formées dans telle ou telle ville (26). Néanmoins, il semble s’agir de cas isolés, localisés et spontanés, à cause de la stricte répression exercée par le gouvernement.

Dans les années 1990, la répression gouvernementale systématique des révoltes ouvrières a produit une « tradition de radicalisme » (27) parmi les acteurs de celles-ci, qui a eu des répercussions d’une portée considérable sur le développement politique de la Chine. L’alliance des dirigeants d’entreprises avec les cadres du Parti et les fonctionnaires gouvernementaux pour étouffer le vent des revendications ouvrières, mena à la radicalisation et à la politisation de la conscience des ouvriers au cours de leur combat, qui serait sans cela restée au niveau économique. Ils en arrivèrent à prendre l’Etat-Parti pour cible de leur mécontentement. De plus, l’annulation des requêtes formulées par les représentants des ouvriers a amené certains d’entre eux à remettre en question la pertinence de l’organisation sociale. Un masseur aveugle de 24 ans, qui travaille pour un centre de massage privé à Shenzhen, déclare : « J’ai entendu dire que dans les pays capitalistes, les travailleurs étaient protégés par le droit du travail et avaient leurs propres syndicats qui se chargeaient des négociations avec les employeurs. Mais il n’y a pas d’organisation telle dans notre pays. » (28) L’organisateur ouvrier du Jiangxi mentionné plus haut conclut son entretien en disant : « au nom des masses laborieuses, j’ai trois choses clés à déclarer : premièrement, la situation actuelle finira fatalement par changer ; deuxièmement, j’espère que le gouvernement central va s’inquiéter de nous, les ouvriers ; et troisièmement, les ouvriers doivent prendre le réel contrôle de leur syndicat, de manière à ce qu’ils deviennent les véritables maîtres de leur entreprise, et tout simplement à ce qu’ils survivent dans cette société. » (29)

Un travailleur d’une entreprise d’Etat du Hunan, qui n’a pas été payé depuis deux mois, écrivit en novembre 1997 :

Pourquoi les travailleurs chinois doivent-ils toujours endurer les injustices en silence, au lieu de défendre leurs droits ? Nous devrions rester unis et créer une force en élisant une organisation syndicale qui puisse véritablement représenter les droits de la classe ouvrière. C’est par ce seul moyen que nous pourrons extraire les ouvriers de la misère qu’ils ont subie jusqu’alors. Si nous échouons dans cette tâche, alors nous ne pourrons que perpétuer la tragédie de la classe ouvrière et ne compter que sur l’actuel syndicat chinois qui ne joue plus son rôle fondamental, qui est d’être au service des travailleurs. Si nous ne nous battons pas, si nous ne luttons pas pour prendre le contrôle de notre propre destin, alors nous ne serons pas en mesure de changer la situation injuste à laquelle la Chine d’aujourd’hui doit faire face. […] Pourquoi ne pourrions-nous pas devenir nos propres maîtres et établir une société démocratique, de manière à jouir réellement des droits auxquels la classe ouvrière peut prétendre ? » (30)

Cette même lettre décrit un piquet de grève organisé par environ 200 pensionnés devant le bâtiment des autorités municipales, bloquant la circulation, pour protester contre le non-paiement de leurs allocations mensuelles.

Il est intéressant de noter que furent rapportées certaines actions protestataires organisées par les ouvriers avec le soutien tacite ou explicite des directeurs de leur danwei et parfois même celui des autorités locales, sorte de mobilisation « corporatiste » pour l’obtention de plus de ressources de la part des autorités supérieures ou centrales (sous forme de fonds, d’investissement dans le capital, ou de concessions sur les impôts et les taxes). « Effectivement, concernant une douzaine de soulèvements ouvriers “spontanés” dans les entreprises d’Etat, présentés dans un numéro récent de magazine officiel Epoque et courants, tout porte à croire qu’il s’agissait de révoltes organisées conjointement par la main-d’œuvre et les dirigeants, ligués contre les interférences extérieures du Parti et des fonctionnaires gouver nementaux. » (31) Certaines des grèves rapportées dans un article de Zhengming (32) furent apparemment soutenues par les élites dirigeantes locales. Par exemple, parmi les délégués de mouvements protestataires dans les villes de Xianyang, Baoji, Hanzhong et Yan’an dans la province du Shaanxi, on a pu remarquer, aux côtés des ouvriers, des membres des comités du Parti au sein des entreprises, et des fonctionnaires du syndicat officiel.

Néanmoins, un activiste ouvrier du Jiangxi donne aux perspectives d’organisation ouvrière un avenir pessimiste :

Dans notre pays, les ouvriers ont une conscience très faible du droit et de la démocratie. Peut-être est-ce dû à la lourde influence de 5 000 ans de féodalisme.

Il semble que si on leur demandait de monter des actions pour protéger leurs droits et leurs intérêts, les ouvriers se sentiraient impuissants et incapables. Par exemple, dans notre unité (danwei), beaucoup de gens peuvent rentrer chez eux avec la totalité de leur paye même s’ils n’ont pas pointé, simplement parce qu’ils ont de bonnes relations (guanxi) avec les cadres (lingdao). Si vous avez de mauvaises relations avec les fonctionnaires dirigeants, ou si vous avez critiqué ou fait des suggestions aux dirigeants, vous ferez l’objet de toutes sortes de pénalités, qui vont de l’amende pour être en retard de quelques minutes au licenciement (xiagang), ou encore, vous ne serez pas payé même si vous pointez tous les jours (33).

A. Liu (1996 : 119) note le caractère épars de l’agitation ouvrière de la fin des années 1980, « chaque groupe de travailleurs menant sa propre lutte au sein d’une localité particulière » Cette observation reste juste pour les mouvements protestataires ouvriers des années 1990, à caractère économique, largement spontanés et inorganisés. A. Liu (1996 : 96) affirme que « pour qu’un mouvement authentique de la classe ouvrière grossisse en Chine, deux conditions exogènes sont nécessaires : sa prise en main par un groupe militant (souvent des intellectuels radicaux) et une opinion publique qui puisse durablement apporter son soutien moral. Ni l’un ni l’autre n’ést présent… dans les années 1990. »

Je répondrais que ces deux « conditions » sont présentes dans les années 1990. Il y a eu un groupe de meneurs, activistes militants, qui tenta de constituer un mouvement ouvrier mettant les différents groupes en liaison, et qui a même été de portée nationale tout en restant indépendant de l’Etat (détaillé plus bas). Et il y a eu, dans une large mesure, une opinion publique favorable et stable, sympathisant avec les revendications de la classe ouvrière (Chang Kai, 1995 ; Feng et Xu, 1993 ; Qi et Xu, 1995). Pourtant aucun mouvement réellement porteur n’a émergé.

Atomisation contre organisation collective

Andrew Walder (1986) soutient que le réseau de contrôle clientéliste au sein des entreprises chinoises a permis de conserver une relative « harmonie » parmi la classe urbaine, tout en conduisant à une « atomisation » de la classe ouvrière. Les relations sociales sont dictées par une hiérarchie verticale de patronage entre chaque travailleur individuel et son patron (lingdao), laissant peu de place à l’établissement de relations horizontales entre les travailleurs eux-mêmes. Le pouvoir des officiels sur la base exclusive du patronage personnel « renforce parmi les travailleurs une tendance vers l’action individuelle plutôt que groupée. Les travailleurs, en effet, entrent en compétition les uns avec les autres pour un nombre limité de biens en approchant les officiels en tant que demandeurs » (Walder, 1986 :166). Il conclut que le réseau clientéliste « fournit non seulement une base pour un soutien positif parmi les travailleurs-clés, mais divise les travailleurs en tant que groupe… et fournit une barrière structurelle contre la résistance ouvrière concertée » (Walder, 1986 : 246-7).

Dans son étude sur l’organisation du travail à Tianjin pendant la première moitié du siècle, Hershatter (1986) remarque également cette forte association traditionnelle patron–client, qui exerce une association verticale et hiérarchique, et limite l’organisation et le militantisme ouvrier. La conséquence politique la plus importante des réformes urbaines et du travail a été le renforcement de l’atomisation de la classe ouvrière, comme Wilson l’observe (1987 : 315) :

La structure extrêmement personnalisée des relations professionnelles dans le système chinois fait que les travailleurs ne chercheront à gagner des récompenses que sur une base individuelle et non collective. Et aussi longtemps que les travailleurs chinois resteront atomisés, cherchant leur intérêt indépendamment les uns des autres, la menace pour le régime restera minimale.

Cette atomisation structurelle de la classe ouvrière, reproduite dans la Chine dirigée par le PCC, a des implications d’importance : face aux bouleversements de la condition ouvrière dans les années 1990, elle explique largement l’absence d’une action collective fondée sur l’appartenance de classe.

L’organisation politique ouvrière, 1989-1994

De nombreux chercheurs ont enquêté sur la question des caractéristiques, de la signification, et de la portée des révoltes urbaines de 1989 (par exemple Baum, 1991 ; Davis, 1995 ; Liu, 1996 ; Tsou, 1991 ; Unger, 1991 ; Walder 1986(b), 1992 (b) ; Wasserstrom et Perry, 1992). L’apparition d’une série de contestations ouvrières politiques dans la période 1984-1994 a marqué un tournant dans l’histoire des mouvements sociaux dissidents dans la Chine communiste. Malgré leur caractère éphémère et marginal sur le plan de l’organisation, les initiatives des militants ont fourni un fondement pratique et conceptuel au mouvement ouvrier indépendant ; un mouvement qui est fondamentalement différent du mouvement ouvrier chinois organisé pendant la première moitié du XXe siècle. Le contenu idéologique et les méthodes d’organisation des activistes ont correspondu à une nouvelle économie politique plus qu’à un procédé de duplication des modes traditionnels d’organisation sociale, comme Elizabeth Perry (1993) l’a démontré.

Les objectifs revendiqués par les militants ouvriers au cours des vagues de mobilisation qui eurent lieu entre 1989 et 1994 étaient d’établir une organisation autonome des travailleurs, qui défendrait les intérêts politiques et économiques de la classe ouvrière. Ce que ces activistes ouvriers entendaient par autonomie était l’établissement d’organisations dont les objectifs, le personnel, la structure et les activités seraient dictés par leur propres dirigeants plutôt que par le gouvernement. Cela constituait un défi ouvert au monopole politique de l’Etat-Parti.

Le but politique ultime des ouvriers était de défier la légitimité, le mandat et l’autorité de la machinerie étatique du PCC, qui se pose en représentant de la classe ouvrière. Comparées à l’opposition politique organisée par les membres de l’intelligentsia ou d’autres membres des élites, les contestations au nom de la classe ouvrière posèrent un défi bien plus direct au mandat fondamental d’un régime dirigé par le PCC (White, 1993).

Dans la rhétorique de toutes ces révoltes, l’idéologie étatique qui tient la classe ouvrière comme la classe « maîtresse », fut retournée et utilisée pour attaquer la légitimité du régime, aussi bien que pour légitimer la propre cause des militants. La justification idéologique du PCC, qui est de chercher à construire un état juste et fort dans lequel la classe ouvrière bénéficie du statut glorieux de « maîtresse des lieux », est clairement imprimée dans les esprits de la classe ouvrière chinoise après quatre décennies de socialisme marquées par un changement dans les rapports sociaux et la conscience sociale.

De là, les contestations ouvrières des années 1990 peuvent être interprétées comme motivées par le « radicalisme de la tradition » (Calhoun, 1983), qui vise à défendre les traditions de la classe ouvrière chinoise, telles que « le bol de riz en fer », l’égalitarisme, « manger le socialisme », et le statut symbolique de maîtres au sein d’un « Etat ouvrier » (A. Liu, 1996 : 130). L’examen de la formulation des notions politiques et des agendas des organisateurs des révoltes ouvrières entre 1989 et 1994 révèle un « radicalisme de la tradition » dans lequel la glorification communiste de la classe ouvrière a implanté chez les ouvriers une conscience radicale de leur statut politique. Cela fut repris par les ouvriers en lutte dans les années 1990 quant ils mirent directement l’Etat-Parti au défi de protéger la position « maîtresse » de la classe ouvrière.

Le mouvement des Fédérations Autonomes de travailleurs de 1989

La montée et le déclin des révoltes en 1989 marquèrent un tournant dans l’histoire de la Chine contemporaine, ouvrant un nouveau chapitre dans l’organisation des mouvements sociaux (Wassestrom et Perry, 1992 ; Unger, 1991). L’un des chapitres les plus singuliers des émeutes urbaines de 1989 fut l’émergence d’organisations de travailleurs indépendants, connus comme les Fédérations autonomes de travailleurs (FAT), non seulement à Pékin, mais également dans près de vingt capitales provinciales de Chine (Walder et Gong, 1993). Le mouvement des FAT fut décisif dans la politique ouvrière chinoise, non pas simplement quantitativement, mais parce qu’il donna le signal de la première révolte ouvrière ouverte dans l’histoire de la Chine moderne, organisée en dehors du contrôle de l’Etat-Parti. Un des héritages clés du mouvement démocratique de 1989 a donc été la naissance d’une culture de l’agitation citoyenne organisée dans le but d’obtenir le droit de créer des associations libres et autonomes (Wassestrom et Perry, 1992). Cette nouvelle dimension dans les relations Etat-société a aussi produit les premières tentatives méthodique pour établir des organisations autonomes fondées sur la classe sociale ouvrière.

Pendant les révoltes de masse du printemps 1989, dans la plupart des grandes villes chinoises, les ouvriers montèrent leurs propres organisations ouvrières parallèlement aux manifestations et organisations étudiantes. A. Liu (1996 : 119) soutient que les ouvriers se joignirent aux révoltes urbaines de 1989 non pas parce qu’ils approuvaient les aspirations politiques « positives » des étudiants, mais plutôt parce qu’ils étaient mécontents des réformes de l’ère post-Mao. S’il est vrai que la plupart des ouvriers avaient nourri beaucoup de griefs contre les nouvelles réalités économiques apportées par les réformes denguistes, leurs intérêts comme leurs revendications restaient fragmentés. Cette fragmentation sous-jacente contribua à l’échec des ouvriers dans leur tentative d’organiser un mouvement de masse durable et unitaire en 1989. Les études de cas réalisées personnellement et exposées ci-dessous montrent que pour la plupart des organisateurs clés des FAT de 1989, la motivation initiale était véritablement alimentée par leurs aspirations politiques « positives » à l’instar des étudiants, sur la question de la liberté d’expression, d’association, d’opposition aux privilèges gouvernementaux et à la corruption et sur le soutien à la notion de « démocratie » (aussi vague ou abstraite fut-elle). Le « radicalisme de la tradition » reposait sans conteste sur leurs aspirations politiques.

Les soulèvements populaires urbains de 1989 constituèrent la première véritable révolte ouvrière du régime du PCC, sous la forme de FAT qui s’étendirent dans les principales villes du pays. Ce fut un point de rupture radical avec les révoltes précédentes car ce fut la première tentative globale sur le plan national, par les ouvriers, d’établir des organisations politiques véritablement autonomes au sein d’un mouvement concerté. Leur objectif d’autonomie était avéré parce que ni leur agenda ni leur mode d’opération n’étaient dictés par la machinerie étatique. Cela distingua les FAT des tentatives précédentes de coup contre l’Etat et son organisation ouvrière officielle, la FPS. Dans la vague de la révolution culturelle en 1966-1967 (34), la tentative de coup avait été menée par les « Corps révolutionnaires des travailleurs rouges de toute la Chine », structurés autour des travailleurs saisonniers des centres urbains. Mais leur autonomie était purement fictive, étant donné qu’ils étaient en fait organisés en sous-main par Jiang Qing et ses partisans dans leur tentative d’éliminer Liu Shaoqi de sa position de président de l’Etat ainsi que de la FPS (35). Le mouvement des FAT fut un point de repère significatif, parce que, comme dans le cas du mur de la démocratie en 1979-1980, il offrit un nouvel agenda au mouvement ouvrier et donna naissance à une génération entière de nouveaux activistes ouvriers dissidents.

S’appuyant sur l’analyse des slogans et articles publiés par la FAT de Pékin (FATP), Raymond Lau (1996) soutient que la mobilisation ouvrière de 1989 était motivée par des demandes « populistes, humanistes », plutôt que par un agenda spécifique à la classe ouvrière. D’après lui, après le 18 mai, à la fois la structure dirigeante et l’agenda de la FATP passèrent d’une logique ouvrière à une logique dominée par les intellectuels et les cadres. Je partage la conclusion de Lau selon laquelle le mouvement ouvrier de 1989 appartient à la catégorie des révoltes populaires causées par un mécontentement politique et social, plus qu’à une lutte des classes strictement économique. D’un autre côté, mes enquêtes sur les organisateurs clés des FAT montrent que si la FATP commença comme une initiative à caractère « humaniste », ce fut seulement pour se transformer dans les mois et années suivant 1989, sous la pression d’une féroce répression gouvernementale, en un combat plus spécifique de lutte de classes. Le mouvement des FAT de 1989 fut significatif en tant que représentation d’un premier effort d’organisation par les membres de la classe ouvrière essayant d’exercer leur identité collective et d’organiser leur propre groupe politique, distinct de celui des étudiants. Néanmoins, cette conscience de classe ne se développa pas en une notion de lutte des classes, bien que les ouvriers se soient sentis quelque peu exclus ou même discriminés par rapport aux étudiants et à l’intelligentsia (Lu, 1990).

Les Syndicats libres des ouvriers de Chine, la Ligue pour la protection des droits des travailleurs

Paradoxalement, les révoltes ouvrières subséquentes de 1992 et 1994, dirigées par les Syndicats libres des ouvriers de Chine (SLOC) [Zhongguo ziyou gonghui], la Ligue pour la protection des droits des travailleurs (LPT) [Laodongzhe quanyi baozhang tongmen] et la Fédération des travailleurs saisonniers (FTS) [Dagong zai lianhehui] poursuivirent un agenda nettement plus spécifiquement ouvrier, bien que dirigées par des membres de l’intelligentsia.

Pendant la période 1989-1994, trois vagues d’initiatives furent prises par des ouvriers dissidents et des membres de l’intelligentsia pour organiser des syndicats autonomes, au mépris total du strict contrôle étatique, qui, formellement, garantit pourtant le droit d’association. La première vague débuta avec les manifestations organisées par les FAT pendant les révoltes de 1989. La deuxième prit la forme d’une organisation clandestine d’un syndicat indépendant insurrectionnel, le Syndicat libre de Chine, allié avec un groupe de partis politiques d’opposition clandestins en 1992. La troisième vague émergea comme une tentative d’organisation de groupes de défense des droits des travailleurs, modérés et semi-ouverts (la Ligue pour la protection des droits des travailleurs), et la mise en place d’un centre de service des ouvriers parmi les ouvriers de base en 1994 (la Fédération des travailleurs saisonniers).

Pékin fut le centre d’activité de toutes ces initiatives (36). Le fait que les révoltes aient toutes été centrées autour de la capitale indique la nature politique de ces initiatives, qui se résument à une attaque des autorités centrales de l’Etat-Parti par des mouvements politiques dissidents.

En court-circuitant l’Etat-Parti et les syndicats officiels sous son contrôle, par la Fédération des syndicats de toute la Chine (FSC), et en opérant entièrement indépendamment de toute machinerie étatique, ces révoltes établirent leur autonomie fondamentale et constituèrent une opposition ouverte au régime. Surtout, symboliquement, ces initiatives constituèrent l’embryon d’un mouvement ouvrier autonome. Comme Alan Liu (1996 : 120) l’observe également, « le militantisme ouvrier des années 1990 diffère de celui de la fin des années 1980 en un aspect : une plus grande composition pluraliste dans les rangs des travailleurs dans les années 1990. Les conflits de classe apparaissent désormais à la fois chez les ouvriers privilégiés et les non-privilégiés ».

En résumé, on note que la plupart des prototypes de mouvements ouvriers furent successivement tentés : insurrections et manifestations de rue, syndicats politiques clandestins, groupes de défense des droits des travailleurs, et établissement d’un centre de service des ouvriers à vocation politique. La seule omission fut l’organisation d’organes de négociation au niveau des ouvriers. Similaire en cela à l’expérience des révoltes ouvrières dans tous les autres états communistes (y compris la Pologne d’avant 1989) (37), le mouvement revendiqua immédiatement une position de dissidence politique et découvrit rapidement l’impossibilité de gagner de l’espace politique pour organiser des activités syndicales au niveau de l’entreprise.

Tous les organisateurs clés furent motivés par les succès et les échecs de l’organisation des mouvements pro-démocratiques de 1989. Il y eut également une forme d’association lâche entre les organisateurs des différents mouvements. Ces deux facteurs soulignent le développement d’un lignage dans l’action organisationnelle, un véritable mouvement social donc, selon la définition de Charles Tilly (1984), reposant sur une interaction durable entre l’Etat et les groupes qui le contestent. Néanmoins, cela a constitué un mouvement sans structure, sans direction forte ni enrôlement massif parmi les travailleurs de base : et en cela il se rapproche plus d’une « croisade morale » (Elder, 1993 : 145-155), largement animée par l’intelligentsia.

Toutes les révoltes ouvrières majeures des années 1990 se sont développées sur la base des récriminations venant du monde du travail, mais n’ont pas été capables de mobiliser l’adhésion d’un nombre important de travailleurs. Cela est dû au puissant réseau de contrôle politique et social exercé par l’appareil du Parti au sein des entreprises d’Etat(38). De plus, presque tous les cas de révoltes ouvrières, à l’exception des FAT, furent conçues par des membres de l’intelligentsia dans le but d’organiser une opposition politique à l’Etat-Parti. Bien qu’ils aient également eu un agenda ouvrier, les conflits économiques ne constituaient pas leur objectif premier. Ces deux caractéristiques fondamentales des révoltes ouvrières dans la période 1989-1994, combinées à une interdiction extrêmement stricte de toute organisation autonome par les citoyens, ont été la cause du caractère marginal de cette opposition ouvrière.

Fondamentalement, la base sociale des ouvriers en lutte était la même que celle des révoltes précédentes : liens sociaux traditionnels (lieu d’origine ou la profession [Perry, 1993] ou bien encore un lieu de travail commun [Walder, 1991]). La cohésion des révoltes ouvrières des années 1990 a été presque exclusivement fondée sur la conviction politique et la motivation des travailleurs, prenant la forme moderne d’une action collective basée sur une association de choix (Tilly, 1978). La plupart des ouvriers engagés dans ces mouvements se dispersèrent du fait des répressions gouvernementales et des incarcérations, et un petit nombre d’entre eux seulement se regroupa à nouveau lorsqu’une nouvelle occasion politique se présenta.

L’étude des pricipales révoltes ouvrières de cette période révèle un processus de maturation dans les tentatives des ouvriers. Quatre méthodes de mobilisation furent successivement employées : les manifestations massives de rue, les organisations politiques clandestines, l’organisation légale et ouverte de mouvements de défense des droits civils, et l’organisation ouverte mais discrète de corps syndicaux au niveau de base. Un but commun les reliait : leur combat pour la liberté d’association des ouvriers sous un régime autoritaire, qui bannit avec persistance toute forme d’organisation civile autonome.

Une chose distingue néanmoins les activistes impliqués dans ces quatre mouvements ouvriers : certains considéraient leur révolte comme un moyen de renverser ou d’affaiblir le régime (SLOC, LPT) tandis que d’autres avaient seulement comme but d’organiser des syndicats autonomes (FAT, FTS). D’après divers témoignages personnels, il semble y avoir eu peu de liens entre les organisateurs des quatre types de révolte ouvrière – résultant du succès de la suppression de tout lien horizontal par le régime. L’absence de liens et de cohésion entre les ouvriers déboucha sur l’isolement de chacune de ces révoltes. Cela se traduisit également par l’absence de leadership unifié dans l’ensemble du mouvement.

Mais il est également clair qu’un nombre croissant de membres de l’intelligentsia a rejoint les rangs des révoltes ouvrières, donnant une signification neuve au nouveau mouvement social de la Chine.

Les témoignages ci-dessus suggèrent que des influences venant de pays étrangers jouèrent un rôle dans les révoltes ouvrières, soit en termes d’inspiration et d’idées, soit en termes de contacts réels et de soutien effectif. L’ombre du combat mené par Solidarisnosc contre le régime communiste en Pologne figure parmi les inspirations les plus redoutées par le PCC.

Il semble y avoir peu de travail de liaison entre les protestations de nature économique et politique. Les manifestations politiques sont restées des initiatives prises principalement par un petit groupe de dissidents, et souvent en collaboration étroite avec des dissidents de l’intelligentsia. Ce manque d’articulation entre les deux domaines peut expliquer le fait que les révoltes motivées politiquement n’aient pas réussi à susciter une adhésion massive chez les ouvriers.

En l’absence d’adhésion massive, la politique étatique de tolérance, de contrôle et de répression ont directement déterminé la montée et le déclin des opportunités politiques à l’origine de ces révoltes. En raison de la répression efficace des liens horizontaux, il n’y avait plus d’organisation ouvertement contestataire à la fin de 1994. Néanmoins, d’après les témoignages des ouvriers, un processus de radicalisation semble s’être développé, du moins parmi certains organisateurs de première ligne. Ce phénomène est fortement susceptible de générer une tradition du radicalisme parmi un noyau d’activistes qui se sont regroupés et ont gagné en expérience dans leur combat contre l’Etat-Parti. Paradoxalement, leur radicalisme repose largement sur l’idéologie officielle de glorification de la classe ouvrière, de justice et d’élimination de l’exploitation des ouvriers, proclamée par l’Etat-Parti pendant plus de quatre décennies.

Surtout, ces révoltes ouvrières ont planté les racines d’un futur mouvement ouvrier plus diversifié. Les FAT ont représenté une tentative pionnière d’appel à la fondation de syndicats ouvriers indépendants, de plate-forme politique pour la classe ouvrière, et de volonté de devenir un acteur distinct dans un mouvement politique de masse. Les SLOC ont constitué une tentative d’organiser un syndicat indépendant en concertation avec les partis politiques en opposition au régime. Les LPT ont représenté une tentative par les membres de l’intelligentsia de mettre en place une organisation ouvrière de soutien, pour faciliter et promouvoir des associations indépendantes d’ouvriers. La FTS a été la première tentative par des intellectuels dissidents d’organiser des syndicats ouvriers indépendants au niveau de la base. Si un mouvement syndicaliste ouvrier apparaît un jour en Chine, il devra tirer des leçons des échecs de ces quatre modèles.

Les révoltes, bien que marginales de par leur échelle, ont démontré le risque de crise politique particulièrement redoutée par l’Etat-Parti. Le gouvernement a pris conscience des conséquences politiques explosives que provoqueraient ces mobilisations encore marginales mais potentiellement très menaçantes si elles prenaient de l’ampleur ou passaient des alliances avec les ouvriers mécontents menant de plus en plus fréquemment les protestations à caractère économique. Le gouvernement a répondu en adoptant une politique d’endiguement : réprimer les dissidents politiques en accentuant le contrôle de la main-d’œuvre, circonvenir les protestataires économiques en faisant des compromis sur les réformes industrielles et urbaines les plus impopulaires.

Il est intéressant de noter les différences de degré dans les sentences d’emprisonnement entre les organisateurs des différents mouvements. De manière générale, les organisateurs des trois premiers types de révoltes ont été condamnés à des sentences bien plus légères que ceux du quatrième type, probablement à cause de leur position clairement antigouvernementale et de leur tentative de former des partis politiques d’opposition. Les manifestations de masse sont toujours indésirables pour les gouvernements (même dans les régimes libéraux), mais elles provoquent une réaction bien plus extrême dans les régimes autoritaires. Le nombre croissant de protestations à caractère économique depuis la fin des années 1980, menées par les ouvriers chinois contre le chômage et l’insécurité des salaires, ont influencé le fonctionnement de l’Etat chinois. Mais les révoltes politiquement motivées des ouvriers et des intellectuels défiant la légitimité de l’Etat ont été perçues comme la plus sérieuse des menaces entre toutes. Les révoltes ouvrières, malgré leur courte durée de vie, posèrent les fondations d’un mouvement de protestation sociale à caractère ouvrier, édifiant une nouvelle tradition de l’opposition en Chine. Le scénario le plus redouté par le régime était l’alliance entre ces révoltes politiques et la montée des protestations à caractère économique. Ce scénario devint une possibilité de plus en plus imminente dans la Chine des années 1990, avec la montée du mécontentement dû aux conséquences des réformes de Deng Xiaoping.

L’impact politique de l’organisation ouvrière

Malgré les différences de contexte socio-politique entre la Pologne et la Chine, le régime du PCC considérait la « maladie polonaise » comme une infection potentiellement fatale. Il cherchait désespérément à éviter le cas de figure où un syndicat ouvrier parviendrait à renverser un régime communiste (A. Liu, 1996 ; Wilson, 1990 : b). En même temps, ce spectre pour le régime fut une source d’inspiration et d’espoir pour les militants ouvriers. Tout indice de montée de syndicats ouvriers indépendants ou de révoltes ouvrières était considéré comme une menace politique extrêmement grave pour le régime, le processus devant être étouffé dans l’œuf. De plus, la notion de syndicalisme indépendant allait également à contre-courant des « Quatre principes cardinaux » établis par le régime de Deng : principe de direction du PCC, d’adhésion au marxisme-léninisme et à la pensée maozedong ; de dictature du prolétariat et de voie de développement socialiste. Ces pierres de touche idéologiques excluent de fait l’existence d’institutions politiques et d’initiatives non contrôlées par le parti dirigeant.

Il devint évident vers la fin des années 1980 que l’insistance idéologique de l’Etat-Parti sur les Quatre principes cardinaux ne trouvait pas beaucoup d’écho parmi de larges sections de la population, en particulier dans les villes. Rosembaum (1992 : 28) écrit que, « la profonde antipathie des dirigeants et des intellectuels à l’encontre de l’idéologie officielle, ainsi que l’indifférence des commerçants et des travailleurs urbains, illustre l’inadéquation totale du léninisme pour résoudre les problèmes contemporains ».

L’éclatement des soulèvements urbains massifs de 1989 démontrèrent amplement le rejet populaire de l’adhésion de l’Etat-Parti au léninisme. La liberté d’expression, la liberté d’association, la responsabilité du gouvernement envers le peuple et le droit des citoyens de prendre part aux affaires gouvernementales étaient les principales demandes mises en avant par les manifestants étudiants, soutenus par la majorité de la population urbaine, y compris la classe ouvrière (Han, 1990 ; Hunger, 1991). A travers leur soutien aux manifestations étudiantes, des groupes d’ouvriers et certains intellectuels prirent conscience de la nécessité d’organiser une plate-forme politique distincte pour la classe ouvrière en tant que participant clé et actif au mouvement pro-démocratique (P. Lu, 1990). La répression étatique de leur mouvement depuis le 4 juin 1989 ne dissuada pas la plupart des militants ouvriers de conserver leurs aspirations et parfois leurs activités. Au contraire, elle généra un vivier de militants et amplifia la signification politique de ce qui aurait été sinon une organisation dissidente marginale ne comptant qu’un faible nombre d’adhérants.

Les quatre révoltes ouvrières examinées dans cette enquête représentent différentes méthodes d’organisation. Les acteurs dans la plupart des cas se connaissaient, et parfois disposaient de moyens pour communiquer entre eux. Néanmoins, il n’y avait pas de liaison organisée ni de programmes d’actions ; bien qu’il y ait eut des alliances inter-régionales et des relations épisodiques entre les différents participants. Alan Liu (1996 : 119) observe que les troubles ouvriers de la fin des années 1980 jusqu’au début des années 1990 montrèrent une forte segmentarité, « chacun des groupes d’ouvriers menant sa propre bataille dans un endroit particulier, de façon très similaire aux paysans confinant leurs petites jacqueries à leurs communautés rurales isolées ».

Le seul lien constant parmi ces militants repose sur leur référence à l’idéologie d’Etat, qui promettait à la classe ouvrière d’être « les maîtres de la société ». Mais leur position sur les questions économiques restait ambigue. Si d’un côté ils désiraient tous une distribution de la richesse plus « socialiste », et insistaient sur le rôle politique positif des ouvriers, d’un autre côté ils préféraient également les politiques économiques plus libérales du marché du travail mises en place sous Deng plutôt que celles de l’époque maoïste – malgré le fait que cette dernière fit plus pour glorifier la supériorité de la classe ouvrière.

Malgré leur faiblesse, ces révoltes ouvrières inscrivirent dans l’agenda politique national la question d’un mouvement ouvrier indépendant. Par exemple, des dissidents intellectuels comme Wang Dan et Wei Jingsheng commencèrent à considérer les ouvriers comme des acteurs à part entière dans le mouvement politique (39).

L’autre grande réalisation indirecte de ces vagues de mobilisation fut la modification générale de la conscience sociale dans la société chinoise. Dans les processus politiques décrits par Marshall (1983), « la conscience est générée dans et modifiée par l’action sociale ». Quand on applique ce principe aux révoltes ouvrières menées en Chine dans les années 1990, l’on observe que la conscience des militants ouvriers a été transformée à travers la répression permanente de la part de l’Etat en une conscience rebelle politique radicale.

En même temps, la répression gouvernementale permanente a radicalisé les ouvriers, qui étaient auparavant poussés – bon gré mal gré – dans des révoltes militantes politiques. La politisation de ceux exprimant leurs griefs sur les effets des réformes sur les ouvriers a constitué un cercle vicieux menant à une impasse sociale ou politique pour le régime. De nombreux observateurs du mouvement ouvrier chinois contemporain tendent à tracer un parallèle entre la Chine des années 1990 et la Pologne des années 1980, quand le mouvement Solidarisnosc prit son essor (Wilson 1990 : b ; Walder and Gong, 1993). Toute similarité apparente entre le mouvement Solidarnosc et les révoltes ouvrières en Chine repose uniquement sur la conception abstraite d’une révolte ouvrière sous un régime communiste. En fait, le capital politique de Solidarisnosc provint principalement de la montée en puissance de la société civile (l’Eglise en particulier) organisée par le secteur urbain privilégié (à cause du déficit de main-d’œuvre) contre un Etat-Parti antireligieux contrôlé de l’étranger (Bernhard, 1993). En réalité, l’expérience chinoise ressemble d’avantage à celle d’autres pays qui connurent une période de rapide croissance économique poussée par une intégration intensive avec l’économie internationale, comme le Brésil, la Corée du Sud et Taiwan entre les années 1970 et les années 1980, et l’Indonésie dans les années 1990, où la montée du mécontentement ouvrier mena à l’apparition des premiers groupes de soutien ouvriers et des syndicats militants, en parallèle avec une opposition politique (Drake, 1996 ; Frenkel, 1993).

Selon Jude Howell (1995 : 82) :

« Il est peu probable que les organisations politiques clandestines, qui ont de faibles bases de soutien, soient en mesure dans un avenir proche de sortir de l’illégalité. Les événements de Tiananmen constituèrent un avertissement salutaire pour l’Etat-Parti quant aux dangers de perte de contrôle social. Peut-être la plus grande menace pour l’Etat-Parti et son univers serait le développement d’une conscience cohérente par ces associations disparates, qui pourrait se transformer en une sphère politique. Dans ce cas une société civile pourrait véritablement être définie au sens fort. »

Cinq ans après la première tentative novatrice de 1989, le mouvement de mise en place d’un syndicat et d’une plate-forme politique de la classe ouvrière indépendants du contrôle du PCC a été entièrement éradiqué. Après 1994, les pionniers du mouvement ouvrier indépendant des années 1990 se retrouvèrent tous dispersés, marginalisés, faibles et isolés des masses ouvrières, déconnectés les uns des autres, et privés d’un leadership unifié. Malgré leur volonté de s’organiser ouvertement, la répression gouvernementale les a retranchés dans une clandestinité de groupes militants.

L’analyse des protestations et révoltes ouvrières des années 1990 fournit de nombreux indicateurs de la maturation d’une conscience d’une identité de classe au sein de la population. Dans ces manifestations, les premières révoltes organisées par la classe ouvrière contre le PCC virent le jour, constituant un mouvement des ouvriers en tant que classe sociale. La perte du soutien des ouvriers et la montée de l’opposition de la classe ouvrière constitue une crise politique pour le PCC en terme de légitimité de son mandat, démontrant le « paradoxe inhérent » de la réforme économique dirigée par un système communiste.

La persistance de la répression politique a débouché sur l’isolement et la marginalisation du mouvement des révoltes ouvrières des années 1990. Mark Selden (1983 : 11) note que « le pouvoir étatique, fondamentalement, a dessiné à la fois le terrain sur lequel la classe ouvrière s’est battue, et le résultat de cette lutte ». Le mouvement ouvrier indépendant en Chine dans le milieu des années 1990 a été réduit au silence, et privé de son commandement, de son organisation et de la possibilité de mobiliser un soutien des masses. Comme Wilson (1990 : b) et A. Liu (1996) le soulignent, aussi longtemps que les deux formes de protestations ouvrières — révoltes politiques et protestations à caractère économique — seront tenues séparées, le nombre croissant de protestations ouvrières ne représentera pas un poids politique plus important que celui d’une menace potentielle anticipée par les dirigeants chinois. L’anxiété de l’Etat-Parti envers les révoltes ouvrières est due au défi direct que ces révoltes posent au cœur de la légitimité historique du régime dirigeant qui se dit être le parti de la classe ouvrière. Le spectre de la « maladie polonaise » constitue une menace pour le PCC, comme Wilson (1990 : b) le démontre. C’est pour cette raison que les révoltes ouvrières dans les régimes communistes constituent une menace de nature bien plus « subversive » que leurs équivalents dans d’autres régimes politiques non communistes. Cette puissance politique fut perçue à la fois par les organisateurs de ces révoltes et par la cible de leurs actions militantes : l’Etat-Parti.

Aucune de ces révoltes ouvrières n’a obtenu un soutien massif en termes d’adhésions, ni n’a réussi à mener à bien ses projets avant d’être réprimée par le gouvernement. Elles furent néanmoins politiquement très significatives. Pour Samuel Barnes et Max Kaase (1979), les mouvements sociaux font naître des nouvelles formes de pensée et de modes d’action, et changent les relations entre les citoyens et l’Etat, ainsi que le système politique. En articulant une logique pour mettre en place des organisations ouvrières ou des syndicats indépendants de l’Etat-Parti, les ouvriers militants des années 1990 ont exprimé de nouvelles aspirations politiques et ont influencé les relations entre les travailleurs et l’Etat-Parti.

L’apparition d’une classe ouvrière plus consciente de ses droits est la conséquence à la fois la plus ironique et la plus potentiellement dangereuse des réformes de Deng Xiaoping. Car ce phénomène a miné la légitimité idéologique de l’Etat-Parti. Le mouvement pour une organisation ouvrière indépendante a également, certainement, posé les fondations d’un futur mouvement social.

Traduit de l'anglais par Nicolas Becquelin et Guillaume Wojazer