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Un pays, deux systèmes… quelle langue ?La politique linguistique à Hong Kong

La question de la situation linguistique à Hong Kong peut sembler pour le moins paradoxale. Alors que le Territoire a été sous souveraineté britannique pendant plus de 150 ans (jusqu’au 30 juin 1997) et qu’une grande partie de l’enseignement secondaire et universitaire a été dispensé en anglais pendant cette période, le niveau moyen d’anglais de la population de Hong Kong reste faible, et en tout cas bien inférieur à celui que l’on peut observer dans de nombreux pays d’Asie qui ont acquis leur indépendance il y a plusieurs décennies. Il serait même, de l’avis de certains, en train de décliner. Ce constat inquiète les autorités de la Région administrative spéciale (RAS) qui ont promis de prendre des mesures pour améliorer le niveau d’anglais à Hong Kong. Toutefois, le gouvernement a opté clairement pour l’abandon de l’anglais comme langue d’enseignement dans le secondaire en faveur du cantonais, obligeant trois établissements sur quatre à enseigner dans cette langue. Bien que la population du Territoire soit aujourd’hui composée de 98 % de Chinois et qu’environ 95 % d’entre eux parlent ce dialecte du Sud de la Chine, cette décision a provoqué un tollé parmi les parents et les élèves qui ont manifesté bruyamment leur attachement à la poursuite d’un enseignement en langue anglaise. Alors que l’article 9 de la Loi fondamentale (la mini-constitution de la RAS de Hong Kong) stipule que « En plus de la langue chinoise, l’anglais pourra également être utilisée comme langue officielle par les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire de la Région administrative spéciale de Hong Kong », il est intéressant de s’interroger non seulement sur la légitimité d’une telle réforme mais aussi sur l’impact qu’elle peut avoir sur le statut de l’anglais dans le Hong Kong de demain par rapport à ce que les documents officiels appellent le « chinois ».

Un débat vieux comme la colonie

En fait, le débat sur le statut et l’enseignement de l’anglais à Hong Kong remonte aux toutes premières années de la colonie. Au début des années 1860, les autorités ont pris conscience de la nécessité de former de jeunes Chinois pour servir d’interprètes entre le gouvernement colonial et la population. Jusque-là l’enseignement en anglais était le domaine réservé des écoles religieuses tenues par des missionnaires et l’intervention gouvernementale au niveau de l’éducation se limitait à des subsides offerts à certaines écoles chinoises locales. Dans cette optique, la première école publique, l’Ecole centrale, fut créée en 1862 à l’initiative du gouvernement. Le choix de la politique éducative de l’établissement fut laissé à son directeur, le jeune Frederik Stewart, qui, bien que profondément attaché aux valeurs d’un enseignement occidental qu’à ses yeux seul l’anglais pouvait transmettre, choisit d’accorder dans ses cours une place égale à l’anglais et au chinois pour permettre aux élèves de préserver leur identité (1).

L’Ecole centrale fut rapidement victime de son propre succès. D’une part, le personnel très réduit avait de la peine à faire face aux effectifs toujours plus élevés ; d’autre part, la demande de Chinois anglophones dans le commerce était telle que beaucoup d’élèves abandonnaient leurs études dès qu’ils jugeaient leur niveau d’anglais suffisant pour travailler. Quinze ans après la création de la Central School, le gouverneur John Pope Hennessy déplorait toutefois le niveau d’anglais des élèves de l’école et demandait que l’accent soit mis sur cette langue aux dépens du chinois pour servir les intérêts économiques et politiques de la colonie. Le rapport d’une commission nommée par Hennessy en 1880 faisait néanmoins écho à la politique suivie par Stewart : si l’Ecole centrale devait dispenser un enseignement libre de qualité en anglais, les élèves devaient néanmoins avoir acquis une bonne maîtrise de leur propre langue avant d’intégrer l’établissement. Comme il apparut rapidement difficile (et surtout coûteux) d’offrir à la plupart des jeunes Chinois de Hong Kong une éducation bilingue, le débat des décennies qui suivirent fut centré autour d’une seule question : fallait-il donner la priorité à l’enseignement primaire vernaculaire pour la majorité ou bien se consacrer à développer un enseignement secondaire en anglais pour une minorité, pour ne pas dire une élite ?

Les conclusions du rapport de Brewin en 1911 se prononçaient clairement en faveur de la deuxième solution. Le gouvernement poursuivit ses efforts dans le domaine de l’enseignement de la langue anglaise destiné aux couches favorisées de la population tout en limitant au minimum son investissement dans l’enseignement pour les masses. La même année, l’Université de Hong Kong fut créée sur un modèle typiquement britannique pour absorber les meilleurs éléments des écoles publiques et faire rayonner la présence britannique dans la région. Cette situation n’était pas pour déplaire aux riches Chinois qui étaient tout à fait conscients des avantages matériels que présentait une éducation en langue anglaise pour leurs enfants. Aussi, de 1901 à 1913, la fréquentation des écoles secondaires publiques augmenta de 60 % alors que celle des écoles en langue chinoise n’augmenta que de 10 % (2).

En 1935, E. Burney, un inspecteur de l’éducation britannique venu à Hong Kong pour observer le fonctionnement de l’enseignement public dans la colonie remit un rapport très critique au gouvernement de Sa Majesté. Il déplorait en premier lieu le manque de soutien apporté aux écoles chinoises (qui condamnaient ainsi les moins favorisés à une éducation de deuxième choix), et remettait en cause l’enseignement de l’anglais telle qu’il était pratiqué dans les écoles secondaires publiques. Il suggérait entre autres l’adoption d’une politique éducative permettant d’abord à tous les jeunes Chinois de maîtriser correctement leur propre langue mais aussi d’apprendre l’anglais en fonction de leurs besoins professionnels futurs :

« L’enseignement de l’anglais dans les écoles de Hong Kong doit être réformé sur une base purement utilitaire, c’est-à-dire que l’on doit apprendre aux élèves à comprendre, parler, lire et écrire autant d’anglais qu’ils sont susceptibles de devoir utiliser dans leur carrière à venir, et pas plus... » (3)

Si, suite à la publication du rapport de Burney, le gouvernement fit un effort certain dans le domaine de l’éducation primaire en chinois, les réformes concernant l’enseignement de l’anglais dans le secondaire ne virent jamais le jour, d’abord à cause de la résistance des écoles qui enseignaient déjà en anglais, puis à cause de l’occupation japonaise de Hong Kong pendant laquelle tout enseignement en anglais fut interrompu. Alors que le retour des Britanniques en 1945 aurait pu être l’occasion d’une refonte totale du système éducatif, les incertitudes sur l’avenir de la colonie liées à l’arrivée des communistes au pouvoir en Chine en 1949 et l’afflux d’immigrants au début des années 1950 dissuadèrent le gouvernement de se pencher sérieusement sur la question de la politique linguistique et de s’engager dans une véritable réforme du système.

La politique de « laisser faire » du gouvernement en la matière se traduisit par une expansion du système prévalant avant-guerre, et qui allait être maintenu dans ses grandes lignes pendant près d’un demi-siècle. Les écoles primaires publiques, suivant les recommandations de Brewin, dispensaient un enseignement en chinois tout en offrant, progressivement, des cours d’anglais comme deuxième langue, et les écoles secondaires étaient partagées entre les Chinese Middle Schools (CMS) qui adoptaient le chinois comme langue d’enseignement et les Anglo-Chinese Secondary Schools (ACSS) qui optaient pour l’anglais. La division était toutefois clairement inégale. Le choix des parents en faveur des ACSS, dicté par les débouchés beaucoup plus larges qu’offrait indéniablement une éducation en anglais, fit qu’à la fin des années 1970, près de 80 % des élèves du secondaire étudiaient dans ce type d’école. En 1996, en dépit des efforts entrepris par le gouvernement pour promouvoir l’enseignement en chinois, seulement 74 collèges et lycées sur 418 offraient un enseignement « en langue maternelle ». Pourquoi un tel engouement pour l’enseignement en anglais aux dépens du chinois ?

Deux langues, deux statuts

Il est indéniable que l’anglais a toujours bénéficié, pour différentes raisons, d’un statut particulier à Hong Kong. D’abord, en tant que langue du pouvoir colonial, il demeura jusqu’en 1974 la seule langue officielle, c’est-à-dire celle de l’administration, du droit et du grand commerce. Par exemple, pendant cette période, toute correspondance émanant du gouvernement était adressée en anglais, les débats au sein des conseils législatif et exécutif, de même que les procès juridiques, étaient conduits dans cette langue, etc. Si cette situation symbolisait la véritable ségrégation qui exista dans la colonie entre Britanniques et Chinois jusqu’à l’après-guerre, le fait d’apprendre l’anglais était pour les Chinois l’unique moyen de transgresser, autant que possible, cette barrière sociale. A la fin du siècle dernier, les compradores, formés dans les écoles de missionnaires ou à l’Ecole centrale, étaient non seulement de riches marchands proches du pouvoir, mais servaient aussi de lien entre la communauté chinoise et le gouvernement. Par ailleurs, l’émergence d’une classe de Chinois parfaitement anglophones et familiers de la culture occidentale fut une condition essentielle de leur intégration progressive dans la machine politique (4). La connaissance de l’anglais était aussi indispensable pour toute personne désirant entrer dans la fonction publique, à quelque niveau que ce fût.

Après la deuxième guerre mondiale, l’anglais prit encore plus d’importance alors que, coupée du continent chinois, Hong Kong abandonnait bon gré mal gré sa fonction économique d’entrepôt pour devenir petit à petit le centre international de commerce que l’on connaît aujourd’hui. Aussi l’anglais fut-il de moins en moins perçu comme la langue du pouvoir colonial — avec tous les ressentiments que cela pouvait entraîner pour certains — et de plus en plus comme un instrument indispensable à quiconque voulait réussir dans la colonie. Alors que, dans le monde entier, l’anglais devenait incontestablement la langue internationale du commerce et des affaires, l’outil de l’oppression coloniale se transformait en un atout incomparable pour les sujets de la colonie britannique. Etudier l’anglais — et a fortiori en anglais — signifiait pour les Hongkongais non seulement la garantie d’une meilleure carrière professionnelle à Hong Kong, mais aussi la possibilité de suivre des études supérieures à l’étranger, de voyager, voire d’émigrer, notamment en Amérique du Nord et en Australie.

Cet intérêt des Hongkongais pour la langue anglaise — certes en partie suscité par le pouvoir — ne signifie pas pour autant que la population ait jamais vraiment accepté le statut inférieur accordé au chinois dans la colonie. Aussi n’est-ce pas un hasard si un des premiers mouvements politiques apparus à Hong Kong au début des années 1970 avait comme revendication l’adoption du chinois comme deuxième langue officielle. Il est toutefois important de noter que le terme « chinois » est ambigu dans la mesure où il peut faire référence au cantonais, le dialecte parlé dans le Guangdong et par la majorité des habitants de Hong Kong à cause de leurs origines, mais aussi au mandarin (putonghua), la langue officielle de la République populaire de Chine, ou encore au baihua (chinois moderne standard), la forme écrite commune aux différents dialectes du chinois.

La reconnaissance du chinois comme langue officielle a joué un rôle important dans l’émergence et dans la construction d’une identité culturelle propre à Hong Kong et dans le développement d’un sentiment d’appartenance au Territoire (5). Bien que l’anglais soit resté la langue dominante dans beaucoup de domaines, les habitants de Hong Kong ont, dès lors, vu des députés débattre en cantonais sur les bancs du Conseil législatif, reçu des formulaires et des lettres du gouvernement rédigés dans les deux langues, etc. L’utilisation du cantonais se développa également dans diverses formes d’art populaire, telles que la chanson ou le cinéma, jusque-là domaines réservés du mandarin.

En fait, des études ont montré que l’attitude de la population (particulièrement les jeunes) vis à vis de l’anglais a peu à peu changé, surtout après la signature de la Déclaration conjointe sino-britannique en 1984. En effet, plusieurs enquêtes menées au début de cette décennie ont montré que le complexe colonial était encore bien présent et que beaucoup de jeunes Hongkongais percevaient l’anglais comme une menace à leur identité ethnolinguistique, même si le désir d’acquérir cette langue pour des raisons pratiques restait fort (6). En revanche, une enquête similaire menée au début des années 1990 (7) semble démontrer une attitude généralement plus positive vis-à-vis de l’anglais qui peut s’expliquer d’une part par une baisse de l’influence britannique dans le territoire et, d’autre part, par un renforcement prononcé de l’identité hongkongaise à l’approche de la rétrocession. L’on peut même avancer que la pratique de l’anglais et le système éducatif qui privilégiait clairement l’apprentissage de cette langue étaient désormais considérés comme partie intégrante de l’identité hongkongaise, comme un moyen supplémentaire d’afficher un certain particularisme par rapport au continent. Peut-être est-ce en partie pour cette raison que la majorité des élèves interrogés demeuraient favorables au maintien d’un enseignement en anglais.

Pour ou contre l’enseignement en langue maternelle ?

L’enseignement en anglais dans les écoles secondaires s’est donc perpétué au fil des décennies pour différentes raisons. S’il fut d’abord pour le pouvoir colonial un moyen de former puis de coopter une élite chinoise, la pression parentale induite par les avantages offerts par l’apprentissage de cette langue, fournit plus tard une excuse facile au gouvernement pour ne pas modifier le système en place. Même si, dès 1974, les autorités ont lancé des appels timides aux écoles pour changer leur langue d’instruction, cela n’a pas été suivi par de véritables mesures incitatives avant la fin des années 1980. Nous avons vu que, paradoxalement, l’officialisation du chinois ne s’est pas traduite par la propagation de cette langue dans le système scolaire, mais plutôt par un renforcement de l’intérêt pour l’anglais. Il est toutefois indéniable que ce système n’a jamais fait l’unanimité parmi les spécialistes de l’éducation et de la langue. Des recommandations de Stewart à la fin du siècle dernier au rapport de Llewellyn en 1982, en passant par les constatations de Brewin et une pléthore d’articles écrits sur le sujet, tous s’accordaient à dire que si une éducation bilingue était nécessaire pour les enfants de Hong Kong, le système en place privilégiant un enseignement secondaire entièrement en langue anglaise pour des élèves ayant pour langue maternelle le cantonais n’était ni justifié ni efficace. Les détracteurs de ce système avancent plusieurs arguments en faveur de son abandon et de son remplacement par un enseignement en langue maternelle. Rappelons les principaux :

• La plupart des experts insistent sur le fait que changer de langue d’enseignement à l’âge de 12 ans est nuisible, voire dangereux pour le développement intellectuel d’un enfant, d’autant plus que ce dernier n’a qu’une connaissance très limitée de cette nouvelle langue et que celle-ci est très éloignée de sa langue maternelle. Par ailleurs, il faut souligner que les élèves de Hong Kong sont déjà très sollicités sur le plan linguistique par le seul apprentissage du chinois qui nécessite l’assimilation d’une langue écrite qui diffère de la langue orale. Par exemple, l’enfant qui veut transcrire par écrit une phrase cantonaise simple telle que « keuidei hang sin » (ils partent en premier) devra mentalement faire un détour par le mandarin et écrire « ta mun sin tsao » (tamen xian zou). Bref, pour reprendre la formule employée par Robert Lord dans un article de référence sur la question, « du berceau à la tombe, chaque individu doit faire face à un problème à trois langues à l’intérieur d’un système à deux langues” (a three-language problem within a two-language system) (8).

Le passage à un enseignement en anglais signifie la nécessité d’une autre double assimilation : celle de nouvelles matières et celle d’un nouveau vocabulaire pour chaque matière étudiée. Pour reprendre encore une analogie soulignée par Robert Lord, combien de jeunes Français seraient capables de suivre des études secondaires en anglais (une langue pourtant proche du français) après avoir étudié l’anglais seulement en seconde langue dans le primaire ? Une des conséquences souvent citées du système est que les élèves étudiant dans les ACSS sont généralement beaucoup plus passifs que ceux qui étudient dans les CMS : ils participent moins en classe, manquent de concentration et obtiennent généralement de moins bons résultats. Beaucoup d’élèves sont vite découragés par les efforts que demande un tel apprentissage et abandonnent tout simplement leurs études.

Un autre argument avancé est que, pour pallier ces difficultés, les enseignants sont constamment obligés de recourir au cantonais ou, plutôt, à un mélange d’anglais et de cantonais que les linguistes appellent « code mixte » (mixed code), plus couramment connu à Hong Kong sous le nom de « chinglish ». Si cette situation signifie une perte de temps considérable pour les enseignants qui doivent sans cesse faire le va-et-vient entre les deux langues, elle est aussi inquiétante dans la mesure où elle se traduit par une déficience en anglais et en chinois chez les élèves, qui, à la fin de leurs études ne maîtrisent aucune des deux langues (9). Certains s’interrogent également sur les compétences linguistiques des enseignants, de langue maternelle chinoise pour la grande majorité et eux-mêmes des produits de ce système. On estime souvent en effet que le système éducatif en vigueur est responsable du fameux « syndrome de l’eunuque culturel ou linguistique » si souvent décrié en parlant de Hong Kong. Certains experts ont souligné la difficulté qu’ont les Hongkongais à écrire correctement en chinois standard (10), et ces derniers sont souvent pointés du doigt par leurs voisins du Continent et de Taiwan pour cette raison. Il est vrai que la transcription cantonaise du dialecte utilisant des caractères particuliers qui n’existent pas en chinois standard a connu un développement important depuis une dizaine d’années, particulièrement parmi les jeunes. La plupart des bandes dessinées (manwa) et des publicités, de même que certains journaux (comme l’Apple Daily) privilégient cette forme d’écriture.

• Un des problèmes les plus importants du système est que les jeunes Hongkongais ne sont que très peu exposés à la langue de Shakespeare dès qu’il sortent de l’école. En effet, s’il est vrai que Hong Kong possède de nombreuses caractéristiques d’une société bilingue (signalisation, correspondance, médias, noms de personnes existent dans les deux langues), le cantonais reste la langue vernaculaire. Terre de réfugiés, la colonie a toujours été peuplée par une majorité de Chinois venus du Sud de la Chine (essentiellement du Guangdong) et le cantonais a continuellement été la langue prédominante. Même dans les années 1950, marquées par un afflux massif d’immigrants en provenance d’autres régions de Chine, le cantonais était la langue maternelle de plus de 75 % de la population. L’anglais n’a pas pénétré l’ensemble de la population pour trois raisons majeures. Premièrement, il a été, pendant longtemps, l’instrument de délimitation de la frontière sociale qui existait entre la petite élite coloniale et la masse qu’elle dirigeait, les deux n’ayant pratiquement aucun contact entre elles autre que professionnel. Deuxièmement, l’anglais n’a jamais été nécessaire pour faire le lien entre différentes populations ou ethnies ne parlant pas la même langue, comme ce fut le cas à Singapour, par exemple, et, pour cette raison, il n’existe pas à proprement parler de « Hong Kong English » (11). Enfin, jusqu’à la fin des années 1970, relativement peu de gens avaient accès à une éducation secondaire : la scolarité obligatoire jusqu’à l’âge de 15 ans ne fut mise en place qu’en 1978 et la majorité des immigrants chinois (des hommes adultes pour la plupart) qui sont arrivés dans le Territoire avant les années 1980 avaient un niveau d’instruction peu élevé et ne parlaient bien sûr pas l’anglais.

Pour reprendre les termes de Luke et Richard, Hong Kong présente aujourd’hui les caractéristiques d’un bilinguisme de type sociétal, c’est-à-dire où « deux communautés largement monolingues coexistent, avec un petit groupe de Cantonais bilingues jouant le rôle d’intermédiaires linguistiques. […] Les communautés anglophones et sinophones ont accès à la plupart des principales institutions sociales dans leur propre langue et, pour la majorité de chacune des deux populations, peu de connaissances de la langue de l’autre sont requises » (12). Il est en fait difficile d’estimer la taille de la population bilingue (chinois/anglais) à Hong Kong. Si le recensement de 1996 fait apparaître que près de 38,1 % de la population se considère à l’aise en anglais (13) — chiffre qui ne semble pas refléter la réalité —, il est indéniable que le bilinguisme individuel ne concerne qu’une minorité de la population. Cela est évident, par exemple, dans le domaine des médias. Sur une vingtaine de journaux quotidiens à grande circulation, seulement deux sont en anglais (14), et il est extrêmement rare de voir dans le métro un Hongkongais lire le South China Morning Post ou le Hong Kong Standard. De même, si la télévision a maintenu jusqu’à présent l’illusion du bilinguisme avec deux chaînes cantonaises (non sous-titrées en anglais) et deux chaînes anglaises (sous-titrées en chinois), l’audimat des deux chaînes est incomparable si l’on en juge par les coûts publicitaires pratiquées par chacune. La plupart des Chinois ne regardent que très rarement les chaînes anglaises à l’exception peut-être, pour les plus jeunes d’entre eux, des séries américaines en vogue ou des films doublés par le système Nicam. Le petit écran constitue cependant la principale exposition extra-scolaire à la langue anglaise pour les lycéens de Hong Kong. Bien que la RAS compte quelque 150 000 étrangers anglophones (sans compter un nombre équivalent de Philippines travaillant sur contrat comme employées de maison), il faut bien reconnaître que les rapports entre les Chinois de Hong Kong et la population étrangère demeurent très restreints.

• Enfin, un des arguments les plus forts en faveur d’un abandon du système actuel est qu’il a donné des résultats pour le moins médiocres, surtout depuis vingt ans. L’adoption, en 1978, de la scolarité obligatoire jusqu’à 15 ans, s’est traduite par l’entrée dans les collèges de milliers de jeunes qui n’avaient pas tous les capacités de mener à bien — et dans de bonnes conditions — des études en anglais. Cette « démocratisation » de l’enseignement secondaire en langue anglaise est-elle pour autant responsable de la baisse du niveau d’anglais dont se plaignent régulièrement hommes d’affaires étrangers, universitaires et journalistes ? Les avis sont partagés et les études sérieuses sur le sujet sont insuffisantes pour tirer des conclusions. Pour certains, l’abandon, en 1978, du test d’anglais à l’examen d’entrée dans les écoles secondaires (SSEE) serait responsable de la baisse de niveau générale. D’autres attribuent ce déclin à l’expansion phénoménale qu’a connue le secteur universitaire au cours des vingt dernières années. Hong Kong dénombre aujourd’hui pas moins de sept universités (contre deux à la fin des années 1960) et le nombre de places disponibles sur les bancs des universités du Territoire a augmenté de près d’un tiers entre 1990 et 1996, si bien que l’offre est désormais supérieure à la demande. Aussi estimait-on l’année dernière, par exemple, que la moitié des étudiants en droit n’avaient pas le niveau d’anglais requis par la Law Society puisque qu’il suffisait d’un « D » dans cette matière pour intégrer la faculté de droit de City University (15). La plupart des universitaires expatriés admettent qu’ils ont beaucoup de difficultés à dispenser leurs cours en anglais (y compris à l’Université — très britannique —de Hong Kong) et qu’ils passent, comme leurs collègues du secondaire, autant de temps à enseigner l’anglais qu’à enseigner leur matière. Mais est-ce vraiment nouveau ? L’un d’entre eux ne déplorait-il pas, à la fin des années 1960, que les étudiants de première année avaient une capacité de lecture similaire aux enfants britanniques ou américains de 12 ou 13 ans (16) ? De son côté, Emily Lau, députée démocrate et excellente anglophone, se déclare parfois consternée par le niveau d’anglais de certains intervenants hongkongais dans des conférences internationales (17). D’autres enfin n’ont pas manqué d’être amusés par les posters d’Ada Wong, une candidate du Parti libéral aux élections législative de mai dernier, qui affichaient le slogan « …cos we know what make hong kong » (voir photo). On ne saura sans doute jamais si la défaite de la candidate est due à son niveau d’anglais.

Dans un article récent, Angel Lin a analysé, citations à l’appui, les différents discours (gouvernemental, académique et journalistique) sur le problème linguistique à Hong Kong en général et sur la prétendue baisse de niveau en particulier (18). Elle montre bien comment les impératifs du succès professionnel, du bien de la communauté et des besoins du commerce l’emportent sur le développement et l’intérêt personnel de l’enfant :

“[…] ce qui est implicitement supposé, affirmé et imposé dans la majorité des discours publics est un modèle d’éducation servant avant tout les intérêts du monde des affaires, et ayant pour fonction de produire une main-d’œuvre prête à l’emploi pour les grandes sociétés de commerce” (19).

Aussi semble-t-il que la situation actuelle ne soit pas tant le résultat d’une baisse de niveau que celui d’une forte hausse de la demande d’anglophones sur le marché du travail.

Si, depuis Hennessy, l’on se complaît à déplorer le niveau d’anglais des élèves et des étudiants de Hong Kong, il est indéniable que le nombre de personnes capables de s’exprimer dans cette langue n’a cessé d’augmenter au fil des décennies, comme c’est d’ailleurs le cas dans la plupart des pays.

Les solutions proposées

De ce constat découle inévitablement une question : de telles performances suffisent-elles à justifier la place prioritaire donnée à l’anglais dans l’enseignement secondaire ? La réponse de la plupart des experts à cette question est généralement « non », ce qui, pour beaucoup, ne signifie pas pour autant l’abandon d’une politique éducative orientée vers le bilinguisme, bien au contraire. En 1982, le rapport Llewellyn reprenait plusieurs idées avancées par Burney 50 ans plus tôt (20). Il demandait en effet que le gouvernement s’engageât dans une politique linguistique planifiée et soutenue ayant pour objectif d’accorder progressivement la même importance aux deux langues. Ainsi, l’anglais ne devait pas être introduit trop tôt pour ne pas surcharger l’apprentissage des enfants ni gêner l’assimilation de leur propre langue, mais petit à petit de manière à ce que, à l’entrée en Form 3 (la 4ème dans nos collèges), l’élève reçoive, en fonction des matières, la moitié de son instruction en chinois et l’autre en anglais. Le rapport suggérait également l’adoption de diverses mesures pour changer l’attitude des parents et des employeurs vis-à-vis de l’enseignement en chinois et des établissements qui le pratiquaient.

Après un essai manqué en 1974 dû à une forte résistance de l’opinion (21), le gouvernement commença au milieu des années 1980 à prendre quelques mesures incitant les écoles secondaires à choisir le chinois comme langue d’enseignement. En 1982, il créa le Institute of Language in Education, qui mit en place plusieurs projets tels que la mise à diposition de deux enseignants de langue maternelle anglaise pour les établissements acceptant de changer de langue d’instruction. Mais cela ne suffit pas à convaincre les parents que les écoles chinoises étaient meilleures ou aussi bonnes que leurs homologues anglaises, et plusieurs établissements qui avaient succombé aux appels du Département de l’éducation furent contraints de faire marche arrière faute d’élèves. En 1989, afin de guider les établissement et les élèves dans leurs choix, ces derniers furent divisés en trois catégories à la sortie du primaire :

- ceux qui pouvaient apprendre efficacement en anglais ou en chinois (33 % entre 1989 et 1995) (22) ;

- ceux qui pouvaient mieux apprendre en chinois (60 %) ;

- ceux qui pouvaient mieux étudier en chinois mais qui pouvaient aussi se débrouiller en anglais (7 %).

Devant l’échec prononcé de ces différentes mesures, le gouvernement décida de changer de tactique. En octobre 1993, la Commission pour l’éducation mit sur pied un Groupe de travail chargé d’étudier la question de la langue dans l’éducation. A la mi-décembre 1995, elle publia un rapport destiné à la consultation publique et intitulé « Renforcer les compétences linguistiques : une stratégie d’ensemble » (23). Ce rapport détaillé, qui fut l’objet d’un débat animé dans le public et dans les médias, proposait la mise en place de plusieurs réformes importantes (et un calendrier sur cinq ans) concernant le passage à l’enseignement en cantonais, le recrutement de nouveaux enseignants de langue maternelle anglaise, le renforcement de l’enseignement du mandarin dans les programmes de certaines classes, etc.

En mars 1997, les « Directives concernant l’enseignement des langues dans les écoles secondaire » confirmaient que les écoles n’auraient plus le droit le choisir leur langue d’enseignement à partir de la rentrée 1998 et que l’ensemble des établissements secondaires devraient enseigner en « langue maternelle » (au niveau 1 du secondaire cette année puis à chaque niveau supérieur les années suivantes) à l’exception de celles qui remplissaient certains critères. Pour être exemptée, une école devait en effet prouver que :

- 85 % des élèves avaient un bon niveau d’anglais ;

- les enseignants avaient le niveau d’anglais requis ;

- les établissements disposaient d’un matériel adapté ;

- les parents soutenaient cette démarche (24).

En novembre 1997, sur 124 qui avaient déposé une demande d’exemption, 100 ont été autorisées à poursuivre l’enseignement en anglais (25). Cette annonce en décembre a provoqué un véritable tollé au sein des 24 établissements ayant essuyé un refus, particulièrement parmi les parents et les élèves qui sont descendus à plusieurs reprises dans les rues et ont organisé des sit-ins devant les établissements déchus. Parents, enseignants et élèves concernés créèrent alors l’Education Policy Concern Organisation pour forcer le gouvernement à revenir sur sa décision. Cette controverse, qui déclencha un débat animé dans la presse chinoise et anglaise pendant plusieurs semaines, fut aussi un des premiers mouvements de remise en cause du gouvernement de la RAS six mois après la rétrocession. Si 12 des 20 collèges qui avaient fait appel ont obtenu gain de cause et si la rentrée a eu lieu sans trop de heurts le 1er septembre, il est clair que le problème est loin d’être résolu. Il ne se passe pas une journée sans que le sujet fasse l’objet d’un article de presse, d’un débat radiophonique ou d’une lettre de lecteur mécontent. Cette mesure, avancent certains parents, ne contredit-elle pas l’article 137 la Loi fondamentale qui garantit a chacun « la liberté de choix de son établissement scolaire après le 1er juillet 1997 » ?

La controverse actuelle

En fait, ces critiques portaient autant sur la forme que sur le fond. Il est tout d’abord indéniable que le moment d’un tel changement était plutôt mal choisi. Bien que cette réforme ait été prévue depuis quatre ans, son introduction à peine six mois après la rétrocession du Territoire à la Chine ne pouvait qu’éveiller des soupçons sur les motivations politiques qui se cachaient derrière une telle démarche. Même si Tung Chee-hwa et ses fonctionnaires ont maintes fois répété que l’importance de l’anglais n’était pas remise en question (26) bien au contraire, il est aujourd’hui difficile dans l’esprit des gens de dissocier cette réforme des divers appels au patriotisme lancés par le chef de la RAS. L’application de cette réforme coïncide également avec l’une des crises économiques les plus sérieuses que Hong Kong ait jamais connues, rendant les parents plus anxieux quant à l’avenir de leurs enfants et plus sensibles aux avantages de l’anglais.

Par ailleurs, les conditions dans lesquelles s’est opérée la sélection des établissements autorisés à enseigner en anglais ont été sévèrement critiquées par la presse. Outre le fait que le nombre de 100 écoles semblait un peu trop rond pour être pris au sérieux, il est apparu que seulement 11 % des établissements avaient été inspectés et que les inspecteurs n’avaient passé qu’une heure dans chaque école et consacré que quelques minutes à chaque classe (27). En outre, est-il raisonnable de demander aux proviseurs des établissements de se prononcer eux-mêmes sur la qualité de leurs enseignants ? Début décembre, le journal Apple Daily a contacté les 100 collèges « élus » en leur demandant de leur fournir les statistiques d’entrée à l’université de leurs élèves. Sur les 31 établissements qui ont répondu, seulement six affichaient des résultats meilleurs que l’école Mrs Lau Kam Leung qui s’était vu refuser le droit d’enseigner en anglais (28)…

De leur côté, enseignants et chefs d’établissements ont souligné que l’introduction de cette réforme posait quantité de problèmes pratiques qu’ils n’avaient pas les moyens de résoudre (29). Premièrement, les professeurs devaient sans délai réorganiser leurs cours sans être formés pour enseigner dans une nouvelle langue, même s’il s’agissait de leur langue maternelle. Deuxièmement, même si les 147 établissements concernés se sont vu accorder une aide de 155 000 dollars HK chacun (22 millions au total) pour s’équiper, beaucoup déplorent avant tout un manque de livres scolaires de qualité en chinois (30). De même, la politique, annoncée haut et fort par le gouvernement, de recrutement de quelque 250 professeurs étrangers pour enseigner l’anglais dans les collèges et lycées de langue chinoise n’a pas été non plus sans poser problème (jalousie des enseignants locaux concernant les indemnités perçues, manque de candidats, etc.) (31). Beaucoup ont reproché au gouvernement de s’être lancé dans cette réforme tête baissée avant de prendre toutes les dispositions nécessaires (formation et tests d’aptitude des enseignants, rédaction de livres, préparation psychologique des parents, etc.), c’est-à-dire d’avoir mis la charrue avant les bœufs. Si, comme l’a annoncé Tung Chee-hwa, cette politique sera entièrement révisée en l’an 2000 (notamment avec l’introduction de cours en anglais dans les classes supérieures du collège), ne serait-il pas plus judicieux de consacrer les trois années à une préparation sérieuse de cette réforme-là ?

Il est clair que ni le gouvernement de Patten ni celui de Tung Chee-hwa ne s’attendaient à une réaction aussi véhémente de l’opinion, et le million de dollars dépensés depuis huit mois par le Département de l’éducation pour promouvoir — assez maladroitement et sans grande objectivité — l’« enseignement en langue maternelle » (muyu jiaoxue) dans les médias n’a pas eu l’effet escompté (32). Des rumeurs circulent dans la RAS comme quoi le nombre de parents faisant baptiser leurs enfants pour leur permettre d’entrer dans des écoles religieuses (et anglophones) a sensiblement augmenté depuis un an (33), et les journaux télévisés ont montré au moment de la rentrée les queues interminables de parents tentant désespérément de faire entrer leur progéniture dans des écoles primaires rattachées à l’un des 112 collèges anglo-chinois. Une enquête menée en août dernier montrait que 70 % des parents étaient prêts à recourir à tous les moyens pour que leurs enfants puissent étudier dans une école anglo-chinoise (34).

En fait, on peut dire que cette situation constitue un échec cuisant pour le gouvernement dans la mesure où elle ne fait que renforcer le statut privilégié de l’enseignement en anglais (35), et contribue à la formation d’une véritable élite au sein de la population scolaire. Les plus cyniques vont même jusqu’à dire que les politiciens qui vantent haut et fort les mérites de l’enseignement en chinois sont les premiers à inscrire leurs enfants dans les écoles anglaises (36), ce qui n’est sûrement pas le meilleur moyen de montrer l’exemple.

L’anglais disparaît-il ?

La complexité de la situation linguistique de Hong Kong est avant tout un élément de l’héritage colonial. Si tout le monde reconnaît que l’anglais a été un atout inestimable dans l’établissement de Hong Kong comme place commerciale internationale de premier plan, son statut à venir dans la RAS demeure néanmoins incertain.

Dans le domaine de l’éducation, le gouvernement actuel n’a pas encore répondu clairement à la question « l’anglais pour qui, comment, et jusqu’où ? » qui préoccupe les autorités depuis des décennies. Surtout, il n’a pas réussi à satisfaire les Hongkongais qui assimilent l’abandon du système non seulement à une perte de qualité mais aussi à l’effacement d’un des symboles de la « particularité hongkongaise » qui distinguait le Territoire du reste du monde chinois. Réputés pour leur pragmatisme, ils persistent à ne pas voir l’intérêt de donner la priorité dans l’éducation à une langue qui n’a aucune utilité sur le plan international (37).

Malgré tout, il est indéniable que dans beaucoup d’autres domaines, l’importance accordée à l’anglais est en train de régresser, et cela semble inévitable. C’est déjà le cas au sein du gouvernement et de l’administration : les réunions du Conseil exécutif et les débats au Legco ont désormais lieu en cantonais et il est moins fréquent de voir des politiciens s’exprimer en anglais à des conférences de presse. Par ailleurs, la politique de « localisation » de l’appareil administratif menée depuis quelques années implique que la grande majorité des fonctionnaires sont de langue chinoise et que leur langue de travail est le cantonais. Cette situation rend la position des fonctionnaires expatriés de plus en plus inconfortable. On demande en effet à ces derniers de passer un test de chinois pour pouvoir changer leur contrat d’expatrié en contrat local, ce que les fonctionnaires expatriés dénoncent comme une mesure de ségrégation raciale destinée à éliminer tous les fonctionnaires non-chinois dans les cinq ans à venir (38). Il faut dire que leur effectif (1 089 aujourd’hui) a déjà accusé une baisse de 56 % depuis huit ans. Dans tous les cas, il est clair qu’il sera de plus en plus difficile de refuser l’accès à la fonction publique à des gens sous prétexte qu’ils parlent mal ou ne parlent pas l’anglais et, inversement, d’accepter des personnes qui ne peuvent s’exprimer en cantonais.

Si le recul de l’anglais dans les autres domaines est beaucoup moins facile à cerner, il semble néanmoins qu’il soit une réalité. L’utilisation des deux langues dans les documents non-officiels a tendance à disparaître. Par exemple, les factures de gaz et d’électricité qui étaient autrefois bilingues sont désormais envoyées automatiquement en chinois, le client devant faire la démarche de demander une facture en anglais s’il le souhaite. C’est aussi le cas de nombreux dépliants publicitaires et lettres d’information qui adaptent leur langue en fonction de la population visée. Notons également que si les sociétés utilisent de plus en plus le chinois dans leur correspondance commerciale, ce n’est pas tant un signe de l’élévation du statut du chinois que celui du progrès technologique qui permet aujourd’hui de taper facilement en chinois sur ordinateur des lettres qui, il y a seulement dix ans, auraient été tapées en anglais par nécessité pratique.

De leur côté, les chaînes télévisées anglaises se battent pour augmenter le quota de 20 % qui leur est imposé pour les émissions qui ne sont pas en anglais (39), et le nombre de publicités en cantonais (sous-titrées en anglais) diffusées sur les chaînes anglaises augmente de jour en jour.

L’ambition de Tung Chee-hwa : leung man sam yu

La disparition de l’anglais à Hong Kong ne fait pourtant pas partie des objectifs annoncés du gouvernement de la RAS, bien au contraire. Celui-ci insiste en effet sur le fait que la réforme scolaire actuelle n’est qu’une étape et que, d’ici trois ans, les élèves auront le choix d’étudier certaines matières dans l’une des deux langues à partir d’un certain niveau. Les ambitions de Tung Chee-hwa ne s’arrêtent pas là puisqu’il souhaite que la population de Hong Kong devienne, à moyen terme, trilingue — comme lui —, ou pour être plus précis, qu’elle maîtrise deux langues écrites (leung man : l’anglais et le chinois écrit) et trois langues parlées (sam yu : le cantonais, l’anglais et le mandarin).

Il faut dire que le mandarin enregistre depuis une dizaine d’années une progression non négligeable dans le Territoire. Ce succès est imputable autant — sinon plus— au renforcement continu des échanges commerciaux entre Hong Kong et le continent depuis le début des années 1980 qu’à la perspective du retour de l’ancienne colonie dans le giron de la mère-patrie. Lors du recensement de 1996, 25,3 % de la population âgée de cinq ans et plus se déclaraient capables de parler cette langue, contre 18,1 % en 1991 (hausse quasiment identique à la langue anglaise) (40).

Le Département de l’éducation a demandé à l’Institute of Language in Education de se pencher sur la question de l’enseignement du mandarin dans les écoles dès sa création en 1982. Il lança plusieurs projets pilotes tout au long des années 1980 visant à encourager la mise en place de cours de mandarin dans les écoles primaires et secondaires soit dans le cadre du programme, soit en dehors des heures de cours (41). Les résultats furent généralement positifs puisque, en 1989, 67 % des écoles primaires proposaient des cours de mandarin dans leur programme et 50 % offraient cette possibilité hors programme ; dans le secondaire, les pourcentages étaient de 27 % et 42 % respectivement. Depuis, la demande de cours de mandarin à tous les niveaux, et particulièrement dans les petites classes, n’a cessé d’augmenter. De même, à la rentrée 1998, dans le cadre de la réforme, le programme de putonghua a été renforcé dans plusieurs classes du secondaire.

Si certains affirment que l’introduction du mandarin eût été plus judicieuse dans les années 1970 (42), il est indéniable qu’elle a reçu un accueil plutôt favorable dans l’opinion. Incontestablement, l’apprentissage de cette langue présente de nombreux avantages à court terme comme à long terme. Dans l’éducation d’abord, l’enseignement du mandarin est tout à fait logique dans la mesure où il facilite l’apprentissage du chinois écrit (43). D’aucuns suggéraient même dans les années 1980 l’utilisation du mandarin comme langue d’enseignement pour remplacer l’anglais, mais si cela aurait peut-être été envisageable dix ans auparavant, la tension liée à la rétrocession et à la menace politique et culturelle qu’incarnait la Chine rendait naturellement une telle réforme impossible. La plus grande incitation à maîtriser la langue de Pékin vient toutefois essentiellement de l’économie et de l’emploi. Les relations économiques et commerciales entre Hong Kong et l’ensemble du continent ne cessent de s’intensifier. De plus en plus de Hongkongais se rendent en Chine pour les affaires ou pour le tourisme et un nombre croissant de Chinois viennent à Hong Kong pour les mêmes raisons. Aussi le mandarin est-il devenu un critère de sélection de plus en plus important pour toutes sortes d’emploi. Cela explique sans doute la prolifération d’écoles de langue privées proposant des cours de mandarin, le succès des cours offerts par les différentes universités... et, peut-être aussi, la chute sensible des effectifs des instituts européens de langues étrangères (Alliance Française, Goethe Institut, etc.) depuis au moins un an.

Par ailleurs, la présence du putonghua aujourd’hui est beaucoup plus perceptible dans la RAS. Outre le fait qu’il est fréquent d’entendre des gens s’exprimer en mandarin dans les rues ou dans les magasins, cette présence a été « institutionnalisée » par la création, le 31 mars 1997, d’une station radiophonique en mandarin, et depuis quelques années par la diffusion de trois journaux télévisés en mandarin sur les chaînes anglaises (celui de Hong Kong, celui de la RPC et celui de Taiwan).

La réaction de l’opinion à la récente réforme linguistique dans l’éducation montre que la question de la langue est un sujet très sensible pour les Hongkongais dans la mesure où elle touche au cœur même de leur identité. On ne peut réellement douter des bonnes intentions du Département de l’éducation alors qu’il tente de réformer un système qui a montré ses défauts et ses limites. Toutefois, la politique adoptée l’année dernière se présente avant tout comme une réforme inachevée, un compromis provisoire qui ne satisfait personne et perpétue les inégalités. Une tâche prioritaire (et jusque-là sous-estimée) du gouvernement consistera à dissocier sa politique linguistique du « complexe colonial » en menant une véritable campagne d’information objective sur le sujet (justification des choix, valorisation du cantonais, etc.).

La mission du gouvernement de Tung Chee-hwa n’est certes pas facile tant les enjeux sont importants. L’un d’entre eux est de préparer au mieux les enfants d’aujourd’hui à affronter les défis de demain en tenant compte de la sévère concurrence que représentent la Chine et Taiwan. Le concept ambitieux de leung man sam yu est certainement prometteur ; il reste à savoir si le gouvernement de la RAS saura se donner les moyens de le mettre en pratique.