BOOK REVIEWS
L’émergence d’une nouvelle nation ?Le discours sur l’identité nationale dans le Taiwan de la fin du XXe siècle
Le discours sur lidentité nationale de Taiwan (1) constitue sans aucun doute lun des débats les plus controversés qui ont agité les milieux politiques et intellectuels de lîle dans les années 1990. Ce discours comporte deux dimensions.
En premier lieu, il se pose en réaction aux pressantes tentatives extérieures qui tentent de définir cette identité, et notamment celles venues du gouvernement de Pékin qui considère Taiwan comme une province chinoise faisant partie intégrante du continent. La République populaire de Chine (RPC) sestime ethniquement, culturellement, historiquement tout autant que légalement en droit de faire peser une lourde pression sur lîle afin quelle accepte cette « immuable vérité ». Les manuvres militaires denvergure qui ont pris place au large des côtes taiwanaises en 1995-96, juste avant les premières élections présidentielles directes de mars 1996, en ont récemment constitué le point dorgue.
Ce discours est également un processus dauto-affirmation par lequel les Taiwanais tentent de redéfinir leur identité nationale à la suite de la transition démocratique du milieu des années 1980. La doctrine officielle du Kuomintang (KMT) en matière de nationalisme, qui ressemblait jusqualors en tous points à celle de la RPC et qui a imposé le concept de « Grande Chine » aux Taiwanais pendant plus de 40 ans (2), a perdu sa primauté et sest même transformée. Si le Parti nationaliste considère toujours que Taiwan fait partie de la Chine, il admet en revanche que cette dernière ne représente rien de plus quune appellation. Plus encore, lidéologie officielle du gouvernement explique quil y a maintenant deux entités politiques souveraines: la République populaire de Chine et la République de Chine à Taiwan, qui représentent toutes deux une nation chinoise imaginaire. Le nationalisme proposé par le KMT ne constitue aujourdhui quune formule parmi bien dautres. Elle nest dailleurs probablement pas la plus influente, et ne le sera certainement pas sur le long terme. Pour le Parti démocrate progressiste (PDP), le principal parti dopposition, il na jamais été question denglober Taiwan dans la nation chinoise. Il ny a jamais eu quune nation taiwanaise jouissant de son droit de se constituer en Etat-nation indépendant. Dans la pratique, cependant, les différences entre le KMT et le PDP semblent sestomper. Tous deux uvrent en faveur de la souveraineté nationale de Taiwan tout en essayant de maintenir la question de lidentité nationale en dehors du débat.
La problématique devient plus complexe lorsque lon passe de la sphère politique aux cercles intellectuels. Sous le régime autoritaire, le débat sur la conscience taiwanaise (Taiwan yishi) et lindépendance de Taiwan sinscrivait dans la lutte contre la domination des « continentaux » et pour la démocratisation et lémancipation politique de ceux que lon appelle les Taiwanais de souche (3). Parallèlement au processus de démocratisation, à partir du milieu des années 1980, les intellectuels réactivent leurs tentations de réécriture de lhistoire de Taiwan et tentent de redéfinir lidentité culturelle et nationale taiwanaise. Cependant, déterminer ce quest Taiwan implique de définir ce que Taiwan devrait être par rapport à la Chine. En réalité, le problème du statut politique de Taiwan ne peut pas être définitivement, pas plus que paisiblement, réglé sans que prenne place un débat bien plus fondamental cela en dépit de certains membres du mouvement indépendantiste qui nient que la RPC ait un quelconque rôle à jouer dans le débat sur la construction nationale taiwanaise et considèrent quelle devrait par conséquent être ignorée. En somme, le problème de lidentité nationale taiwanaise est également celui de lidentité nationale chinoise.
A première vue, le discours intellectuel oppose le nationalisme chinois (à Taiwan) au nationalisme taiwanais. Mais un examen plus attentif révèle le caractère réducteur de cette distinction, qui se ferait lécho de lancien conflit « provincial » (shengji wenti) entre « Taiwanais » et « continentaux ». Cest un processus plus complexe de construction culturelle et nationale susceptible de satisfaire tous les habitants de Taiwan qui sous-tend réellement le débat sur lidentité nationale taiwanaise. Dans le même temps, la souveraineté politique de la république insulaire nest pas remise en question. Ceux-là même qui insistent sur la nécessité, à terme, de la réunification avec le continent, ne lenvisagent ni dans limmédiat ni même dans un futur proche, bien conscients du décalage actuel avec les conditions sociales et politiques de la RPC. Par conséquent, le nationalisme assimilationniste (ethno-culturel) prôné par la RPC, qui ne laisse aucune place à lexistence politique indépendante de Taiwan, est pratiquement inconcevable sur lîle.
Tout bien considéré, le discours sur lidentité nationale taiwanaise constitue tout autant un débat sur la fondation dun Etat-nation taiwanais fort, quun rejet sans appel de la négation catégorique par Pékin de lexistence de la nation taiwanaise. Cependant, tous les participants au débat reconnaissent que cette nation (encore à venir) doit régler la question de son rapport à la Chine non seulement sur un plan politique mais également culturel, puisque politique et culture sont intimement liées dans le nationalisme chinois « traditionnel ».
Notre article sattache à analyser les différents concepts et approches théoriques de lidentité nationale taiwanaise qui ont été (et qui sont toujours) débattus dans les milieux intellectuels depuis le début des années 1990. Comment se définissent les Taiwanais en termes de culture et de nation ? Comment qualifient-ils leur relation avec la Chine continentale et quels sont les éléments avancés pour asseoir la revendication dune nation souveraine, voire lindépendance ? Dans quelle mesure tous ces facteurs influencent-ils la compréhension contemporaine de la sinité (en opposition avec la taiwanité) à Taiwan ?
Trois conceptions de lEtat-nation taiwanais
Si lon observe les étapes de la formation de lidentité nationale à Taiwan dans les années 1970 et 1980 (4), au moment ou lopposition politique (dangwai) devient intimement liée au mouvement « de retour aux sources » (bentuhua yundong) dans les cercles littéraires, pour finalement aboutir à la formation du Parti démocrate progressiste (PDP) en 1986, on peut distinguer trois perspectives très différentes : 1) une nation taiwanaise existe déjà ; 2) une nation taiwanaise est en cours de formation ; 3) un Etat taiwanais indépendant nest pas subordonné à lexistence dune nation taiwanaise, mais uniquement à la volonté de ses habitants de vivre dans un tel Etat (5).
Lorsque Taiwan se démocratise enfin, au milieu des années 1980, le mouvement démocratique se dissocie du mouvement indépendantiste au sein de lopposition, le second poursuivant seul sa logique daffrontement avec les défenseurs de la réunification présents dans le gouvernement KMT. A la suite de léchec du PDP lors des élections de 1991 à lAssemblée nationale, échec imputé à un programme politique fortement indépendantiste, il devient clair que la démocratisation nest pas le plus court chemin vers lindépendance. A lévidence, il se révélait dangereux de négliger létablissement dun consensus social sur le futur politique de Taiwan, puisquune population divisée naurait pas été à même de se défendre dans léventualité dune agression continentale. Létablissement dun tel consensus signifiait avant tout régler lancien conflit « ethnique », ou « provincial » entre Taiwanais et continentaux, et seulement ensuite clarifier les prétentions de Taiwan à devenir une nation souveraine. Au début des années 1990, le discours sur lidentité nationale de Taiwan devient donc plus énergique que jamais.
On peut distinguer trois grandes approches conceptuelles du nationalisme et du discours sur la nation :
1) un nationalisme taiwanais ethnique (culturel), qui soppose à lethnonationalisme chinois et décrit Taiwan comme une communauté historiquement et culturel lement distincte une « Schicksalsgemeinschaft » (mingyun gongtongti) , allant même parfois jusquà suggérer lexistence dune ethnie ou race spécifiquement taiwanaise ;
2) un nationalisme multi-ethnique, qui défend lidée dune nation formée de « quatre grands groupes ethniques » (sige da zuqun) aux droits et statuts égaux, dépassant ainsi le conflit « provincial » et faisant de lharmonie ethnique la base de la nouvelle nation taiwanaise ;
3) un nationalisme politique ou dEtat, qui cherche à transcender lethnicité et conçoit la nation taiwanaise comme lexpression dune allégeance constitutionnelle dans le cadre de lEtat libéral. Néanmoins, le nationalisme dEtat nignore pas complètement, comme nous le verrons, la portée de lethnicité dans la constitution dune nation taiwanaise (6).
Ces différentes approches se heurtent à de très fortes résistances, non seulement parce quelles contreviennent à la position de la RPC sur le statut politique de lîle, mais également parce quelles sont contestées à Taiwan même, où une formulation claire de lidentité nationale et du rapport à la Chine quelle Chine ? est loin de faire lunanimité. Il y a cependant une tendance générale bien discernable à Taiwan, qui pourrait influencer sur le long terme la conception qua la Chine de sa propre identité : la séparation qui sopère progressivement entre de culture et la politique, cest-à-dire la « sécularisation » de lacceptation bien établie selon laquelle la nation chinoise ne doit pas être divisée en plusieurs Etats-nations, que ce soit pour des raisons ethniques, culturelles, historiques ou simplement politiques.
Cest dans cette rupture que le discours intellectuel sur lidentité nationale à Taiwan trouve toute sa pertinence politique. Et quel que soit le consensus auquel les Taiwanais parviendront, celui-là ne manquera certainement pas dexercer une profonde influence sur le nationalisme chinois du continent ainsi que sur le débat international quant à la signification de la Chine à notre époque (post-) moderne, sagissant notamment des relations quentretiennent la culture, la nation et lEtat-nation.
Lethnonationalisme : une perspective exclusive
Parmi les différentes conceptualisations de la nation, lethnonationalisme bénéficie certainement de la plus grande visibilité. Dans cette perspective, cest une nation ethniquement et culturellement homogène qui est à lorigine dun Etat-nation. En théorie et en pratique, lethnonationalisme se juxtapose au nationalisme territorial ou étatique qui transcende les barrières ethniques et culturelles, et sefforce de définir ou de maintenir une nation multi-ethnique ou un Etat dans lequel coexistent plusieurs « nations » (au sens de nationalités), sur la base du constitutionnalisme libéral et du droit des minorités. Il est frappant de constater limportance de lethnonationalisme dans le débat sur lidentité nationale à Taiwan, particulièrement au début des années 1990 (7). Les promoteurs de la réunification lont autant sollicité que les indépendantistes le respectent. Mais tandis que les premiers insistent sur les liens du sang et lethnicité qui « prouvent » le lien national entre Taiwan et le continent, les seconds mettent en avant une histoire commune (à Taiwan) et lévolution dune nouvelle culture taiwanaise pour démontrer lexistence dune nation taiwanaise distincte.
Lethnonationalisme chinois attire de nombreux intellectuels, bien quils soient parfois dobédience politique très différente. Tous ont en commun le rejet de lindépendance de Taiwan. Ils avancent pour ce faire le manque de pertinence ethnique, culturelle et historique de la nation taiwanaise et soulignent avec force lappartenance de Taiwan à la Chine, tout en admettant que la réunification nest ni faisable ni désirable pour le moment. Différentes approches coexistent dans ce camp (8).
Pour lhistorien Wang Tseng-tsai, la Chine devient un Etat-nation unifié et homogène dès la première unification de la Chine par la dynastie Qin, en 221 avant JC. Malgré une mosaïque ethnique originelle relativement complexe, la culture han est rapidement acceptée comme la culture dominante par la plupart des autres groupes ethniques (qualifiés de minorités). Tous les Chinois daujourdhui sont attachés, selon Wang, à une nation chinoise unifiée et le mouvement pour lindépendance de Taiwan na par conséquent aucun argument subjectif ni objectif pour revendiquer lautodétermination de Taiwan ou exiger un référendum sur la question. Cette adhésion ne repose pas uniquement sur le fait que les Taiwanais appartiennent à la communauté ethnique des Han. En tant que Han, ils partagent également une culture commune et une longue histoire avec le continent: cest ce qui les fait appartenir à une nation (9).
Ce type de raisonnement est très répandu parmi les ethnonationalistes qui souhaitent la réunification. Il reçoit même le soutien dintellectuels, libéraux déclarés dans les milieux politiques, pour lesquels le libéralisme nexclut pas le primordialisme de lethnonationalisme dès quil sagit de lidentité nationale taiwanaise. Certains des premiers articles de Hu Fu, célèbre professeur de lUniversité nationale de Taiwan, lillustrent clairement. Pour lui, les Taiwanais de souche et les continentaux partagent les « liens du sang » (xueyuan) et toute tentative théorique cherchant à différencier ethnicités ou races (zhongzu) taiwanaise et chinoise est peu convaincante (bu zuqude). Le séparatisme est par conséquent impossible (10). Cette position est à bien des égards remarquable pour un libéral, puisque le libéralisme est supposé se concentrer sur lEtat constitutionnel et la conscience citoyenne, et par conséquent prône le nationalisme étatique plutôt que lethnonationalisme.
Les libéraux ne sont pas les seuls à transiger avec leur convictions idéologiques lorsque lidentité nationale de Taiwan est en jeu, certains socialistes connus nont ainsi rien à leur envier. Chen Ying-chen, un des plus célèbres intellectuel de gauche, na jamais douté que le socialisme et l(ethno-) nationalisme chinois se complétaient. Le maoïsme ne disait rien dautre, en complète contradiction avec le fondement même du socialisme idéologie de classes internationaliste qui soutient lanticolonialisme mondial et milite pour les indépendances nationales. Ainsi, selon Chen, la lutte anti-japonaise des Taiwanais, les émeutes de février-mars 1947, le mouvement des Diaoyutai de 1971 et le débat de 1978 sur lindigénisation de la littérature (bentu wenxue) symbolisent autant la lutte anticoloniale des Taiwanais contre le gouvernement impérialiste KMT soutenu par les Etats-Unis, quils représentent un mouvement de ralliement à lethnicité chinoise (zhongxing). Quels que soient les efforts déployés par les indépendantistes Taiwanais pour séparer lîle du corps ethnique maternel (zhongxing de muti), une telle séparation est dénuée de sens et irréalisable (11).
Le raisonnement de Chen Chao-ying (12) est plus subtil. Daprès lui, la conscience taiwanaise (Taiwan yishi) sintégrait originellement et résolument dans la conscience chinoise (Zhongguo yishi) des insulaires. Ce nest quau début des années 1980 (13) que la conscience taiwanaise sest éloignée de la conscience chinoise, à la faveur du mouvement dindigénisation qui mit laccent sur la subjectivité de Taiwan (dans les domaines littéraire et culturel) et considéra la Chine comme le principal ennemi de lîle. Mais pour Chen cela signifie seulement que Taiwan sest reniée elle-même. Et afin de surmonter ce « reniement », lauteur estime que Taiwan doit abandonner ses velléités indépendantistes et se tourner une fois de plus vers la mère-patrie et sa culture. En dautres termes, si la république insulaire peut nourrir sa propre subjectivité littéraire et culturelle (zhutixing), elle ne doit pas revendiquer son indépendance politique.
Ces exemples démontrent que les défenseurs du nationalisme chinois et de la réunification sappuient sur une compréhension primordialiste, donnée pour acquise, de la nation chinoise et de sa relation à Taiwan. Pour eux, un lignage, une histoire et une culture en commun interdisent toute différenciation entre Taiwanais et Chinois, tout au moins lorsque celle-ci implique la construction dune identité taiwanaise distincte venant menacer la monade nationale. Parce que Taiwan appartient ethniquement et culturellement à la nation chinoise, la réunification avec la Chine est inéluctable.
Dautre auteurs interviennent à ce stade de la réflexion et sappuient sur lhistoire taiwanaise daprès-guerre pour expliquer pourquoi ces « évidentes vérités » ont apparemment été oubliées. Tai Kuo-hui, par exemple, situe lémergence de lidentité taiwanaise (Taiwanjie) (14) pendant les dix années comprises entre 1945, lorsque lîle est rattachée à la République de Chine à la suite de la capitulation japonaise, et la première moitié des années 1950, quand la Terreur Blanche, orchestrée par le régime KMT, sabat sur les élites intellectuelles. Lauteur souligne que le conflit entre les identités nationales taiwanaise et chinoise naurait jamais eu lieu si les nationalistes avaient réussi à mettre en place un gouvernement capable et respecté immédiatement après laccession du KMT au pouvoir. Que la Chine ait été la mère-patrie et quelle allait de nouveau récupérer Taiwan dans son giron ne soulevèrent dans un premier temps aucune interrogation chez les Taiwanais. Mais lorsquil devint patent que les nouveaux dirigeants navaient rien à envier à leurs prédécesseurs coloniaux, et quils étaient peut-être pires, la population revint rapidement de son enthousiasme initial et se distancia du régime nationaliste. Néanmoins, Tai Kuo-hui définit la construction de lidentité taiwanaise qui en découle comme un processus de pseudo-ethnisation (niyi zhongzuhua) qui a permis dexprimer et continue de le faire un désir dautodétermination politique. Cest par conséquent le concept didentité chinoise (Zhongguojie) qui doit être modifié, afin dattirer les Taiwanais. Lauteur décrit à ce stade un nouveau modèle (xingeju) didentité chinoise, essentiellement démocratique et capable de sassocier pour le meilleur avec une identité taiwanaise « saine » (jiankangde Taiwan yishi). Cette conclusion exprime clairement la croyance de lauteur en une identité nationale chinoise dont sont naturellement dépositaires tous les Taiwanais et que des moyens politiques permettraient de raviver (15).
Ce point de vue est davantage développé encore par Huang Kuo-Chang, pour qui la radicalisation dune conscience taiwanaise (Taiwan yishi) est une réaction aux pressions externes et à lisolation imposées aux Taiwanais par la RPC. La suppression de ces facteurs entraînerait la disparition de la conscience taiwanaise quoique pas complètement, comme le reconnaît lauteur. Il nen demeure pas moins que laspiration à lindépendance perdrait de sa force si les Taiwanais pouvaient espérer jouir de la même autonomie, dinstitutions démocratiques et dune richesse comparable au sein dune nation chinoise. Huang se fait par conséquent le promoteur dune nouvelle Chine (xin Zhongguo) qui associerait les populations et les gouvernements des deux rives du détroit, ainsi que les Chinois doutre-mer. Lindépendance de Taiwan, au contraire, nie laspiration de tous les Taiwanais à être chinois: des citoyens chinois dans un Etat chinois moderne (yige xiandai Zhongguo de guomin) (16).
Les intellectuels indépendantistes, chantres dun nationalisme taiwanais et de lexistence dune nation taiwanaise singulière, sappuient également sur des arguments ethnoculturels pour retourner à leur avantage les positions de leurs adversaires nationalistes sur la réunification. Ils ne sattachent pas tant à une race taiwanaise ou à une ethnicité de lignage bien que certains laient fait (17) quà lhistoire, lintérêt commun et un héritage culturel et historique particulier pour justifier leur conception dune nation taiwanaise distincte. A bien des égards, cette stratégie nest pas vraiment neuve. Les premiers intellectuels libéraux, les socialistes et les indépendantistes de la première heure, tels Liao Wen-yi, Chien Wen-chieh, Shi Ming et Wang Yu-teh, avaient développé des arguments que lon retrouve, sous une forme rénovée sous la plume de Li Chiao, Chen Fang-ming et Lin Chuo-shui (18). Leur raisonnement sarticule alors en trois temps: pendant plus de quatre siècles, la population de Taiwan a été gouvernée par des puissances extérieures (les Portugais, les Espagnols, les Hollandais, les Qing, les Japonais, le KMT). La résistance à ces envahisseurs et les développements historiques particuliers que lîle a connus pendant ces différentes périodes a encouragé la naissance dune culture insulaire distincte (haidao wenhua), à présent substantiellement différente de celle du continent. Malgré les similarités ethniques entre les habitants de lîle et de la Chine, Taiwan est aujourdhui une entité souveraine, une Schicksalsgemeinschaft indépendante et mature (duli wanzheng mingyun gongtongti), une nouvelle nation.
Dans cette optique, Li Chiao peut être considéré comme lexemple paradigmatique de lethnonationalisme taiwanais contemporain. Selon lui, la tradition han ne représente quune fraction de la culture taiwanaise moderne, laquelle est également fortement influencée par les valeurs culturelles aborigènes ainsi que par les cultures japonaise et occidentale. Taiwan, en tant que société démigrés han (hanren yimin shehui), est animée par un esprit caractéristique des émigrés (yimin jingshen), où se mêlent une courageuse tendance à la prise de risque et un sentiment de solidarité extrêmement fort. Elle chérit, entre autres, la pluralité religieuse, la démocratie, le rationalisme, lEtat de droit et une approche scientifique de la vie. Sagissant de sa philosophie culturelle, des processus administratifs de prise de décision, du langage de tous les jours et des coutumes, Taiwan a développé son propre système organisationnel (zuzhi zhidu) qui rend légitime sa prétention dêtre une culture unique, différente de celle de la Chine (19). Le concept de nationalisme taiwanais ou dallégeance citoyenne à lEtat (guomin zhuyi) doit par conséquent être la ligne directrice du mouvement indépendantiste dans le Taiwan daujourdhui (20).
Parce quil défend lidée dune construction de la nation taiwanaise sur la base dune histoire commune faite de tragédies et de souffrances (beiqing lishi), le sociologue taiwanais Wu Nai-teh se classe également dans la catégorie des ethnonationalistes. La cession de Taiwan au Japon en 1895, léchec de la résistance anti-japonaise qui sensuivit, lincident du 28 février 1947 et la Terreur Blanche sont autant dépisodes de cette histoire tragique, et leur commémoration est en soi productrice de cohésion nationale et didentité. Cest cette mémoire historique partagée qui suscite le sentiment dappartenance à une communauté nationale (21).
Tandis que cette perspective se concentre exclusivement sur le passé, certains auteurs centrent leur attention sur le rapport de filiation quentretiennent le passé, le présent et le futur, afin détablir lexistence dune nouvelle nation taiwanaise. Lémergence dune nouvelle nation (xinxing minzu), publié par lancien président du PDP Hsu Hsin-liang, en 1995, illustre parfaitement cette approche. A linstar des Mongols du XIIIe siècle, des Mandchous du XVIIe, des Hollandais des XVIe et XVIIe siècles, des Anglais des XVIIIe et XIXe siècles et des Américains et des Japonais du XXe siècle, lémergence dune nouvelle nation à Taiwan peut sexpliquer par le dynamisme économique ainsi que lesprit dentreprise et de commerce international de sa société. Ce ne sont donc ni le lignage, ni lhistoire, ni la culture compris en termes ethnoculturels qui définissent les bases normatives de la nation. Si Hsu Hsin-liang décrit explicitement Taiwan comme une culture maritime traditionnelle (haiyang wenhua), laquelle définit donc les Taiwanais comme un groupe ethnique homogène, son point de vue se veut plus original encore. Parce quelle repose sur une société dimmigrants, influencée fortement par les Chinois, mais également par les Européens, les Japonais et les Américains, cette culture maritime a fait sienne la tolérance et le multiculturalisme, la modernité et la démocratie, laspiration au bien-être matériel et au succès, et chérit sa créativité et sa capacité dadaptation. Cest la différence dans lunité qui forge la nation taiwanaise, cette nation dentrepreneurs dynamiques qui existe déjà et continue dévoluer (22).
Depuis le début des années 1990, une importante littérature sest fait lécho de l(ethno-) nationalisme taiwanais. Ce courant est alimenté par le clivage politique entre la communauté taiwanaise han dun côté, et les réfugiés nationalistes et leurs familles pris comme un tout de lautre. De nombreux intellectuels considèrent cependant que la construction dune nation taiwanaise ne peut faire léconomie de lintégration effective des continentaux et des aborigènes. Au début des années 1990, ils se sont donc faits les promoteurs de ce qui peut être qualifié de « tournant ethnique » dans le discours sur lidentité nationale, en subdivisant la communauté taiwanaise en groupes Fulao (Fujianois du sud) et Hakka, chacun ayant une identité ethnique distincte. En introduisant ce nouveau concept de nationalisme multi-ethnique, lambition était claire : il sagissait de transcender les limites imposées par lethnonationalisme taiwanais.
Le nationalisme multi-ethnique: lunité ne doit pas nier les différences
Le « tournant ethnique » dans le discours sur lidentité nationale taiwanaise a vu le jour au début des années 1990, alors quapparaissait une nouvelle notion pour qualifier, en chinois, le « groupe ethnique » : zuqun. Si dans les années 1970 et 1980, le débat sétait concentré sur le conflit « provincial » (shengji wenti) entre continentaux (waishengren) et Taiwanais (benturen), ainsi que sur la revendication de lindépendance taiwanaise en opposition à la réunification chinoise, la notion de zuqun traduisait lémergence dune nouvelle conceptualisation de la nation taiwanaise. Une nation composée de différents groupes ethniques: les continentaux (waishengren, waidiren), les Hoklo (fulaoren), les Hakka (kejiaren) et les aborigènes (yuanzhumin), tous étaient dorénavant reconnus dans leur unicité historique et culturelle autant que dans leur égalité politique. La théorie des « quatre grands groupes ethniques », qui ensemble permettraient la formation dune nouvelle nation taiwanaise pétrie dharmonie ethnique et de tolérance démocratique, était née.
Le sociologue Chang Mao-kui, est certainement lun des plus fervents défenseurs de cette théorie. Pour lui, le « tournant ethnique » est le résultat des développements politiques qui ont accompagné la démocratisation du milieu des années 1980. Dans un premier temps, lopposition intensifia son combat pour lindépendance, mais cette radicalisation de lancien conflit « provincial » fut rapidement considérée avec suspicion par ceux des continentaux et des aborigènes, nouvellement organisés, qui ne pouvaient adhérer au mouvement quà partir du moment où celui-ci leur offrait un « espace identitaire » suffisant. En outre, le courant modéré du PDP comprit progressivement que seul létablissement dun plus large consensus social pourrait rallier le plus grand nombre à sa quête dune nation taiwanaise indépendante et contre le nationalisme chinois, tel quil sincarnait dans le KMT, le Nouveau Parti et la Chine continentale (23).
Dès le début, les fondements de ce nouveau concept se révélèrent extrêmement fragiles, bien plus encore que ceux du vieux conflit provincial, lequel avait été, au pire, considéré dans sa volatilité contextuelle par les intellectuels taiwanais les plus critiques. Mais alors que ce dernier était intimement lié aux souvenirs dune histoire doppression violente et de discrimination politique, et décrivait par conséquent une confrontation concrète entre des groupes dindividus identifiables, les quatre grands groupes ethniques se voulaient à lévidence une création à visée politique, dispensant létablissement dune communauté politique des contraintes dhomogénéisation que supposait lancien conflit provincial.
Dans cette perspective, ce concept se veut éminemment pragmatique puisquil professe implicitement le multiculturalisme tout en conservant le principe dethnicité comme base de la formation de lidentité nationale. Ainsi que lexpliquait Chang Mao-kui dans un article plus ancien, le nationalisme taiwanais le nationalisme en tant que tel sappuie principalement sur le besoin général quont les individus de se concevoir collectivement, soit lincarnation dune identité collective forte dans un Etat national. Que ce nationalisme soit qualifié de taiwanais et non pas de chinois relève uniquement de raisons politiques de second plan pourrait-on ajouter (24). Lethnicité est ainsi considérée comme un élément essentiel de la formation de lidentité humaine en général, encourageant de surcroît le nationalisme. Quelle que soit la façon dont on conceptualise la nation, il semble indispensable de prendre en compte cette caractéristique, et lon peut sentendre avec lauteur sur ce point. Chang Mao-kui na cependant jamais nié que lethnicité se façonnait dans un contexte fluide et selon des conditions historiques précises (25). Il estime dailleurs que son importance, dans le futur, sera fortement amoindrie par la complexité croissante de la société et linadéquation du concept même pour résoudre les pressantes questions de la vie réelle (xianshi shenghuo de yapo wenti) (26). En dautres termes, le facteur ethnique pourrait être graduellement amené à disparaître avec le mouvement de modernisation de la société, toujours plus rationnelle et «sécularisée». Le nationalisme ethnique, y compris dans sa variante multi-ethnique, pourrait très rapidement se trouver complètement dépassé.
Cette position se trouve encore davantage confortée dans la contribution de Chang Mao-kui au Livre blanc des politiques ethniques et culturelles du PDP, dans laquelle il définit sa vision dun nouveau nationalisme taiwanais en accord avec les besoins dune société moderne. Selon lui, un tel nationalisme devrait : 1) protéger les particularismes de chaque groupe ethnique et 2) reposer sur les droits des citoyens conçus comme les fondements du sentiment dappartenance collective et de la conscience dEtat (27). Bien que, dans ce cas, lethnicité (lharmonie ethnique) soit toujours essentielle à la cohésion nationale, la promotion des droits des citoyens et le rôle accordé à lEtat placent cet auteur à proximité du nationalisme politique ou dEtat, qui conçoit la citoyenneté comme lélément central de la formation dune identité nationale (28).
Le brouillage de la distinction entre nationalisme multi-ethnique, multiculturalisme libéral et nationalisme dEtat est éclairé par la position du politologue Shi Cheng-feng. Tout en critiquant les effets niveleurs et oppressifs des ethnonationalismes chinois et taiwanais, celui-ci refuse dabandonner complètement lethnicité, tout du moins perçue comme un élément cristallisateur du nationalisme. De son point de vue, le besoin psychologique dune identité ethnique ne doit pas être sous-estimé. Il est alors important de reconnaître que Taiwan est une société multi-ethnique et multiculturelle. La (nouvelle) Constitution nationale doit par conséquent protéger les droits des minorités et garantir les différentes identités ethniques ou culturelles. Par ailleurs, elle doit assurer le droit de changer didentité ethnique auquel peut prétendre, par principe, tout individu qui en exprime le désir. Shi Cheng-feng rejette sans équivoque le primordialisme ethnique ou culturel et, pour lui, le nationalisme taiwanais doit se baser sur le multiculturalisme libéral et la citoyenneté. La conscience taiwanaise doit se construire avant tout sur lattachement de chaque Taiwanais à son pays, et non sur lethnicité. En définitive, lauteur milite explicitement pour une nation taiwanaise définie par une identité trans-ethnique (chaoyue zuqun de gongtong rentong) qui reposerait sur les droits des citoyens, la mémoire de leur histoire commune et, plus important encore, le désir partagé de participer au développement du système politique, du tissu économique et de lunivers culturel de lîle (29). A ce point du raisonnement, le nationalisme multi-ethnique sest quasiment transformé en nationalisme politique, sinon en communautarisme moderne.
Le nationalisme politique ou dEtat : allégeance constitutionnelle et construction dun « nous » collectif
Nombre dintellectuels évitèrent davoir à traiter des problèmes inhérents au nationalisme ethnique ou multi-ethnique en rejetant les deux concepts dès le départ. La vivacité du conflit politique entre continentaux et Taiwanais, lémergence dun mouvement aborigène après lavènement de la démocratie, le « tournant ethnique » du début des années 1990 dans le discours sur le nationalisme taiwanais et lidentité nationale, et enfin laffrontement idéologique entre le KMT et le PDP, en particulier durant les premières années de laprès 1986, tous ces événements furent interprétés en terme dethnicité: la position de ces intellectuels témoignait donc dun certain courage et dun puissant désir de se démarquer. Le nationalisme politique ou dEtat, défini selon les termes du constitutionnalisme libéral, considère lethnicité comme un danger plutôt quune bénédiction pour la construction dun Etat-nation stable et fort. En se faisant les promoteurs dun nationalisme taiwanais fondé exclusivement sur le constitutionnalisme démocratique et légalité citoyenne, ces intellectuels se situent dans la continuité dune vieille école de pensée politique, mais à lévidence également en marge du courant intellectuel majoritaire de lîle. Les nationalistes libéraux taiwanais commencèrent néanmoins très tôt à faire connaître leur point de vue. Une analyse détaillée de la position du politologue Jiang Yihua, montre que ce concept comporte certaines limites théoriques et politiques, puisquil ne peut entièrement passer outre lethnicité sitôt quest abordé le dilemme de la construction dun nationalisme taiwanais « sain ».
Pour Chen Chi-nan, pragmatisme politique et idéologie sont bien plus importants pour lEtat que la nation sa définition, la culture ou lhistoire. Aujourdhui encore, quelle que soit la façon dont ils abordent la Lebensgemeinschaft (shengming gongtong ti ou communauté de vie), les nationalistes de Taiwan omettent toujours dévoquer lun des ses éléments les plus importants: la conscience citoyenne (gongmin yishi). Comment pourrait-on justifier lexistence dune nation taiwanaise plutôt que chinoise si lon retenait comme seul discriminant lidentité, catégorie subjective sil en est ? Cest uniquement à travers le principe dautonomie démocratique portée à maturation par une société civile en pleine transformation (shequ yu zhiye tuanti) que lalternative entre indépendance et réunification peut être tranchée. Si les deux rives du détroit parviennent toutes deux à cette même conclusion et quelles laissent leur population décider de leur futur, le résultat, quel quil soit, sera légitime jiyong (30). Lauteur nous amène à en conclure que cest cette liberté civique qui fait de Taiwan et aussi, de la RPC, une nation forte et reconnue comme telle par le plus grand nombre.
Tsai Ying-wen insiste quant à lui sur le différend idéologique qui oppose le nationalisme au libéralisme et qui rend indispensable le règlement de la question de lidentité nationale de Taiwan. Tandis que les nationalistes accusent les libéraux de ne pas répondre au besoin émotionnel que chaque individu a dappartenir à une communauté, les libéraux dénoncent dans le discours nationaliste qui fait de lethnicité la pierre angulaire de la cohésion sociale, les potentialités dune dérive populiste non démocratique (minzui zhuyi). Dans cette perspective, concède Tsai Ying-wen, libéralisme et nationalisme ethnique sont dialectiquement liés. Le problème demeure donc de concilier les deux concepts, puisque le libéralisme reconnaît limportance de lidentité collective dans toute société. Pour lauteur, tout repose sur linstitutionnalisation dun discours public qui rend possible une prise de décision légitime « dans le cadre dune culture régionale » (quchengxing de wenhua deneihan), cest-à-dire sur la capacité pour une communauté donnée de définir singulièrement sa société, son histoire, ses orientations politiques et sa culture. Ce discours ne répond pas seulement au besoin « dappartenance » (guishugan) de lindividu, mais plus important, il expose la culture au changement et évite ainsi, si nous extrapolons la pensée de lauteur, quelle ne soit réifiée dans un primordialisme manipulateur (31).
Hsiao Kao-jen poursuit cette ligne de raisonnement selon une juxtaposition heuristique des théories de Charles Taylor et Jürgen Hebermas, qui traitent de lidentité nationale comme la force mobilisatrice de la société (ningjuli). Alors que le premier la voit surgir directement de lidentité culturelle de la communauté, le second la considère comme le résultat de la reconnaissance, par chaque individu, dun Etat (constitutionnel) libéral. Comment ces deux théories peuvent-elles être combinées si la culture est perçue comme un lien constitutif de la vie sociale de lindividu ? Lauteur ne pense pas que lon puisse apporter une réponse à cette question dans le contexte actuel, notamment parce que le président en exercice, Lee Teng-hui, cultive un modèle politique que naurait pas renié Machiavel. Hsiao Kao-jen considère en effet que Lee assujettit les changements du système politique à ses propres objectifs. Il use du clientélisme politique et de son charisme personnel pour obtenir ce quil veut, manipulant avec succès tant la faction non-majoritaire du KMT que lopposition. Dans ces conditions, la question de la relation entre libéralisme et nationalisme et son impact sur la détermination de lidentité nationale de Taiwan ne pourra trouver de solution que dans laprès-Lee Teng-hui. En dautres termes, la population taiwanaise est manipulée par des politiques dune telle intolérance que tout débat démocratique sur lidentité nationale est forcément voué à léchec (32) synthèse extrêmement pessimiste de la démocratisation de Taiwan au cours des dix dernières années.
Parmi les études récentes sur le sujet, la contribution de Chiang Yi-hua est certainement lune des plus abouties (33). En dressant le bilan de lethnonationalisme (34) contemporain et de la pensée post-moderne sur la formation de lidentité nationale à Taiwan, elle dénonce les défauts de ces deux approches. Parce quelle se nourrit dune ambition assimilationniste continue, la première est trop oppressive. Parce quelle veut internaliser une identité individuelle par essence multiple et mouvante, la seconde est trop abstraite. Cependant, chaque Etat-nation se fonde originellement, et dans une certaine mesure, sur une conscience ethnique ou lauteur fait ici référence à la terminologie de Anthony D. Smith sur une communauté originellement définie par lethnie (ethnic core community). Ce besoin de faire partie dune « nous-communauté » ne peut être ignoré, y compris par le nationalisme politique. Chaque communauté politique sappuie sur une certaine « conscience du nous » (woqun yishi) quun Etat-nation (libéral) ne peut à lui seul produire. Cette « conscience du nous », précise lauteur, ne doit cependant pas être confondue avec la nécessité dappartenir à une nation ethnique (minzu), puisque la nation est, à tout moment dans une société moderne, susceptible de supprimer la diversité de la « conscience du nous » propre à chaque individu.
Lapparition dune menace militaire extérieure et le danger dune destruction physique rendent cette possibilité particulièrement aiguë. Tout Etat-nation a besoin de la force mobilisatrice du nationalisme pour, comme le décrit Chiang Yi-hua, inciter sa population à « protéger Taiwan » (baowei Taiwan), « combattre lannexion » (fankang jianbing) et « sacrifier sa petite personne » (xisheng xiaowo). Le nationalisme libéral napporte aucune aide dans une telle situation : il galvanise les forces du constitutionnalisme en temps de paix, mais il noffre aucune ressource pour lutter contre un ennemi extérieur. Quel nationalisme prône dès lors lauteur, sinon lethnonationalisme, objet de toutes ses critiques ? Chiang Yi-hua en revient alors au nationalisme politique. Puisque le nationalisme politique tient compte des particularismes secondaires (ciji) ou locaux (ethniques, religieux, etc.) dune communauté, la question est en fait de savoir comment un Etat-nation libéral peut reconnaître des droits collectifs aux différents groupes identitaires dans un souci de justice sociale et de façon à renforcer la cohésion interne de lEtat. LEtat doit garantir les droits des divers groupes ethniques puisque la conscience ethnique a une fonction essentielle dans la mobilisation de chaque communauté (you yiyi de xingdong danyuan). Si les droits collectifs des ethnies majoritaires et des groupes minoritaires sont protégés, leur loyauté à lEtat nen sera que plus forte et ils seront moins tentés den saper les fondations par une revendication séparatiste, latente ou déclarée. Selon Chiang Yi-hua, cest de la diversité qui cherche à se constituer en «tout» (cunyi qiutong) que naît une identité nationale. Construite sur un souci de justice sociale, elle dote également nous interprétons ici la pensée de lauteur lEtat-nation de la force nécessaire pour parer aux effets déstabilisateurs dune éventuelle menace extérieure.
A cette étape de sa réflexion, Chiang Yi-hua insiste sur la distinction quil faut faire entre la question de lidentité nationale et celle de la controverse taidu-tongyi. Lidentité nationale que se reconnaît un individu nexprime pas forcément son point de vue sur lindépendance, de la même façon quune prise de position sur cette dernière ne reflète pas automatiquement une décision personnelle sur son identité. De nombreuses enquêtes empiriques conduites sur le sujet sont fort éloquentes, et certaines sont dailleurs citées par lauteur. La majorité des personnes interrogées sur la question des relations entre les deux rives optent pour le maintien du statu quo, cest-à-dire quils renvoient à plus tard le règlement du statut de Taiwan (indépendance / réunification). Chiang Yi-hua considère que lidentité nationale nest pas ici en cause. Comme le montrent certaines enquêtes, environ 70 % de la population de lîle considèrent que la notion de « Chinois » (Zhongguoren) englobe autant les continentaux que les Taiwanais (35). Une majorité relative, denviron 40 %, se considère autant « Chinois » que « Taiwanais », bien que lidentité chinoise lemporte souvent sur la taiwanaise (36). Dans le même temps, près des trois quarts de la population estiment que les Taiwanais sont en mesure de décider eux-mêmes de leur avenir politique (37). Par conséquent, comme le souligne lauteur, le choix du statu quo ne présume pas dune éventuelle indépendance de Taiwan ou, au contraire, de la réunification avec la Chine. De plus, si la population de Taiwan se considère ostensiblement comme chinoise, elle nen déduit pas pour autant quil lui faut vivre dans un Etat chinois unifié. Contrairement à de nombreuses analyses qui sappuient sur ces études statistiques, lon ne peut pas non plus traiter cette double allégeance, taiwanaise et chinoise, comme une simple confusion des identités (rentong hunluan) Chiang Yi-hua est très claire sur ce point. Par ailleurs, culture et politique ou identité nationale et Etat doivent systématiquement être distinguées. En conclusion, Chiang Yi-hua estime quen orientant la question culturelle dans la perspective du libéralisme, la structure politique de la nation savère moins problématique.
Comme le montre la réflexion initiale de ce dernier auteur, lethnicité continue dêtre un facteur important, même chez un libéral taiwanais convaincu et fervent défenseur du nationalisme politique. La distinction conceptuelle entre culture et politique est ici le véritable enjeu. Etre convaincu quil savère plus pragmatique, théoriquement plus recevable et moralement plus acceptable de se sentir culturellement et ethniquement Chinois, tout en vivant au sein dune entité politique souveraine et indépendante, est bien différent et certainement plus fructueux que de simplement accepter un statu quo indéterminé (et aléatoire) dans les relations entre les deux rives. Ladhésion toujours plus large des Taiwanais à cette idée ne pourra que renforcer la possibilité dun plus vaste consensus intérieur sur la définition de lidentité nationale de la république insulaire.
Conclusions
Le discours intellectuel des années 1990 sur lidentité nationale de Taiwan a connu trois étapes très disputées, davantage conceptuelles que chronologiques.
Dans un premier temps, les ethnonationalismes chinois et taiwanais se sont opposés lun à lautre. Ladhésion de Taiwan à une « incontestable » identité chinoise, poussant à la réunification avec le continent, sopposait aux efforts de construction dune nouvelle nation taiwanaise, basée sur une communauté historico-culturelle ou Schicksalsgemeinschaft et parfois même sur le code génétique «unique» des insulaires , laquelle justifiait la revendication dune complète indépendance politique vis-à-vis de la Chine. Cette seconde approche nexcluait pas catégoriquement les continentaux de la nouvelle nation taiwanaise, mais ceux-là devaient en accepter lidentité distincte, sous peine de devoir quitter le pays, comme cela fut clairement exprimé lors de la campagne électorale de 1994 pour la mairie de Taipei. Lethnonationalisme taiwanais se conçoit aujourdhui de différentes façons. En général, la sinité de Taiwan est rarement remise en question pour ce qui est de lethnicité et de la culture, mais lon rappelle immédiatement que lethnicité ne joue quun rôle très limité dans la définition culturelle et nationale de lidentité de Taiwan. Cest lhistoire (coloniale) qui, en premier lieu, distingue Taiwan de la Chine et qui justifie la revendication de lindépendance politique.
Certains intellectuels plus modérés envisagèrent la construction dune nation taiwanaise sous un angle « multi-ethnique », se faisant les chantres de la théorie des « quatre grands groupes ethniques » supposés former la nouvelle nation. Cette perspective avait pour ambitions évidentes de régler le vieux conflit « provincial » entre continentaux et Taiwanais, dintégrer les aborigènes plus complètement et détablir un large consensus sur lidentité nationale de Taiwan, et cela afin de mieux résister aux aspirations de la RPC denglober Taiwan dans le nationalisme panchinois ou de la « Grande Chine » (da Zhongguozhuyi). Bien que le nationalisme multi-ethnique insiste sur le déterminant ethnique dans sa construction dune nation taiwanaise, il nencourage pas le développement dun ethnocentrisme qui privilégierait les Taiwanais par rapport aux continentaux et forcerait ces derniers à la soumission. Bien au contraire, la promotion du multiculturalisme, sil sentoure de tout lappareil légal protégeant les minorités, permet de se rapprocher dun nationalisme politique ou dEtat, où les catégories ethniques nont pas dimportance constitutive. En réalité, le nationalisme multi-ethnique taiwanais reflète une approche rationnelle du conflit « provincial » presque inimaginable il y a seulement dix ans. En cela, il saccorde avec les plus récents développements de la vie politique de lîle : les courants majoritaires du KMT et du PDP se sont graduellement rapprochés depuis le milieu des années 1990, insistant tous deux sur la souveraineté politique de Taiwan en matière de politique étrangère, tout en demeurant en complet désaccord tout du moins dans le discours sur lultime règlement de la question de lindépendance. Cependant, les résultats des élections nationales et locales de 1998 peuvent sinterpréter de différentes façons. L« ethnicité » a effectué un retour en force sur la scène politique taiwanaise, et a même été, selon certains observateurs politiques, un facteur décisif dans la défaite du maire PDP sortant, Chen Shui-bian, face à son rival KMT, Ma Ying-chiu. Le slogan de « Nouveau Taiwanais » (xin Taiwanren), lancé par le président Lee Teng-hui pour qualifier Ma, avait pour objectif de brouiller la vieille ligne de démarcation entre les « continentaux » et les « Taiwanais de souche », et a effectivement eu une influence décisive dans les derniers jours de la campagne. Chen et le PDP furent rapidement perçus comme des éléments mettant en danger lharmonie intérieure et la stabilité politique de lîle, non seulement parce que la clause indépendantiste du Parti est toujours officiellement inscrite dans sa charte, mais également parce Chen fut soupçonné de stimuler le « facteur ethnique » dans le débat politique. Une controverse intense en a découlé au sein du PDP, allant jusquà envisager de modifier la Charte après les élections. Nous remarquerons que le concept de « Nouveau Taiwanais » est ancien. Il est apparu pour la première fois chez Yeh Chü-lan, un membre du PDP, dans le milieu des années 1980, puis a resurgi au début des années 1990, dans le cadre du débat sur les « quatre grands groupes ethniques », alimenté par des intellectuels proches du PDP (38).
Le nationalisme politique ou dEtat a également graduellement développé ses arguments depuis le début des années 1990. Ses objectifs en étaient et demeurent le dépassement de la variable ethnique dans la constitution du nationalisme taiwanais et la formation dune identité nationale, ainsi que la promotion dune nouvelle nation taiwanaise qui serait fondée sur les institutions démocratiques du système politique en somme, lEtat constitutionnel. La logique de cette approche est que si la nouvelle nation taiwanaise peut continuer à se définir comme culturellement, ethniquement et même historiquement chinoise, cela nimplique pas obligatoirement ou nécessairement quil lui faille un jour se réunifier avec la RPC ou tout autre régime qui lui succéderait. Néanmoins, nous avons pu constater quil est difficile, même pour les libéraux les plus affirmés, décarter complètement lethnicité du processus de construction de la nation. Elle se révèle en effet dans toute son utilité dès lors quelle agit comme force mobilisatrice contre les interférences extérieures, parmi lesquelles on retrouve bien évidemment les pressions militaires exercées par la RPC.
Tout bien considéré, deux axes de réflexion sont particulièrement marquants dans le discours contemporain sur lidentité nationale à Taiwan. Premièrement, il semble y avoir une tendance, qui, de lethnonationalisme au constitutionnalisme libéral ou étatisme, pourrait conduire, à terme, à la complète disparition du conflit «provincial» dans le débat intellectuel et cela bien que lethnicité soit encore un point de ralliement important sur la scène politique, comme lont bien montré les élections de la fin dannée 1998. Deuxièmement, ce qui se passe dans le Taiwan daujourdhui nest pas uniquement lexpression du refus obstiné manifesté par la population taiwanaise et ses élites politiques et intellectuelles face aux prétentions chinoises dassujettir la province rebelle. Il sagit bien plus de la construction dune identité nationale qui éloigne de façon définitive Taiwan de la sphère dinfluence du nationalisme culturel de la Chine continentale. Cela signifie que de plus en plus de Taiwanais saccordent sur le fait quen dépit de leur culture chinoise commune, ils peuvent légitimement aspirer à vivre dans une entité politique, voire nationale, indépendante. Cette conviction, pourrait à son tour, renforcer lidée que la Chine évoluera un jour vers ce que Tu Wei-ming appelle, bien quavec dautres connotations, la « Chine culturelle », englobant divers Etats-nations chinois dune même tradition culturelle. Bien que la grande majorité de la population de Taiwan sans parler de celle du continent ne semble apparemment pas encore sêtre rendue à cette idée, et par conséquent se prononce toujours en faveur du statu quo dans la relation entre les deux rives, toutes les études de terrain sur lidentité culturelle et nationale de Taiwan indiquent une tendance dans cette direction. Lécrasante majorité des personnes qui soutiennent le statu quo semble déjà très sensible à lidée quil nexiste aucune raison objective qui rendrait nécessaire la fusion de la Chine et Taiwan dans une seule et même nation et cela bien que la simple possibilité nen soit pas totalement exclue.
Sagissant des élites politiques, les dirigeants du KMT et du PDP semblent avoir admis que Taiwan est une nation unique avec des « caractéristiques chinoises ». Cela ne signifie pas que lunification avec la Chine soit impossible dans le futur. Personne ne peut prédire avec certitude les évolutions des relations entre les deux rives si la Chine se dotait dinstitutions démocratiques et abandonnait loption militaire dans le règlement de son différend avec Taiwan. Cependant, quoi quil arrive, la décision finale devra relever dun choix librement exprimé tant par les Chinois du continent que par les Taiwanais.
Il devient alors évident que le véritable enjeu du débat actuel sur lidentité taiwanaise se situe dans lévolution du nationalisme chinois « traditionnel » vers une séparation croissante entre culture et politique. Si Taiwan parvient à dégager un large consensus sur son identité nationale et à le traduire en une politique chinoise cohérente, cela pourrait même faciliter la « sécularisation » du nationalisme chinois continental et conduire à la fédéralisation de lEtat en RPC. Si pour lheure, une telle perspective relève du vu pieux, une telle évolution garantirait non seulement le futur de Taiwan mais renforcerait également la stabilité et la responsabilité politique de lautre côté du détroit.