BOOK REVIEWS

Guilhem Fabre : Les prospérités du crime – Trafic de stupéfiants et crises financières dans l’après-guerre froide

by  Jean-louis Rocca /

L'ouvrage de Guilhem Fabre se présente comme une contribution au projet « Transformations économiques et sociales liées au problème international des drogues » dépendant du programme MOST (Management of Social Transformations) de l’UNESCO. Ce projet, dont l’auteur est un des trois coordinateurs scientifiques, vise à « constituer un pôle d’expertise, d’études comparatives, de réseaux de recherche et de chercheurs, de conseils » dans le domaine de l’étude de « l’offre de drogues et des transformations sociales qui l’accompagnent » (p. 169). Il rassemble des équipes européennes, asiatiques et d’Amérique latine autour de séminaires destinés à faire le point sur l’avancée des travaux.

Le premier chapitre (Le miroir de l’histoire) est clairement présenté comme une tentative « d’historiciser » la question du trafic de drogue, et notamment de montrer l’implication directe des Etats coloniaux dans ce trafic. L’aventure est assez connue ; elle mêle intérêts économiques des grandes puissances (principalement de l’Angleterre), volonté de moralisation de certains milieux politiques (notamment aux Etats-Unis), et volonté de contrôle de la population. Fabre rappelle aussi le rôle important joué par l’alliance des représentants des Etats coloniaux avec la pègre locale, en particulier à Shanghai. On retrouve ici non seulement une donnée de la politique coloniale mais plus généralement la tentation toujours présente dans les instances étatiques d’utiliser le crime organisé comme un facteur de limitation des conséquences de ce que l’on pourrait appeler la criminalité « désordonnée » (1).

Le deuxième chapitre (drogue et post-communisme : le cas chinois) est beaucoup plus riche en informations et analyses originales. Il s’agit d’une synthèse sur le trafic et la consommation de drogues en Chine. On y apprend notamment que les chiffres officiels évaluent à 520 000 le nombre de toxicomanes chinois mais qu’« un rapport estime que l’étendue de la toxicomanie serait dix fois supérieure » (p. 36) et que « la consommation de drogues dures est donc devenue la principale cause de l’extension du Sida, qui pourrait toucher 20 millions de Chinois en l’an 2010 » (p. 39). Parallèlement, la culture de la drogue se développe un peu partout en Chine y compris dans la banlieue de Shanghai (2).

La route principale du trafic prend sa source aux confins de la frontière entre la Chine et la Birmanie et se poursuit via le Yunnan et le Guangdong. Fabre décrit une indéniable montée en puissance de la lutte anti-drogue à partir de 1994 à travers l’adoption de nouvelles politiques et la multiplication des exécutions capitales. Il montre aussi toute la complexité de la situation dans les Etats Shan où les alliances et les luttes entre les anciennes troupes du Parti communiste birman, les groupes soutenus par le gouvernement militaire de Rangoon, les milices ethniques et les trafiquants chinois se cristallisent largement autour du contrôle de la production de stupéfiants. Dans le même temps, la politique anti-drogue de Pékin se complique du fait du développement de relations privilégiées entre les autorités birmanes et le gouvernement chinois d’une part et de la pénétration chinoise en Birmanie d’autre part.

Ce qu’il manque peut-être dans ce chapitre pour satisfaire pleinement le lecteur, c’est une analyse du rôle de la bureaucratie locale, notamment yunnanaise, dans l’économie de la drogue. On cite souvent l’implication des douanes et de la police armée dans les trafics, mais peut-on parler d’une implication globale de la bureaucratie locale ou seulement d’une partie de celle-ci ? Assiste-t-on à des luttes de pouvoir entre cliques pour le contrôle de cette activité lucrative ? Quels sont les relais sur place de la volonté affichée (et qui se traduit pour une part dans la réalité) du gouvernement central de lutter contre la trafic ? Comme chacun sait, il est crucial aujourd’hui pour l’analyse de la sphère politique chinoise de multiplier les « études de cas » touchant aux modes d’application et de détournement des politiques nationales. L’économie de la drogue n’échappe sans doute pas à cette complexification des constructions politiques locales où intérêts locaux, intérêts de cliques, intérêts sociaux, politiques nationales et interventions provinciales se mêlent et s’opposent.

Le chapitre 3, consacré aux enjeux socio-économiques du trafic de stupéfiants, traite du blanchiment de la drogue. Il évoque la thèse centrale de l’auteur (sur laquelle nous reviendrons) qui insiste sur les rapports entre développement de l’économie de la drogue, dérégulation financière et corruption des politiciens dans les système de blanchiment. « Les frontières entre la zone blanche de l’économie légale, la zone grise de la corruption et de l’évasion fiscale, et la zone noire de l’économie criminelle s’estompent ainsi dans une convergence d’intérêts entre les groupes mafieux, certains milieux financiers et certains hommes politiques » (p. 75). Dans cette articulation les places off-shore — dont Fabre livre une définition très extensive : les centres financiers accueillant « des fonds en devises étrangères provenant de non-résidents, et qui les placent chez d’autres emprunteurs non-résidents » (p. 76) — jouent un rôle essentiel. Dans ce cadre, la Suisse et Londres capteraient plus de la moitié du marché mondial off-shore, très loin devant les célèbres paradis fiscaux des Antilles.

Dans le chapitre 4 (Japon : la récession Yakuza), on quitte le domaine de la drogue pour entrer dans celui du crime organisé, et même très organisé. Rien n’est apporté de nouveau dans ce domaine, l’essentiel étant de rappeler encore une fois « l’étroite imbrication entre la haute administration, le secteur privé financier et le système politique » (p. 101). On serait évidemment tenté de suivre l’auteur en la matière s’il n’allait un peu loin et semblait considérer (le titre du chapitre est clair) que les Yakuzas sont les principaux responsables de la crise japonaise. On passe par glissements successifs des activités criminelles de ces véritables et officielles « entreprises criminelles » aux services rendus aux grands patrons (par l’intermédiaire notamment de la terreur imposée aux assemblées d’actionnaires) à l’éclatement de la bulle financière sans que les liens de cause à effet ne soient totalement convaincants. Enfin, les chapitres 5 (Mexique) et 6 (Thaïlande) renouent avec la question de la drogue en montrant dans les deux cas les rapports parfois forts étroits entre les trafiquants, les pouvoirs en place et les marchés immobiliers et financiers.

Au-delà des critiques que l’on pourrait faire sur tel ou tel point de l’analyse, la question essentielle que pose ce livre touche à la thèse centrale que Fabre décrit ainsi dès le début :

« Le Miroir de l’histoire nous renvoie ainsi aux six leviers du trafic et de la consommation internationale de drogues qu’on retrouve dans le courant des années quatre-vingt-dix : l’expansion et la diversification de l’offre de stupéfiants, la crise des valeurs liée au choc des mutations socioéconomiques et à la dilution des référents qui liaient la société, la globalisation du commerce, les intérêts économiques liés à l’accumulation rapide de capital et à la modification des termes de l’échange, l’implication, directe ou indirecte, des Etats, la finance étant sœur de la puissance, et la multiplication des conflits de faible intensité. Ces six éléments s’auto-entretiennent : la multiplication des conflits et l’endettement des Etats engendrent des besoins de financement exceptionnels qui peuvent favoriser la croissance de la production et du trafic de stupéfiants dans un contexte d’expansion des échanges » (pp. 28-29).

Par sa volonté de donner un sens global à l’économie de la drogue, cette thèse est évidemment séduisante, mais on peut se demander si, en essayant de tout lier (la crise sociale et la politique, l’économie licite et l’illicite, des difficultés budgétaires et la crise des valeurs), elle ne perd pas beaucoup de sa force explicative. Face à une analyse fonctionnelle où tout agit sur tout, face à cette espèce de super-Capital, contraignant Etats, braves gens, criminels et financiers, on se demande où se trouve le pouvoir et sur quels leviers agir pour changer les choses. Sans contradictions internes, sans différentiations entre forces rivales, on ne peut imaginer peser sur ce nouveau Léviathan. L’économie mondiale serait-elle devenue un système total intégré et auto-régulé ?

Pour essayer d’échapper à cette vision un peu apocalyptique, revenons sur les principales affirmations de l’auteur. Se pose d’abord la question de l’historicité des phénomènes. Les rapports douteux entre Etat et crimes ne sont pas nouveaux et le développement des mafias ne date pas d’aujourd’hui. De même, et contrairement à ce que l’on prétend généralement, rien ne permet de dire que la corruption joue un rôle plus important aujourd’hui qu’hier. On confond souvent deux choses : d’une part les faits de corruption eux-mêmes et d’autre part la visibilité de la corruption. En effet, crime sans victime apparente, la corruption n’est révélée au grand jour que par l’affirmation d’une volonté politique de la sanctionner. C’est une production du politique, et sa mise en scène rend compte de fractures entre les différents groupes détenteurs de pouvoir et de contradictions sociales intenses. Autrement dit, lorsque le personnel politique est unifié, rassemblé au sein d’un seul groupe, lorsque la société n’est pas traversée par de fortes tensions, rien ne transparaît (3). A l’inverse la question de la corruption surgit ou resurgit quand consensus politique et social disparaissent (4). Certes, la corruption peut devenir systématique (ou systémique comme il est à la mode de le dire aujourd’hui), mais dans ce cas, en devenant système, elle change de nature. Ainsi, à propos de l’Afrique, Jean-François Bayart parle-t-il non pas de corruption mais de « politique du ventre », c’est-à-dire d’une mobilisation de toutes les ressources sociales par les gens du haut comme du bas afin de s’approprier les moyens nécessaires à leur survie (physique et politique) (5). En se généralisant, la corruption n’est plus transaction mais norme, mode particulier de comportement social (6).

Dans le même ordre d’idées, peu d’éléments permettent d’affirmer que l’argent illégal et les trafics divers jouent un rôle plus important aujourd’hui qu’hier. Ainsi, les agissements reprochés aux banques suisses ne sont pas récents, comme le montre les révélations concernant l’argent juif à l’époque nazie. De même, le blanchiment est une vieille industrie. Que la gestion de l’argent sale se modernise c’est une évidence mais n’est-ce pas dans sa nature d’épouser les nouvelles techniques et les nouvelles frontières de la légalité ?

La deuxième question que pose le livre de Fabre touche précisément à son refus d’établir une distinction entre économie licite et économie illicite. Certes, on doit admettre avec lui que les frontières entre elles sont floues, mais en même temps, il faut bien reconnaître que cette distinction est pour ainsi dire constitutive du champ étudié. Il suffirait que le commerce de la drogue devienne légal pour que l’ensemble de l’économie de la drogue sorte de la clandestinité, y compris le blanchiment. C’est bien ce qui s’est passé lors de l’abolition de la prohibition. Il n’existe pas d’activités illégales par nature, à moins de faire intervenir des critères moraux. Fabre est précisément amené à entrer sur ce terrain de la morale en proposant une autre distinction (entre économie réelle et économie spéculative), un terrain semé d’embûches. La défense de la production contre la spéculation, du capital créateur contre le capital prédateur a nourri tous les fantasmes aussi bien du côté de l’extrême-droite (la finance apatride) que de l’extrême-gauche (la finance fossoyeuse du travail). Pourtant, cette distinction repose sur une idée plutôt mince, celle qui fait du travail le seul créateur de valeur. Hannah Arendt (7), dès la fin des années 1950, et d’autres travaux plus récents (8) montrent que ce principe est un simple axiome introduit par l’époque moderne mais qui n’aura eu, finalement, qu’une courte durée de vie. A constater le rôle plus faible du travail dans la valorisation du capital et la transformation du travail en simple activité, ainsi que le degré d’intégration de la finance et de la production dans la plupart des grands groupes multinationaux, on ne peut que mettre en doute la pertinence de la distinction. Faudrait-il alors retourner à l’époque où le travail triomphant se conjuguait à l’esclavage salarié ? Pourtant, si la « financiarisation » des économies peut avoir des conséquences fâcheuses, l’économie de la production n’échappe pas plus aux crises.

Le développement des « marchés financiers » n’est pas la seule tendance à l’œuvre. Contrairement à ce que dit Fabre, nous ne vivons pas seulement à l’heure de la dérégulation mais aussi d’une nouvelle régulation. La thèse de l’impuissance des Etats est fortement remise en cause par l’importance de plus en plus marquée de la réglementation financière et par l’interpénétration entre logiques étatiques et logiques des grands groupes (9) ou encore par le maintien d’une logique étatique très forte dans les politiques économiques (10). Si les Etats ne voient pas d’un bon œil un certain recul de « l’économie réelle » ce n’est pas pour des raisons morales ou économiques, mais tout simplement pour des raisons politiques liées au recul de l’emploi. Fabre note d’ailleurs à plusieurs reprises que le FMI et la Banque mondiale, suppôts supposés de la dérégulation, militent eux aussi pour la mise en place de règles du jeu de plus en plus contraignantes. Comme il le remarque, « le contraste entre la criminalisation effective de la consommation de stupéfiants et la quasi-impunité dont jouit le blanchiment des narco-trafics ne tient pas à la légèreté des dispositions légales » (p. 155), mais à leurs applications transnationales. On est amené alors à faire un parallèle entre, d’une part, la confiance constamment réitérée de l’auteur dans la loi — celle-ci apparaissant finalement comme le seul rempart contre le chaos des marchés — et, d’autre part, la défense de la good governance dont la Banque mondiale et FMI se font les hérauts.

Le recours à la loi semble séduisant. Il cache pourtant des réalités plus controversées aussi bien en matière d’efficacité que de conséquences politiques. Rien ne garantit que l’Etat de droit soit un rempart efficace contre la corruption. A travers la mise en accusation de la France dans certaines affaires, Fabre indique lui-même les limites d’une telle efficacité. Certes, on peut noter que la justice n’est pas institutionnellement indépendante en France. Mais l’exemple des pays où règne la Common Law montre que l’absence d’une dépendance institutionnelle vis-à-vis de l’Etat ne préserve pas d’une dépendance informelle. Les ressources de l’amitié, des intérêts communs, de la parenté, des réseaux politiques, bref de la… corruption permettent de contourner la loi, et cela quel que soit le pays en cause. Rappelons les fières déclarations des hommes politiques ou des politistes français affirmant voici encore une vingtaine d’années que la corruption était un problème lié au sous-développement et que les pays occidentaux en avaient fini avec elle ! La justice reste, quoi qu’on en dise, une fonction de l’Etat (11) et en cela elle ne peut s’attaquer à la corruption qu’à la faveur d’une volonté politique de lutter contre la corruption et de l’affleurement politique de contradictions sociales profondes. Il est contradictoire, comme le fait Fabre, de mettre en avant la corruption des Etats d’une part et de demander à l’Etat de régler la question d’autre part. A moins de considérer l’Etat non pas comme un bloc mais comme une institution traversée par d’énormes conflits et des intérêts divergents ; la lutte contre la corruption devenant alors un enjeu des luttes politiques. D’où la nécessité d’une analyse des stratégies politiques à l’œuvre en Chine dans l’économie de la drogue.

La faible efficacité de la lutte contre « les prospérités du crime » au niveau étatique n’est généralement pas reliée par les observateurs à l’impossible indépendance de la justice mais au décalage entre une criminalité transnationale et une justice nationale. D’où l’appel à un droit international et à une good governance, ce qui pose deux séries de problèmes. Sur le plan des principes, un telle référence s’appuie sur une volonté de normaliser les comportements. Comme le totalitarisme, mais avec des moyens différents, il s’agit de dégager le social de l’humain, en traquant tout ce qui n’est pas conforme à une norme morale extérieure. On pourrait évidemment se réjouir qu’un droit international puisse lutter efficacement contre les seigneurs de la drogue, mais il n’y a pas de raison que cette logique supra-nationale s’arrête en si bon chemin et n’édicte pas aussi des règles en matière de mœurs ou d’organisation politique. Par ailleurs, et sur le plan des pratiques cette fois-ci, on s’aperçoit que la construction d’un droit international n’est pas plus indépendante des considérations politiques que celle d’un droit national. Elle répond à une logique de la puissance. Il suffit pour s’en convaincre de comparer le sort fort divergent qui est réservé d’un côté au Tibet et au Kurdistan et de l’autre au Kosovo dans la défense des principes humanitaires, et cela quelle que soit l’opinion que l’on peut avoir sur l’indépendance de ces différents territoires. Dans tous les cas, ce ne sont pas des considérations de justice qui s’affirment mais des visées politiques. A cela rien d’étonnant puisque la mission de la justice est « négative » — elle définit ce qui est interdit sans fixer des principes politiques.