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Tain-Jy Chen (ed.) : Taiwanese Firms in Southeast Asia – Networking Across Borders

Les années 1986-1987 sont à marquer d’une pierre blanche dans l’histoire des investissements directs (ID) taiwanais à l’étranger : jusque là, ils étaient de faible ampleur, impulsés par les grandes entreprises et dirigés principalement vers les Etats-Unis ; mais sous la pression de la hausse des salaires sur l’île et de l’appréciation du nouveau dollar de Taiwan (NT$) au milieu des années 1980, les firmes taiwanaises se délocalisèrent bientôt massivement vers les pays à bas revenus, en l’occurrence en Chine et en Asie du sud-est, afin de préserver leur compétitivité sur les marchés étrangers. Ces ID furent d’abord le fait des petites et moyennes entreprises (PME), qui profitèrent notamment de la levée par Taipei du contrôle sur les mouvements de capitaux (juillet 1987) et de l’exonération d’impôt sur les revenus des particuliers obtenus à l’étranger. Bien que ce mouvement connût un ralentissement au début des années 1990, l’Asie du sud-est et la Chine sont néanmoins depuis lors demeurées les deux régions d’accueil privilégiées par les investisseurs taiwanais.

Tain-Jy Chen, professeur d’économie à l’Université nationale de Taiwan, réunit en 1994 une équipe composée de chercheurs taiwanais de l’Institut Chung-Hua pour la recherche économique ainsi que d’universitaires et officiels originaires des Etats-Unis et du sud-est asiatique, afin d’entreprendre une large étude sur les ID taiwanais en Asie du sud-est. L’enquête fut menée pendant un an au moyen de questionnaires envoyés à la fois aux maisons mères (113 réponses) et aux filiales (287 réponses), et d’entretiens réalisés à Taiwan et dans les pays d’accueil. Les résultats furent réunis et analysés dans un rapport publié par l’Institut Chung-Hua en avril 1995, dont s’inspire très largement cet ouvrage collectif édité par Tain-Jy Chen en 1998.

L’objectif du livre est d’étudier « le comportement des firmes taiwanaises en général, et des PME en particulier, dans le domaine des ID à l’étranger » (p. 18). En fait, les auteurs centrent essentiellement leur attention sur les ID taiwanais dans les pays du sud-est asiatique, en tentant de mettre en évidence les particularités des PME (moins de 300 employés) par rapport aux grandes firmes. Après une introduction qui replace les ID taiwanais à l’étranger dans une perspective théorique, insistant notamment sur l’approche en termes de réseaux proposée entre autres par Johanson et Mattsson (Tain-Jy Chen), quatre chapitres sont consacrés à des études globales : les ID à l’étranger sont ainsi analysés sous l’angle des PME originaires des pays développés (James Riedel), des PME taiwanaises (Tain-Jy Chen), des effets sur les pays d’accueil (Ying-Hua Ku), et des facteurs non-économiques (Homin Chen, Meng-chun Liu). Les cinq chapitres suivants proposent des études par pays — Indonésie (Mari Pangestu), Malaisie (Mohamed Ariff, Sor Tho Ng), Thailande (Bunluasak Pussarungsri), Philippines (Thomas G. Aquino) et Vietnam (Da-Nien Liu, James Riedel) — où est notamment rappelée la politique de chaque gouvernement concernant les ID étrangers. Enfin, dans une conclusion, Tain-Jy Chen résume les effets des ID taiwanais à trois niveaux : sur l’économie taiwanaise (désindustrialisation / restructuration), sur les pays d’accueil (intégration des filiales dans l’économie locale) et sur la région toute entière (dynamique de développement de l’est asiatique).

Traditionnellement, pour pouvoir investir à l’étranger, une entreprise doit posséder un « actif incorporel » (intangible asset) qui lui permette de compenser les coûts d’implantation à l’étranger et lui donne un avantage spécifique par rapport aux firmes locales. Alors que pour les grandes firmes multinationales, l’actif incorporel consiste souvent en un nom de marque, en une technologie grâce à laquelle elles produisent des biens hautement différenciés, en une forte capacité en recherche-développement, ou encore en un savoir faire en termes de marketing, pour les PME taiwanaises, il réside la plupart du temps dans leur aptitude à fabriquer, sur une petite échelle et avec une grande flexibilité (pp. 36-37), dans un cadre de temps limité et à un coût compétitif, des produits satisfaisant aux exigences de qualité requises par les clients étrangers (pp. 50-52). Cette aptitude résulte de la possibilité qu’ont les PME de s’appuyer à Taiwan sur un réseau de petits producteurs très spécialisés, indépendants mais souvent liés par des relations personnelles et dont l’efficacité repose sur les échanges d’informations et la division du travail au sein du réseau.

Cette spécificité des PME taiwanaises influencera leur comportement à l’étranger en deux temps : a) la préservation de leur actif incorporel, qui conditionne leur compétitivité sur les marchés étrangers, incitera les firmes à conserver dans un premier temps des liens étroits avec leur réseau à Taiwan ; b) mais le coût élevé du maintien de ces liens trans-frontaliers, qui nécessitent des ressources à la fois humaines et financières dont les PME sont souvent dépourvues, les poussera dans un second temps à chercher à s’intégrer à l’économie locale — les auteurs parlent de « localisa tion » — en générant si besoin un nouveau réseau dans le pays d’accueil.

Cette tendance à la « localisation », qui constitue, au sein des firmes taiwanaises en Asie du sud-est, le trait marquant des PME par rapport aux grandes entreprises, apparaît à au moins quatre niveaux.

1) Une plus grande part de ventes sur le marché intérieur. L’avantage que les PME possèdent sur les firmes locales (flexibilité, relation privilégiée avec les acheteurs) étant très mince, il est difficile pour elles de le préserver sur une longue période. Concurrencées sur leurs marchés d’exportation, elles répartissent les risques liés à la perte éventuelle de marchés extérieurs en développant leurs ventes sur le marché local.

2) un transfert de savoir-faire et de technologie à la main d’œuvre locale peut-être plus lent mais plus sûr. Employer des expatriés coûte cher. C’est pourquoi les PME privilégient l’utilisation de cadres et techniciens locaux à qui le patron taiwanais donne souvent des responsabilités et transmet directement le savoir-faire qu’il possède. Les ouvriers qualifiés étant confrontés à des tâches de travail multiples au sein de la filiale, ils peuvent souvent acquérir « sur le tas » une expérience suffisante pour démarrer plus tard leur propre entreprise.

3) Un effet d’entraînement plus fort sur l’économie locale. Limitées financièrement, les PME n’ont souvent la capacité ni de produire elles-mêmes les composants et pièces détachées dont elles ont besoin, ni de s’approvisionner sur le long terme auprès de sous-traitants à Taiwan. Elles n’ont donc d’autre solution que de recourir à des firmes présentes sur place. Cela les pousse d’une part à adapter leurs machines et équipements aux conditions locales et d’autre part à encourager leur anciens employés, leurs parents et amis à Taiwan, etc., à se lancer à leur tour dans les affaires en devenant leur fournisseur.

4) Une plus grande autonomie de la filiale vis-à-vis de la maison-mère. Les PME taiwanaises qui investissent à l’étranger sont des entreprises plus « bi-nationales » que « multinationales ». En outre, il n’est pas rare qu’une filiale, grâce à son expérience acquise au niveau local, développe sa propre technologie. Il arrive aussi fréquemment que l’échelle de production de la filiale dépasse celle de la maison-mère et que la filiale prenne elle-même la responsabilité de la commercialisation des produits. Dans le cas extrême, si la maison-mère ne parvient pas à assurer sa propre restructuration, elle se transformera alors en un simple bureau de liaison au service de la filiale (p. 234).

Trois remarques s’imposent. D’abord, il est dommage que les papiers des différents auteurs n’aient pas été davantage harmonisés. Les répétitions sont nombreuses, ce qui donne au texte une certaine lourdeur. Cela est d’autant plus gênant que l’absence quasi-totale de « titres thématiques » n’aide pas à la mise en valeur des idées principales (par exemple, le sous-titre « transfert technologique » apparaît sans autre précision huit fois tout au long du livre). Ensuite, il est étonnant qu’aucune référence n’ait été faite à la « politique vers le sud » — c’est-à-dire vers le sud-est asiatique — lancée par le gouvernement taiwanais au début de l’année 1994, et qui encourageait les entrepreneurs à transférer leurs capitaux en Asie du sud-est plutôt que sur le continent chinois. Enfin, on regrettera que les ID taiwanais en Asie du sud-est n’aient pas été véritablement mis en parallèle avec les ID taiwanais en Chine. En effet, non seulement ces deux régions constituent souvent une alternative pour les firmes taiwanaises qui souhaitent investir à l’étranger, mais les petits entrepreneurs de l’île sont aussi souvent plus enclin à traverser le détroit qu’à prendre la direction du sud. L’étude comparative entre ces deux destinations serait d’autant plus intéressante que les hommes d’affaires taiwanais ne semblent pas se comporter exactement de la même façon dans l’une et l’autre région : c’est ainsi qu’ils n’imposeraient pas de discipline de type « militaire » dans leur usines situées dans les pays du sud-est asiatique, comme ils le font parfois sur le continent chinois, de peur de provoquer des réactions xénophobes de la part des ouvriers locaux (p. 114).

En résumé, cet ouvrage, qui rassemble un grand nombre de données d’autant plus utiles qu’il n’est pas toujours facile de se les procurer, nous propose une étude générale et assez complète du mouvement des ID taiwanais en Asie du sud-est. Le mérite de Tain-Jy Chen est assurément de donner à ce mouvement une « logique d’ensemble », qui prenne en considération l’originalité de la structure économique taiwanaise composée à plus de 95 % de PME et dégage une dynamique permettant d’imaginer l’évolution future des ID taiwanais dans la région.