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Dossier : La concentration dans l’industrie chinoiseConcentration et émergence des groupes dans l’industrie chinoise
Toutes les économies des pays industrialisés ont connu depuis le début du siècle plusieurs périodes intenses de concentration de leurs unités industrielles. Certains facteurs expliquant la concentration sont inhérents au développement de léconomie de marché, comme par exemple le progrès technique, mis en lumière par J. Schumpeter ou par lhistorien des firmes R. Sobel (1), et simposent de ce fait à toutes les nations industrialisées. Dautres facteurs, en revanche, sont ancrés dans lhistoire du développement de chaque économie nationale : la volonté politique, par exemple, en France (2) ou en Italie (3) dans les années daprès-guerre avec la promotion de grands groupes nationalisés, ou en Corée du Sud (4) avec la création des chaebols dans les années 1960 et 1970 ; ou bien encore la concentration issue de la rationalisation des entreprises artisanales et familiales qui a suivi une histoire très différente selon les pays, comme en témoigne lexemple du Japon avec ses groupes de dimension réduite mais qui reposent sur des réseaux de sous-traitance extrêmement élaborés (5).
La Chine constitue de ce point de vue une anomalie, même parmi les anciens pays du bloc socialiste. Certes, un examen des politiques économiques montre quà différents moments depuis 1949, ladministration chinoise a souhaité créer de grands groupes industriels : une première fois entre 1953 et 1957, puis entre 1961 et 1966, une nouvelle fois à la fin des années 1970 et de manière quasi constante depuis le milieu des années 1980. Mais pour des raisons tenant à son histoire politique et économique, lindustrie chinoise est restée, jusquà très récemment, à labri des mouvements de concentration. La Chine détient de tristes records mondiaux en matière de fragmentation de son tissu industriel. Des milliers de producteurs, de taille sous-dimensionnée, fabriquant les même produits, sont répartis aux quatre coins du pays : la Chine compte par exemple 8 000 producteurs indépendants de ciment (on nen recense quun peu plus de 1 500 à léchelle mondiale) (6) ; 123 producteurs dautomobiles, 1 500 aciéries (7), etc. En 1994, les 500 premiers groupes chinois ne représentaient que 16 % du PIB, soit bien moins que dans les pays industrialisés où les 500 premières entreprises représentent en général au moins 30 % du PIB. La plus grande entreprise chinoise, la société pétrolière de Daqing, avait un chiffre daffaires de 3,6 milliards de dollars américains en 1996, soit la moitié de celui de la dernière firme figurant dans le classement du magazine américain Fortune qui répertorie les 500 plus grandes entreprises mondiales. Baogang, la première aciérie chinoise, ne représentait (avant les dernières fusions du mois de novembre 1998) quun dixième du géant japonais Nippon Steel en terme de chiffre daffaires (8).
Face à ce constat, les autorités chinoises ont, depuis le début des années 1990, redoublé defforts pour faciliter la concentration dans lindustrie et promouvoir des groupes dune dimension internationale. Cette volonté a été relayée dans tous les médias chinois et étrangers avec lannonce dun projet visant à faire entrer plusieurs groupes nationaux chinois parmi les 500 premières firmes mondiales du classement de Fortune. Quen est-il véritablement aujourdhui ? Sommes-nous une nouvelle fois devant une rhétorique politique sans réelle évolution sur le terrain, ou bien assistons-nous au contraire à une véritable rupture ? Si tel est le cas, quels sont les facteurs qui ont évolué pour créer un terrain favorable à la concentration dans lindustrie chinoise ? Comment procède cette concentration : est-elle le résultat dun processus de sélection des entreprises en fonction de leur efficacité sur le marché, ou bien sagit-il simplement de replâtrages et de collages pilotés par ladministration dans le but déviter des faillites trop coûteuses sur le plan social ? Enfin, quels types de groupes sont en train démerger : avons-nous affaire à de nouveaux types dacteurs représentant des pouvoirs économiques plus indépendants que par le passé et qui ont ou auront une signification importante dans léconomie, la politique et la société chinoises à limage du développement des zaibatsu japonais au début du siècle ou des chaebols en Corée ou des groupes taiwanais depuis le début des années 1960 pour ne citer que des pays asiatiques ? Autant de questions auxquelles il nous a semblé important de répondre car elles débouchent sur une analyse des blocages et des transformations qui sont à luvre dans léconomie chinoise depuis le début des années 1990.
Le legs de la période maoïste
La vision maoïste de lorganisation économique qui a perduré bien au delà de la mort de son géniteur était, comme dans tous les autres pays socialistes, une vision essentiellement fonctionnaliste. Mais, à la différence de la conception russe qui privilégiait les grandes unités de production, ou de celle de lAllemagne de lEst qui créa ses grands Konzern durant les années 1970 (9), elle se doublait dune préoccupation dautonomie locale en matière de production. Ainsi non seulement chaque ministère disposait de ses propres entreprises, mais chaque province, parfois même chaque municipalité devait se doter dun appareil de production aussi complet que possible. La période de création des entreprises du « troisième front » dans les provinces de lintérieur qui sétala du début des années 1960 jusquau milieu des années 1970 ne fit que renforcer ce phénomène déclatement des structures industrielles et de duplication des investissements (10).
Le lancement des réformes à la fin des années 1970 na pas vraiment apporté de modifications. Les responsables provinciaux et locaux ont été jugés non plus uniquement sur leur fidélité politique mais également sur leur capacité à développer lindustrie locale. De ce point de vue, leur mainmise sur les circuits financiers locaux (notamment sur les filiales provinciales de la Banque populaire de Chine qui joue le rôle de banque centrale) leur a permis de se lancer dans une industrialisation à tout va sans se préoccuper des effets à léchelon national de la duplication des investissements. Alors que ce phénomène ne concernait que lindustrie lourde avant les réformes, il sest étendu à toutes les nouvelles industries de consommation qui se sont développées rapidement à partir de 1978. Ce phénomène a été accentué par les différentes vagues de décentralisation dans la gestion des entreprises dEtat. A partir du milieu des années 1980, et à lexception des plus grandes entreprises du pays qui sont restées sous lautorité directe des ministères, la gestion des entreprises dEtat a été transférée aux autorités municipales. Par ailleurs, la reconversion des industries militaires et des unités du « troisième front » ont également alimenté la duplication des investissements. La mise en place des réformes économiques a renforcé la responsabilité morale du gouvernement chinois vis-à-vis de ces entreprises, en raison de leur contribution nationale chèrement payée durant la Révolution culturelle. Devant leurs difficultés financières et leur incapacité structurelle à dégager des profits (conditions dapprovisionnement, débouchés, conditions de vie des employés, etc.), les ministères et les provinces leur ont accordé, à partir de 1978, de larges facilités de financement pour lachat déquipements étrangers, notamment dans lindustrie légère (11). Cette reconversion sest néanmoins déroulée de manière aveugle. Une étude recensait en 1987 un peu plus de 1 000 filiales créées par les anciennes entreprises du « troisième front » opérant dans le seul secteur de lélectronique dans les zones économiques spéciales (12).
Cette multiplication rapide des unités industrielles est restée sans grandes conséquences jusquau milieu des années 1990, dans la mesure où la croissance exponentielle de la demande, si lon excepte le retournement de conjoncture entre 1989 et 1991, permettait à des entreprises de petite taille, même mal gérées et opérant le plus souvent à labri dun protectionnisme local, de grignoter des parts de marché suffisantes pour survivre. De ce point de vue, les années 1990 marquent un tournant important dans lorganisation industrielle. Plusieurs facteurs convergent en effet pour favoriser la concentration de lappareil industriel.
Une économie durablement contrôlée par la demande
A lexception de quelques secteurs, les marchés sont désormais dominés par la demande et non plus par loffre comme cela était le cas entre 1978 et la fin des années 1980. Ce phénomène constitue une des évolutions majeures de ces dernières années dans léconomie chinoise. Il est le résultat direct de la duplication des investissements durant les années 1980 que nous décrivions plus haut et qui a conduit à un morcellement des structures industrielles tout en générant dimmenses excédents de capacité de production dans lindustrie nationale. La relance des réformes par Deng Xiaoping en 1992 a accentué ce phénomène avec louverture des mannes à crédits qui a débouché sur des surinvestissements et des pressions inflationnistes dès 1993. Ce nest quavec la mise en place, fin 1993, dune politique anti-inflationniste par Zhu Rongji (alors vice-premier ministre et gouverneur de la banque centrale) pour refroidir la machine économique, que les excédents de production et les problèmes de la duplication des investissements sont finalement apparus au grand jour. Par ailleurs, la saturation du taux déquipement des ménages urbains et la montée des incertitudes liée à la croissance du chômage, aux restructurations du secteur dEtat et à la privatisation de léducation, des logements et de la protection sociale, ont contribué au ralentissement conjoncturel provoqué par la politique anti-inflationniste de Zhu Rongji. Au milieu des années 1990, les entreprises se sont trouvées dans une économie où, dans la plupart des secteurs, les marchés étaient désormais dominés par la demande. Comme le montre le tableau 1, le dernier recensement des entreprises industrielles mené en 1995 révélait dimmenses excédents de capacité de production dans lindustrie chinoise.
Dans ce contexte, la concurrence sest considérablement accentuée entre les entreprises opérant sur les mêmes marchés. Dans certains secteurs, comme lindustrie légère (électroménager et électronique grand public) ou les matériaux de construction (acier, ciment, verre), on a assisté au développement dune concurrence acharnée dès le début des années 1990. Certaines entreprises, qui nétaient pas forcément parmi les plus connues ni les plus favorisées par lEtat durant les années 1980, se sont lancées dans une véritable guerre des prix et ont concentré leurs efforts sur lamélioration de la qualité des produits et des services après-vente, ainsi que sur le développement agressif de leur réseau de distribution sur lensemble du territoire. Le but était de déclencher un cycle vertueux bien connu dans la croissance dune entreprise, à savoir daugmenter ses parts de marché et dengranger ainsi des économies déchelle permettant daccroître les bénéfices, puis de les réinvestir dans de nouveaux investissements pour sortir de nouveaux produits ou augmenter la qualité tout en continuant les guerres de prix. Ce cycle a à nouveau débouché sur une augmentation des parts de marché.
Cette stratégie a été appliquée au début des années 1990 par des entreprises dont la réputation ne dépassait pas, bien souvent, les limites de la province où elles étaient établies, mais elle leur a permis, en lespace de quelques années, de devenir les « stars » de lindustrie chinoise : Haier (pour lélectroménager), Konka et Changhong (pour les téléviseurs), Huabao (pour les climatiseurs) ont ainsi réussi à se forger une réputation à léchelle nationale. En revanche, les résultats ont été désastreux pour la grande majorité des entreprises qui nont pas réussi à sadapter à cette concurrence. Avec un financement essentiellement fondé sur le crédit bancaire, les entreprises incapables daugmenter leur part de marché se sont retrouvées très rapidement dans limpossibilité de faire face à leurs remboursements et ont dû sendetter encore plus pour continuer à survivre. Elles forment désormais cette cohorte dentreprises dEtat déficitaires, soutenues à bout de bras par le secteur bancaire, et que le gouvernement cherche à restructurer ou à fermer quand la situation sociale le lui permet. Ce passage dun marché dominé par loffre dans les années 1980 à un marché dominé par la demande au début des années 1990 et la mise en place de stratégies concurrentielles par certaines entreprises ont donc constitué de puissants facteurs poussant à la concentration dans lindustrie. Il semble désormais impossible que lensemble des acteurs présents durant les années 1980 puissent survivre dans un tel environnement concurrentiel, dans la mesure où le gouvernement central cherche à mieux contrôler les circuits de financement des entreprises qui ont été identifiées, à juste titre, comme les principaux véhicules de la duplication des investissements durant les années 1980.
Reprise en main des circuits de financement par le centre
Le programme de refroidissement de léconomie mis en place fin 1993 marque également le début dune recentralisation des circuits de financement des entreprises. La réforme fiscale de 1994 et surtout le contrôle plus sévère sur les quotas de crédits alloués aux provinces par la banque centrale ont considérablement diminué la possibilité pour les autorités locales de subventionner lindustrie locale. La récente réforme visant à réduire progressivement de 31 à 12 le nombre des filiales provinciales de la banque centrale sinscrit également dans cette volonté de rompre lallégeance des banques aux pouvoirs politiques locaux. Par ailleurs, la réforme consistant à transformer les quatre grandes banques dEtat en banques commerciales vient également renforcer le contrôle exercé par le centre sur les circuits de financement. Les représentants provinciaux des quatre grandes banques commerciales sont désormais directement nommés par les sièges à Pékin afin déviter les collusions avec les autorités politiques locales. Les grandes banques dEtat sont également tenues daugmenter leurs bénéfices et de «nettoyer leur bilan» en limitant les mauvaises dettes. Celles-ci cherchent ainsi, bien que de manière insuffisante, à développer des compétences en matière danalyse du risque. Dans ce contexte, elles sont de plus en plus réticentes à prêter de largent à des entreprises déjà lourdement endettées. Les entreprises, de leur côté, sont tenues, depuis 1996, de ne dépendre que dune seule banque (système de la banque principale, appelé zhuban yinghang) et de fermer leurs comptes dans les autres banques (13). Elles sont également soumises à une évaluation de leur situation financière par des sociétés daudit ou des agences de classement copiées (même maladroitement) sur le modèle américain. Durant lannée 1997, après la mise en place de cette mesure, quelque 2 000 grandes et moyennes entreprises dEtat de Shanghai ont été auditées et classées en fonction de leur situation financière ; elles se sont en outre vu remettre un «certificat de prêt» récapitulant leur historique en matière de crédits, document quelles devront présenter à leur banque pour toute nouvelle demande de prêts (14).
Certaines de ces mesures, bien sûr, ne sont souvent que des effets dannonce de la propagande gouvernementale et resteront lettres mortes devant les difficultés à les mettre en uvre. Malgré une efficacité limitée, elles constituent néanmoins une rupture importante avec les années 1980 pour les autorités locales et les entreprises qui voient leurs contraintes budgétaires se durcir. Dans un marché dominé par la demande, il est désormais beaucoup plus difficile pour les autorités locales non seulement de se lancer dans des projets industriels où la demande est déjà saturée ou dominée par des producteurs efficaces dans dautres provinces, mais aussi de soutenir les entreprises locales qui nont pas réussi à se moderniser et à sadapter à la concurrence. Les grandes banques dEtat continuent certes de subventionner sous forme de crédits les entreprises non rentables de la région, mais elles le font sur ordre des autorités centrales pour assurer la stabilité sociale. Il nest plus question pour les banques, comme dans les années 1980, daccorder aux entreprises déficitaires des prêts pour des achats de matériel de production ou autres projets dinvestissements coûteux. Les crédits bancaires accordés aux entreprises déficitaires sont désormais alloués au compte goutte afin de diminuer le coût social de la transition face à un système de protection sociale déficient, dans lattente que ces entreprises soient privatisées (principalement par la vente des actions aux chefs dentreprises et aux employés), fusionnées ou, pour une minorité dentre elles, mises en faillite. Cette volonté de recentraliser les circuits de financement, aussi imparfaite soit-elle, constitue un facteur supplémentaire venant alimenter les pressions en faveur de la concentration dans lindustrie chinoise.
Clarification des droits de propriété
Dans un tel contexte, les dirigeants chinois se sont également très vite rendu compte quil était impossible de réformer lorganisation industrielle sans modifier le régime de propriété. La « propriété du peuple tout entier » (quanmin suoyouzhi), telle quelle était définie dans le droit chinois, ainsi que les différentes vagues de décentralisation de la gestion des entreprises, rendaient très difficile lidentification dun seul propriétaire à lintérieur même de la bureaucratie. En dautres termes, une entreprise dEtat de la région de Shanghai était-elle la propriété de lensemble du peuple chinois ? Des habitants de Shanghai ? De la municipalité shanghaïenne qui en avait reçu la gestion, ou bien dun des bureaux industriels de cette même municipalité ? Comme le montre bien larticle de T. Murakawa (voir larticle suivant dans ce numéro) sur la constitution du groupe automobile n°1 de Changchun, il devenait particulièrement difficile de concilier les intérêts des différentes bureaucraties et la logique du marché. Les questions tenant à la distribution des bénéfices et au paiement des impôts ont constitué des obstacles souvent insurmontables dans la constitution dun groupe, les municipalités étant particulièrement peu enclines à laisser partir des entreprises, surtout les plus viables financièrement. La « non réforme des trois caractéristiques » (san bu bian), comme elle était nommée communément dans la presse économique chinoise durant les années 1980, à savoir le régime de la propriété, la dépendance tutélaire vis-à-vis des administrations locales et le régime financier, ont donc freiné considérablement la constitution de groupes jusquà une époque très récente (15). Pour ces raisons, la clarification des droits de propriété qui a été inscrite comme une des priorités économiques des réformes à partir du XIVe congrès du Parti communiste en 1992, puis réaffirmée avec force lors du XVe congrès à lautomne 1997, a permis de débloquer un certain nombre de problèmes relatifs à la propriété, offrant ainsi un terrain plus favorable à la concentration. La première modification de taille a été la transformation des entreprises dEtat en sociétés par actions. Bien que ce processus procède lentement dans les provinces de lintérieur, la quasi-majorité des entreprises dEtat des grandes villes du littoral sont désormais constituées en sociétés par actions. Parallèlement, les municipalités ont délégué lexercice des droits de propriété à une ou plusieurs sociétés de gestion des actifs de lEtat (16) (guoyouzichan guanli gongsi), voire même directement à des grandes entreprises qui contrôlaient déjà de facto plusieurs établissements. Concernant la concentration, même si ces réformes restent encore très largement insuffisantes dans la mesure où les administrations continuent bien souvent de piloter les regroupements sur le plan administratif, elles ont néanmoins le mérite de clarifier les droits de propriété en identifiant une seule entité détentrice des droits de propriété dans la bureaucratie, et non plusieurs comme cela était souvent le cas auparavant. On peut même affirmer sans trop risquer de se tromper, que ces mesures officialisent une situation de fait existant déjà depuis longtemps dans léconomie chinoise, à savoir la détention de lexercice des droits de propriété par les municipalités (pour les PME dEtat) et les ministères centraux (pour les grandes entreprises), vidant ainsi définitivement de son sens la notion de « propriété du peuple tout entier », puisque la population ouvrière na aucun moyen dinfluencer la restructuration des actifs dEtat, et encore moins den bénéficier lorsquils sont vendus ou redistribués sous la forme dactions gratuites comme ce fut le cas dans plusieurs pays dEurope de lEst. En dépit de son caractère inégalitaire, cette réforme facilite les prises de participation puisquil est désormais théoriquement possible dacheter ou de vendre une part ou la totalité du capital dune entreprise. Mais elle permet surtout une mesure claire du degré de contrôle exercé par les différents propriétaires sur une entreprise en fonction des parts de capital contrôlées.
De ce point de vue, toutes ces réformes et évolutions représentent des ruptures de taille dans la façon de concevoir lorganisation économique, les rapports de propriété, le fonctionnement des marchés et la stratégie des firmes. La combinaison de ces différents facteurs ces dernières années a certes favorisé la concentration, mais elle a aussi eu des incidences différenciées selon les secteurs industriels.
Un niveau de concentration différencié selon les secteurs industriels
Lanalyse des taux de concentration montre en effet des évolutions très contrastées selon les secteurs industriels. Les chiffres dont nous disposons sont issus du recensement des entreprises industrielles effectué en 1995. Comme le montre le tableau 2, sur les 25 principaux secteurs industriels, les parts de marché des huit premières entreprises nont augmenté que dans de très faibles proportions si lon se réfère à la moyenne sur lensemble des industries, passant de 11,7 % à 12,2 %.
Ces chiffres souffrent cependant dun degré dagrégation trop élevé. Il aurait fallu descendre à un niveau plus précis dans les nomenclatures statistiques pour montrer la diversité des situations et analyser les évolutions non plus à léchelle sectorielle mais plutôt au niveau des produits. Certains marchés ont été le théâtre dun processus de concentration rapide comme par exemple dans lélectronique grand public (téléviseurs, électroménager), secteur qui a connu une des concentrations les plus élevées depuis 1990 (celui-ci napparaît pas cependant pas dans le tableau 2). Seul un examen complémentaire des différents annuaires des industries concernées permet de compléter les données du tableau 2 et de saisir les dynamiques de la concentration à un niveau plus fin.
Deux variables ont été déterminantes dans lévolution de la concentration. Dun côté, on trouve les secteurs proches des marchés finaux où les choix des consommateurs et la concurrence ont conduit à une sélection des entreprises et à un processus de concentration rapide. Cest en particulier le cas dans lélectroménager et lélectronique grand public. Dans le secteur des téléviseurs, des machines à laver, des réfrigérateurs, des climatiseurs ou des VCD, les dix plus grandes entreprises occupent désormais une part de marché supérieure à 80 % (17). Lautre variable déterminante a été la concentration géographique des industries. Plus une industrie est concentrée dans un espace relativement réduit, plus il a été facile de la réformer et de réaliser des économies déchelle en promouvant une concentration orchestrée non plus uniquement par le marché mais également par les autorités administratives.
Lindustrie du tabac en Chine en est un bon exemple. Essentiellement concentrée dans la province du Yunnan, elle reste à ce jour lindustrie où les projets de réforme et de restructuration décidés au niveau national ont le plus abouti. En 1995, on dénombrait près de 170 firmes dEtat opérant dans lindustrie du tabac sur le territoire chinois. Ladministration du Monopole dEtat sur le tabac, qui sert de tutelle à lindustrie, a décidé en 1995 de mettre sur pied un plan de restructuration drastique en décidant de fusionner ou de fermer, en lespace de cinq ans, près de 50 entreprises, à commencer par les plus petites, notamment celles dont la production annuelle ne dépassait pas 5 milliards de cigarettes. Entre 1995 et 1997, le mouvement de fermeture de ce type dentreprises avait déjà touché une dizaine entreprises (18). Même si le secteur reste aujourdhui encore largement déficitaire (près de 40 à 50 % des entreprises perdent de largent), la concentration géographique de lindustrie a permis une coordination efficace et relativement simple entre le centre et les autorités provinciales. Laugmentation de lindice de concentration dans cette industrie a été la plus forte de toutes les industries chinoises (voir tableau 2).
Par opposition, les secteurs éloignés de la demande finale où les marchés sont restés encore largement contrôlés par les autorités administratives, la concentration a été relativement faible depuis le début des années 1990. Il y a deux explications probables : soit les effets de la concurrence nont pas pu sexprimer pleinement pour sélectionner les entreprises les plus efficaces et pousser les autres à quitter le marché, soit léclatement géographique des industries a permis aux protectionnismes locaux de résister à un processus de restructuration et de concentration à léchelle nationale pilotée par ladministration centrale. Les plans de restructuration dans les secteurs où lon a dû mener des négociations à la fois entre plusieurs ministères et plusieurs localités de même rang se sont soldés par des échecs ou des situations non optimales, compte tenu des compensations demandées ou des entraves posées par les différentes entités administratives prenant part aux négociations. Plusieurs industries illustrent assez bien ce type de problème.
Dans lindustrie de lautomobile par exemple, bien que les 13 plus grandes entreprises représentent désormais 90 % de la production totale (1,5 million de voitures fin 1998, soit 19 fois moins que la production annuelle des cinq premiers producteurs mondiaux (19)), on dénombre encore officiellement 123 producteurs dautomobiles indépendants. Fin 1997, ladministration centrale responsable de la production automobile approuvait un énième plan pour rationaliser cette industrie. Les 13 plus grands producteurs étaient censés reprendre les petits producteurs pour les transformer en sous-traitants ce qui, selon le plan gouvernemental, devait permettre de développer des économies déchelle. Lobjectif était de former quatre grands groupes automobiles sur le territoire national, chacun ayant une capacité de production minimum de 400 000 voitures (20). Le projet gouvernemental prévoyait également un plus grand contrôle par ladministration centrale dans lapprobation de nouveaux projets de formation de coentreprises sino-étrangères dans cette industrie. Le projet insistait également sur le fait que les fusions devaient être réalisées non pas de manière administrative comme dans le passé, mais sur la base du marché et des intérêts stratégiques du repreneur. Les différentes études de cas que nous avons menées dans cette industrie indiquent au contraire que ladministration centrale sest heurtée, depuis le milieu des années 1980, à de multiples obstacles liés aux protectionnismes locaux (cf. larticle ci-joint de T. Marukawa). La nature de la demande qui est encore dominée à près de 90 % par les administrations et les entreprises, ainsi que le nombre élevé des bureaucraties centrales et provinciales ayant des intérêts dans cette industrie, empêchent les mécanismes de marché de jouer pleinement leur rôle. Les gouvernements locaux ont préféré, jusquà une période récente, subventionner des entreprises ne fabriquant que quelques milliers de véhicules chaque année plutôt que de renoncer à une industrie automobile sur leur territoire. Il est aussi intéressant de remarquer que les autorités locales sont allées jusquà remettre en cause les grands projets de développement de lindustrie automobile établis au niveau national qui prévoyaient au début des années 1990 de limiter le nombre de coentreprises sino-étrangères à trois grands pôles, à savoir : Shanghai (Volkswagen), Wuhan (Citroën) et Changchun (Audi-Volkswagen). Depuis, Shanghai a accueilli Ford et General Motors ; Tianjin a élargi sa coopération avec Daihatsu et Toyota ; Honda a remplacé Peugeot à Canton et Renault serait sur le point de négocier un projet de production conjointe.
Lindustrie des matériaux de construction est également intéressante de ce point de vue. Malgré un tassement de la demande depuis 1993, les protectionnismes locaux et labaissement des barrières à lentrée dans certains secteurs de production comme le ciment et lacier produit par des fourneaux électriques, ont conduit à une croissance rapide du nombre dentreprises opérant dans ce secteur (cf. tableau 3).
Autre exemple, dans le secteur du ciment, il y aurait toujours quelque 8 000 entreprises indépendantes opérant alors quon en dénombrait seulement 1 500 à léchelle mondiale (110 aux Etats-Unis, 51 en Russie, 58 au Brésil et 106 en Inde). Le leader chinois dans ce secteur, Anhui Conch, ne détient que 0,6 % du marché national (21). Le tableau 2 montre quaucune concentration na eu lieu entre 1990 et 1996, malgré une guerre des prix féroce entre les différents producteurs. Lindustrie du ciment illustre assez bien les différences qui existent entre la Chine et les autres pays en matière dorganisation industrielle, différences qui reposent sur le fait que chaque producteur de ciment en Chine est une entreprise indépendante. Les faibles barrières dentrée dans ce secteur et les contraintes fortes pesant sur le coût de transport du ciment peuvent justifier un nombre important de producteurs. Il en va ainsi dans de nombreux pays. Mais dans le cas de la Chine, il semble aberrant quaucun groupe ne soit parvenu à racheter suffisamment dentreprises pour occuper une part de marché dominante. Anhui Conch, le leader national, a cherché à consolider sa position sur le marché en rachetant récemment lusine de Tongling dans sa région, mais il est encore loin datteindre les parts de marché des leaders dautres pays qui atteignent facilement 30 % du marché national comme en Inde ou 60 % en Thaïlande (22). Par ailleurs, dans la mesure où les entreprises leaders chinoises ne détiennent aucun pouvoir de contrôle sur les prix de vente, les producteurs nationaux ont dû subir depuis quelques années une guerre des prix fratricide menée par une multitude de petits producteurs indépendants protégés localement. On estimait ainsi que 82 % des entreprises de ce secteur enregistraient des pertes (23). LEtat a décidé de réagir en imposant des prix « plancher » et en avançant un plan de restructuration du secteur qui prévoit de fermer les petits producteurs ou de les spécialiser en aval de la filière de production, notamment dans la commercialisation. Mais peu de résultats ont été enregistrés à ce jour. Il faut dire que rien quau niveau de ladministration centrale, 12 bureaux de différents ministères sont impliqués dans ce secteur, ce qui, en ajoutant les gouvernements provinciaux et locaux, risque de rendre le processus de restructuration très difficile.
De manière générale, il est néanmoins fort possible que dans les secteurs où la concentration a été faible, voire négative, certaines évolutions et réformes comme celles que nous avons décrites plus haut (réforme de la propriété, renforcement du contrôle des circuits de financement par le gouvernement central, ou bien encore lentrée de la Chine dans lOrganisation mondiale du commerce), permettent au processus de concurrence qui visiblement existe dans la majorité des secteurs de jouer pleinement son rôle de sélection des entreprises les plus efficaces et conduisent dans les années à venir à un processus de concentration intense et similaire à celui que lon a pu observer dans dautres pays ou dans dautres industries en Chine (lélectronique grand public, par exemple).
Lautonomie décisionnelle croissante des entreprises leaders vis à vis de lEtat
Les phénomènes de concentration et lémergence de grandes entreprises dans léconomie des pays capitalistes sest traduite non seulement par une hiérarchisation des pouvoirs économiques entre les entreprises (24) mais également par une autonomisation de leur pouvoir décisionnel par rapport à lEtat. Même dans des pays comme la Corée du Sud, où les grands groupes ont été créés de toutes pièces par un régime militaire autoritaire, leur croissance vertigineuse les a rendu très rapidement, et bien avant la fin de la dictature militaire durant les années 1980, capables de se forger une sphère dautonomie décisionnelle face à lEtat, dintervenir dans la politique économique, parfois même, pour certaines figures de proue des chaebols comme Chung Ju Yung, le fondateur et patron de Hyundai, de jouer un rôle politique dans le pays (25). Sur un plan très différent, lEtat russe doit désormais négocier avec ses anciennes grandes entreprises dEtat, dans des domaines allant de la politique fiscale au financement des campagnes électorales (26). Il ne sagit pas ici de porter un quelconque jugement de valeur sur la nature de ces pouvoirs, sur le contenu et la forme des pratiques de lobby, et encore moins sur les objectifs politiques des grandes firmes (quand elles en ont un), mais simplement de constater que la concentration du pouvoir économique représente une brèche dans la monopolisation du contrôle de léconomie et de la politique par les Etats, même dans les régimes autoritaires. Or, dans un pays comme la Chine, qui revendique toujours haut et fort son monolithisme politique et où, depuis 1949, à limage des autres pays socialistes, la grande entreprise a toujours été entièrement soumise et contrôlée par lEtat, il est intéressant de sinterroger sur les conséquences de la concentration sur le fonctionnement des firmes alors même que la Chine souhaite instituer des règles de marché pour gouverner son économie.
Dans les secteurs que nous avons décrits plus haut où la concentration sest opérée par le biais de la concurrence (électronique grand public, électroménager, certains domaines de lagroalimentaire), ces dix dernières années marquent, à nen pas douter, lavènement de groupes dun type nouveau par rapport aux grandes entreprises de la période antérieure. Les firmes leaders sur ces marchés telles que Haier, Kelon, Huabao (dans lélectroménager), New Hope (dans alimentation pour animaux) Konka et Changhong (dans les téléviseurs), Legend dans linformatique, ont forgé leur réputation sur des stratégies qui ne diffèrent en rien des grandes entreprises dans les économies capitalistes. Lon se doit de remarquer que ces firmes étaient loin de figurer parmi les firmes les plus connues en Chine avant la fin des années 1980. Des groupes comme Changcheng (Grande Muraille) dans linformatique, Mudan à Pékin ou Panda dans la province du Jiangsu ou encore lUsine de téléviseurs n°1 de Shanghai, étaient toutes des firmes beaucoup plus importantes et soutenues massivement par leurs autorités de tutelle durant les années 1980. Les études de cas que nous avons menées sur ces groupes leaders comme Changhong, Kelon, Konka, ou celle réalisée par S. Kennedy sur Stone (27) dans linformatique, montrent que si ces firmes nont pas été délibérément discriminées dans la politique industrielle de lEtat central ou local, elles sont loin davoir été autant soutenues, sur le plan financier comme logistique, que les entreprises considérées comme prioritaires et qui dominaient leur secteur durant les années 1980. Le destin dune firme comme Huaiyou dans la province du Hebei à Shijiazhuang, est révélateur à cet égard. Considéré comme une entreprise prioritaire dans les années 1980, et un des plus grands groupes dans lindustrie des téléviseurs, Huaiyou se vit accorder par lEtat un large accès aux financements bancaires pour importer des lignes de production de létranger et développer son réseau de distribution à léchelle nationale bien avant toutes les autres firmes chinoises du secteur. Pourtant, dès le début des années 1990, après de graves erreurs de stratégie en matière de diversification, des difficultés à contrôler ses coûts et une assimilation déficiente des technologies étrangères, le groupe Huaiyou ne put bientôt plus soutenir la concurrence devant des entreprises comme Chang hong, et déposa son bilan en 1993. Changhong, quant à elle, nayant pas un accès privilégié aux grands financements dEtat, chercha à utiliser au mieux ses compétences humaines et technologiques héritées de lépoque maoïste où elle fabriquait des produits militaires, pour assimiler les technologies étrangères. Elle misa petit au départ, en privilégiant la province du Sichuan avec ses quelque 100 millions dhabitants, cherchant à développer un réseau de distribution et de services après vente qui ont fait sa renommée, tout en tirant partie des faibles coûts de main-duvre dans la petite ville où elle était installée, Mianyang, comparativement à ceux de ses concurrents (chinois ou étrangers) dans les provinces du littoral. Elle déclencha une guerre des prix dès le début des années 1990 lui permettant de bénéficier des économies déchelle et de pénétrer sur lensemble du marché national, tout en maintenant un impératif de qualité pour ses produits, faisant delle très rapidement le leader des producteurs de téléviseurs sur le marché intérieur (28).
Ces firmes leaders des années 1990 ont donc assez facilement conquis leur autonomie de gestion dans la mesure où lEtat ne les considérait pas comme des entreprises prioritaires. Certaines dentres elles, comme Kelon, qui est une entreprise collective rattachée à la mairie de Shunde (dans la province du Guangdong), ou New Hope qui est entièrement privée, risquaient encore moins que celles du secteur dEtat de subir une intervention massive de la bureaucratie compte tenu de leur régime de propriété. Il est dailleurs intéressant de remarquer que la plupart de ces firmes leaders sont issues de municipalités de taille moyenne et non pas des grandes villes industrielles. Grâce à leur réussite, elles sont devenues dune importance telle que les municipalités de tutelle ont désormais peu de prise sur elles. Changhong dégage chaque année un chiffre daffaires de deux milliards de dollars américains, issus principalement de ses usines de Mianyang, soit largement plus que les revenus fiscaux de la ville ou que le total des chiffres daffaires des autres entreprises installées dans la municipalité de Mianyang (29).
Les dirigeants de ces entreprises ont également gagné une relative indépendance par rapport à leur autorité de tutelle. Pour celles qui font partie du secteur dEtat, comme Changhong ou Haier, les très fortes personnalités des dirigeants et les résultats obtenus ont conduit à une privatisation de facto de la gestion de ces entreprises. Les études de cas que nous avons réalisées montrent que les dirigeants ont dorénavant les mains libres sur la quasi totalité des décisions de gestion de lentreprise, à lexception de la vente ou de lachat dactifs sur lesquels lautorité de tutelle conserve encore un certain degré de contrôle.
Leur indépendance provient également de leur stratégie de financement. Dans la mesure où ces firmes nont pas bénéficié des largesses de lEtat dans les années 1980, les premiers financements bancaires ont été utilisés avec efficacité et les bénéfices dégagés de leur activité ont été réinvestis dans de nouveaux projets relativement bien planifiés, évitant ainsi une dépendance trop importante vis-à-vis du secteur bancaire étatique. Toutes ces firmes ont pour point commun un niveau dendettement relativement faible qui ne dépasse généralement pas 50 % (lorsque lon rapporte les dettes aux actifs de lentreprise (30). Ces entreprises ont pu être cotées rapidement en fonction de leur réputation et de leurs performances soit à Shanghai et à Shenzhen (pour Changhong, Haier, New Hope), soit à Hong Kong (pour Kelon). En raison du fonctionnement encore déficient des marchés boursiers chinois qui restent encore largement incapables dinfluencer la gestion des entreprises et encore plus de censurer les chefs dentreprises, les dirigeants y ont vu la possibilité de lever des fonds sans perdre leur autonomie de décision et déviter en même temps le recours au crédit bancaire, synonyme de contrôle de lEtat. Ce phénomène pourrait se révéler dommageable à terme pour ces entreprises qui, trop sûres delles-mêmes, pourraient se lancer dans des investissements mal planifiés, faute davoir reçu des signaux de la bourse susceptibles de réorienter leurs décisions. Il reste néanmoins quau niveau actuel de développement de léconomie chinoise, ces entreprises ont besoin de privilégier des augmentations de parts de marché, des investissements dans la recherche et le développement, de diversifier leur production, ce qui conduit à des décisions parfois divergentes de celles visant à augmenter la rentabilité et les dividendes versés aux actionnaires, décision que privilégient normalement les investisseurs boursiers. Aussi, de manière paradoxale, ce fonctionnement déficient des marchés boursiers pourrait permettre dans un avenir prévisible aux dirigeants de ces entreprises, de ne pas voir leurs décisions dictées par les impératifs de rentabilité à court terme des investisseurs financiers. Lexemple des firmes japonaises illustre assez bien ce dilemme : jusquau milieu des années 1980 les chefs dentreprises qui détenaient les pouvoirs dans les grands groupes aux dépens des actionnaires ont pu développer leur activité sans trop se soucier des impératifs de rentabilité à court terme. Ceci leur a été particulièrement profitable dans leur phase de rattrapage des firmes européennes et américaines mais, dès le milieu des années 1980, cette facilité de financement interne et externe sans véritable contrôle extérieur (banques, bourse, investisseurs étrangers) sest révélée pernicieuse dans la mesure où les chefs dentreprise tout puissants ont commis de graves erreurs de gestion (spéculation immobilière, surinvestissement dans les capacités productives, gamme de produits trop large) quils payent désormais très cher.
Les dangers dune concentration dirigée par la bureaucratie
Il reste néanmoins un domaine dans lautonomie de gestion des entreprises dEtat, toutes catégories confondues, où les autorités de tutelle conservent un droit de regard et de contrôle important, à savoir les fusions et acquisitions. Là encore, il semble bien que les groupes leaders dans les secteurs où la concentration sest réalisée par des phénomènes de concurrence aient réussi à gagner une certaine autonomie par rapport à leurs autorités de tutelle. Ce domaine est stratégique pour ces entreprises leaders. En effet, jusquà une période récente, la croissance de leur activité a essentiellement reposé sur une croissance interne, à savoir une expansion de leur capacité de production et, beaucoup plus rarement, sur une croissance externe par le rachat dautres entreprises. Ces firmes sont cependant extrêmement spécialisées, le plus souvent dans un seul produit. Elles se trouvent désormais dans la deuxième étape de leur développement, cest-à-dire à un moment où il devient impératif de se diversifier à lintérieur du même secteur ou dinvestir plus massivement dans la recherche et le développement pour lancer de nouveaux produits, ou encore, plus rarement, de se diversifier dans un autre secteur : Changhong, par exemple, cherche désormais à fabriquer des moniteurs pour ordinateurs, des téléphones portables, des CD-ROM. La croissance externe par le rachat dune entreprise ou dune activité dun autre groupe leur permettant de réaliser un ou plusieurs de ces objectifs peut donc savérer capital pour leur croissance future.
Si ces entreprises jouissent assurément dune plus grande autonomie dans leurs décisions dinvestissement, leurs plans dexpansion coïncident néanmoins avec la décision de lEtat de mener des grands projets de restructuration du secteur dEtat. Si les dirigeants du Parti et de lEtat semblaient avoir entériné lidée daccélérer les faillites des PME dEtat au lendemain du XIVe congrès du Parti en 1992, puis surtout du XVe congrès en septembre 1997, les conséquences sociales et politiques liées à la montée du chômage ainsi que le ralentissement de lactivité dû à la crise asiatique les ont poussés à ralentir le nombre des faillites dès la fin 1997. Le tableau n°4 indique quun sommet a été atteint en 1996, et, les difficultés pour obtenir les chiffres des faillites pour lannée 1997 et 1998, indiquent que la volonté affichée dans les discours de politique générale de ralentir le nombre des faillites a été répercutée sur le terrain.
Les autorités semblent préférer les replâtrages sous forme de fusions et acquisitions sous le couvert de la politique de promotion des groupes. Cette politique permet en effet déviter les procédures de faillite qui demeurent toujours extrêmement difficiles à mettre en place compte tenu des conflits dintérêts entre dun côté les banques, qui veulent récupérer leurs prêts, et de lautre côté les administrations qui sont censées supporter le coût social des faillites. Néanmoins, cette politique constitue plus une manière de cacher les problèmes quune solution saine au phénomène de surcapacité industrielle.
Daprès les entretiens menés auprès de plusieurs entreprises leaders, celles-ci affirmaient avoir pu résister aux pressions des autorités de tutelle qui cherchaient à leur imposer des rachats dentreprises dEtat déficitaires. Les dirigeants de Changhong déclaraient recevoir très fréquemment des visites de cadres dautres provinces, leur proposant de racheter à des conditions avantageuses une entreprise de téléviseurs en difficulté. Face à leur refus, ces mêmes cadres pouvaient selon les dirigeants de Changhong, devenir plus pressants et menacer de fermer les circuits de distribution provinciaux aux téléviseurs Changhong ou de privilégier leurs concurrents. Les dirigeants de Changhong ont reconnu dans certains cas, pour échapper aux demandes de ces cadres, avoir dû accepter de passer des accords de sous-traitance avec ces entreprises déficitaires. Changhong a également réussi pour linstant à échapper aux demandes pressantes émanant du ministère de lIndustrie de lInformation (anciennement ministère de lElectronique) et des autorités provinciales, pour reprendre lentreprise Hongguan installée à Chengdu, fabriquant des tubes cathodiques pour téléviseurs. Les dirigeants de cette entreprise viennent récemment dêtre condamnés pour irrégularités dans la procédure dapprobation de cotation en bourse de leur entreprise et dans lutilisation des fonds levés en bourse, provoquant ainsi un des plus graves scandales financiers sur le marché boursier de Shanghai (31).
Changhong a néanmoins repris deux entreprises dEtat en difficulté fabriquant des téléviseurs, lune à Nantong dans la province du Jiangsu et lautre à Changchun dans le nord-est du pays (Jilin). Fin 1997, le groupe Haier, n°1 de lélectroménager en Chine, avait déjà repris près de 15 entreprises dEtat en difficulté dans différentes provinces (32). Le président du groupe Haier, Zhang Ruimin, affirmait que non seulement ladministration centrale mais également les différentes administrations locales faisaient pression régulièrement sur le groupe pour quil reprenne des entreprises moribondes du secteur. Néanmoins, il affirmait quil ne rachetait pas nimporte quelle entreprise en difficulté : il choisissait celles qui ont un bon produit, un marché et une bonne technologie, mais une mauvaise gestion. Il se retrouvait ainsi en position de force pour négocier des reprises dans de bonnes conditions, notamment au niveau des dettes et des effectifs des entreprises. La levée de fonds sur les bourses intérieures et étrangères semblait être la voie privilégiée pour mener à bien ces acquisitions. Kelon, un autre leader du secteur de lélectroménager vient par exemple de racheter Huabao, une entreprise dEtat et concurrent direct installée dans la province du Guangdong (33). Là encore, il semble que les intérêts stratégiques des deux acteurs aient été respectés par les administrations de tutelle et quil sagisse dune opération de rachat bénéfique pour lavenir de Kelon. New Hope, autre entreprise leader (dans le secteur de lalimentation pour animaux), avoue fonder sa stratégie de croissance justement sur la reprise dentreprises dEtat en difficulté. Depuis 1993, soit bien avant le début du mouvement de fusion déclenché par le gouvernement central, New Hope avait racheté 13 entreprises dEtat dans différentes provinces (34). Les dirigeants de New Hope affirmaient que leur position de leader leur permettait de négocier des conditions avantageuses de rachat et de pouvoir faire un choix parmi les entreprises susceptibles dêtre rachetées.
Il est néanmoins difficile de savoir si tous ces groupes ont agi de leur propre gré ou si, sentant le vent tourner, ils ont cherché à anticiper le mouvement de fusions, ce qui leur permettrait de négocier dans de bonnes conditions le rachat dentreprises (paiement des dettes, maintient des effectifs, etc.). Ces groupes doivent en effet montrer quils participent aux mouvements nationaux décidés par le gouvernement central. Mais, compte tenu de leur importance dans léconomie nationale, ils semblent être en mesure de choisir les sociétés quils rachètent sans être pour linstant dans lobligation de reprendre telle ou telle entreprise en difficulté désignée par ladministration. Cette situation représente en soi une rupture avec les années 1980 en ce qui concerne les pratiques des autorités de tutelle.
Il semble néanmoins que cette rupture ne concerne que ces entreprises leaders, car de multiples exemples montrent en effet que lEtat continue dintervenir de manière autoritaire auprès des autres entreprises. Par exemple, dans le cadre dun vaste plan de restructuration de la pétrochimie visant à répartir lindustrie entre les deux géants Sinopec et CNPC, Sinopec a été poussée fin 1997 par le gouvernement à reprendre deux grandes entreprises dEtat de la pétrochimie dans la province du Shandong. Les deux entreprises, la Zibo Chemical Fiber et la Zibo Petrochemichal, avec 50 000 employés, avait accumulé trois milliards de yuans de dettes pour seulement deux milliards de yuans dactifs et enregistré des pertes depuis le début des années 1980. Les dirigeants de Sinopec estimaient que les deux entreprises avaient besoin dau moins un milliard de yuans de nouveaux investissements pour moderniser leur appareil de production devenu complètement obsolète. Des projets de cotation en bourse pour obtenir ces fonds ont été formulés mais les dirigeants de Sinopec ont estimé quils sont prématurés compte tenu de la mauvaise situation financière de ces deux entreprises (35).
Dans le domaine de la sidérurgie, daprès les statistiques officielles, il existerait aujourdhui environ 1 570 entreprises indépendantes produisant de lacier, dont seulement quatre disposent dune capacité de production annuelle supérieure à cinq millions de tonnes (Baogang à Shanghai, Shougang à Pékin, Angang à Anshan et Wugang à Wuhan), et 27 autres pouvant fabriquer plus dun million de tonnes par an (36) (pour une production nationale de 109 millions de tonnes en 1998). Un vaste plan de restructuration décidé en 1997 par le gouvernement central a prévu de fusionner les entreprises déficitaires et sous-dimensionnées avec des entreprises de plus grande taille et de constituer dici lan 2000 quatre grands groupes qui occuperaient 40 % de la production nationale (37). Dans ce cas, les entreprises concernées ont dû se plier aux plans de ladministration centrale. Le leader de la sidérurgie chinoise, le groupe shanghaïen Baogang, après avoir été à la pointe des réformes depuis la fin des années 1980 au point de devenir un modèle pour toute lindustrie, voire même pour lintégralité du secteur dEtat, a dû racheter la Shanghai Metallurgical Holding, un groupe qui a dix fois plus demployés quelle (120 000 employés, dont 30 000 seulement dans la production sidérurgique, le reste étant réparti dans les différentes filiales ou les service sociaux) et qui croule sous les dettes38. Lentreprise modèle de la ville de Handan (Hebei), la Handan Steel Corp a dû reprendre de son côté la Wuyang Steel corp qui était aussi fortement endettée (près de 180 millions de dollars américains) (39). Certes, les dirigeants de ces deux entreprises affirmaient dans la presse quils avaient agi de leur propre gré, mais ils reconnaissaient en même temps quils avaient dû tenir compte de la nouvelle politique décidée au XVe congrès du Parti en 1997, visant à former des conglomérats industriels. Ces deux entreprises semblent avoir voulu anticiper la volonté du gouvernement qui, de toutes les manières, se serait imposée à elles, étant donné que les autorités ne voulaient pas voir disparaître les aciéries de Wuyang et de Shanghai Metallurgical Holding. Ces reprises ont été négociées avec les autorités qui leur ont assuré un fort soutien financier grâce à un accès privilégié aux crédits bancaires et aux marchés boursiers (intérieurs et étrangers). Ainsi, en ouvrant une part de son capital au public à la bourse de Shanghai, Hadan Steel Corp a pu lever 310 millions de dollars américains en décembre 1997. Une grande partie de cet argent va néanmoins servir à renflouer les dettes de Wuyang Steel Corp (40).
En fait, plus la taille des entreprises est réduite et plus léchelon de ladministration de tutelle est bas, plus les fusions et acquisitions sont réalisées de manière autoritaire par les autorités locales, qui ne se préoccupent guère de la stratégie des entreprises et de la possibilité de créer des synergies en matière de production, de technologie, de financement ou de regroupement des circuits de distribution. La presse économique chinoise regorge dexemples illustrant ce phénomène depuis le lancement de la réforme décidée au XVe congrès du Parti. Nous avons nous-mêmes pu constater dans nos études de cas sur les activités des sociétés de gestion des actifs de lEtat des grandes municipalités qui sont directement chargées de réaliser ces regroupements dentreprises pour le compte des gouvernements municipaux, que la formation de ces groupes relevait plus dun bricolage financier visant à éviter les faillites et à cacher les pertes des entreprises, plutôt que dun véritable travail de restructuration respectant les intérêts des entreprises.
En poursuivant plusieurs objectifs à la fois, à savoir la volonté de créer des géants industriels capables dentrer dans la liste des 500 premières firmes mondiales du magazine américain Fortune, de régler les problèmes de surcapacité et déclatement des structures industrielles, de réduire le déficit des entreprises dEtat tout en évitant les faillites qui créeraient du chômage, et enfin de simplifier la gestion des actifs publics en la remettant à des groupes organisés en holding, le gouvernement central risque, à travers la politique de formation des groupes, de produire des contre effets néfastes pour lindustrie nationale. Il risque dinhiber la concentration naturelle émanant de la concurrence par le marché qui sest progressivement imposée dans un nombre croissant de secteurs industriels. Les entreprises qui, tant bien que mal, ont réussi à émerger comme des firmes leaders en jouant le jeu de la concurrence, de la restructuration interne de leur management et de lefficience technologique, risquent, si les pressions sont maintenues sur elles pour participer à ce mouvement de fusions, de perdre le bénéfice des efforts quelles ont fournis depuis le milieu des années 1980. Les fusions pourraient augmenter leur niveau dendettement, parfois même déboucher sur un déficit, ainsi que créer des difficultés dans la gestion des sureffectifs et de leur capacités de production tout en adoucissant leur contrainte budgétaire, puisquelles attendent de lEtat quil les aide financièrement dans leurs actions de « patriotisme national ». Lenjeu est certainement plus grave quil ny paraît. Car au moment où le gouvernement cherche à promouvoir une restructuration des firmes, les signaux quil leur envoie confirmerait dune part, quil vaut mieux ne pas devenir trop efficace, car en devenant une entreprise « modèle », on sera mis tôt ou tard à contribution par lEtat, et que, dautre part, même pour une entreprise inefficace, le pire qui puisse arriver sera dêtre fusionné avec une autre entreprise. Par ailleurs, en promouvant cette logique des fusions pour éviter les faillites, lEtat ne ferait que transférer vers les entreprises rentables une responsabilité qui lui est normalement impartie, à savoir celle qui consiste à accélérer la mise en place dun système de protection sociale capable de faire face aux conséquences des restructurations des entreprises. Cette politique ne ferait en fait quentretenir la confusion des rôles et des responsabilités qui existent dans une économie entre lEtat et les entreprises et qui a été lapanage de toutes les économies socialistes.
Tableau 1 Utilisation des capacités de production dans différents secteurs industriels en 1995

Source : Zhongguo qiye gongye pucha 1995 (Recensement des entreprises industrielles chinoises, 1995)
Tableau 2 Evolution du niveau de la concentration dans lindustrie chinoise entre 1990 et 1996

Source : Zhongguo gongye fazhan baogao 1997 (Rapport sur le développement industriel en Chine)
Tableau 3 Evolution du nombre dentreprises dans le secteur des matériaux de construction

* Ne comprend que les entreprises recensées au dessus du niveau administratif du district
Source : Bureau des statistiques chinoises, cité par China Research Team « China : Price War and Price Control », in Warburg Dillon Read, décembre 1998, p. 14.
Tableau 4 Evolution des faillites dans le secteur dEtat

* Pour lannée 1997, chiffres tirés de « Quarterly Chronicle and Documentation » in China Quarterly, n° 149, mars 1997, p. 235 et South China Morning Post, 6 février 1998.
Source : Commission dEtat pour la restructuration du système économique (Guojia jingji tizhe gaige weiyuanhui) et le Commerce, citée par lAsian Wall Street Journal, 19 mai 1997, p. 1.