BOOK REVIEWS
David L. Wank : Commodifying Communism - Business, Trust and Politics in a Chinese City
Alors que des pans entiers de la littérature économique et sociologique consacrée à la Chine portent sur des mastodontes qui nen finissent pas de mourir et stérilisent le développement chinois  les entreprises dEtat  une étude aussi précise et aussi riche consacrée aux mécanismes par lesquels croissent, prospèrent ou meurent les entreprises privées est on ne peut plus opportune.
Xiamen  cest la ville dont il est question  est un haut lieu de lentreprise privée en Chine. Fortement diversifiée  commerce, production manufacturière, services  lactivité privée gagne même le commerce interrégional et international.
Le livre repose sur une solide assise théorique que vient nourrir une très riche moisson dobservations empiriques, effectuées en 1988-1990 et à nouveau en 1995. Wank se démarque de trois méthodes danalyse de lactivité privée dans les sociétés communistes  la transition vers le marché, léconomie politique et la sociologie culturaliste  pour développer une conception quil nomme institutional commodification account. Son propos est danalyser le fonctionnement du secteur privé à travers des réseaux sociaux qui fondent le marché, la confiance et le politique. Louvrage doit être resitué dans la perspective théorique de la sociologie économique (Granovetter, Swedberg), quasi ignorée en France, et celle des analystes des réseaux (Hamilton, Orrù, Numazaki). De nombreux emprunts sont aussi faits à léconomie néo-institutionnaliste (North).
Une introduction fournie fixe le cadre théorique. La première partie est consacrée au développement dune économie de marché telle quelle a été perçue par des enquêtes de terrain effectuées de 1988 à 1990. Elle porte sur les réseaux marchands, réponse aux contraintes hiérarchiques de lEtat central, sur les échanges entre firmes privées et publiques, et sur le rôle de la cellule familiale. La seconde partie revient sur des questions plus théoriques abordées dans lintroduction : meilleure performance de léconomie chinoise comparée à ses homologues des pays dEurope de lEst. Les résultats dune nouvelle enquête de terrain (1995) actualisent les éléments recueillis en 1988-1990 sans en altérer les conclusions.
Le propos initial de Wank est de mesurer les diminutions de la dépendance bureaucratique et donc dapprécier lautonomie croissance du social par rapport aux institutions étatiques dans le contexte des réformes entreprises depuis la fin des années 1970.
La distinction privé/public, sur laquelle il fonde tout dabord sa recherche, va se révéler rapidement illusoire, au fur et à mesure que lauteur approfondit ses enquêtes de terrain. Wank, qui montre en particulier quun grand nombre dentreprises collectives sont en fait privées (60 % dans le Fujian en 1989) est rapidement amené à opérer une distinction entre les droits de propriété et « lenvironnement social ». La démarche est courageuse si lon considère quune école, américaine avant tout, sest attachée à cerner lentreprise privée en Chine à partir de son expression juridique  la définition des droits de propriété  qui reste pourtant en Chine des plus floues. Louvrage montre  de façon très détaillée  à quel point est devenu opaque le régime de la propriété en Chine tant sont imbriquées les différentes formes de coopération entre public et privé : coopératives  le « patronage » et le terrain sont donnés par les gouvernements locaux, tandis que le capital provient dentrepreneurs privés ; co-entreprises au sein desquelles le « statut public » est conféré par lentreprise dEtat et les fonds sont privés ; location-bail (dhotels et de restaurants en particuliers) à des opérateurs privés, etc.
Un thème structurant court dans tout le développement de louvrage : « comment une économie de marché émerge-t-elle dun ordre communiste ? Une des thèses dérangeantes de Wank porte sur labsence de lien automatique entre lémergence des mécanismes du marché et la politique : le marché ne promeut pas nécessairement la démocratie. Lautre conclusion, amplement documentée, est que la résurgence de lentreprise privée ne conduit pas à un affaiblissement de la relation patron / client, mais à lémergence de nouvelles formes, plus commercialisées ou monétarisées, de clientélisme. La bureaucratie locale, « courtier en pouvoir », offre ses services contre rémunération.
Les liens clientélistes commandent en effet le commerce sur le marché intérieur tout autant que les échanges avec létranger, et cimentent des affiliations professionnelles. Louvrage distingue avec une grande finesse les différents niveaux de laccumulation du capital social. La bureaucratie « vend » à la fois des opportunités de profit et de la sécurité. Si la corrélation est forte entre les liens clientélistes et la prospérité des entreprises, très vite, la protection bureaucratique ne suffit plus pour engranger des profits. Il faut aussi être concurrentiel. Cest le sens aigu des affaires et non les connexions politiques qui sont déterminantes aujourdhui. La recherche des patronages évolue de lobjectif du profit à celui de la sécurité. Wank signale ainsi plusieurs cas où la propriété privée devient de facto une division de lentreprise publique. Le souci restant toujours, pour lentrepreneur privé, de se prémunir contre les brusques revirements de la politique économique et desquiver les campagnes les plus virulentes du pouvoir.
Quelle est la fonction de lentreprise privée ? Celle, tolérable pour le pouvoir, de créer des emplois ? Ou bien est-elle au cur de la création de richesses et de lautonomie de léconomique ? Wank souligne sa fonction dexpédient : le privé utilise, contre versement dune redevance, les surcapacités de production du secteur public. Mais cette vision complémentaire des relations entre privé et public nest-elle pas trop optimiste ? Quest-ce qui peut garantir que le gouvernement ne reprendra pas ces actifs, ces licences, cette respiration accordée à linitiative privée.
Wank souligne à juste titre la prolifération dagences administratives, de réglementations, de licences, qui sont le lot commun de la gestion de léconomie marchande et du secteur prive en Chine aujourdhui. Or les rapports patrons / clients réduisent lincertitude dans un contexte où les directives peuvent être changées par une décision du centre, ou sa mise en uvre, de façon particulariste, par les autorités locales. Construire ses réseaux, les étayer par des relations de confiance, lobjectif est toujours dabaisser les coûts de transaction : « La rationalité du marché  la maximisation de lutilité  ne peut être considérée séparément de la rationalité normative et cognitive des liens personnels ».
Léchange entre public et privé présente aussi de nombreux avantages pour une partenaire public : pour régler les intérêts de ses emprunts, verser les salaires, générer des revenus qui échappent au fisc, voire embaucher dautres cadres, les liens avec le privé sont pour cela vitaux. La description extrêmement fine des codes qui servent à désigner un grand nombre de pratiques économiques qui lient le privé au public est éclairante : « créer loccasion » (chuangzao jihui), cest prendre des décisions qui permettront un profit ; « fournir des informations » (tigong xinxi), cest préciser la demande et loffre des entreprises publiques.
Une difficulté cependant nest pas véritablement tranchée par Wank : quest-ce qui condamne lentreprise privée à ce développement atrophié ? Ou pour formuler la question différemment, pourquoi lentreprise privée ne peut-elle grandir sans sagréger à la grande matrice quest le public, son principal donneur dordre ? Certes, cest dabord parce que les entreprises dEtat ont accès aux crédits de façon régalienne. Les effets de taille jouent ensuite. Il nempêche que cette relation reste toujours confinée dans le même cadre, celui dune contrainte budgétaire molle.
La même interrogation vaut pour le commerce extérieur. Léchange avec létranger est une activité lucrative, aux retombées bénéfiques en matière damélioration de la gestion et de la technologie. Mais il est lapanage des entreprises dEtat. Et si ces dernières font du secteur privé leur sous-traitant, cest pour les réduire à la portion congrue. Prédatrices souveraines, les compagnies du commerce extérieur sadjugent les différences très rémunératrices qui existent entre prix internationaux et prix intérieurs, tandis que les firmes privées ne peuvent profiter que de différences de prix mineures à lintérieur de la Chine. Certes, les entreprises privées sont apparemment les seules à jouir dun entregent efficace dans la myriade des industries rurales. Elles opèrent donc comme intermédiaires entre ces dernières  à la comptabilité rudimentaire : elles nont pas de compte bancaire, le plus souvent  et le secteur dEtat. Cest lui qui reste cependant le maître du jeu, vendant ou deléguant à son gré autorisations, concessions et licences.
Le rétablissement du petit commerce et le développement de léconomie informelle, qui ont, après tout, été le fer de lance de la croissance à Taiwan et dans nombre de pays dAsie, induisent pour léconomie urbaine des effets de rattrapage bien connus. Mais quen est-il de laccumulation du capital ? Ou plus précisément, quen est-il de cette double alchimie qui transforme lépargne en capital dune part, et qui permet dautre part daccumuler du capital humain ? Si les entrepreneurs qui réussissent le mieux la conversion du capital social en actifs tangibles sont danciens bureaucrates, nest-ce pas parce quil ny a pas de processus endogène daccumulation du capital ?
Comment se constitue la fonction de responsabilité envers la communauté qui incombe à lentrepreneur qui a réussi alors que les valeurs traditionnelles sont battues en brèche et que le prestige de lentrepreneur semble encore faible en Chine ?
Le parallèle avec lEmilie Romagne, référence fréquente de tous les analystes des réseaux, est contestable : parce que là, le secteur privé y domine, et depuis longtemps. Ce qui fait plutôt la force de cette région, cest losmose entre universités et industries. La comparaison avec les pays de lest est intéressante mais peut-être désormais trop divergente davec lexpérience chinoise pour pouvoir être véritablement éclairante.
Ces questions en suspens nenlèvent rien  bien au contraire  à la très grande qualité de cet ouvrage qui reste une contribution majeure à notre compréhension de lenracinement des mécanismes du marché dans la réalité sociale chinoise. Ce livre, remarquablement construit, apporte à létudiant comme au chercheur un cadre théorique stimulant et une ample moisson dobservations de terrain.
 
         
        