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Jane Duckett : The Entrepreneurial State in China

L’ouvrage de Jane Duckett est ambitieux. Il se propose à partir d’une enquête réalisée entre 1992 et 1993 dans l’administration en charge de l’immobilier et du commerce de la ville de Tianjin, de critiquer les thèses néo-classiques et de la nouvelle économie politique (Buchanan, Bhagwatti, Bennett, etc…) sur le rôle de l’Etat dans l’économie dans les pays en voie de développement et dans les pays en transition de l’ancien bloc socialiste.

Dans son introduction, l’auteur touche en effet du doigt un problème important dans la littérature économique. Les analyses proposées par ces courants dominants de la science économique conduisent à une vision étriquée de la réalité du développement, et les prolongements en matière de politique économique se réduisent à une orthodoxie quasi-religieuse qui prêche pour une présence minimum de l’Etat dans l’économie. Concernant les économies des pays en transition, les tenants de l’école néo-classiques et de la nouvelle économie politique avancent que les bureaucrates freinent systématiquement l’application des réformes et recherchent à établir des situations de rente préjudiciables au développement économique et à la société en général. Seule une présence minimum de l’Etat dans l’économie, accompagnée d’une privatisation massive de la plupart des activités dont l’administration était responsable durant la période socialiste, sont susceptibles selon eux d’éviter ces problèmes. Ces positions théoriques ont d’ailleurs très largement inspiré les «thérapies de choc» qui ont été mises en œuvre dans la plupart des pays d’Europe de l’Est et de l’ancienne Union Soviétique.

Jane Duckett s’oppose à cette vision à travers l’exemple de la bureaucratie chinoise. S’appuyant sur des enquêtes effectuées auprès de l’administration en charge de l’immobilier et du commerce de la ville de Tianjin, l’auteur montre au contraire que la bureaucratie a facilité le développement des réformes. En créant des sociétés filiales opérant comme des entreprises privées, les bureaux de ces deux administrations ont, selon elle, accéléré l’adaptation de la bureaucratie à l’économie de marché. Ces sociétés filiales ont d’abord permis d’absorber une partie des employés en sureffectifs dans les administrations d’origine. Mais elles ont permis également, grâce aux bénéficies dégagés de leurs activités et dont une partie a été redistribuée aux bureaucraties d’origine, d’augmenter les ressources de l’administration, contribuant ainsi à augmenter et à améliorer les prestations fournies par celle-ci à la collectivité. Jane Duckett avance ainsi l’idée d’un modèle d’Etat entreprenant, qui selon elle, s’est largement répandu avec l’accord tacite du gouvernement central dans la plupart des administrations locales à partir du début des années 1990. Elle distingue néanmoins son modèle de celui avancé par des auteurs comme Marc Blecher ou Jean Oi. Dans leurs études sur le rôle de l’Etat chinois dans le développement économique, ceux-ci considéraient l’administration comme un tout favorisant la promotion des entreprises dans les villes et les campagnes, d’où leur utilisation des concepts d’Etat corporatiste ou d’Etat « développementaliste ». Tout en partageant avec ces auteurs la même critique de la conception néo-classique de l’Etat dans les économies en transition, Jane Duckett s’est efforcée d’élaborer son propre modèle. Elle insiste en effet sur le fait que la bureaucratie et loin d’être homogène et que dans une administration municipale comme celle de Tianjin, chaque bureau a pris des initiatives différentes en matière de création de sociétés filiales. Les bureaux sont également entrés en concurrence les uns avec les autres en créant des sociétés opérant sur les mêmes marchés. Il s’agit en fait bien plus que dans les approches de Blecher et Oi, d’une bureaucratie entreprenante, qui participe directement à l’économie de marché en créant elle-même des sociétés filiales plus qu’elle ne favorise par son aide, la création d’entreprises indépendantes comme dans les modèles de Blecher et Oi. Elle avance donc l’idée d’une bureaucratie qui est elle-même en transition, et qui, plutôt que de freiner les réformes, a choisi d’en tirer partie avec comme résultats, non pas le développement de la corruption ou de situation de rentes, mais une adaptation progressive à l’économie de marché. Elle pense donc que le gradualisme à la chinoise permet à la différence des thérapies de choc pratiquées dans les pays d’Europe de l’Est et de l’ancienne Union Soviétique de limiter les coûts de la transition vers une économie de marché.

Même si l’objectif de vouloir critiquer les thèses néo-classiques et de la nouvelle économie politique sur le rôle de l’Etat dans les économies en transition présente un grand intérêt, l’ouvrage de Jane Duckett pâtit néanmoins de plusieurs limites qui réduisent sensiblement la portée de son travail.

On reste tout d’abord sur sa faim concernant la qualité des données avancées par l’auteur pour étayer sa thèse. Seuls deux chapitres sur sept sont consacrés véritablement aux résultats de la recherche sur les administrations en charge du développement immobilier et du commerce de la ville de Tianjin (chapitres 4 et 6). Les cinq autres chapitres traitent, soit du cadre conceptuel (introduction), des implications théoriques des résultats de la recherche (conclusion), soit de l’évolution de la bureaucratie économique de la ville de Tianjin depuis les réformes (chapitre 2), ou des évolutions au niveau national de l’immobilier ou des circuits de distribution (chapitres 3 et 5). Or de ce point de vue, les ambitions de l’auteur sont telles qu’il aurait fallu les étayer par des preuves beaucoup plus probantes que celles fournies dans ces deux chapitres. Prenons un exemple : un des éléments central de son argumentation vise à réfuter, à travers l’exemple de la bureaucratie chinoise, les thèses des théoriciens néo-classiques et de la nouvelle économie politique qui avancent que les bureaucratie dans les économies en transition versent systématiquement dans la corruption et la recherche de situation de rente. Or on ne trouve dans ces deux chapitres ou dans les annexes aucune trace de bilans, de chiffres sur les revenus et bénéfices de ces sociétés. Gagnent-elles véritablement de l’argent sur une période suffisamment longue, en l’occurrence supérieure aux deux années pendant laquelle a duré l’étude ? Quelle est la part des bénéfices redistribués par les sociétés aux bureaux ? Plus crucial encore, comment les bureaux utilisent-ils ces bénéfices ? L’auteur donne quelques indications comme l’amélioration des prestations offertes par les bureaux, l’augmentation des primes versées aux employés ou bien encore la construction de nouveaux bâtiments flambants neufs abritant les activités de ces administrations. Mais l’auteur ne nous donne aucune information précise sur cette répartition et sur les règles qui la gouverne. Or tout porte à croire qu’aucune règle n’existe, et que les responsables des bureaux sont tous puissants pour disposer comme bon leur semble de sommes qui correspondent en fait à de véritables « caisses noires ». Toujours sur ce point, l’auteur balaie beaucoup trop rapidement la possibilité d’une corruption endémique provenant justement de l’utilisation par les responsables des bureaux, des bénéfices distribués par leurs sociétés filiales. De nombreuses études, et pour ne citer que celle de He Qinglian, dont la parution a fait grand bruit récemment en Chine, ont néanmoins montré à quel point cette nébuleuse constituée de sociétés directement créées par les administrations, a servi depuis le début des années 90, à alimenter la corruption dans la bureaucratie chinoise.

Par ailleurs, dans son analyse du coût de la transition, l’auteur ne semble pas considérer les effets indirects néfastes à l’intérêt général et à la poursuite des réformes, engendrés par cette bureaucratie entreprenante. Même en laissant de côté les effets de la corruption, cette concurrence entre bureaux administratifs pour créer des sociétés filiales a très largement contribué à une duplication des investissements et à la création de bulles immobilières dans la plupart des grandes villes chinoises. Plus grave, l’auteur ne mentionne à aucun moment la diffusion dans tout l’appareil bureaucratique chinois de ce que l’on appelle « l’aléa moral » (moral hazard), et dont on a beaucoup parlé depuis le début de la crise asiatique. Cet aléa moral décrit le fait que les agents économiques de par la nature du fonctionnement du système de financement, ne se sentent pas responsables des résultats des investissements qu’ils réalisent, contribuant ainsi à un gaspillage des ressources. Ce phénomène a particulièrement affecté les investissements réalisés par les sociétés issues de la bureaucratie entreprenante. Celle-ci a en effet pu profité de ses relations privilégiées avec les banques locales pour avoir accès à des financements pour les investissements de ses sociétés filiales. Mais quand les retours sur investissements n’ont pas été suffisants, ou pire, se sont soldés par un échec en raison de l’éclatement des bulles immobilières, ces sociétés on été loin d’avoir pris la responsabilité de rembourser les prêts obtenus. C’est le système bancaire, en ayant principalement recours à l’épargne des ménages, qui a dû couvrir les pertes. On est donc loin d’une image de l’entrepreneur qui comme le présente Jane Duckett, assume un véritable risque sur ses investissements. La faillite du GITIC et des autres sociétés para-publiques de financement des investissements des provinces fournit un puissant contre-exemple à l’argumentation de Jane Duckett sur les activités privées de la bureaucratie chinoise. Parallèlement, cette bureaucratie entreprenante a renforcé une tendance déjà présente dans l’économie chinoise, à savoir une canalisation des ressources d’investissements vers le secteur public, contribuant ainsi à perpétuer les barrières à l’entrée des entrepreneurs privés dans certains secteurs. Citons seulement un chiffre pour illustrer ce phénomène : dans la province du Guangdong, qui est pourtant à la pointe de l’entrepreunariat privé, les sociétés réellement privées n’ont reçut depuis le début des années 90, que 0,2 % du montant des crédits alloués aux entreprises par la banque.

Enfin, il semble quelque peu hasardeux d’un point de vue fiscal que les administrations puissent voir leur budget dépendre de la réussite d’investissements de leurs sociétés filiales. Certes, on peut concevoir comme le fait l’auteur que dans la situation où se trouvaient les administrations chinoises au début des années 90, les bénéfices redistribués par ces sociétés filiales à leurs administrations d’origine aient pu constituer des ballons d’oxygène. Mais ce type de ressources ne peut en aucun cas se substituer à moyen et long terme à une refonte de l’impôt et plus généralement des moyens d’existence de ces administrations qui devraient être décidés démocratiquement et dans la transparence et non pas liés aux aléas du marché.

Toutes ces limites débouchent sur une interrogation plus fondamentale reposant sur les effets indirects de cette bureaucratie entreprenante dans la constitution d’un Etat de droit. Ces effets ne sont à aucun moment abordés dans l’ouvrage de Jane Duckett. La possibilité laissée à ces bureaucraties d’effectuer « un saut dans la mer » (xiahai) et de faire des affaires comme n’importe quelle autre entreprise privée va dans la droite ligne de la philosophie des réformes promues par Deng Xiaoping. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’auteur affirme que ces sociétés ont été créées après le voyage de Deng Xiaoping dans le sud de la Chine en 1992. Mais cette décentralisation à outrance des compétences de gestion de l’activité économique au sein de l’administration chinoise et qui trouve son incarnation dans la promotion d’une bureaucratie entreprenante, ralentie plus qu’elle n’accélère la construction d’un Etat de droit. Dans un tel système, les compétences de la bureaucratie se négocient de manière tout a fait arbitraire et non pas dans un cadre démocratique. Chaque administration prolonge son pouvoir de gestion sur l’économie, certes de manière indirecte aujourd’hui, mais de façon encore plus désordonnée (duplication des investissements) et tout aussi discrétionnaire que dans le passé. On comprend le désir de Deng Xiaoping, pour garantir le maintient du régime politique, de s’assurer le soutien de la bureaucratie en lui laissant la possibilité de faire des affaires. Mais le système sur lequel cette politique débouche comporte d’innombrables effets pervers qui, à terme, empêchent un développement sain de l’économie. Il n’est donc pas étonnant que les dirigeants actuels cherchent à remettre de l’ordre dans les activités commerciales de l’armée, des bureaucraties locales (affaire GITIC) et du secteur public en général. Aussi, malgré l’objectif tout à fait louable de Jane Duckett de s’attaquer aux courants libéraux orthodoxes sur la place de l’Etat dans les économies en transition, il apparaît difficile d’adhérer totalement aux résultats de son enquête et à la portée théorique et pratique de son modèle.