BOOK REVIEWS
Jean-Pierre Cabestan : Le système politique de Taiwan
Sagissant des institutions politiques taiwanaises, le dernier ouvrage de Jean-Pierre Cabestan va certainement constituer, pour le public francophone, un manuel de base : bien que succinct comme lexige la collection encyclopédique des PUF ce livre rassemble les données indispensables, parfaitement actualisées, pour se familiariser avec lhistoire de lîle certes, mais aussi faire le point sur les compétences de telle assemblée ou le rôle de tel comité. Sinologue et juriste, fin connaisseur de la vie politique taiwanaise pour avoir récemment passé près de cinq ans à Taipei, lactuel directeur du Centre dÉtudes français sur la Chine contemporaine ne pouvait être mieux choisi pour effectuer cette synthèse. De fait, clair et précis dans sa présentation, ce « Que sais-je ? » retrace toutes les étapes de la réforme constitutionnelle et lévolution des forces politiques dun pays irréductible à toute catégorie du fait de sa non-reconnaissance internationale. En outre, la démocratisation est ancrée dans la trajectoire politique de lîle afin de permettre aux non-initiés de mieux comprendre lenjeu et la portée des récents changements. La première partie « La formation du système politique taiwanais » retrace en effet lhistoire de Taiwan depuis lépoque du peuplement aborigène jusquaux élections de décembre 1998, deux chapitres se partageant lavant et laprès-1949. La seconde partie « Le système politique actuel » explique le fonctionnement du régime nationaliste réformé, dans trois chapitres respectivement consacrés aux institutions, aux forces politiques et à ce que lauteur nomme la vie politique (les élections et la société civile).
La contribution de Jean-Pierre Cabestan est particulièrement bienvenue lorsquil décrit le « patchwork institutionnel » (p. 64), cest-à-dire les institutions réformées. Il retrace tout dabord lélaboration de la Constitution de 1947 puis récapitule le contenu des quatre séries damendements constitutionnels (« articles additionnels ») adoptés en 1991, 1992, 1994 et 1997 qui ont abouti à la mise en place dun système semi-présidentiel. Dans la seconde partie de ce chapitre consacré aux institutions, lauteur passe en revue les organes centraux de lEtat en insistant sur la présidence de la République, « clé de voûte des institutions politiques taiwanaises ». Par la précision des données quelles rassemblent, ces pages fournissent une présentation didactique fort utile de lorganisation des pouvoirs publics constitutionnels, de leur compétence et de leur poids respectif. Il sagit en effet dun organigramme particulièrement complexe puisque ces institutions avaient été dessinées pour un pays plus vaste que les Etats-Unis et selon un système conçu par Sun Yat-sen, dit de cinq pouvoirs, qui avait pour but de concilier tradition et modernité. Ce système a simplement été réformé sans que, dans le cours heurté des révisions constitutionnelles, la cohérence ait toujours prévalu.
Le chapitre suivant est consacré aux forces politiques, cest-à-dire les principaux partis, le Kuomintang (KMT), le Parti démocrate progressiste et le Nouveau Parti principalement. Comme pour le passage sur les institutions, le tableau est, en un minimum de pages, complet : au-delà dune description minutieuse de lorganisation interne des diverses formations, Jean-Pierre Cabestan évoque par exemple la question des privilèges dont bénéficie le KMT, quils soient économiques « probablement le parti le plus riche du monde » (p. 95) , politiques (les liens particuliers avec la haute administration, linstitution militaire et les médias) ou sociaux (lauteur aborde sous cette rubrique les relations du parti nationaliste avec le grand patronat).
Dans le dernier chapitre consacré à la « vie politique taiwanaise » sont examinés à la fois les élections les systèmes électoraux, lorganisation des scrutins et le comportement des électeurs et ce que lauteur appelle « le lent essor de la société civile » avec la marginalisation du rôle politique de lArmée, mais aussi lemprise rémanente du KMT sur les médias, une étroite imbrication entre les sphères politique et économique, un Etat de droit inachevé, la relative faiblesse de la société civile, des coupures régionales plus profondes que les conflits didentité et, enfin, lhypothèque que fait peser sur lavenir du pays la revendication irrédentiste de la Chine populaire.
On ne peut attendre dun « Que sais-je ? » quil aborde dans le détail toutes les questions soulevées par la démocratisation. Néanmoins, un travail synthétique peut suggérer des pistes de réflexion et les débats qui leur sont sous-jacents. A cet égard, lauteur inscrit, de part en part, son étude dans un double cadre danalyse. Tout dabord, il se réfère aux travaux des « transitologues » (G. ODonnell, P. Schmitter, L. Whitehead, J. Linz, A. Stepan ou A. Przeworski) : de fait, le changement sest produit à Taiwan sans rupture radicale une très grande continuité institutionnelle lie le régime démocratique daujourdhui et le régime autoritaire dhier et a été conduit par les élites modérées. Au terme dune présentation chronologique de la réforme, Jean-Pierre Cabestan conclut en effet que, au-delà du rôle initial joué par Chiang Ching-kuo, « le processus même dinteraction entre les réformistes taiwanais du KMT et les forces dopposition tolérées a favorisé lamorce dune démocratisation négociée » (p. 62, souligné dans le texte).
Ensuite, et sagissant des ressorts profonds de la vie politique taiwanaise, lexplication proposée est généralement dordre culturaliste, même sil ne sagit pas à proprement parler dun parti pris méthodologique. Dès lintroduction, lauteur constate que « restent rares les approches culturalistes dune réalité politique qui, il est vrai, outrepasse nettement le simple mimétisme institutionnel des modèles occidentaux dont se contentent de nombreux pays du tiers monde » (p. 9). Non seulement on se méfiera, pour notre part, de toute approche qui fait de lEtat bureaucratique occidental une simple « importation » dans les sociétés du Sud (1), mais Jean-Pierre Cabestan lui-même évoque plus avant dans louvrage « la grande pluralité de la culture politique chinoise et les profondes modifications que celle-ci a connues, à la fin du XIXe siècle, par ses intenses contacts avec les idées occidentales » (p. 61). Il conclut dailleurs le livre en estimant que Taiwan est la preuve « vivante de la comptabilité entre le modèle démocratique occidental et le système de valeur confucéen » (p. 125). Il reste que loutil culturaliste est, à diverses reprises, sollicité comme élément explicatif principal, de manière un peu abrupte, probablement en raison des contraintes imposées par la dimension réduite des « Que sais-je ? ». Lauteur estime ainsi que pour « des raisons culturelles qui tiennent à limportance particulière des relations dintérêt réciproques et déchanges de services (guanxi) ainsi quà la complexité des obligations sociales, ladhésion à un mouvement politique na pas à Taiwan (ni en Chine dailleurs) le caractère quasi-religieux quil revêt souvent en Occident » (p. 104) ce qui expliquerait le profond factionnalisme et la grande indiscipline des membres des partis politiques taiwanais. Dans la section « Un Etat de droit inachevé », lauteur considère que la « réticence traditionnelle des Chinois à régler leurs conflits par des procédures judiciaires » (p. 119) contribue à ralentir la consolidation de celui-ci. A son tour, limperfection de lEtat de droit serait lune des causes de la relative faiblesse de la société civile, mais qui, elle, tiendrait principalement « à dautres raisons plus encore culturelles, en particulier au communautarisme localiste et à lindividualisme familial des Chinois » (p. 120). Autant daffirmations sans doute trop schématiques, car elles renvoient aussitôt dos à dos des ensembles indifférenciés et font implicitement léconomie des multiples processus dhybridation à luvre. De même, on ne minimisera certes pas la corruption, ni même la criminalisation dune partie non négligeable de la sphère politique taiwanaise. Mais on se refusera à faire de létroite imbrication entre les sphères politiques et économiques un phénomène propre à lAsie orientale lauteur se référant ici explicitement à Lucian W. Pye (p. 118) comme le démontre a contrario lactualité française entre autres.
On peut en revanche regretter que la question nationale le principe de lunité de la Chine qui pendant la période autoritaire a justifié le statu quo institutionnel, comme aujourdhui la non-reconnaissance de Taiwan sur la scène interétatique et la menace que la politique irrédentiste de Pékin fait planer sur lavenir de lîle noccupe pas, elle, davantage de place. Traitée comme une variable parmi dautres, cette question se retrouve classée dernière parmi les cinq caractéristiques principales de la vie politique taiwanaise dégagées par lauteur (p. 121). Or, le processus réformiste aurait pu être plus systématiquement articulé autour de cette question. Ainsi, dans lhistorique de la démocratisation (première partie), les changements dordre interne et externe alternent sans que létroite imbrication entre la réforme des institutions et laggiornamento de la politique étrangère de Taipei, plus spécifiquement de sa politique continentale, ne soit clairement mise en évidence. Ce faisant, des données apparemment contradictoires se seraient trouvées plus facilement hiérarchisées. Sagissant des caractéristiques des partis politiques taiwanais par exemple, lauteur écrit très justement : « La première est la grande faiblesse des différences idéologiques qui les opposent. La question des relations avec la Chine populaire et de lavenir de lîle semble constituer la seule ligne de partage possible entre ces formations. Et là encore, cette assertion est trompeuse tant le consensus sur lindépendance de fait de Taiwan, le maintien du statu quo dans le détroit (baochi xianzhuang) et finalement lexistence de la République de Chine en tant quEtat souverain non seulement est fort mais tend à sélargir. Cette évolution pourrait à terme favoriser lapparition dune opposition droite-gauche, cependant de type américain plus queuropéen » (p. 104). Mais, précédemment, Jean-Pierre Cabestan avait indiqué que cest bien autour de la question nationale que se forment les clivages partisans : « Non seulement aucun des quelque 80 autres partis politiques na réussi à percer mais pour lheure toute formation qui a tenté de se situer en dehors de laxe indépendance-réunification a rapidement été condamnée à loubli » (p. 88). Il place par ailleurs le vote communautaire et laxe réunification-indépendance en tête des huit principaux facteurs du vote taiwanais (pp. 110 et 111).
Il reste que par la précision des informations quil renferme, Le système politique de Taiwan constitue désormais un manuel indispensable. Espérons que Jean-Pierre Cabestan puisse prochainement doubler ce « Que sais-je ? » dune étude plus substantielle chez le même éditeur, comme il la fait il y a quelques années pour la Chine populaire (2).