BOOK REVIEWS
Samia Ferhat-Dana : Le Dangwai et la démocratie à Taïwan - Une lutte pour la reconnaissance de l'entité politique taiwanaise (1949-1986)
Issu dune thèse de doctorat, ce livre propose un historique substantiel, tout en nuances, non seulement du mouvement dopposition taiwanais mais en creux de lhistoire du régime nationaliste (cest-à-dire du Kuomintang, KMT) replié à Taiwan après 1949. Basé sur de nombreuses sources primaires entretiens et surtout dépouillement des revues de lopposition louvrage retrace la structuration progressive des dangwai (littéralement hors parti) jusquà la formation, illégale, du Parti démocrate progressiste (PDP) en 1986 qui allait précipiter la démocratisation. Une première partie (qui sapparente à une partie préliminaire en fait) brosse la toile de fond dans laquelle sinsère le mouvement dangwai dont lhistorique occupe la seconde partie. Et pour mieux expliquer les logiques multiples, souvent contradictoires, qui sous-tendent la formation de cette opposition, lauteur reconstitue, ici ou là, les itinéraires de ses figures les plus emblématiques ou dresse le portrait de lélecteur type (p. 275).
La richesse et la finesse de cette étude feront oublier ses quelques défauts méthodologiques : les méthodes dinvestigation et les sources ne sont pas présentées ; la thèse défendue par lauteur est distillée tout au long de louvrage et aurait méritée dêtre exposée avec plus de vigueur et de manière plus approfondie dans lintroduction ; la conclusion, fort brève, insiste sur la spécificité du mouvement dopposition taiwanais, mais sans quune analyse comparative soit esquissée.
La thèse retenue nest pas franchement novatrice : « Cette étude sera menée en fonction dune direction principale : montrer lévolution du discours politique, de la revendication démocratique vers la revendication nationaliste, en mettant en valeur les éléments susceptibles dexpliquer la cohabitation de ces deux revendications dans les années 1980 » (p. 123). Et plus loin : « Lanalyse des origines du mouvement, des étapes de sa formation, et de son action politique lors des campagnes électorales locales et nationales saccompagnera de létude de lémergence et du développement dun concept : celui de force de la société taiwanaise » (pp. 123-124). Ainsi sexplique le sous-titre de louvrage. Toutefois, contrairement aux travaux du sociologue Wang Fu-chang qui ont mis en évidence la succession de deux périodes, « démocratique » et « nationaliste » , Samia Ferhat-Dana considère que cette mutation ne peut se ramener à un simple changement de stratégie, mais quelle a été engendrée par « une évolution naturelle, liée à de nombreux acteurs le plus souvent incontrôlés par les leaders du mouvement » (p. 121). Dans lintroduction déjà, lauteur avait implicitement placé son analyse dans une perspective de sociologie historique : se démarquant notamment des travaux qui font de la croissance économique la variable explicative principale de la démocratisation, elle estime que lanalyse « des transformations du système politique taiwanais doit être menée en considération de paramètres historiques, politiques, institutionnels et sociologiques propres à Taiwan » (p. 20).
Toute opposition se structure en fonction de ce quelle combat et le grand mérite de létude de Samia Ferhat-Dana est précisément de rappeler constamment la spécificité du régime nationaliste replié à Taiwan. « La particularité du mouvement dopposition taiwanais est très certainement cette cohabitation entre deux revendications apparemment inconciliables. La revendication démocratique est de type réformiste. Les personnes qui la prônent dénoncent les défauts du système politique dun cadre étatique particulier, au sein duquel elles sont insérées et quelles ne remettent pas en cause. En revanche, la revendication nationaliste, qui fonde un discours indépendantiste, suppose la contestation du cadre étatique. Les militants désirent la création dune nouvelle entité politique qui corresponde à la réalité historique, culturelle et sociale quils privilégient » (p. 121).
Pour lauteur, la campagne électorale de Kuo Yu-hsin, lun des « pères de lactivisme hors parti », lors des élections législatives de 1975 fut le moment pivot de laction politique dopposition à Taiwan car elle permit de réaliser ladéquation de deux formes de contestation. « Celle, dune part, dynamisée par les intellectuels au sein de magazines dont la revendication principale était la démocratisation du régime, enrichie petit à petit dune nouvelle demande : la valorisation, au sein de la République de Chine, des potentiels de la société taiwanaise, soit la mise en oeuvre dun système politique, social et économique équitable pour chacune des communautés la composant. Dautre part, celle exprimée par une activité politique indépendante du Kuomintang et qui regroupait les candidat dangwai. En 1977, cette activité devint le vecteur essentiel de lopposition taiwanaise. » (p. 241)
Mais si, pour lauteur, la revendication indépendantiste na jamais exclu la revendication démocratique, on peut regretter quelle ne mette pas assez en évidence larticulation entre la réforme des institutions gelées en vertu du principe du fatong le caractère légitime et légal des institutions de la République de Chine que leur conférait leur élection par lensemble de la population chinoise et la revendication indépendantiste diffuse mais de plus en plus ouverte. Cette interaction est certes suggérée à de multiples reprises : « Lémergence du mouvement dangwai avait donné naissance à la conscience taiwanaise, que nous considérons comme une conscience politique tendant à valoriser, au sein dun cadre étatique protégé, le respect des droits de la majorité » (p. 349). Mais la dialectique démocratisation-redéfinition de la souveraineté revendiquée, spécifique de la conjoncture taiwanaise qui, sous la présidence de Lee Teng-hui, allait marquer tout le processus réformiste, nest pas systématiquement analysée.
En définitive, plus quune problématique originale, lapport essentiel de cet ouvrage réside non seulement dans la précision avec laquelle les événements sont relatés, mais aussi la très grande justesse des différentes mises en perspective. Partant, ce livre peut nourrir de nombreuses réflexions dont on donnera ici deux exemples. Il contribue tout dabord à relativiser fortement la césure de 1949. Certes, cest à partir de la défaite des nationalistes sur le continent que sont superposées aux institutions locales des institutions centrales se voulant représentatives de lensemble de la population chinoise, ce qui reportait à la reconquête du continent toute possible démocratisation. Mais dès 1945, cest-à-dire dès la fin de la colonisation japonaise et la rétrocession de lîle à la Chine, la population taiwanaise fut dominée par un minorité continentale, sur le plan économique comme sur le plan administratif : le recouvrement des possessions coloniales japonaises profita principalement aux autorités continentales, tandis que les Taiwanais furent écartés de nombre demplois de la fonction publique (alors que ladministration coloniale nippone avait employé 46 955 Taiwanais, 9 951 postes seulement leur furent attribués après 1946). De même, cet ouvrage fournit des données précises sur la politique de sinisation entreprise dès 1945 avec linterdiction de lusage du japonais et la promotion de lapprentissage du mandarin et qui devait bien sûr être systématisée après 1949.
Dune manière générale, ce livre établit bien la filiation des dangwai avec les mouvements autonomistes qui sétaient développés sous loccupation nippone ou avec les forces démocratiques continentales groupées autour de la revue de Hu Shi et de Lei Chen (La Chine libre). Dès lors, lallégeance à la nation chinoise était bien première lorsque la mouvance réformiste et démocratique taiwanaise sest constituée. A cet égard, lauteur montre le lien étroit qui unit le mouvement dangwai et le Parti nationaliste. Certes, toute opposition est façonnée par le régime dans lequel elle se développe. Mais à travers les trajectoires personnelles restituées dans ce livre, on voit comment le dangwai a pu rassembler nombre de transfuges du KMT. Lon perçoit également comment cette opposition était dès ses débuts presque normalisée, en ce sens quelle acceptait de jouer le jeu des institutions nationalistes, cest-à-dire de miser sur un processus réformiste et non révolutionnaire. Sagissant de Kang Ning-hsiang : « Etre hors parti ne signifiait pas, semble-t-il, une attitude dopposition systématique au gouvernement, mais plutôt lengagement à défendre les droits et intérêts des personnes qui lavaient élu. Ainsi, chaque critique portée avait un base concrète : une politique particulière ou un acte juridique. Elle nétait pas motivée par le désir de représenter le peuple taiwanais dans le cadre dun rapport conflictuel avec le régime nationaliste chinois » (p. 205).
En fait, et cest le second enseignement que lon dégagera de cet ouvrage, la recherche de Samia Ferhat-Dana montre clairement limportance, au-delà de la démocratisation proprement dite (cest-à-dire la mise en place dun régime représentatif, pluraliste et compétitif), de la « question sociale » dans la structuration de lopposition taiwanaise. On peut citer à cet égard le tract « Que devrait-il y avoir dans un Etat moderne démocratique ? » distribué par Kuo Yu-hsin à la veille des élections législatives partielles de 1975 (celles précisément qui devaient marquer le tournant dans la stratégie électorale des dangwai) : parmi les vingt points demandés, venaient en tête « lassistance sociale pour tous », puis « la garantie du droit au travail et de subsistance » (p. 225). De même, lauteur rapporte que Hsu Hsin-liang (un transfuge du KMT qui deviendra plus tard président du PDP) avait eu pour but lorsquil siégeait à lAssemblée provinciale au milieu des années 1970 « de défendre les intérêts des agriculteurs qui constituaient avec les ouvriers la classe sociale la plus défavorisée à Taiwan » (p. 244). Les exemples pourraient être multipliés. Dès lors, douze ans après la légalisation de ce mouvement dopposition et après que la réforme des institutions eut rendu possible laccession du PDP au pouvoir, limportance de la question sociale dans la formation de la mouvance dangwai prend, rétrospectivement, plus dimportance encore. Non seulement elle indique que la revendication indépendantiste na pas été première dans la structuration progressive de lopposition et quelle résulte de la configuration institutionnelle très particulière dans laquelle elle sest inscrite, mais elle signale que le PDP occupe très naturellement lespace dun parti « de gauche », bien quil ait aujourdhui beaucoup de mal à se réapproprier cet héritage.
Tel sont, à notre sens, les deux chemins de traverse les plus intéressants de louvrage. Mais la recherche minutieuse faite par Samia Ferhat-Dana en fournit assurément dautres. Le mérite essentiel de ce livre est en effet de restituer la formation de ce mouvement dans toutes ses contradictions, et partant, dans toute sa richesse.