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Hong Kong : 1,67 million de « nouveaux immigrants » potentiels ?
Le jugement rendu par la Cour dappel final (CAF) le 29 janvier 1999 concernant lacquisition du droit de résidence à Hong Kong par les enfants nés sur le continent de parents ayant le statut de résidents permanents de la Région administrative spéciale (RAS) provoqua un véritable séisme dans lopinion comme dans le gouvernement. La panique qui sensuivit est, dans une certaine mesure, compréhensible. En invalidant plusieurs jugements précédents et notamment lamendement voté par le Conseil législatif (Legco) provisoire peu après la rétrocession (1), la décision de la CAF redéfinissait les conditions déligibilité au droit de résidence à Hong Kong. Elle permettait notamment de faire accéder à ce droit les enfants illégitimes de père ou de mère résident permanent de Hong Kong, les enfants nés avant que leur père ou leur mère ne deviennent eux-mêmes résidents permanents, et dispensait les futurs immigrants de se procurer le « permis aller simple » délivré par les autorités chinoises avant de pouvoir sinstaller à Hong Kong.
Leffet de panique sexplique en grande partie par le fait que le gouvernement ne sattendait pas à un tel verdict et nétait pas du tout préparé à ce retournement de situation. Pendant de longues semaines, les autorités de la RAS furent incapables de fournir une quelconque estimation du nombre dimmigrants potentiels concernés par cette décision. Une enquête fut immédiatement demandée au Département du recensement et des statistiques (DRS) qui sengagea à délivrer une première estimation avant le mois de mai 1999.
              Le scénario 
              catastrophe
Le 28 avril, la secrétaire à la Sécurité, Regina Ip, dévoilait au Legco les premiers résultats de lenquête. Le nombre total denfants continentaux en droit dimmigrer à Hong Kong était estimé à 1,675 million : 692 000 dentre eux, appartenant à la première génération, pouvaient immigrer immédiatement (répartis sur environ trois ans) et 983 000, qui constituent la deuxième génération, pourraient rejoindre Hong Kong une fois leurs parents devenus eux-mêmes résidents permanents, cest-à-dire après un séjour continu de sept ans (voir tableau 1). Cet afflux, même réparti sur une dizaine dannées, représente à lui seul pas moins de 25 % de la population actuelle (6,7 millions) et fait voler en éclats les prévisions publiées par le DRS lors du dernier recensement (partiel) de 1996, qui estimait que la population atteindrait 8,1 millions dhabitants en 2011 (2). Si lon tient compte du taux de croissance démographique des dernières années (environ 3 %), la population de la RAS à lorée de la deuxième décennie du XXIe siècle pourrait bien dépasser les 10 millions ! Un tel scénario ferait frémir toute grande ville du monde ; Hong Kong, déjà proche de la saturation dans plusieurs domaines, ne pourrait résister à une telle pression.
Cest tout du moins le message que le gouvernement de la RAS a voulu faire passer, non sans succès, auprès de lopinion. Il ne tarda pas à présenter le coût chiffré dun tel afflux (710 milliards de dollars de Hong Kong), estimation aussi alarmiste que celle du DRS, et à détailler les conséquences catastrophiques de cette immigration sur la société et léconomie hongkongaises. En dépit de nombreuses interrogations sur les méthodes et les données de lenquête elle-même (y compris de la part de responsables du DRS), le gouvernement se refusa à attendre les résultats dune enquête plus approfondie et prit sans tarder les mesures nécessaires pour sassurer que la décision de la CAF soit, dune manière ou dune autre, invalidée (3). Clairement, lobjectif nétait désormais plus de quantifier cet afflux ni même de le gérer de la meilleure manière possible, mais plutôt de lempêcher ou du moins de le réduire au maximum.
              Problèmes 
              de méthodologie
Pourtant, aux yeux de nombreux observateurs et spécialistes, lenquête laisse clairement à désirer, tant du point de vue de la méthodologie que de celui de linterprétation des résultats. Il ne sagit là de mettre en doute ni les méthodes ni les compétences du DRS, qui a présenté une première estimation  rappelons que lenquête nest pas achevée  dans les délais qui lui étaient imposés, mais plutôt de se demander sil est raisonnable que des résultats préliminaires aient constitué le fondement de lanalyse et de la réflexion du gouvernement et de ladministration sur une question somme toute extrêmement importante, dun point de vue aussi bien social que moral.
Menée sur un échantillon de 10 000 foyers à partir de janvier 1999, cette enquête avait pour objectif principal destimer le nombre denfants légitimes et illégitimes nés sur le continent dun parent hongkongais. Lévaluation du nombre denfants illégitimes était, pour des raisons évidentes, de loin la plus délicate. Cest aussi laspect de lenquête le plus controversé. Les sondeurs décidèrent en un premier temps de diviser léchantillon en deux, une moitié répondant aux questions directement, lautre moitié y répondant par un moyen détourné, selon la méthode suivante (randomised response) : à la question « combien avez-vous denfants illégitimes en Chine ? »;, la personne interrogée plonge la main dans un sac opaque rempli de boîtiers vides de pellicules photos dont la moitié ont un couvercle et lautre non. Si la personne interrogée saisit (sans le montrer) un boîtier avec couvercle, elle est censée donner la réponse exacte (le nombre denfants) ; si le boîtier na pas de couvercle, elle est censée donner le nombre de courses en taxi quelle a effectuées la semaine précédant lentrevue. Si cette méthode permet de garantir la confidentialité, elle est le plus souvent sujette à une marge derreur importante et, selon certains spécialistes, ne donne pas des résultats forcément très différents du questionnement direct (4).
Par ailleurs, les résultats découlant de cette méthode nont pas été confrontés aux résultats des questions directes dans la mesure où ces derniers, jugés insatisfaisants car peu « crédibles »; ont été éliminés demblée. Si lon considère que la moitié de léchantillon na pas été prise en compte et que lautre moitié a répondu à 50 % à une autre question, la représentativité de ce sondage ne peut que susciter des interrogations. Les chiffres concernant les enfants illégitimes de la seconde génération semblent encore plus douteux et, de lavis même dun responsable du DRS, pourraient être « faux à 50 % près dans un sens ou dans lautre »; (5).
Il ne sagit pas là de détails : ces approximations sont dautant plus graves que lensemble des enfants illégitimes représente, en moyenne, environ 70 % de la totalité de lafflux présumé (1,16 sur 1,67 million) et trois fois le nombre denfants légitimes pour la première génération (cf. tableau 1). Notons que le chiffre de 520 000 enfants illégitimes semble anormalement élevé en proportion de la population adulte masculine à Hong Kong (environ deux millions). A titre de comparaison, une autre enquête, datant de 1996, estimait à 326 100 le nombre total denfants nés dun parent hongkongais et vivant en Chine (la question de la légitimité nétait pas posée) (6).
              Des questions restées 
              sans réponse
Plusieurs aspects des estimations davril dernier qui ont été pris par le gouvernement pour argent comptant ne manquent pas de surprendre. Nous en dégagerons deux principales.
1) Il est supposé que lensemble des personnes ayant le droit de venir sétablir à Hong Kong le feront. Cela est peu probable et une partie de lenquête (beaucoup moins médiatisée) indique même que seulement 70 % des personnes concernées franchiraient définitivement la frontière (7). Pour la députée Margaret Ng, lattitude des Hongkongais, qui continuent  et se plaisent  à croire que tous les Chinois du continent ne demandent quà sinstaller à Hong Kong « dénote une grande ignorance et une grande arrogance »; (8). A en croire les résultats préliminaires de lenquête, 70% des « enfants de la première génération »; seraient âgés de 20 ans ou plus et seulement 10 % auraient des qualifications techniques ou professionnelles. Il nest donc pas sûr, au regard de la nature de léconomie de Hong Kong et de la conjoncture actuelle, que la majorité de ces « immigrants potentiels »; aient beaucoup à gagner dun déracinement. Par ailleurs, si les jeunes enfants (légitimes !) ont la possibilité de vivre avec leurs parents, ce nest pas forcément le cas des adultes qui devront souvent, en un premier temps, se loger à leurs frais en attendant de pouvoir bénéficier dun logement subventionné (9). On peut également supposer que les difficultés importantes rencontrées par les premières vagues dimmigrés auraient certainement un effet dissuasif sur les suivantes. Il appartient en effet au gouvernement de Hong Kong et aux autorités locales en Chine de mener une véritable campagne dinformation auprès des personnes concernées leur précisant les conditions qui les attendent tout en soulignant que la possibilité daller sinstaller à Hong Kong reste un droit « acquis »; dont ils pourront jouir à tout moment.
2) Le gouvernement a insisté sur le fait quil était presque impossible de faire venir quelque 800 000 personnes (première génération + celles qui étaient déjà en attente avant le jugement de la CAF) sur une période de trois ans à moins daugmenter considérablement le nombre dadmissions journalières (fixé actuellement à 150 par jour et déjà jugé trop élevé). Ce raisonnement semble omettre au moins deux éléments importants. Premièrement, il suppose que le gouvernement chinois se laisse convaincre par Hong Kong daugmenter le nombre de personnes quil laisse « émigrer »; dans la RAS, ce qui est peu probable quand on sait que les autorités de lancienne colonie britannique nont jamais vraiment eu leur mot à dire à ce sujet, que ce soit sur le nombre ou la qualité des immigrants en provenance de Chine (10). Deuxièmement, il fait abstraction du temps pris par les formalités qui, dans le cas des enfants illégitimes notamment, restent floues. Quel est actuellement le statut de ces enfants illégitimes en Chine ? Comment un Hongkongais pourrait-il prouver la paternité dun enfant illégitime vivant sur le continent ? Combien de temps ces démarches prendraient-elles (11) ? Le gouvernement na jamais vraiment donné de réponses claires à ces questions.
              Fardeau ou atout 
              ?
On ne peut que regretter que, pour empêcher tout dérapage, les dirigeants de la RAS aient pris une décision si importante  son impact sur lavenir de lEtat de droit à Hong Kong reste encore à mesurer  en se fondant sur une enquête préliminaire qui, quel que soit le degré dexactitude de ses résultats, comporte indéniablement de nombreuses lacunes et incohérences. Il faut dire que le gouvernement se trouvait en position de force : dune part, personne nétait véritablement en mesure de démentir, chiffres à lappui, les estimations du DRS ; dautre part, il savait bien quil avait lopinion publique derrière lui et force est de constater que peu de figures politiques ont pris ouvertement le parti des immigrants. Les craintes de la population ne sont toutefois pas entièrement justifiées. Contrairement aux idées reçues (parfois relayées par les autorités), limmigration continentale nest pas la première responsable de laugmentation de la population au cours des dix dernières années en dépit de laugmentation des quotas (12). Il semble même que Hong Kong ait tout à gagner dun afflux de jeunes personnes. Le territoire affiche un des taux de natalité les plus bas au monde (9,1 pour mille en 1998) et a besoin de jeunes pour enrayer le vieillissement de sa population.
On estime aujourdhui que le nombre dimmigrants potentiels sera, après réinterprétation de la Loi fondamentale par lAssemblée populaire nationale, réduit à environ 200 000. Il est néanmoins difficile de concevoir que le gouvernement puisse, dun coup de baguette magique, se soustraire à ses responsabilités morales vis-à-vis de plusieurs dizaines de milliers de personnes en toute impunité. Le problème du regroupement familial est une épine dans le pied du gouvernement de Hong Kong depuis plusieurs décennies. Les récentes statistiques rendues publiques par celui-ci ne contribueront pas à le résoudre !
 
         
         
        