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Julien Berjeaut: Chinois à Calcutta

by  Gilles Guiheux /

Les sinologues se sont d’abord intéressés aux diasporas chinoises les plus visibles au sein de leurs sociétés d’adoption, que ce soit par leur puissance économique, leur capacité d’influence politique ou la force de leurs organisations sociales. Julien Berjeaut a, lui, choisi de s’intéresser à la communauté chinoise de Calcutta laquelle n’a jamais joué de rôle économique ou politique majeur. En historien, l’auteur retrace la chronologie du développement de cette communauté de la fin du XVIIIe siècle à nos jours. En sociologue, il conduit des entretiens avec les membres de cette communauté, entrepreneurs, médecins ou enseignants et s’intéresse à l’image qu’elle possède chez les Indiens. En anthropologue enfin, il dessine le plan des maisons et des quartiers et reconstitue le mythe d’un ancêtre commun, reconnu par tous comme le premier Chinois venu s’installer à Calcutta.

Julien Berjeaut retrouve dans cette communauté des traits caractéristiques aux diasporas chinoises. Ainsi en est-il du rôle structurant joué par l’appartenance géo-dialectale des individus dans l’organisation de la communauté. Les associations à base géo-dialectale ont une fonction à la fois économique (ce sont des associations professionnelles pourvoyeuses d’opportunités d’affaires et de crédits), religieuse (elles administrent des temples et organisent les cultes aux divinités) et sociales (elles gèrent des écoles et règlent les conflits internes).

L’auteur insiste aussi à plusieurs reprises sur les divisions de cette communauté qui remontent aux origines variées des premiers migrants : déserteurs de navires en provenance des ports de la Chine méridionale, travailleurs recrutés sous contrats par les compagnies britanniques pour les plantations de thé de l’Assam et les travaux de construction, ou encore travailleurs libres attirés par la prospérité naissante du Bengale. Ce n’est donc pas une mais plusieurs communautés chinoises qui se sont successivement installées à Calcutta. Des conflits ont d’ailleurs régulièrement éclaté, notamment entre Hakkas et Cantonais. A la fin des années 1960, la concurrence économique, les rivalités personnelles et claniques sont telles que l’on circule armé dans les quartiers chinois de Calcutta.

L’auteur tente également de répondre à la question topique de l’intégration, une question d’autant plus délicate que la société indienne est fragmentée, faite d’une mosaïque de communautés ethniques et religieuses et d’une stratification sociale marquée. En Inde, la question n’est à ce jour que partiellement résolue. Malgré une Constitution (1950) qui donnait la citoyenneté indienne aux immigrants de longue date, la situation actuelle reste complexe : tandis que certains ont conservé la nationalité de la République populaire acquise dans les années 1950 et que les jeunes générations sont en majorité de citoyenneté indienne, il demeure une frange apatride dont la demande de citoyenneté indienne n’a toujours pas été satisfaite. L’auteur montre aussi combien la christianisation récente de cette communauté (dans les années 1960) a constitué un facteur d’occidentalisation et d’intégration dans les classes moyennes indiennes. Ces Chinois occidentalisés et diplômés figurent aujourd’hui parmi les contingents de travailleurs qualifiés quittant l’Inde, notamment à destination des pays du Golfe.

Une contribution originale de l’ouvrage a trait à l’histoire urbaine de Calcutta. Julien Berjeaut analyse en détail les deux principaux quartiers chinois de la ville. L’un, Bowbazar, est ancien et central. Mais ce premier Chinatown essentiellement cantonais a été victime des aménagements urbains des décennies 1950 et 1960. Le percement de nouvelles artères de circulation et la construction de grands immeubles modernes à la place d’un bâti très dense ont ouvert le quartier sur la ville indienne. C’est aujourd’hui un quartier où vit une communauté chinoise cantonaise intégrée à la société indienne. Le second Chinatown est le quartier périphérique de Tangra, situé à proximité des cimetières chinois et des premières implantations industrielles. Son développement est lié à l’expansion d’une activité économique spécifique dans les années 1960 : les tanneries tenues par des Hakkas. A l’inverse de Bowbazar, il s’agit d’un quartier fermé ; les rues y sont difficilement pénétrables quand elles ne sont pas barrées par des portes (Julien Berjeaut en livre d’ailleurs un plan qui n’existe pas, fruit de ses propres enquêtes topographiques). Les mariages sont essentiellement endogames dans cette communauté dont les échanges avec la société indienne ont une dimension surtout professionnelle.

L’objet de recherche est d’autant plus passionnant que ces communautés chinoises ont été traversées par l’histoire mouvementée des relations sino-indiennes dans la seconde moitié de ce siècle. L’année 1962, lorsque les deux géants continentaux s’affrontent militairement à leur frontière, apparaît à cet égard comme une année charnière. Bien que les élites chinoises manifestent alors leur loyauté à la République indienne, des mesures de police sont prises qui restreignent leurs libertés. Plusieurs milliers de Chinois de l’Assam et du Bengale sont déportés et internés, épisode créant un traumatisme durable, et des politiques discriminatoires se maintiendront longtemps.

Si on apprécie le style et la fluidité de l’écriture, on regrette néanmoins certaines erreurs. Pourquoi les hui ont-elles été traduites par « clubs » plutôt que par le terme plus neutre et usuellement adopté d’« associations » ? On regrette aussi vivement l’absence de données quantitatives, mêmes imparfaites, qui auraient permis une analyse comparative avec d’autres diasporas chinoises ou d’autres communautés ethniques organisées de Calcutta. Le travail d’enquête nous paraît également avoir été insuffisamment exploité ; on aurait souhaité en savoir davantage sur les rapports entre ces Chinois de Tangra, communauté « fermée » selon l’auteur, et les nombreux travailleurs indiens qu’ils emploient. Ces remarques n’enlèvent rien au caractère pionnier de l’ouvrage qui constitue une contribution notable et stimulante à la compréhension de l’Asie moderne.