BOOK REVIEWS
Lee Ching Kwan: Gender and the South China Miracle—Two Worlds of Factory Women
Durant plusieurs décennies, la recherche sinologique a largement déserté la question du travail. La Chine, en ayant rejoint les rives de lindustrialisation socialiste, perdit du même coup toute spécificité propre. La mise en place du système des unités de travail (danwei) renvoya la Chine aux invariants du travail socialiste déjà expérimentés ailleurs.
Depuis quelques années, plusieurs événements ont remis la question du travail au centre des enjeux de la société chinoise. Il sagit dabord de lémergence de lindustrie rurale qui a notamment contribué à créer une nouvelle couche de travailleurs ni paysans ni « ouvriers et employés » suivant la formule consacrée. Les investissements étrangers, principalement en provenance de Hong Kong, ont introduit ensuite la logique du travail capitaliste transnational. Plus récemment enfin, les licenciements dans le secteur public sont venus parachever cette « mise au travail » capitaliste des Chinois (1).
Dans ce contexte général très récent de renouveau de la recherche sur le travail (2), le livre de Lee Ching Kwan apporte une contribution déterminante. Non seulement lauteur a acquis une excellente connaissance du terrain mais elle fait aussi preuve dune remarquable souplesse dans la réflexion. Sa recherche part non pas dun a priori ou dune thèse mais au contraire dune impasse. Après avoir étudié deux usines dune même entreprise (Liton), lune située à Hong Kong, lautre à Xiaxiang  localité de Shenzhen mais placée en dehors de la Zone économique spéciale  lauteur fait part de son désarroi. Les produits fabriqués sont les mêmes, les techniques de production et la direction identiques, dans les deux cas la main-duvre est essentiellement féminine et pourtant les conditions de travail et les systèmes de contrôle des travailleurs (labor control) ainsi que les identités affirmées par les ouvrières sont diamétralement opposées. Dans un cas (Hong Kong), lauteur parle de pouvoir hégémonique (hegemonic power) au sens gramscien du terme comme « une expérience de relations de pouvoir fondées sur la capacité de la classe dominante à articuler les intérêts des classes inférieures avec les siens et dimprégner le sens commun de significations appartenant à lidiome dominant » (p. 138), laissant place à une certaine « humanisation » dans le travail. Lautre système (despotic) est au contraire fondé sur une dépendance totale des ouvriers vis-à-vis du salariat et des formes de contrôle extrêmement rigides. Pourquoi cet écart ?
Lintérêt des réponses de Lee réside dans leur finesse. Il ne sagit pas dexpliquer in extenso « le mystère » mais dessayer à la fois de dégager les multiples processus qui ont conduit à cette situation et de mettre en évidence les faiblesses des explications mono-causales. Lauteur réussit dans le même temps à ne pas refuser en bloc les « théories » mais à en retenir ce qui semble apporter quelque chose à la réflexion. Ainsi, tout en critiquant la tradition marxiste (en réalité une des traditions marxistes, tant la pensée de Marx a évolué sur ce point) qui considère comme totalement déterminantes les conditions objectives de la production sur le niveau et les formes de lexploitation, elle considère néanmoins la nécessaire reproduction des travailleurs (reproduction of workers) comme un élément capital des systèmes de contrôle des travailleurs. Enfin, il est à noter que la critique des grands systèmes explicatifs naboutit pas chez elle à un refus de la réflexion théorique et elle ne tombe pas dans les travers farouchement relativistes du postmodernisme.
Cest précisément à ce travail de déconstruction que sont consacrés les chapitres 1 (« The Worlds of Labor in South China ») et 2 (« Engendering Production Politics in Global Capitalism »). Elle y critique les différentes théories explicatives des stratégies de contrôle du travail qui privilégient divers facteurs : la technique, les rapports de classes, le genre, lEtat, etc. Elle en vient à considérer que ces stratégies apparaissent aux termes de processus et non pas comme des déterminations :
LEtat colonial à Hong Kong et lEtat clientéliste à Shenzhen poursuivent des politiques non interventionnistes afin de garantir un haut degré dautonomie des entreprises. Dans ce cadre, la nature de la dépendance des travailleurs diffère entre les deux lieux en fonction du type dorganisation des marchés du travail doù les entreprises tirent leur main-duvre. Les différences déterminent alors les stratégies de gestion du travail des employeurs, les pratiques collectives des ouvriers et la formation mutuelle des identités sexuelles des employés. (p.12)
Lee critique en particulier les théories féministes définissant une fois pour toutes le genre. Elle leur oppose une conception de la « genrisation » (engendering) des comportements comme le produit de tout un ensemble dinstitutions.
Le chapitre 3 (« Economic Restructuring and the Remaking of the Hong Kong-Guangdong Nexus ») est destiné à faire le point sur les évolutions que subit depuis quelques années la région : prolétarisation des migrants, désindustrialisation de Hong Kong et investissements dans le Guangdong. Lauteur insiste notamment sur lapparition dun Etat clientéliste (clientelist state) à Shenzhen structurant les implantations : « Les choix de Liton en matière dinvestissement et de localisation pour son usine de Xixiang furent déterminés par lexistence de relations avec les fonctionnaires de Xixiang » (p. 55). [ ] « Grâce à cette base de relations, les réglementations étatiques devinrent de simples lignes directrices négociables et lautonomie interne de la direction en fut maximisée » (p. 57).
En labsence dun Etat interventionniste, lorganisation sociale du marché du travail (Social Organization of the Labor Market) constitue le lieu essentiel de constitution des systèmes de contrôle et dexploitation. Le cas de Shenzhen (chapitre 4) présente deux caractéristiques. Le premier est la prépondérance des raisons non financières dans le choix de la migration. Certes, les jeunes ouvrières de Liton viennent majoritairement de régions défavorisées mais leur migration nest pas le produit dune stratégie familiale de maximisation des revenus :
Au fur et à mesure que mon étude de terrain progressait ( ) et que sétablissaient des relations de confiance avec les ouvrières, elles ont commencé à me révéler de nouvelles motivations ; motivations quelles considéraient jusque-là comme « gê nantes » (bu hao yi si) à avouer. (p. 73)
De plus, les variations considérables entre les ouvrières dans le montant et dans la fréquence des envois dargent aux familles devraient nous alerter sur les dangers dune lecture strictement économiciste de leurs motivations. (p. 75)
Le phénomène peut surprendre tant migra tion / pauvreté / transferts monétaires semblent liés dans limaginaire, mais le constat sappuie sur une connaissance du terrain et des intéressées. Emigrer signifie souvent fuir la famille (et notamment un mariage arrangé) et de manière plus générale des conditions de vie peu attrayantes pour des jeunes filles.
La deuxième caractéristique tient à limportance des réseaux locaux (local networks) dans la migration. « Les autres habitants du village qui ont déjà émigré leur prêtent de largent, les informent des opportunités demploi, voyagent avec elles jusquà Shenzhen et leur prêtent les documents que les employeurs exigent lors de lembauche » (p. 84).
A Hong Kong, le tableau est très différent, ce sont le recul du travail industriel et limportance de la famille qui structurent le marché du travail :
Plutôt que lexistence de réseaux locaux, les exigences familiales en termes de travaux domestiques ainsi que les possibilités dassistance clanique constituent les principales variables qui déterminent le comportement des ouvrières sur le marché du travail. (p. 94)
[ ] Premièrement, après quelles se soient mariées et quelles aient eu des enfants, leurs familles les contraignent à rester chez le même employeur, ce qui débouche sur un taux extrêmement bas de mobilité interfirmes. [ ] Deuxièmement, si les ouvrières contribuent au budget familial en travaillant à lintérieur et à lextérieur du foyer toute leur vie durant, elles profitent aussi des ressources générées par les autres membres de la famille. (p. 95)
On peut alors opposer termes à termes les deux situations :
A Shenzhen, une offre massive de jeunes femmes migrantes inexpérimentées et dépendantes de réseaux locaux pour la reproduction de leur force de travail à lintérieur dun marché du travail compétitif. A Hong Kong, des femmes dâge moyen, expérimentées et mariées, qui sont dépendantes de réseaux familiaux et claniques pour la reproduction de leur force de travail dans un marché du travail déclinant. (p. 107)
Dans les chapitres 6 et 7 enfin, lauteur synthétise et approfondit sa réflexion en opposant les deux concepts de despotisme localiste (localistic despotism) et dhégémonie familiale (familial hegemony). Dans le despotisme localiste, la direction de lusine contrôle de manière extrêmement stricte le comportement et les activités des ouvriers (interdiction des pauses, imposition damendes pour la moindre peccadille, conditions de logement et de restauration dégradantes). Lexploitation y atteint des sommets : journées interminables, fouille à la sortie, etc. Les réseaux localistes sont eux-mêmes utilisés dans un souci de contrôle : les nouveaux employés sont engagés par recommandation, les qualifications sont transmises directement entre « pays » sans frais de formation supplémentaire, etc.
Du côté des travailleurs, « dans certains cas, les travailleurs manipulent les liens locaux afin datteindre des buts concrets pendant quà dautres moments ils les considèrent comme un axe naturel daction qui na pas besoin de justifications utilitaires ou morales » (p. 116). A lintérieur de lusine, les positions de pouvoir subalternes de même que la répartition des tâches sont déterminées en fonction de lorigine géographique des individus. En bref, « les identités des ouvriers se construisent à travers les trois hiérarchies entremêlées du genre, du local et de la classe » (p. 135). Ces jeunes filles se reconnaissent dans cette identité de « ouvrières non mariées » (maiden workers) à la fois exploitées et profitant dune relative indépendance (sentimentale, sexuelle et financière) par rapport à leur famille. Néanmoins, lauteur précise (toujours son souci d« écoute de la réalité ») que « le localisme se transforme : des amitiés peuvent se construire entre des non locales dans la mesure où les filles travaillent ensemble et sentraident pour survivre ».
Lhégémonie familale se constitue autour dune implication réciproque des intérêts des employés et des employeurs. Ainsi, le comportement des « matrones ouvrières » (matron workers) est guidé par le « familialisme » (familialism) défini comme « la propension à donner une valeur absolue aux intérêts de la vie collective familiale et la mise en commun de toutes les ressources de la famille afin de la reproduire comme communauté de vie » (p. 158). A ce titre, une fois parvenues à obtenir un certain nombre darrangements destinés à concilier vie familiale et vie professionnelle, elles peuvent difficilement se permettre « daller voir ailleurs » pour de meilleurs salaires. Quant aux employeurs, ils sont trop contents de profiter dune main-duvre relativement qualifiée, fidèle et peu exigeante sur les salaires. En échange, les matron workers profitent de petites tolérances : retard non comptabilisé, possibilité de quelques heures dabsence de temps en temps, consommation de nourriture pendant le travail, etc.
Enfin, le dernier chapitre (« Toward a Feminist Theory of Production Politics ») revient sur lidée de la « féminité » comme production à la fois du jeu des institutions et des intérêts des travailleuses : « différents modes de contrôle sur les ouvrières sont utilisés par le capital, créant ainsi différentes communautés de production » (p. 161).
Malgré sa très grand qualité et en raison de son caractère « ouvert », la recherche de Lee suscite néanmoins quelques critiques et interrogations. La première touche au rôle de lEtat. Pour lauteur, à Hong Kong comme à Shenzhen, lEtat laisse le champ libre au capitalisme. Or, dans les deux cas, le jugement semble un peu excessif. Pour Hong Kong, les affirmations traditionnelles sur le non-interventionnisme étatique doivent être nuancées par les conclusions de certains travaux qui montrent que dans toute une série de domaines lEtat est présent (3). Dans le domaine du travail, lexistence de syndicats et les rapports quentretiennent ceux-ci avec lEtat doivent contribuer à réintroduire linstitution étatique dans le processus de production des identités ouvrières. Cette influence étatique peut dailleurs sexercer de manière informelle ou difficilement visible notamment à travers le lobbying. De lautre côté de lex-frontière nationale, la situation est encore plus claire. Lauteur reconnaît dailleurs explicitement limportance de lEtat lorsquelle parle de clientelist state pour Shenzhen. On ne peut pas faire daffaires sans avoir des relations intéressées avec les bureaucrates du cru. Mais ladministration chinoise ne se contente pas de ce rôle de tiroir-caisse, comme le montre lexemple que donne Lee et qui « illustre comment la direction des entreprises tient compte, entre autres considérations, des priorités des fonctionnaires locaux » (p. 60). Il sagit de lintervention du bureau local du travail (Labour Bureau), qui exigeait une augmentation des salaires des ouvriers de Liton et un abandon de la politique de déduction en cas dabsence. Certes, ces changements sont « provoqués en partie par les pressions de la concurrence provenant des nouvelles usines de la région » mais aussi « partiellement par les pressions bureaucratiques du Bureau du travail » (p. 61). Lauteur a tout à fait raison de refuser de considérer lEtat local comme un Etat social (4), prenant en charge régulation économique et assistance sociale. Mais au lieu dexclure lEtat du champ, ne faudrait-il pas aller au bout de la logique de lEtat clientéliste et considérer les ouvriers eux aussi comme des clients et donc comme des individus susceptibles de faire pression sur lEtat ? Non seulement une forte minorité douvriers sont originaires de la province et sont donc des clients naturels de lEtat local, mais les autres, en tant que facteurs potentiels de désordre, entrent dans le domaine de compétence dune administration soucieuse de paix sociale.
Une deuxième critique porte sur la façon dont sont analysées les sociétés de Hong Kong et du Guangdong. On a limpression que lauteur exagère tantôt les similitudes, tantôt, au contraire, les dissemblances. Dans le premier cas, la raison de lexagération tient à lévacuation du champ politique de lanalyse. Si les systèmes de contrôle du travail sont différents, cest sans doute aussi parce que les statuts socio-politiques des individus sont différents. A Hong Kong, il sagit dautochtones dont les besoins sont donc demblée jugés légitimes : « nous sommes entre nous ». A Shenzhen, les ouvrières sont doublement étrangères : étrangères à la direction (de Hong Kong) et étrangères à lencadrement (très majoritairement du Guangdong). Doù, sans doute, des pressions politiques et psychologiques (il est plus difficile dexploiter des compatriotes) à « lhumanisation » moins fortes à Shenzhen quà Hong Kong. Dans cette hypothèse, la prépondérance du localisme nest pas remise en cause, elle incorpore simplement une certaine dimension politique. A lautre extrême, lauteur exagère peut-être les dissemblances lorsquelle oppose familialisme à localisme. Le familialisme nest-il pas un localisme modernisé dans le cadre dune société (Hong Kong) où dominerait le modèle de la famille proto-nucléaire ? A ce propos, peu de choses sont dites sur le modèle familial de lex-colonie : par exemple, jusquoù sétendent les réseaux familiaux ? On pourrait donc considérer quil existe un continuum entre le localisme parfois très étendu de Shenzhen (southerners against northerners) et le localisme restreint de Hong Kong.
Une autre nuance pourrait être apportée quant au statut de « lindiscipline » dans les deux entreprises. A la lecture du livre, il semble en effet que ces « formes souterraines de non-discipline » sont très limitées. Certes, à Shenzhen, on instrumentalise les réseaux localistes mais on a vu que cette instrumentalisation était une des armes du système de contrôle sur les travailleurs. De même à Hong Kong, il sagit plus de « tolérance » que de véritables actes dantidiscipline. Dans le cas du Guangdong, cette situation tranche avec le nombre important de mouvements de protestation qui ont éclaté ces dernières années. La direction de Liton semble beaucoup mieux gérer sa main-duvre que ses concurrents.
En conclusion, lauteur note quà lépoque du capitalisme global, « il nexiste pas de transition linéaire du despotisme au despotisme hégémonique ». Elle insiste ensuite sur la nécessité de privilégier le local sur le national dans lanalyse des stratégies de contrôle du travail. Léclatement des stratégies est-il véritablement un produit du global capitalism ou une constante du capitalisme ? On peut se poser la question quand on se rappelle ce même éclatement en France et en Allemagne dans les années 1960 et 1970. Dans les deux cas, le développement de la grande industrie et de lEtat social  un contrôle hégémonique  fut contemporain de lexpansion dun secteur despotique rassemblant les ouvriers issus de limmigration (maghrébine dans un cas, turque dans lautre), parfois au sein des mêmes entreprises.
Le dernier élément sur lequel je voudrais insister est moins une critique mais une suggestion pour des développements futurs. Un des multiples apports de ce livre concerne les limites dressées à la pure exploitation par le système de contrôle des travailleurs. A Shenzhen, le fait que la répartition des tâches et laccès aux fonctions dencadrement tiennent moins à la capacité des travailleurs quà leurs « relations » montrent que le capitalisme, même sous sa forme la plus crue, entretient avec lexploitation un rapport pour le moins complexe. De même à Hong Kong, lhumanisation (ou plutôt la « familialisation » de lexploitation) conduit à conserver des ouvrières qui nont manifestement pas une grande productivité. Rappelons en effet que lanalyse économique marxiste sous sa forme orthodoxe comme lanalyse économique standard considère que la différentiation de la main-duvre en fonction de considérations non économiques est un signe darchaïsme du capitalisme. On peut évidemment considérer que le capitalisme du delta est archaïque, mais alors où se situe le vrai capitalisme purement exploiteur ? Dans les grandes entreprises japonaises ou coréennes  marquées précisément par l« hégémonisme » ? Cette interrogation est évidemment du plus haut intérêt dans les circonstances actuelles où la liquidation du secteur dEtat conduit les autorités et les chercheurs chinois à une large réflexion sur la nature de lemploi, sur lorigine de la richesse ou encore sur la création dun véritable marché de lemploi.
Ces critiques ne remettent bien évidemment pas en cause lexcellence du livre de Lee Ching Kwan qui, encore une fois, apparaît dores et déjà comme un outil indispensable à la réflexion sur le travail en Chine.
 
         
        