BOOK REVIEWS

Lee Teng-hui: Taiwan de zhuzhang (La position de Taiwan)

La démocratisation de Taiwan a eu de nombreuses répercussions. Elle a entre autre donné nais sance au « taiwa nisme », une notion qui, à mes yeux, résume bien à la fois l’émergence d’une identité civique à Taiwan et la nature délicate des relations entre l’île et le continent. La position de Taiwan, le dernier livre de Lee Teng-hui, constitue un témoignage éloquent de cette dynamique complexe.

L’ouvrage, d’abord publié en chinois le 19 mai 1999, fut rapidement suivi par une version japonaise. Toutefois, si la version chinoise a enregistré un chiffre de ventes modeste, la version japonaise s’est avérée être un véritable best seller, fait assez rare pour un ouvrage écrit par une figure politique. A la fin du mois de juillet, plus de 100 000 exemplaires avaient été vendus au Japon. Il va sans dire que ce succès n’a pas été vu d’un très bon œil par Pékin, et qu’il reflétait peut-être une certaine aversion des Japonais à l’égard de l’attitude ces derniers temps ultra-nationaliste de la Chine sur la scène internationale. Par ailleurs, étant donné que Lee Teng-hui n’a pas hésité à proclamer un jour qu’il était lui-même japonais jusqu’à l’âge de 22 ans, certains lecteurs chinois se sont demandé si la version japonaise de son livre pouvait contenir certains secrets absents dans l’édition chinoise. Ayant lu les deux versions de l’ouvrage, je peux garantir que leur contenu est tout à fait identique.

La date de parution de l’édition chinoise n’a pas été choisie au hasard. En publiant son livre un an jour pour jour avant la fin de son mandat présidentiel, Lee voulait faire passer le message que ce livre devait être perçu avant tout comme un testament politique livré au peuple de Taiwan. Lee Teng-hui, on le sait, est le premier Président taiwanais de souche mais aussi le premier Président élu au suffrage universel. C’est également l’homme qui a guidé le peuple taiwanais vers la démocratie d’une manière progressive et pacifique en s’appuyant sur les élections. Ce processus a été qualifié par de nombreux observateurs de « révolution tranquille ». Pour cette raison, l’on pouvait s’attendre à trouver dans ce livre un témoignage de première main sur la gestion de ce processus. Etonnamment, l’ouvrage ne fait référence qu’à l’importance d’une mise en œuvre à la fois équilibrée et progressive des différentes politiques de démocratisation. En revanche, l’auteur consacre une bonne partie du livre à une interprétation de l’histoire de Taiwan (et pas de la Chine), ce qui l’amène à explorer la signification des profonds changements que les Taiwanais ont vécus au cours des dernières années.

Dans la préface de l’ouvrage, Lee précise que l’un des objectifs de son livre est d’expliquer comment sa perception de l’histoire de Taiwan a changé, comment le sentiment de « douleur d’être né taiwanais » éprouvé autrefois a laissé place au sentiment de « joie d’être né taiwanais ». La « douleur d’être né taiwanais » était jadis un cliché souvent utilisé par les activistes de Formose pour appeler les électeurs à réagir face au régime autoritaire dirigé par le Kuomintang (KMT). Pour les activistes de l’opposition, le KMT était avant tout perçu comme un régime étranger de plus venu exercer sa domination sur l’île. Dans un entretien accordé en 1995 à Ryotaro Shiba, célèbre auteur japonais de romans historiques, Lee fit part de son ralliement à cette idée, révélation qui provoqua la surprise et la colère des nationalistes chinois aussi bien à Taiwan qu’à l’étranger. Aujourd’hui, une fois le processus de démocratisation achevé, Lee avance l’idée que la « douleur d’être né taiwanais » ne décrit pas pleinement la réalité de l’histoire de Taiwan. « Il est indéniable que l’histoire complexe de Taiwan a infligé une douleur certaine au peuple taiwanais, écrit Lee, mais nous ne pouvons ignorer que cela a donné aux Taiwanais une culture à la fois diverse et flexible qui leur a permis d’affronter les circonstances les plus difficiles ». Avec cette nouvelle interprétation de l’histoire de Taiwan, Lee tente de renforcer la confiance des Taiwanais en eux-mêmes et affirme que, pour l’instant, rien n’est plus important que la consolidation d’une « identité taiwanaise ».

Cela n’est pas sans rappeler le discours de certains nationalistes taiwanais dont l’objectif final est la fondation d’une République de Taiwan. A n’en point douter, Lee souhaite, lui aussi, créer une nouvelle nation, celle des « Nouveaux Taiwanais », en impliquant les citoyens taiwanais dans les affaires publiques par le biais de la « participation démocratique ». Malgré cela, j’hésiterais à qualifier Lee Teng-hui de « nationaliste taiwanais ». Bien que le rejet par le gouvernement de Lee de la formule « un pays, deux systèmes » proposée par Pékin soit catégorique, Lee n’a jamais nié les liens culturels et historiques qui unissent Taiwan au continent. Dans ce livre, il semble suggérer que la question des relations politiques entre les deux rives reste ouverte. Cela implique que la réunification, sous une forme ou sous une autre, demeure envisageable dans la mesure où l’identité de Taiwan est respectée dans les conditions dictées par Taiwan. Par ailleurs, la notion de « Nouveau Taiwanais » inventée par Lee est une notion non-ethnique et purement civique. C’est pourquoi je préfère définir sa position comme « taiwaniste » plutôt que « nationaliste taiwanais ».

Dans la mesure où Lee Teng-hui a défini les rapports entre les deux rives comme une « relation spéciale d’Etat à Etat », définition interprétée par certains observateurs comme une quasi déclaration d’indépendance, l’on pourrait être tenté de considérer ce « taiwanisme » comme un simple déguisement de ses tendances nationalistes. Par ailleurs, peu après la sortie du livre, les nationalistes chinois se sont empressés de critiquer la « théorie des sept régions » qui leur apportait une preuve suffisante de l’intention de Lee de diviser la Chine. Toutefois, une deuxième lecture de l’ouvrage de Lee nous incite à douter de cette « théorie du déguisement ». Une interprétation plus plausible voudrait que le président taiwanais a astucieusement compris que le « taiwanisme » a déjà pris racine dans le sol politique de Taiwan et continuera à avoir un certain impact bien après qu’il aura lui-même perdu de son influence. En d’autres termes, le « taiwanisme » est — et continuera d’être — la réalité de Taiwan : une réalité que les décideurs politiques de Pékin, Washington et, dans une moindre mesure, Tokyo devront prendre en considération et étudier avec attention.

Traduit de l'anglais par Raphaël Jacquet