BOOK REVIEWS

Chantal Zheng: Les Européens aux portes de la Chine, l’exemple de Formose au XIXème siècle

by  Fiorella Allio /

Les recherches portant sur l’histoire de Taiwan se font de plus en plus nombreuses, sur l’île comme aux Etats-Unis. Cela correspond, du côté insulaire, à l’extension du champ de la connaissance à un domaine demeuré, jusqu’à il y a peu de temps encore, taboué et refoulé pour les raisons idéologiques et politiques que l’on sait, et, de l’autre, à l’intérêt réel que les Américains portent à Taiwan et aux Taiwan Studies. Cela semble être le cas non seulement pour les visées géopolitiques que l’on soupçonne mais surtout parce que l’articulation des activités scientifiques et académiques de ces deux pays est bien rôdée, entraînant désormais une influence mutuelle des champs et des méthodes.

Le livre que Chantal Zheng consacre à Formose à la fin des Qing, période de la plus intense convoitise européenne à l’égard de l’île et de ses ressources, est le seul ouvrage d’histoire récent rédigé en français. L’auteur y opère une synthèse des sources étrangères de première main, surtout des récits de voyages ou des journaux personnels, que l’on peut certes lire directement dans le texte — et cela d’autant plus facilement que la maison d’édition Nan Tian de Taipei a assuré la réédition de nombre d’entre elles — mais qui sont ici habilement mises en perspective et resituées dans un contexte global. Chantal Zheng apporte une note spécifique à cette reconstitution historique en faisant aussi usage de sources moins courantes, tels que des rapports et des lettres. Ces précieux documents ont été réunis au Centre des Archives d’Outre-mer d’Aix-en-Provence ou aux Archives des Missions étrangères à Paris, ou encore au fonds de la firme Jardine et Matheson à Cambridge. Notons au passage que Nan Tian vient tout juste de publier la traduction en chinois du livre de Chantal Zheng et qu’un de ses articles, sur les compagnies commerciales à Taiwan, est compris dans l’ouvrage collectif Taiwan : économie, société et culture (1). Cet exercice nous persuade d’emblée d’une chose : Taiwan était bien plus présente dans les écrits des Européens à la fin du siècle dernier qu’à l’heure actuelle. Pourtant, son abord était alors difficile et ses contrées considérées comme dangereuses. Qu’allaient donc y faire les étrangers ? Chantal Zheng indique dans son introduction qu’ils succombaient dans un premier temps au désir de nouveauté, de nature sauvage inexplorée, à l’état pur, par opposition à l’agitation des chantiers des villes en construction du continent chinois. Le contenu du livre donne plutôt raison à l’autre idée suggérée dans l’introduction qui est que ces étrangers étaient fortement appâtés par l’exploitation des potentialités économiques de Taiwan et intéressés d’y établir un tremplin pour conquérir le continent chinois, tout proche. Comment en aurait-il été autrement en ce XIXe siècle, théâtre tragique de l’intrusion étrangère en Chine, du dépeçage de ses villes côtières, des traités inégaux et surtout des guerres de l’opium ?

Le livre contient quatre chapitres : « L’île avant 1850 », « Les Européens aux portes de la Chine au XIXe siècle », « Les différents visiteurs européens », « Les relations interculturelles ». Une section contenant 51 illustrations choisies ou photographiées avec goût suit le texte. L’édition taiwanaise en a mieux réussi la reproduction en les agrandissant aussi. Mais on regrettera beaucoup qu’aucune carte lisible de l’île avec l’indication des principaux noms de lieux évoqués dans les chapitres n’ait été incluse dans cette partie.

Une des qualités majeures de l’ouvrage réside dans le fait que Chantal Zheng réussit le tour de force de nous plonger au fil du texte, avec une grande force évocatrice et en évitant l’écueil de l’exotisme, dans l’environnement et l’atmosphère de l’époque. Cette opération est en effet difficile pour tout observateur contemporain exposé désormais à l’urbanisation et à l’industrialisation intenses de la côte ouest, berceau de la colonisation de Taiwan, qu’elle fût chinoise ou européenne. Difficile en effet de retrouver l’activité des petits ports et des foyers d’habitations, modelée par les techniques, l’organisation et le mode de vie d’alors. Presque impossible de décrire la nature luxuriante qui enveloppait encore de grands espaces, les énormes difficultés de transport et l’importance de la mer et des fleuves dans le quotidien et l’imaginaire des habitants. Chantal Zheng, elle, y réussit pleinement.

Dans son étude, l’auteur accorde une attention particulière à l’évocation des mentalités de l’époque, en prenant soin de croiser les regards des différents protagonistes qui composaient cette mosaïque humaine. Elle mentionne quelques anecdotes originales, présentées toutefois sans complaisance. On croyait par exemple que les étrangers renforçaient leurs pupilles claires et fragiles à l’aide de remèdes fabriqués à partir des pupilles foncées, plus résistantes, prélevées sur les Asiatiques (p. 143) ; ou encore que les étrangers étaient anthropophages et mangeaient leurs propres enfants lors des pique-niques (p. 144). Outre les touches environnementales et culturelles que Chantal Zheng sait apporter à ce tableau d’époque, elle fait aussi de l’interaction sino-étrangère le révélateur de phénomènes débattus plus largement dans les recherches sur l’histoire de Taiwan. L’exposé met ainsi une fois de plus en évidence le fait que l’Etat manchou avait bien du mal à asseoir son autorité sur l’île et ses habitants et que l’appareil bureaucratique ne réussissait pas encore à en intégrer toutes les composantes territoriales et sociales. D’autant plus que les sociétés austronésiennes continuaient à être organisées de leur côté selon leur propre pouvoir coutumier.

On peut cependant regretter le type de plan adopté dans cet ouvrage qui a parfois les défauts d’un inventaire. Le sujet se prêtait pourtant à une présentation plus transversale des données. Cela est surtout perceptible dans les deux derniers chapitres et dans la dernière section du deuxième chapitre, intitulée « Le développement des villes formosanes », qui porte essentiellement sur les villes portuaires de l’ouest. L’ordre de présentation de ces lieux n’est pas justifié et pourrait sembler être subjectif. Compte tenu de l’intitulé de cette section, il est surprenant que les villes du Sud passent presque à l’arrière plan. Or, nombre d’entre elles jouaient encore à cette époque un rôle majeur. Il s’agit de Tainan (Taiwan fu), capitale de Formose jusqu’en 1886, de Anping, premier port de Taiwan, longtemps resté l’unique porte d’entrée légale sur l’île pour les migrants embarquant à Quanzhou (Fujian), ouvert au commerce avec les étrangers dès 1858, et, enfin, Takao, presque aussi ancien qu’Anping. Ces lieux sont traités succinctement ou du moins de façon beaucoup moins approfondie que Tamsui, port du nord, et Manka, ancien quartier de Taipei, au sujet desquels les sources possédées par l’auteur semblent être plus abondantes. Le chapitre sur « les différents visiteurs européens » commence par cinq sections, chacune réservée à une catégorie « socioprofessionnelle » (les missionnaires, les diplomates, les scientifiques, les commerçants et les aventuriers), et s’achève par les deux sections les plus intéressantes de l’ouvrage (« L’hostilité chinoise et le règlement des troubles », « La guerre franco-chinoise et le blocus de Formose »), qui toutefois ne tombent pas dans la même catégorie thématique que les sections précédentes. Ces deux thèmes auraient dû en fait donner matière à un chapitre à part, surtout pour ce qui concerne la guerre franco-chinoise qui eut l’importante spécificité de se dérouler à Formose. Le chapitre sur les relations interculturelles croise les visions des uns sur les autres un peu à la manière d’un catalogue : « Le regard des Européens sur les Chinois et les aborigènes », « Le regard des Chinois sur les Européens », « Les Chinois et les aborigènes » ; et enfin la partie qui intéressera certainement les lecteurs taiwanais : « Les rapports intereuropéens ». Le premier chapitre qui vise à faire une présentation générale de la situation de l’île et de ses habitants avant l’arrivée des étrangers contient des informations erronées. Par exemple, on ne possède aucune preuve de l’installation dans le sud de communautés hakkas à partir de l’an 1000 (p. 14). La référence donnée en note à cette affirmation, qui ne figure pas dans l’édition française mais dans la version chinoise (George Carrington, Foreigners in Formosa, 1841-1874, thèse d’histoire moderne de l’Université d’Oxford, 1973, p. 17), n’offre pas plus d’éléments corroborant le fait. Par ailleurs, contrairement à ce que dit l’auteur, il n’y a pas eu quatre grands flux migratoires hakkas durant les règnes de Kangxi (1662-1722), Qianlong (1736-1795) et Jiaqing (1796-1820) à partir de la province de Canton vers Taiwan (p. 15). C’est plutôt au cours de ces trois règnes réunis qu’eut lieu ce que la hakkalogie tient pour être la quatrième vague migratoire des Hakkas au cours de leur histoire, et qui d’ailleurs n’eut pas pour seule destination Taiwan mais aussi le Guangxi et le Sichuan. La référence incontestée en ce domaine est Luo Xianglin, père de la hakkalogie (2), et la source donnée par Chantal Zheng (3) ne fait que s’y référer.

Formulons le souhait que cet ouvrage soit suivi d'une longue série de publications européennes consacrées à Taiwan, véritable île aux trésors qui recèle de précieux matériaux pouvant alimenter les discussions actuelles en sciences sociales.